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Le Rosier de Mme Husson

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La Martine

Cela lui était venu, un dimanche, après la messe. Il sortait de l’église et suivait le chemin creux qui le reconduisait chez lui, quand il se trouva derrière la Martine qui rentrait aussi chez elle.

Le père marchait à côté de sa fille, d’un pas important de fermier riche. Dédaignant la blouse, il portait une sorte de veston de drap gris et il était coiffé d’un chapeau melon à larges bords.

Elle, serrée dans un corset qu’elle ne laçait qu’une fois par semaine, s’en allait droite, la taille étranglée, les épaules larges, les hanches saillantes, en se dandinant un peu.

Coiffée d’un chapeau à fleurs, confectionné par une modiste d’Yvetot, elle montrait tout entière sa nuque forte, ronde, souple, où ses petits cheveux follets voltigeaient, roussis par le grand air et le soleil.

Lui, Benoist, ne voyait que son dos; mais il connaissait bien le visage qu’elle avait, sans qu’il l’eût cependant jamais remarqué plus que ça.

Et tout d’un coup, il se dit: «Nom d’un nom, c’est une belle fille tout de même que la Martine». Il la regardait aller, l’admirant brusquement, se sentant pris d’un désir. Il n’avait point besoin de revoir la figure, non. Il gardait les yeux plantés sur sa taille, se répétant à lui-même, comme s’il eût parlé: «Non d’un nom, c’est une belle fille».

La Martine prit à droite pour entrer à «la Martinière», la ferme de son père, Jean Martin; et elle se retourna en jetant un regard derrière elle. Elle vit Benoist qui lui parut tout drôle. Elle cria: «Bonjour, Benoist». Il répondit: «Bonjour, la Martine, bonjour, maît’ Martin», et il passa.

Quand il rentra chez lui, la soupe était sur la table. Il s’assit en face de sa mère, à côté du valet et du goujat, tandis que la servante allait tirer le cidre.

Il mangea quelques cuillerées, puis repoussa son assiette. Sa mère demanda:

– C’est-i que t’es indispos? Il répondit: – Non, c’est comme une bouillie que j’aurais dans l’ vent’e et qui m’ôte la faim. Il regardait les autres manger, tout en coupant de temps à autre une bouchée de pain qu’il portait lentement à ses lèvres et mastiquait longtemps. Il pensait à la Martine: «C’est tout de même une belle fille». Et dire qu’il ne s’en était pas aperçu jusque-là, et que ça lui venait comme ça, tout d’un coup, et si fort qu’il n’en mangeait plus. Il ne toucha guère au ragoût. Sa mère disait:

– Allons, Benoist, efforce té un p’tieu; c’est d’ la côte de mouton, ça te fera du bien. Quand on n’a point d’appétit, faut s’efforcer.

Il avalait quelque morceau, puis repoussait encore son assiette; – non, ça ne se passait point, décidément.

Sur la relevée, il alla faire un tour aux terres et donna congé au goujat, promettant de remuer les bêtes en passant.

La campagne était vide, vu le jour de repos. De place en place, dans un champ de trèfle, des vaches écroulées lourdement, le ventre répandu, ruminaient sous le grand soleil. Des charrues dételées attendaient au coin d’un labouré; et les terres retournées, prêtes pour la semence, développaient leurs larges carrés bruns au milieu de pièces jaunes où pourrissait le pied court des blés et des avoines fauchés depuis peu.

Un vent d’automne un peu sec passait sur la plaine, annonçant une soirée fraîche après le coucher du soleil. Benoist s’assit sur un fossé, mit son chapeau sur ses genoux, comme s’il eût besoin de garder la tête à l’air, et il prononça tout haut, dans le silence de la campagne: «Pour une belle fille, c’est une belle fille».

Il y pensa encore le soir, dans son lit, et le lendemain en s’éveillant.

