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La mademoiselle Fifi

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LA RELIQUE

Monsieur l’abbé Louis d’Ennemare, à Soissons.

Mon cher abbé.

Voici mon mariage avec ta cousine rompu, et de la façon la plus bête, pour une mauvaise plaisanterie que j’ai faite presque involontairement à ma fiancée.

J’ai recours à toi, mon vieux camarade, dans l’embarras où je me trouve; car tu peux me tirer d’affaire. Je t’en serai reconnaissant jusqu’à la mort.

Tu connais Gilberte, ou plutôt tu crois la connaître; mais connaît-on jamais les femmes? Toutes leurs opinions, leurs croyances, leurs idées sont à surprises. Tout cela est plein de détours, de retours, d’imprévu, de raisonnements insaisissables, de logique à rebours, d’entêtements qui semblent définitifs et qui cèdent parce qu’un petit oiseau est venu se poser sur le bord d’une fenêtre.

Je n’ai pas à t’apprendre que ta cousine est religieuse à l’extrême, élevée par les Dames blanches ou noires de Nancy.

Cela, tu le sais mieux que moi. Ce que tu ignores, sans doute, c’est qu’elle est exaltée en tout comme en dévotion. Sa tête s’envole à la façon d’une feuille cabriolant dans le vent, et elle est femme, ou plutôt jeune fille, plus qu’aucune autre, tout de suite attendrie ou fâchée, partant au galop pour l’affection comme pour la haine, et revenant de la même façon; et jolie… comme tu sais; et charmeuse plus qu’on ne peut dire… et comme tu ne sauras jamais.

Donc, nous étions fiancés; je l’adorais comme je l’adore encore. Elle semblait m’aimer.

Un soir je reçus une dépêche qui m’appelait à Cologne pour une consultation suivie peut-être d’une opération grave et difficile. Comme je devais partir le lendemain, je courus faire mes adieux à Gilberte et dire pourquoi je ne dînerais point chez mes futurs beaux-parents le mercredi, mais seulement le vendredi, jour de mon retour. Oh! prends garde aux vendredis: je t’assure qu’ils sont funestes!

Quand je parlai de mon départ, je vis une larme dans ses yeux; mais quand j’annonçai ma prochaine revenue, elle battit aussitôt des mains et s’écria: «Quel bonheur! vous me rapporterez quelque chose; presque rien, un simple souvenir, mais un souvenir choisi pour moi. Il faut découvrir ce qui me fera le plus de plaisir, entendez-vous? Je verrai si vous avez de l’imagination».

Elle réfléchit quelques secondes, puis ajouta: «Je vous défends d’y mettre plus de vingt francs. Je veux être touchée par l’intention, par l’invention, monsieur, non par le prix». Puis, après un nouveau silence, elle dit à mi-voix, les yeux baissés: «Si cela ne vous coûte rien, comme argent, et si c’est bien ingénieux, bien délicat, je vous… je vous embrasserai».

J’étais à Cologne le lendemain. Il s’agissait d’un accident affreux qui mettait au désespoir une famille entière. Une amputation était urgente. On me logea, on m’enferma presque; je ne vis que des gens en larmes qui m’assourdissaient; j’opérai un moribond qui faillit trépasser entre mes mains; je restai deux nuits près de lui; puis, quand j’aperçus une chance de salut, je me fis conduire à la gare.

Or je m’étais trompé, j’avais une heure à perdre. J’errais par les rues en songeant encore à mon pauvre malade quand un individu m’aborda.

Je ne sais pas l’allemand; il ignorait le français; enfin je compris qu’il me proposait des reliques. Le souvenir de Gilberte me traversa le coeur; je connaissais sa dévotion fanatique. Voilà mon cadeau trouvé. Je suivis l’homme dans un magasin d’objets de sainteté, et je pris un «bétit morceau d’un os des once mille fierges».

La prétendue relique était enfermée dans une charmante boîte en vieil argent qui décida mon choix.

Je mis l’objet dans ma poche et je montai dans mon wagon.

En rentrant chez moi, je voulus examiner de nouveau mon achat. Je le pris… La boîte s’était ouverte, la relique était perdue! J’eus beau fouiller ma poche, la retourner; le petit os, gros comme la moitié d’une épingle, avait disparu.

Je n’ai, tu le sais, mon cher abbé, qu’une foi moyenne, tu as la grandeur d’âme, l’amitié, de tolérer ma froideur, et de me laisser libre, attendant l’avenir, dis-tu; mais je suis absolument incrédule aux reliques des brocanteurs en piété, et tu partages mes doutes absolus à cet égard. Donc, la perte de cette parcelle de carcasse de mouton ne me désola point, et je me procurai, sans peine, un fragment analogue que je collai soigneusement dans l’intérieur de mon bijou.

