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Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 05

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Le baron se retourna, considéra le petit homme abasourdi, et, cédant aussitôt à la contagion, il éclata, appelant sa femme, ne pouvant plus parler. – «Re-re-garde Ma-Ma-Marius! Est-il drôle! Mon Dieu est-il drô-drôle.»

Alors la baronne, s'étant penchée par la portière et l'ayant considéré, fut secouée d'une telle crise de gaieté que toute la calèche dansait sur ses ressorts, comme soulevée par des cahots.

Mais Julien, la face pâle, demanda: «Qu'est-ce que vous avez à rire comme ça; il faut que vous soyez fous!»

Jeanne, malade, convulsée, impuissante à se calmer, s'assit sur une marche du perron. Le baron en fit autant; et, dans la calèche, des éternuements convulsifs, une sorte de gloussement continu, disaient que la baronne étouffait. Et soudain la redingote de Marius se mit à palpiter. Il avait compris sans doute, car il riait lui-même de toute sa force au fond de sa coiffure.

Alors Julien exaspéré s'élança. D'une gifle il sépara la tête du gamin et le chapeau géant qui s'envola sur le gazon; puis, s'étant retourné vers son beau-père, il balbutia d'une voix tremblante de colère: «Il me semble que ce n'est pas à vous de rire. Nous n'en serions pas là si vous n'aviez gaspillé votre fortune et mangé votre avoir. A qui la faute si vous êtes ruinés?»

Toute la gaieté fut glacée, cessa net. Et personne ne dit un mot. Jeanne, prête à pleurer maintenant, monta sans bruit près de sa mère. Le baron, surpris et muet, s'assit en face des deux femmes; et Julien s'installa sur le siège, après avoir hissé près de lui l'enfant larmoyant et dont la joue enflait.

La route fut triste et parut longue. Dans la voiture on se taisait. Mornes et gênés tous trois, ils ne voulaient point s'avouer ce qui préoccupait leurs cœurs. Ils sentaient bien qu'ils n'auraient pu parler d'autre chose, tant cette pensée douloureuse les obsédait, et ils aimaient mieux se taire tristement que de toucher à ce sujet pénible.

Au trot inégal des deux bêtes, la calèche longeait les cours des fermes, faisait fuir à grands pas des poules noires effrayées qui plongeaient et disparaissaient dans les haies, était parfois suivie d'un chien-loup hurlant, qui regagnait ensuite sa maison, le poil hérissé, en se retournant encore pour aboyer vers la voiture. Un gars en sabots crottés, à longues jambes nonchalantes, qui allait, les mains au fond des poches, la blouse bleue gonflée par le vent dans le dos, se rangeait pour laisser passer l'équipage, et retirait gauchement sa casquette, laissant voir ses cheveux plats collés au crâne.

Et, entre chaque ferme, les plaines recommençaient avec d'autres fermes, au loin, de place en place.

Enfin, on pénétra dans une grande avenue de sapins aboutissant à la route. Les ornières boueuses et profondes faisaient se pencher la calèche et pousser des cris à petite mère. Au bout de l'avenue, une barrière blanche était fermée; Marius courut l'ouvrir et on contourna un immense gazon pour arriver, par un chemin arrondi, devant un haut, vaste et triste bâtiment dont les volets étaient clos.

La porte du milieu soudain s'ouvrit; et un vieux domestique paralysé, vêtu d'un gilet rouge rayé de noir que recouvrait en partie son tablier de service, descendit à petits pas obliques les marches du perron. Il prit le nom des visiteurs et les introduisit dans un spacieux salon dont il ouvrit péniblement les persiennes toujours fermées. Les meubles étaient voilés de housses, la pendule et les candélabres enveloppés de linge blanc; et un air moisi, un air d'autrefois, glacé, humide, semblait imprégner les poumons, le cœur et la peau de tristesse.

Tout le monde s'assit et on attendit. Quelques pas entendus dans le corridor au-dessus annonçaient un empressement inaccoutumé. Les châtelains surpris s'habillaient au plus vite. Ce fut long. Une sonnette tinta plusieurs fois. D'autres pas descendirent un escalier, puis remontèrent.