Il n’était pas triste, il n’était pas mécontent; il n’eût pu dire ce qu’il avait. C’était quelque chose qui le tenait, quelque chose d’accroché dans son âme, une idée qui ne s’en allait pas et qui lui faisait au coeur une espèce de chatouillement. Parfois une grosse mouche se trouve enfermée dans une chambre. On l’entend voler en ronflant, et ce bruit vous obsède, vous irrite. Soudain elle s’arrête; on l’oublie; mais tout à coup elle repart, vous forçant à relever la tête. On ne peut ni la prendre, ni la chasser, ni la tuer, ni la faire rester en place. À peine posée, elle se remet à bourdonner.

Or le souvenir de la Martine s’agitait dans l’esprit de Benoist comme une mouche emprisonnée.

Puis un désir le prit de la revoir, et il passa plusieurs fois devant la Martinière. Il l’aperçut enfin étendant du linge sur une corde, entre deux pommiers.

Il faisait chaud; elle n’avait gardé qu’une courte jupe, et sa seule chemise sur sa peau dessinait bien ses reins cambrés quand elle levait les bras pour accrocher ses serviettes.

Il resta blotti contre le fossé pendant plus d’une heure, même après qu’elle fut partie. Il s’en revint plus hanté encore qu’auparavant.

Pendant un mois, il eut l’esprit plein d’elle, il tressaillait quand on la nommait devant lui. Il ne mangeait plus, il avait chaque nuit des sueurs qui l’empêchaient de dormir.

Le dimanche, à la messe, il ne la quittait pas des yeux. Elle s’en aperçut et lui fit des sourires, flattée d’être appréciée ainsi.

Or, un soir, tout à coup, il la rencontra dans un chemin. Elle s’arrêta en le voyant venir. Alors il marcha droit sur elle, suffoqué par la peur et le saisissement, mais aussi résolu à lui parler. Il commença en bredouillant:

– Voyez-vous, la Martine, ça ne peut plus durer comme ça.

Elle répondit, comme en se moquant de lui:

– Qu’est-ce qui ne peut plus durer, Benoist?

Il reprit: – Que je pense à vous tant qu’il y a d’heures au jour.

Elle posa ses poings sur ses hanches: – C’est pas moi qui vous force.

Il balbutia: – Oui, c’est vous; je n’ai plus ni sommeil, ni repos, ni faim, ni rien.

Elle prononça très bas:

– Qu’est-ce qu’il faut, alors, pour vous guérir de ça? Il resta saisi, les bras ballants, les yeux ronds, la bouche ouverte.

Elle lui tapa un grand coup de main dans l’estomac et s’enfuit en courant.

À partir de ce jour, ils se rencontrèrent le long des fossés, dans les chemins creux, ou bien, au jour tombant, au bord d’un champ, alors qu’il rentrait avec ses chevaux et qu’elle ramenait ses vaches à l’étable.

Il se sentait porté, jeté vers elle par un grand élan de son coeur et de son corps. Il aurait voulu l’étreindre, l’étrangler, la manger, la faire entrer en lui. Et il avait des frémissements d’impuissance, d’impatience, de rage, de ce qu’elle n’était point à lui complètement, comme s’ils n’eussent fait qu’un seul être.

On en jasait dans le pays. On les disait promis l’un à l’autre. Il lui avait demandé, d’ailleurs, si elle voulait être sa femme, et elle lui avait répondu: «Oui».

Ils attendaient une occasion pour en parler à leurs parents.

Or, brusquement, elle ne vint plus aux heures de rencontre. Il ne l’apercevait même point en rôdant autour de la ferme. Il ne pouvait que l’entrevoir à la messe le dimanche. Et, justement un dimanche, après le prône, le curé annonça du haut de la chaire qu’il y avait promesse de mariage entre Victoire-Adélaïde Martin et Joséphin-Isidore Vallin.

Benoist sentit quelque chose dans ses mains, comme si on en avait enlevé le sang. Ses oreilles bourdonnaient; il n’entendait plus rien, et il s’aperçut au bout de quelque temps qu’il pleurait dans son livre de messe.