Et j’allai chez ma fiancée.

Dès qu’elle me vit entrer, elle s’élança devant moi, anxieuse et souriante: «Qu’est-ce que vous m’avez rapporté?»

Je fis semblant d’avoir oublié; elle ne me crut pas. Je me laissai prier, supplier mêmes et, quand je la sentais éperdue de curiosité, je lui offris le saint médaillon. Elle demeura saisie de joie. «Une relique! Oh! une relique!» et elle baisait passionnément la boîte. J’eus honte de ma supercherie.

Mais une inquiétude l’effleura, qui devint aussitôt une crainte horrible; et, me fixant au fond des yeux:

«Etes-vous bien sûr qu’elle soit authentique?

– Absolument certain.

– Comment cela?»

J’étais pris. Avouer que j’avais acheté cet ossement à un marchand courant les rues, c’était me perdre. Que dire? Une idée folle me traversa l’esprit; je répondis à voix basse, d’un ton mystérieux:

«Je l’ai volée pour vous».

Elle me contempla avec ses grands yeux émerveillés et ravis. «Oh! vous l’avez volée. Où ça?

– Dans la cathédrale, dans la châsse même des onze mille vierges». Son coeur battait; elle défaillait de bonheur; elle murmura:

«Oh! vous avez fait cela… pour moi. Racontez… dites-moi tout!»

C’était fini, je ne pouvais plus reculer. J’inventai une histoire fantastique avec des détails précis et surprenants. J’avais donné cent francs au gardien de l’édifice pour le visiter seul; la châsse était en réparation, mais je tombais juste à l’heure du déjeuner des ouvriers et du clergé, en enlevant un panneau que je recollai ensuite soigneusement, j’avais pu saisir un petit os (oh! si petit) au milieu d’une quantité d’autres (je dis une quantité en songeant à ce que doivent produire les débris des onze mille squelettes de vierges). Puis je m’étais rendu chez un orfèvre et j’avais acheté un bijou digne de la relique.

Je n’étais pas fâché de lui faire savoir que le médaillon m’avait coûté cinq cents francs.

Mais elle ne songeait guère à cela, elle m’écoutait frémissante, en extase. Elle murmura: «Comme je vous aime!» et se laissa tomber dans mes bras.

Remarque ceci: J’avais commis pour elle, un sacrilège. J’avais volé; j’avais violé une église, violé une châsse – violé et volé des reliques sacrées. Elle m’adorait pour cela; me trouvait tendre, parfait, divin. Telle est la femme, mon cher abbé, toute la femme.

Pendant deux mois, je fus le plus admirable des fiancés. Elle avait organisé dans sa chambre une sorte de chapelle magnifique pour y placer cette parcelle de côtelette qui m’avait fait accomplir, croyait-elle, ce divin crime d’amour, et elle s’exaltait là, devant, soir et matin.

Je l’avais priée du secret, par crainte, disais-je, de me voir arrêté, condamné, livré à l’Allemagne. Elle m’avait tenu parole.

Or, voilà qu’au commencement de l’été, un désir fou lui vint de voir le lieu de mon exploit. Elle pria tant et si bien son père (sans lui avouer sa raison secrète) qu’il l’emmena à Cologne en me cachant cette excursion, selon le désir de sa fille.

Je n’ai pas besoin de te dire que je n’ai pas vu la cathédrale à l’intérieur. J’ignore où est le tombeau (S’il y a tombeau?) des onze mille vierges. Il paraît que ce sépulcre est inabordable, hélas!

Je reçus, huit jours après, dix lignes me rendant ma parole; plus une lettre explicative du père, confident tardif.

À l’aspect de la châsse, elle avait compris soudain ma supercherie, mon mensonge et, en même temps, ma réelle innocence. Ayant demandé au gardien des reliques si aucun vol n’avait été commis, l’homme s’était mis à rire en démontrant l’impossibilité d’un semblable attentat.

Mais du moment que je n’avais pas fracturé un lieu sacré et plongé ma main profane au milieu de restes vénérables, je n’étais plus digne de ma blonde et délicate fiancée.

On me défendit l’entrée de la maison. J’eus beau prier, supplier, rien ne put attendrir la belle dévote.

Je fus malade de chagrin.

Or, la semaine dernière, sa cousine, qui est aussi la tienne, Mme d’Arville, me fit prier de la venir trouver.