La baronne, saisie par le froid pénétrant, éternuait coup sur coup. Julien marchait de long en large. Jeanne, morne, restait assise auprès de sa mère. Et le baron, adossé au marbre de la cheminée, demeurait le front bas.

Enfin, une des hautes portes tourna, découvrant le vicomte et la vicomtesse de Briseville. Ils étaient tous les deux petits, maigrelets, sautillants, sans âge appréciable, cérémonieux et embarrassés. La femme, en robe de soie ramagée, coiffée d'un petit bonnet douairière à rubans, parlait vite de sa voix aigrelette.

Le mari, serré dans une redingote pompeuse, saluait avec un ploiement des genoux. Son nez, ses yeux, ses dents déchaussées, ses cheveux qu'on aurait dit enduits de cire et son beau vêtement d'apparat luisaient comme luisent les choses dont on prend grand soin.

Après les premiers compliments de bienvenue et les politesses de voisinage, personne ne trouva plus rien à dire. Alors on se félicita de part et d'autre sans raison. On continuerait, espérait-on des deux côtés, ces excellentes relations. C'était une ressource de se voir quand on habitait toute l'année la campagne.

Et l'atmosphère glaciale du salon pénétrait les os, enrouait les gorges. La baronne toussait maintenant sans avoir tout à fait cessé d'éternuer. Alors le baron donna le signal du départ. Les Briseville insistèrent. «Comment? si vite? Restez donc encore un peu.» Mais Jeanne s'était levée malgré les signes de Julien qui trouvait trop courte la visite.

On voulut sonner le domestique pour faire avancer la voiture. La sonnette ne marchait plus. Le maître du logis se précipita, puis vint annoncer qu'on avait mis les chevaux à l'écurie.

Il fallut attendre. Chacun cherchait une phrase, un mot à dire. On parla de l'hiver pluvieux. Jeanne, avec d'involontaires frissons d'angoisse, demanda ce que pouvaient faire leurs hôtes, tous deux seuls, toute l'année. Mais les Briseville s'étonnèrent de la question; car ils s'occupaient sans cesse, écrivant beaucoup à leurs parents nobles semés par toute la France, passant leurs journées en des occupations microscopiques, cérémonieux l'un vis-à-vis de l'autre comme en face des étrangers, et causant majestueusement des affaires les plus insignifiantes.

Et sous le haut plafond noirci du vaste salon inhabité, tout empaqueté en des linges, l'homme et la femme si petits, si propres, si corrects, semblaient à Jeanne des conserves de noblesse.

Enfin la voiture passa devant les fenêtres avec ses deux bidets inégaux. Mais Marius avait disparu. Se croyant libre jusqu'au soir, il était sans doute parti faire un tour dans la campagne.

Julien furieux pria qu'on le renvoyât à pied; et, après beaucoup de saluts de part et d'autre, on reprit le chemin des Peuples.

Dès qu'ils furent enfermés dans la calèche, Jeanne et son père, malgré l'obsession pesante qui leur restait de la brutalité de Julien, se remirent à rire en contrefaisant les gestes et les intonations des Briseville. Le baron imitait le mari, Jeanne faisait la femme, mais la baronne un peu froissée dans ses respects leur dit: «Vous avez tort de vous moquer ainsi, ce sont des gens très comme il faut, appartenant à d'excellentes familles.» On se tut pour ne point contrarier petite mère, mais de temps en temps, malgré tout, père et Jeanne recommençaient en se regardant. Il saluait avec cérémonie, et, d'un ton solennel: «Votre château des Peuples doit être bien froid, Madame, avec ce grand vent de mer qui le visite tout le jour?» Elle prenait un air pincé, et minaudant avec un petit frétillement de la tête pareil à celui d'un canard qui se baigne: «Oh ici, Monsieur, j'ai de quoi m'occuper toute l'année. Puis nous possédons tant de parents à qui écrire. Et M. de Briseville se décharge de tout sur moi. Il s'occupe de recherches savantes avec l'abbé Pelle. Ils font ensemble l'histoire religieuse de la Normandie.»