Pendant un mois il garda la chambre. Puis il se remit au travail.

Mais il n’était point guéri et il y pensait toujours. Il évitait de passer par les chemins qui contournaient sa demeure, pour ne point même apercevoir les arbres de sa cour, ce qui le forçait à un grand circuit qu’il faisait matin et soir.

Elle était mariée maintenant avec Vallin, le plus riche fermier du canton. Benoist et lui ne se parlaient plus, bien qu’ils fussent camarades depuis l’enfance.

Or, un soir, comme Benoist passait devant la mairie, il apprit qu’elle était grosse. Au lieu d’en ressentir une grande douleur, il en éprouva au contraire une espèce de soulagement. C’était fini, maintenant, bien fini. Ils étaient plus séparés par cela que par le mariage. Vraiment, il aimait mieux ça.

Des mois passèrent, encore des mois. Il l’apercevait quelquefois, s’en allant au village de sa démarche alourdie. Elle devenait rouge en le voyant, baissait la tête et hâtait le pas. Et lui se détournait de sa route pour ne la point croiser et rencontrer ses yeux.

Mais il songeait avec terreur qu’il pouvait au premier matin se trouver face à face avec elle et contraint de lui parler. Que lui dirait-il maintenant, après tout ce qu’il lui avait dit autrefois en lui tenant les mains et lui baisant les cheveux auprès des joues? Il pensait souvent encore à leurs rendez-vous le long des fossés. C’était vilain ce qu’elle avait fait, après tant de promesses.

Peu à peu, cependant, le chagrin s’en allait de son coeur; il n’y restait plus que de la tristesse. Et, un jour, pour la première fois, il reprit son ancien chemin contre la ferme qu’elle habitait. Il regardait de loin le toit de la maison. C’était là dedans! là dedans qu’elle vivait avec un autre! Les pommiers étaient en fleur, les coqs chantaient sur le fumier. Toute la demeure semblait vide, les gens étant partis aux champs pour les travaux printaniers. Il s’arrêta près de la barrière et regarda dans la cour. Le chien dormait devant sa niche, trois veaux s’en allaient d’un pas lent, l’un derrière l’autre, vers la mare. Un gros dindon faisait la roue devant la porte, en paradant devant les poules avec des manières de chanteur en scène.

Benoist s’appuya contre le pilier et il se sentit soudain repris par une grosse envie de pleurer. Mais, tout à coup, il entendit un cri, un grand cri d’appel qui sortait de la maison. Il demeura éperdu, les mains crispées sur les barres de bois, écoutant toujours. Un autre cri, prolongé, déchirant, lui entra dans les oreilles, dans l’âme et dans la chair. C’était elle qui criait comme ça! Il s’élança, traversa la prairie, poussa la porte et il la vit, étendue par terre, crispée, la figure livide, les yeux hagards, saisie par les douleurs de l’enfantement.

 

Alors il resta debout, plus pâle et plus tremblant qu’elle, balbutiant:

– Me v’là, me v’là, la Martine.

Elle répondit, en haletant:

– Oh! ne me quittez point, ne me quittez point, Benoist.

Il la regardait, ne sachant plus que dire, que faire. Elle se remit à crier:

– Oh! oh! ça me déchire! Oh! Benoist!

Et elle se tordait affreusement.

Soudain, un besoin furieux envahit Benoist de la secourir, de l’apaiser, d’ôter son mal. Il se pencha, la prit, l’enleva, la porta sur son lit; et, pendant qu’elle geignait toujours, il la dévêtit, enlevant son caraco, sa robe, sa jupe. Elle se mordait les poings pour ne point crier. Alors il fit comme il avait coutume de faire aux bêtes, aux vaches, aux brebis, aux juments: il l’aida et il reçut dans ses mains un gros enfant qui geignait.