Voici les conditions de mon pardon. Il faut que j’apporte une relique, une vraie, authentique, certifiée par Notre Saint-Père le Pape, d’une vierge et martyre quelconque.

Je deviens fou d’embarras et d’inquiétude.

J’irai à Rome s’il le faut. Mais je ne puis me présenter au Pape à l’improviste et lui raconter ma sotte aventure. Et puis je doute qu’on confie aux particuliers des reliques véritables.

Ne pourrais-tu me recommander à quelque monsignor, ou seulement à quelque prélat français, propriétaire de fragments d’une sainte? Toi-même, n’aurais-tu pas en tes collections le précieux objet réclamé?

Sauve-moi, mon cher abbé, et je te promets de me convertir dix ans plus tôt!

Mme d’Arville, qui prend la chose au sérieux, m’a dit: «Cette pauvre Gilberte ne se mariera jamais».

Mon bon camarade, laisseras-tu ta cousine mourir victime d’une stupide fumisterie? Je t’en supplie, fais qu’elle ne soit pas la onze mille et unième.

Pardonne, je suis indigne; mais je t’embrasse et je t’aime de tout coeur.

Ton vieil ami,

Henri Pontal.

17 octobre 1882

LE LIT

Par un torride après-midi du dernier été, le vaste hôtel des Ventes semblait endormi, et les commissaires-priseurs adjugeaient d’une voix mourante. Dans une salle du fond, au premier étage, un lot d’anciennes soieries d’église gisaient en un coin.

C’étaient des chapes solennelles et de gracieuses chasubles où des guirlandes brodées s’enroulaient autour des lettres symboliques sur un fond de soie un peu jaunie, devenue crémeuse, de blanche qu’elle fut jadis.

 

Quelques revendeurs attendaient, deux ou trois hommes à barbes sales et une grosse femme ventrue, une de ces marchandes dites à la toilette, conseillères et protectrices d’amour prohibées, qui brocantent sur la chair humaine jeune et vieille autant que sur les jeunes et vieilles nippes.

Soudain, on mit en vente une mignonne chasuble Louis XV, jolie comme une robe de marquise, restée fraîche avec une procession de muguets autour de la croix, de longs iris bleus montant jusqu’aux pieds de l’emblème sacré et, dans les coins, des couronnes de roses. Quand je l’eus achetée, je m’aperçus qu’elle était demeurée vaguement odorante, comme pénétrée d’un reste d’encens, ou plutôt comme habitée encore par ces si légères et si douces senteurs d’autrefois qui semblent des souvenirs de parfum, l’âme des essences évaporées.

Quand je l’eus chez moi, j’en voulus couvrir une petite chaise de la même époque charmante; et, la maniant pour prendre les mesures, je sentis sous mes doigts se froisser des papiers. Ayant fendu la doublure, quelques lettres tombèrent à mes pieds. Elles étaient jaunies; et l’encre effacée semblait de la rouille. Une main fine avait tracée sur une face de la feuille pliée à la mode ancienne: «À monsieur, monsieur l’abbé d’Argencé».

Les trois premières lettres fixaient simplement des rendez-vous. Et voici la quatrième:

«Mon ami, je suis malade, toute souffrante, et je ne quitte pas mon lit. La pluie bat mes vitres, et je reste chaudement, mollement rêveuse, dans la tiédeur des duvets. J’ai un livre, un livre que j’aime et qui me semble fait avec un peu de moi. Vous dirais-je lequel? Non. Vous me gronderiez. Puis, quand j’ai lu, je songe, et je vais vous dire à quoi.

On a mis derrière ma tête des oreillers qui me tiennent assise, et je vous écris sur ce mignon pupitre que j’ai reçu de vous.

Etant depuis trois jours en mon lit, c’est à mon lit que je pense, et même dans le sommeil j’y médite encore.

Le lit, mon ami, c’est toute notre vie. C’est là qu’on naît, c’est là qu’on aime, c’est là qu’on meurt.

Si j’avais la plume de M. de Crébillon, j’écrirais l’histoire d’un lit. Et que d’aventures émouvantes, terribles, aussi que d’aventures gracieuses, aussi que d’autres attendrissantes! Que d’enseignements n’en pourrait-on pas tirer, et de moralités pour tout le monde?

Vous connaissez mon lit, mon ami. Vous ne vous figurerez jamais que de choses j’y ai découvertes depuis trois jours, et comme je l’aime davantage. Il me semble habité, hanté, dirai-je, par un tas de gens que je ne soupçonnais point et qui cependant ont laissé quelque chose d’eux en cette couche.