La baronne souriait à son tour, contrariée et bienveillante, et répétait: «Ce n'est pas bien de se moquer ainsi des gens de notre classe.»

Mais soudain la voiture s'arrêta; et Julien criait, appelant quelqu'un par derrière. Alors Jeanne et le baron, s'étant penchés aux portières, aperçurent un être singulier qui semblait rouler vers eux. Les jambes embarrassées dans la jupe flottante de sa livrée, aveuglé par sa coiffure qui chavirait sans cesse, agitant ses manches comme des ailes de moulin, pataugeant dans les larges flaques d'eau qu'il traversait éperdument, trébuchant contre toutes les pierres de la route, se trémoussant, bondissant et couvert de boue, Marius suivait la calèche de toute la vitesse de ses pieds.

Dès qu'il l'eut rattrapée, Julien, se penchant, l'empoigna par le collet, l'amena près de lui, et, lâchant les rênes, se mit à cribler de coups de poing le chapeau qui s'enfonça jusqu'aux épaules du gamin en sonnant comme un tambour. Le gars hurlait là dedans, essayait de fuir, de sauter du siège, tandis que son maître, le maintenant d'une main, frappait toujours avec l'autre.

Jeanne, éperdue, balbutiait: «Père… Oh! père!» et la baronne soulevée d'indignation serrait le bras de son mari. «Mais empêchez-le donc, Jacques.» Alors brusquement le baron abaissa la vitre de devant, et, attrapant la manche de son gendre, lui jeta, d'une voix frémissante: «Avez-vous bientôt fini de frapper cet enfant?»

Julien stupéfait se retourna: «Vous ne voyez donc pas dans quel état le bougre a mis sa livrée?»

Mais le baron, la tête sortie entre les deux: «Eh, que m'importe! on n'est pas brutal à ce point.» Julien se fâchait de nouveau: «Laissez-moi tranquille s'il vous plaît, cela ne vous regarde pas!» et il levait encore la main; mais son beau-père la saisit brusquement et l'abaissa avec tant de force qu'il la heurta contre le bois du siège et il cria si violemment: «Si vous ne cessez pas, je descends et je saurai bien vous arrêter, moi!» que le vicomte se calma soudain, et, haussant les épaules sans répondre, il fouetta les bêtes qui partirent au grand trot.

Les deux femmes, livides, ne remuaient point, et on entendait distinctement les coups pesants du cœur de la baronne.

 

Au dîner Julien fut plus charmant que de coutume, comme si rien ne s'était passé. Jeanne, son père et madame Adélaïde, qui oubliaient vite en leur sereine bienveillance, attendris de le voir aimable, se laissaient aller à la gaieté avec la sensation de bien-être des convalescents; et comme Jeanne reparlait des Briseville, son mari lui-même plaisanta, mais il ajouta bien vite: «C'est égal, ils ont grand air.»

On ne fit point d'autres visites, chacun craignant de raviver la question Marius. Il fut seulement décidé qu'on enverrait aux voisins des cartes au jour de l'an, et qu'on attendrait, pour les aller voir, les premiers jours tièdes du printemps prochain.

La Noël vint. On eut à dîner le curé, le maire et sa femme. On les invita de nouveau pour le jour de l'an. Ce furent les seules distractions qui rompirent le monotone enchaînement des jours.

Père et petite mère devaient quitter les Peuples le 9 janvier; Jeanne les voulait retenir, mais Julien ne s'y prêtait guère, et le baron, devant la froideur grandissante de son gendre, fit venir de Rouen une chaise de poste.

La veille de leur départ, les paquets étant finis, comme il faisait une claire gelée, Jeanne et son père se résolurent à descendre jusqu'à Yport où ils n'avaient point été depuis le retour de Corse.