Il l’essuya, l’enveloppa d’un torchon qui séchait devant le feu et le posa sur un tas de linge à repasser demeuré sur la table; puis il revint à la mère.

Il la mit de nouveau par terre, changea le lit, la recoucha. Elle balbutiait: «Merci, Benoist, t’es un brave coeur». Et elle pleurait un peu, comme si un regret l’eût envahie.

Lui, il ne l’aimait plus, plus du tout. C’était fini. Pourquoi? Comment? Il n’eût pas su le dire. Ce qui venait de se passer l’avait guéri mieux que n’auraient fait dix ans d’absence.

Elle demanda, épuisée et palpitante:

– Qué que c’est?

Il répondit d’une voix calme:

– C’est une fille qu’est bien avenante.

Ils se turent de nouveau. Au bout de quelques secondes, la mère, d’une voix faible, prononça:

– Montre-la-moi, Benoist.

Il alla chercher la petite et il la présentait comme s’il eût tenu le pain bénit, quand la porte s’ouvrit et Isidore Vallin parut.

Il ne comprit point d’abord; puis, soudain, il devina.

Benoist, consterné, balbutiait: – J’ passais, je passais comme ça, quand j’ai entendu qu’elle criait et j’ suis v’nu… v’là t’ n’éfant, Vallin!

Alors le mari, les larmes aux yeux, fit un pas, prit le frêle moutard que lui tendait l’autre, l’embrassa, demeura quelques secondes suffoqué, reposa l’enfant sur le lit, et présentant à Benoist ses deux mains:

– Tope là, tope là, Benoist, maintenant entre nous, vois-tu, tout est dit. Si tu veux, j’ s’rons une paire d’amis, mais là, une paire d’amis!…

Et Benoist répondit: – J’ veux bien, pour sûr, j’ veux bien.

Une soirée

Le maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison à Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à sec et mal avec sa famille, avait écrit à sa soeur qu’il pourrait lui consacrer une semaine de liberté. Ce n’est point qu’il aimât beaucoup Mme Padoie, une petite femme moralisante, dévote, et toujours irritée; mais il avait besoin d’argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les Padoie étaient les seuls qu’il n’eût jamais rançonnés.

Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, retiré maintenant des affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils et ne le voyait guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé Padoie, ancien employé des finances, qui venait d’être nommé receveur des contributions à Vannes.

Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire à la maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en train de discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa chaise, tendit la main pardessus sa table chargée de papiers, murmura: «Prenez un siège, je suis à vous dans un instant», se rassit et recommença sa discussion.

Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne comprenait pas leurs raisonnements; il parlait français, les autres parlaient breton, et le commis qui servait d’interprète ne semblait comprendre personne.

Ce fut long, très long, Varajou considérait son beau-frère en songeant: «Quel crétin!» Padoie devait avoir près de cinquante ans; il était grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui faisaient sur ses yeux deux voûtes de poils. Coiffé d’un bonnet de velours orné d’un feston d’or, il regardait avec mollesse, comme il faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensée, tout était mou. Varajou se répétait: «Quel crétin!»

Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n’a pas de plus grands plaisirs que le café et la fille publique. En dehors de ces deux pôles de l’existence, il ne comprenait rien. Hâbleur, bruyant, plein de dédain pour tout le monde, il méprisait l’univers entier du haut de son ignorance. Quand il avait dit: «Nom d’un chien, quelle fête!» il avait certes exprimé le plus haut degré d’admiration dont fût capable son esprit.

Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda:

– Vous allez bien?

– Pas mal, comme vous voyez. Et vous?

– Assez bien, merci. C’est très aimable d’avoir pensé à nous venir voir.

– Oh! j’y songeais depuis longtemps; mais vous savez, dans le métier militaire, on n’a pas grande liberté.

– Oh! je sais, je sais; n’importe, c’est très aimable.

– Et Joséphine va bien?

– Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l’heure.

– Où est-elle donc?

– Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici; c’est une ville très comme il faut.

– Je m’en doute.