Ils traversèrent le bois qu'elle avait parcouru le jour de son mariage, toute mêlée à celui dont elle devenait pour toujours la compagne, le bois où elle avait reçu sa première caresse, tressailli du premier frisson, pressenti cet amour sensuel qu'elle ne devait connaître enfin que dans le vallon sauvage d'Ota, auprès de la source où ils avaient bu, mêlant leurs baisers à l'eau.

Plus de feuilles, plus d'herbes grimpantes, rien que le bruit des branches, et cette rumeur sèche qu'ont en hiver les taillis dépouillés.

Ils entrèrent dans le petit village. Les rues vides, silencieuses, gardaient une odeur de mer, de varech et de poisson. Les vastes filets tannés séchaient toujours, accrochés devant les portes, ou bien étendus sur le galet. La mer grise et froide avec son éternelle et grondante écume commençait à descendre, découvrant, vers Fécamp, les rochers verdâtres au pied des falaises. Et le long de la plage les grosses barques échouées sur le flanc semblaient de vastes poissons morts. Le soir tombait et les pêcheurs s'en venaient par groupes au perret, marchant lourdement avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppé de laine, un litre d'eau-de-vie d'une main, la lanterne du bateau de l'autre. Longtemps ils tournèrent autour des embarcations inclinées; ils mettaient à bord, avec la lenteur normande, leurs filets, leurs bouées, un gros pain, un pot de beurre, un verre, et la bouteille de trois-six. Puis ils poussaient vers l'eau la barque redressée qui dévalait à grand bruit sur le galet, fendait l'écume, montait sur la vague, se balançait quelques instants, ouvrait ses ailes brunes et disparaissait dans la nuit avec son petit feu au bout du mât.

Et les grandes femmes des matelots dont les dures carcasses saillaient sous les robes minces, restées jusqu'au départ du dernier pêcheur, rentraient dans le village assoupi, troublant de leurs voix criardes le lourd sommeil des rues noires.

Le baron et Jeanne, immobiles, contemplaient l'éloignement dans l'ombre de ces hommes qui s'en allaient ainsi chaque nuit risquer la mort pour ne point crever de faim, et si misérables cependant qu'ils ne mangeaient jamais de viande.

Le baron, s'exaltant devant l'Océan, murmura: «C'est terrible et beau. Comme cette mer sur qui tombent les ténèbres, sur qui tant d'existences sont en péril, est superbe! n'est-ce pas, Jeannette?»

Elle répondit avec un sourire gelé: «Ça ne vaut point la Méditerranée.» Mais son père, s'indignant: «La Méditerranée! de l'huile, de l'eau sucrée, l'eau bleue d'un baquet de lessive. Regarde donc celle-ci comme elle est effrayante avec ses crêtes d'écume! Et songe à tous ces hommes, partis là-dessus, et qu'on ne voit déjà plus.»

Jeanne avec un soupir consentit: «Oui, si tu veux.» Mais ce mot qui lui était venu aux lèvres, «la Méditerranée,» l'avait de nouveau pincée au cœur, rejetant toute sa pensée vers ces contrées lointaines où gisaient ses rêves.

Le père et la fille alors, au lieu de revenir par les bois, gagnèrent la route et montèrent la côte à pas alentis. Ils ne parlaient guère, tristes de la séparation prochaine.

Parfois en longeant les fossés des fermes, une odeur de pommes pilées, cette senteur de cidre frais qui semble flotter en cette saison sur toute la campagne normande, les frappait au visage, ou bien un gras parfum d'étable, cette bonne et chaude puanteur qui s'exhale du fumier de vaches. Une petite fenêtre éclairée indiquait au fond de la cour la maison d'habitation.

Et il semblait à Jeanne que son âme s'élargissait, comprenait des choses invisibles; et ces petites lueurs éparses dans les champs lui donnèrent soudain la sensation vive de l'isolement de tous les êtres que tout désunit, que tout sépare, que tout entraîne loin de ce qu'ils aimeraient.

Alors, d'une voix résignée, elle dit: «Ça n'est pas toujours gai, la vie.»

Le baron soupira: «Que veux-tu, fillette, nous n'y pouvons rien.»

Et le lendemain, père et petite mère étant partis, Jeanne et Julien restèrent seuls.

VII

Les cartes entrèrent alors dans la vie des jeunes gens. Chaque jour, après le déjeuner, Julien, tout en fumant sa pipe et se gargarisant avec du cognac dont il buvait peu à peu six ou huit verres, faisait plusieurs parties de bésigue avec sa femme. Elle montait ensuite en sa chambre, s'asseyait près de la fenêtre, et, pendant que la pluie battait les vitres ou que le vent les secouait, elle brodait obstinément une garniture de jupon. Parfois, fatiguée, elle levait les yeux, et contemplait au loin la mer sombre qui moutonnait. Puis, après quelques minutes de ce regard vague, elle reprenait son ouvrage.

Elle n'avait d'ailleurs rien autre chose à faire, Julien ayant pris toute la direction de la maison, pour satisfaire pleinement ses besoins d'autorité et ses démangeaisons d'économie. Il se montrait d'une parcimonie féroce, ne donnait jamais de pourboires, réduisait la nourriture au strict nécessaire; et comme Jeanne, depuis qu'elle était venue aux Peuples, se faisait faire chaque matin par le boulanger une petite galette normande, il supprima cette dépense et la condamna au pain grillé.

Elle ne disait rien afin d'éviter les explications, les discussions et les querelles; mais elle souffrait comme de coups d'aiguille à chaque nouvelle manifestation d'avarice de son mari. Cela lui semblait bas et odieux, à elle, élevée dans une famille où l'argent comptait pour rien. Combien souvent elle avait entendu dire à petite mère: «Mais c'est fait pour être dépensé, l'argent.» Julien maintenant répétait: «Tu ne pourras donc jamais t'habituer à ne pas jeter l'argent par les fenêtres?» Et chaque fois qu'il avait rogné quelques sous sur un salaire ou sur une note, il prononçait, avec un sourire, en glissant la monnaie dans sa poche: «Les petits ruisseaux font les grandes rivières.»

En certains jours cependant Jeanne se reprenait à rêver. Elle s'arrêtait doucement de travailler, et, les mains molles, le regard éteint, elle refaisait un de ses romans de petite fille, partie en des aventures charmantes. Mais soudain, la voix de Julien qui donnait un ordre au père Simon l'arrachait à ce bercement de songerie; et elle reprenait son patient ouvrage en se disant: «C'est fini, tout ça;» et une larme tombait sur ses doigts qui poussaient l'aiguille.

Rosalie aussi, autrefois si gaie et toujours chantant, était changée. Ses joues rebondies avaient perdu leur vernis rouge, et, presque creuses maintenant, semblaient parfois frottées de terre.

Souvent Jeanne lui demandait: «Es-tu malade, ma fille?» La petite bonne répondait toujours: «Non, Madame.» Un peu de sang lui montait aux pommettes et elle se sauvait bien vite.

Au lieu de courir comme autrefois, elle traînait ses pieds avec peine et ne paraissait même plus coquette, n'achetait plus rien aux marchands voyageurs qui lui montraient en vain leurs rubans de soie et leurs corsets et leurs parfumeries variées.

Et la grande maison avait l'air de sonner le creux, toute morne, avec sa face que les pluies maculaient de longues traînées grises.

A la fin de janvier les neiges arrivèrent. On voyait de loin les gros nuages venir du nord au-dessus de la mer sombre; et la blanche descente des flocons commença. En une nuit toute la plaine fut ensevelie, et les arbres apparurent au matin drapés dans cette écume de glace.

Julien, chaussé de hautes bottes, l'air hirsute, passait son temps au fond du bosquet, embusqué derrière le fossé donnant sur la lande, à guetter les oiseaux émigrants. De temps en temps un coup de fusil crevait le silence gelé des champs; et des bandes de corbeaux noirs effrayés s'envolaient des grands arbres en tournoyant.

Jeanne, succombant à l'ennui, descendait parfois sur le perron. Des bruits de vie venaient de fort loin répercutés sur la tranquillité dormante de cette nappe livide et morne.