Mais la porte s’ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frère sans empressement, lui tendit la joue et demanda:

– Il y a longtemps que tu es ici?

– Non, à peine une demi-heure.

– Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le salon. Ils passèrent dans la pièce voisine, laissant Padoie à ses chiffres et à ses contribuables. Dès qu’ils furent seuls:

– J’en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle.

– Quoi donc?

– Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que tu fais des dettes. Il eut l’air très étonné.

– Moi! Jamais de la vie.

– Oh! ne nie pas, je le sais.

Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la bouche par une semonce si violente qu’il dut se taire. Puis elle reprit:

– Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu’au dîner. Je ne puis te tenir compagnie parce que j’ai pas mal de choses à faire.

Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il regardait tour à tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant à la rue. Il se décida pour la rue.

Donc il sortit et se mit à rôder, d’un pas lent, le sabre sur les mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte au bord de sa mer intérieure, qu’on appelle «le Morbihan». Il regardait les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et il murmurait: «Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idée de venir ici!»

Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et désolé, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour sommeiller jusqu’au dîner.

La bonne le réveilla en frappant à sa porte.

– C’est servi, monsieur.

Il descendit.

Dans la salle humide, dont le papier se décollait près du sol, une soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi trois assiettes mélancoliques.

M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou.

On s’assit, puis la femme et le mari dessinèrent un petit signe de croix sur le creux de leur estomac, après quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse. C’était jour de pot-au-feu.

Après la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchait avec lenteur, avec dégoût, avec fatigue, avec rage.

Mme Padoie disait à son mari:

– Tu vas ce soir chez M. le premier président?

– Oui, ma chère.

– Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n’es pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé.

Alors elle parla de la société de Vannes, de l’excellente société où les Padoie étaient reçus avec considération, grâce à leurs sentiments religieux.

Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat de charcuterie, en l’honneur du nouveau venu.

Puis du fromage. C’était fini. Pas de café.

Quand Varajou comprit qu’il devrait passer la soirée en tête-à-tête avec sa soeur, subir ses reproches, écouter ses sermons, sans avoir même un petit verre à laisser couler dans sa gorge pour faire glisser les remontrances, il sentit bien qu’il ne pourrait pas supporter ce supplice, et il déclara qu’il devait aller à la gendarmerie pour faire régulariser quelque chose sur sa permission.

Et il se sauva, dès sept heures.

À peine dans la rue, il commença par se secouer comme un chien qui sort de l’eau. Il murmurait: «Nom d’un nom, d’un nom, d’un nom, quelle corvée!»

Et il se mit à la recherche d’un café, du meilleur café de la ville. Il le trouva sur une place, derrière deux becs de gaz. Dans l’intérieur, cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et causaient doucement, accoudés sur de petites tables, tandis que deux joueurs de billard marchaient autour du tapis vert où roulaient les billes en se heurtant.

On entendait leur voix compter: «Dix-huit, – dix-neuf. – Pas de chance. – Oh! joli coup! – bien joué! – Onze. – Il fallait prendre par la rouge. – Vingt. – Bille en tête, bille en tête. – Douze. Hein! j’avais raison?»

Varajou commanda: «Une demi-tasse et un carafon de fine, de la meilleure».

Puis il s’assit, attendant sa consommation.

Il était accoutumé à passer ses soirs de liberté avec ses camarades, dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, ce calme l’exaspéraient. Il se mit à boire, du café d’abord, puis son carafon d’eau-de-vie, puis un second qu’il demanda.

Il avait envie de rire maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu’un.

Il se dit: «Cristi, me voilà remonté. Il faut que je fasse la fête». Et l’idée lui vint aussitôt de trouver des filles pour s’amuser.

Il appela le garçon.

– Hé, l’employé!

– Voilà, m’sieu.

– Dites, l’employé, ousqu’on rigole ici!

L’homme resta stupide à cette question.

– Je n’ sais pas, m’sieu. Mais ici!