Puis elle n'entendait plus rien qu'une sorte de ronflement des flots éloignés et le glissement vague et continu de cette poussière d'eau gelée tombant toujours.

Et la couche de neige s'élevait sans cesse sous la chute infinie de cette mousse épaisse et légère.

Par une de ces pâles matinées, Jeanne immobile chauffait ses pieds au feu de sa chambre, pendant que Rosalie, plus changée de jour en jour, faisait lentement le lit. Soudain elle entendit derrière elle un douloureux soupir. Sans tourner la tête, elle demanda: «Qu'est-ce que tu as donc?»

La bonne, comme toujours, répondit: «Rien, Madame»; mais sa voix semblait brisée, expirante.

Jeanne déjà songeait à autre chose quand elle remarqua qu'elle n'entendait plus remuer la jeune fille. Elle appela: «Rosalie!» Rien ne bougea. Alors, la croyant sortie sans bruit, elle cria plus fort: «Rosalie!» et elle allait allonger le bras pour sonner quand un profond gémissement, poussé tout près d'elle, la fit se dresser avec un frisson d'angoisse.

La petite servante, livide, les yeux hagards, était assise par terre, les jambes allongées, le dos appuyé contre le bois du lit.

Jeanne s'élança: «Qu'est-ce que tu as, qu'est-ce que tu as?»

L'autre ne dit pas un mot, ne fit pas un geste; elle fixait sur sa maîtresse un regard fou, et haletait, comme déchirée par une effroyable douleur. Puis soudain, tendant tout son corps, elle glissa sur le dos, étouffant entre ses dents serrées un cri de détresse.

Alors sous sa robe collée à ses cuisses ouvertes quelque chose remua. Et de là partit aussitôt un bruit singulier, un clapotement, un souffle de gorge étranglée qui suffoque; puis soudain ce fut un long miaulement de chat, une plainte frêle et déjà douloureuse, le premier appel de souffrance de l'enfant entrant dans la vie.

Jeanne brusquement comprit, et, la tête égarée, courut à l'escalier criant: «Julien, Julien!»

Il répondit d'en bas: «Qu'est-ce que tu veux?»

Elle eut grand'peine à prononcer: «C'est… c'est Rosalie qui…»

Julien s'élança, gravit les marches deux par deux, et, entrant brusquement dans la chambre, il releva d'un seul coup les vêtements de la fillette, et découvrit un affreux petit morceau de chair, plissé, geignant, crispé et tout gluant, qui s'agitait entre deux jambes nues.

Il se redressa, la face méchante, et, poussant dehors sa femme éperdue: «Ça ne te regarde pas. Va-t'en. Envoie-moi Ludivine et le père Simon.»

Jeanne, toute tremblante, descendit à la cuisine, puis, n'osant plus remonter, elle entra dans le salon qui restait sans feu depuis le départ de ses parents, et elle attendit anxieusement des nouvelles.

Elle vit bientôt le domestique qui sortait en courant. Cinq minutes après il rentra avec la veuve Dentu, la sage-femme du pays.

Alors ce fut dans l'escalier un grand remuement comme si on portait un blessé; et Julien vint dire à Jeanne qu'elle pouvait remonter chez elle.

Elle tremblait comme si elle venait d'assister à quelque sinistre accident. Elle s'assit de nouveau devant son feu, puis demanda: «Comment va-t-elle?»

Julien, préoccupé, nerveux, marchait à travers l'appartement; et une colère semblait le soulever. Il ne répondit point d'abord; puis, au bout de quelques secondes, s'arrêtant: «Qu'est-ce que tu comptes faire de cette fille?»

Elle ne comprenait pas et regardait son mari: «Comment? Que veux-tu dire? Je ne sais pas, moi.»

Et soudain il cria comme s'il s'emportait: «Nous ne pouvons pourtant pas garder un bâtard dans la maison.»

 

Alors Jeanne demeura très perplexe; puis, au bout d'un long silence: «Mais, mon ami, peut-être pourrait-on le mettre en nourrice?»

Il ne la laissa pas achever: «Et qui est-ce qui payera? Toi sans doute?»

Elle réfléchit encore longtemps, cherchant une solution; enfin elle dit: «Mais le père s'en chargera, de cet enfant; et, s'il épouse Rosalie, il n'y a plus de difficulté.»

Julien, comme à bout de patience, et furieux, reprit: «Le père!.. le père!.. le connais-tu… le père? – Non, n'est-ce pas? Eh bien, alors?..»

Jeanne, émue, s'animait: «Mais il ne laissera pas certainement cette fille ainsi. Ce serait un lâche! nous demanderons son nom, et nous irons le trouver, lui, et il faudra bien qu'il s'explique.»

Julien s'était calmé et remis à marcher: «Ma chère, elle ne veut pas le dire, le nom de l'homme; elle ne te l'avouera pas plus qu'à moi… et, s'il ne veut pas d'elle, lui?.. Nous ne pouvons pourtant pas garder sous notre toit une fille-mère avec son bâtard, comprends-tu?»

Jeanne, obstinée, répétait: «Alors c'est un misérable, cet homme; mais il faudra bien que nous le connaissions; et, alors, il aura affaire à nous.»

Julien, devenu fort rouge, s'irritait encore: «Mais… en attendant…?»

Elle ne savait que décider et lui demanda: «Qu'est-ce que tu proposes, toi?»

Aussitôt il dit son avis: «Oh! moi, c'est bien simple. Je lui donnerais quelque argent et je l'enverrais au diable avec son mioche.»

Mais la jeune femme, indignée, se révolta. «Quant à cela, jamais. C'est ma sœur de lait, cette fille; nous avons grandi ensemble. Elle a fait une faute, tant pis; mais je ne la jetterai pas dehors pour cela: et, s'il le faut, je l'élèverai, cet enfant.»

Alors Julien éclata: «Et nous aurons une propre réputation, nous autres, avec notre nom et nos relations! Et on dira partout que nous protégeons le vice, que nous abritons des gueuses; et les gens honorables ne voudront plus mettre les pieds chez nous. Mais à quoi penses-tu, vraiment? Tu es folle!»

Elle était demeurée calme. «Je ne laisserai jamais jeter dehors Rosalie; et si tu ne veux pas la garder, ma mère la reprendra; et il faudra bien que nous finissions par connaître le nom du père de son enfant.»

Alors il sortit exaspéré, tapant la porte, et criant: «Les femmes sont stupides avec leurs idées!»

Jeanne, dans l'après-midi, monta chez l'accouchée. La petite bonne, veillée par la veuve Dentu, restait immobile dans son lit, les yeux ouverts, tandis que la garde berçait en ses bras l'enfant nouveau-né.

Dès qu'elle aperçut sa maîtresse, Rosalie se mit à sangloter, cachant sa figure dans ses draps, toute secouée de désespoir. Jeanne la voulut embrasser, mais elle résistait, se voilant. Alors la garde intervint, lui découvrit le visage; et elle se laissa faire, pleurant encore, mais doucement.

Un maigre feu brûlait dans la cheminée; il faisait froid; l'enfant pleurait. Jeanne n'osait point parler du petit de crainte d'amener une autre crise; et elle avait pris la main de sa bonne, en répétant d'un ton machinal: «Ça ne sera rien, ça ne sera rien.» La pauvre fille regardait à la dérobée vers la garde, tressaillait aux cris du marmot; et un reste de chagrin l'étranglant jaillissait encore par moments, en un sanglot convulsif, tandis que des larmes rentrées faisaient un bruit d'eau dans sa gorge.

Jeanne, encore une fois, l'embrassa, et, tout bas, lui murmura dans l'oreille: «Nous en aurons bien soin, va, ma fille.» Puis comme un nouvel accès de pleurs commençait, elle se sauva bien vite.

Tous les jours elle y retourna, et tous les jours Rosalie éclatait en sanglots en apercevant sa maîtresse.

L'enfant fut mis en nourrice chez une voisine.