– Comment ici? Qu’est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi!

– Mais je n’sais pas, m’sieu, boire de la bonne bière ou du bon vin.

– Va donc, moule, et les demoiselles, qu’est-ce que t’en fais?

– Les demoiselles! ah! ah!

– Oui, les demoiselles, ousqu’on en trouve ici?

– Des demoiselles?

– Mais oui, des demoiselles!

Le garçon se rapprocha, baissa la voix:

– Vous demandez ousqu’est la maison?

– Mais oui, parbleu!

– Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la première à droite. – C’est au 15.

– Merci, ma vieille. V’là pour toi.

– Merci, m’sieu.

Et Varajou sortit en répétant: «Deuxième à gauche, première à droite, 15». Mais au bout de quelques secondes, il pensa: «Deuxième à gauche, – oui. – Mais en sortant du café, fallait-il prendre à droite ou à gauche? Bah! tant pis, nous verrons bien».

Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans la première à droite, et chercha le numéro 15. C’était une maison d’assez belle apparence, dont on voyait, derrière les volets clos, les fenêtres éclairées au premier étage. La porte d’entrée demeurait entr’ouverte, et une lampe brûlait dans le vestibule. Le sous-officier pensa:

– C’est bien ici:

Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela:

– Ohé! ohé!

Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant un soldat. Il lui dit: «Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut?

– Oui, monsieur.

– Au salon?

– Oui, monsieur.

– Je n’ai qu’à monter?

– Oui, monsieur.

– La porte en face?

– Oui, monsieur.

Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce bien éclairée par deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies, quatre dames décolletées qui semblaient attendre quelqu’un.

Trois d’entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d’un air un peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que la quatrième, âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase; elle était très grosse, vêtue d’une robe de soie verte qui laissait passer, pareille à l’enveloppe d’une fleur monstrueuse, ses bras énormes et son énorme gorge, d’un rose rouge poudrederizé.

Le sous-officier salua:

– Bonjour, mesdames.

 

La vieille se retourna, parut surprise, mais s’inclina.

– Bonjour, monsieur.

Il s’assit.

Mais, voyant qu’on ne semblait pas l’accueillir avec empressement, il songea que les officiers seuls étaient sans doute admis dans ce lieu; et cette pensée le troubla. Puis il se dit: «Bah! s’il en vient un, nous verrons bien». Et il demanda:

– Alors, ça va bien?

La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, répondit:

– Très bien! merci.

Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut.

Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et riant d’un rire gêné:

– Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin…

Il n’avait point fini sa phrase que la porte s’ouvrit de nouveau, et Padoie, en habit noir, apparut.

Alors Varajou poussa un hurlement d’allégresse, et, se dressant, il sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fit danser tout autour du salon en hurlant: «Vlà Padoie… V’là Padoie… V’là Padoie…»

Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, il lui cria dans la figure:

– Ah! ah! ah! farceur! farceur!… Tu fais donc la fête, toi… Ah! farceur… Et ma soeur!… Tu la lâches, dis!…

Et songeant à tous les bénéfices de cette situation inespérée, à l’emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout au long sur le canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble en craquait.

Les trois jeunes dames, se levant d’un seul mouvement, se sauvèrent, tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prête à défaillir.

Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en habit. Padoie se précipita vers eux:

– Oh! monsieur le président… il est fou… il est fou… On nous l’avait envoyé en convalescence… vous voyez bien qu’il est fou…

Varajou s’était assis, ne comprenant plus, devinant tout à coup qu’il avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant vers son beau-frère:

– Où donc sommes-nous ici? demanda-t-il. Mais Padoie, saisi soudain d’une colère folle, balbutia:

– Où… où… où nous sommes?… Malheureux… misérable… infâme… Où nous sommes?… Chez monsieur le premier président!… chez monsieur le président de Mortemain… de Mortemain… de… de… de… de Mortemain… Ah!… ah!… canaille!… canaille!… canaille!… canaille!…