Julien cependant parlait à peine à sa femme, comme s'il eût gardé contre elle une grosse colère depuis qu'elle avait refusé de renvoyer la bonne. Un jour il revint sur ce sujet, mais Jeanne tira de sa poche une lettre de la baronne demandant qu'on lui envoyât immédiatement cette fille si on ne la gardait pas aux Peuples. Julien, furieux, cria: «Ta mère est aussi folle que toi.» Mais il n'insista plus.

Quinze jours après, l'accouchée pouvait déjà se lever, et reprendre son service.

Alors Jeanne, un matin, la fit asseoir, lui tint les mains et, la traversant de son regard:

«Voyons, ma fille, dis-moi tout.»

Rosalie se mit à trembler, et balbutia: «Quoi, Madame?

– A qui est-il, cet enfant?»

Alors la petite bonne fut reprise d'un désespoir épouvantable; et elle cherchait éperdument à dégager ses mains pour s'en cacher la figure.

Mais Jeanne l'embrassait malgré elle, la consolait: «C'est un malheur, que veux-tu, ma fille? Tu as été faible; mais ça arrive à bien d'autres. Si le père t'épouse, on n'y pensera plus; et nous pourrons le prendre à notre service avec toi.»

Rosalie gémissait comme si on l'eût martyrisée, et de temps en temps donnait une secousse pour se dégager et s'enfuir.

Jeanne reprit: «Je comprends bien que tu aies honte; mais tu vois que je ne me fâche pas, que je te parle doucement. Si je te demande le nom de l'homme, c'est pour ton bien, parce que je sens à ton chagrin qu'il t'abandonne, et que je veux empêcher cela. Julien ira le trouver, vois-tu, et nous le forcerons à t'épouser; et comme nous vous garderons tous les deux, nous le forcerons bien aussi à te rendre heureuse.»

Cette fois Rosalie fit un effort si brusque qu'elle arracha ses mains de celles de sa maîtresse, et se sauva comme une folle.

Le soir, en dînant, Jeanne dit à Julien: «J'ai voulu décider Rosalie à me révéler le nom de son séducteur. Je n'ai pas pu réussir. Essaye donc de ton côté pour que nous contraignions ce misérable à l'épouser.»

Mais Julien tout de suite se fâcha: «Ah! tu sais, je ne veux pas entendre parler de cette histoire-là, moi. Tu as voulu garder cette fille, garde-la, mais ne m'embête plus à son sujet.»

Il semblait, depuis l'accouchement, d'une humeur plus irritable encore; et il avait pris cette habitude de ne plus parler à sa femme sans crier comme s'il eût été toujours furieux, tandis qu'au contraire elle baissait la voix, se faisait douce, conciliante pour éviter toute discussion; et souvent elle pleurait, la nuit, dans son lit.

Malgré sa constante irritation, son mari avait repris des habitudes d'amour oubliées depuis leur retour, et il était rare qu'il passât trois soirs de suite sans franchir la porte conjugale.

Rosalie fut bientôt guérie entièrement et devint moins triste, quoiqu'elle restât comme effarée, poursuivie par une crainte inconnue.

Et elle se sauva deux fois encore, alors que Jeanne essayait de l'interroger de nouveau.

Julien tout à coup parut aussi plus aimable; et la jeune femme se rattachait à de vagues espoirs, retrouvait des gaietés, bien qu'elle se sentît parfois souffrante de malaises singuliers dont elle ne parlait point. Le dégel n'était pas venu et depuis bientôt cinq semaines un ciel clair comme un cristal bleu, le jour, et, la nuit, tout semé d'étoiles qu'on aurait cru de givre, tant le vaste espace était rigoureux, s'étendait sur la nappe unie, dure et luisante des neiges.

Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient endormies en leur chemise blanche. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus; seules les cheminées des chaumières révélaient la vie cachée par les minces filets de fumée qui montaient droit dans l'air glacial.

La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué par le froid. De temps en temps, on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brisés sous l'écorce; et parfois une grosse branche se détachait et tombait, l'invincible gelée pétrifiant la sève et rompant les fibres.