Oh! comme je ne comprends pas ceux qui achètent des lits nouveaux, des lits sans mémoires. Le mien, le nôtre, si vieux, si usé, et si spacieux, a dû contenir bien des existences, de la naissance au tombeau. Songez-y, mon ami; songez à tout, revoyez des vies entières entre ces quatre colonnes, sous ce tapis à personnages tendu sur nos têtes, qui a regardé tant de choses. Qu’a-t-il vu depuis trois siècles qu’il est là?

Voici une jeune femme étendue. De temps en temps elle pousse un soupir, puis elle gémit; et les vieux parents l’entourent, et voilà que d’elle sort un petit être miaulant comme un chat, et crispé, tout ridé. C’est un homme qui commence. Elle, la jeune mère, se sent douloureusement joyeuse; elle étouffe de bonheur à ce premier cri, et tend les bras et suffoque et, autour on pleure avec délices; car ce petit morceau de créature vivante séparé d’elle, c’est la famille continuée, la prolongation du sang, du coeur et de l’âme des vieux qui regardent, tout tremblants.

Puis voici que pour la première fois deux amants se trouvent chair à chair dans ce tabernacle de la vie. Ils tremblent, mais transportés d’allégresse, ils se sentent délicieusement l’un près de l’autre; et, peu à peu, leurs bouches s’approchent. Ce baiser divin les confond, ce baiser, porte du ciel terrestre, ce baiser qui chante les délices humaines, qui les promet toujours, les annonce et les devance. Et leur lit s’émeut comme une mer soulevée, ploie et murmure, semble lui-même animé, joyeux, car sur lui le délirant mystère d’amour s’accomplit. Quoi de plus suave, de plus parfait en ce monde que ces étreintes faisant de deux êtres un seul, et donnant à chacun, dans le même moment, la même pensée, la même attente et la même joie éperdue qui descend en eux comme un feu dévorant et céleste?

«Vous rappelez-vous ces vers que vous m’avez lus, l’autre année, dans quelque poète antique, je ne sais lequel, peut-être le doux Ronsard?

 
Et quand au lit nous serons
Entrelacés, nous ferons
Les lascifs, selon les guises
Des amants qui librement
Pratiquent folâtrement
Sous les draps cent mignardises.
 

Ces vers— là, je les voudrais avoir brodés en ce plafond de mon lit, d’où Pyrame et Thisbé me regardent sans fin avec leurs yeux de tapisserie.

Et songez à la mort, mon ami, à tous ceux qui ont exhalé vers Dieu leur dernier souffle en ce lit. Car il est aussi le tombeau des espérances finies, la porte qui ferme tout après avoir été celle qui ouvre le monde. Que de cris, que d’angoisses, de souffrances, de désespoirs épouvantables, de gémissements d’agonie, de bras tendus vers les choses passées, d’appels aux bonheurs terminés à jamais; que de convulsions, de râles, de grimaces, de bouches tordues, d’yeux retournés, dans ce lit où je vous écris, depuis trois siècles qu’il prête aux hommes son abri.

Le lit songez-y, c’est le symbole de la vie; je me suis aperçue de cela depuis trois jours. Rien n’est excellent hors du lit.

Le sommeil n’est-il pas encore un de nos instants les meilleurs?

Mais c’est aussi là qu’on souffre! Il est le refuge des malades, un lieu de douleurs aux corps épuisés.

Le lit, c’est l’homme. Notre Seigneur Jésus, pour prouver qu’il n’avait rien d’humain, ne semble pas avoir jamais eu besoin d’un lit. Il est né sur la paille et mort sur la croix, laissant aux créatures comme nous leur couche de mollesse et de repos.

Que d’autres choses me sont encore venues! mais je n’ai le temps de vous les marquer, et puis me les rappellerais-je toutes? et puis je suis déjà tant fatiguée que je vais retirer mes oreillers, m’étendre tout au long et dormir quelque peu.

Venez me voir demain à trois heures; peut-être serai-je mieux et vous le pourrai-je montrer.

«Adieu, mon ami; voici mes mains pour que vous les baisiez et je vous tends aussi mes lèvres».

16 mars 1882

FOU?

Suis-je fou? ou seulement jaloux? Je n’en sais rien, mais j’ai souffert horriblement. J’ai accompli un acte de folie, de folie furieuse, c’est vrai; mais la jalousie haletante, mais l’amour exalté, trahi, condamné, mais la douleur abominable que j’endure, tout cela ne suffit-il pas pour nous faire commettre des crimes et des folies sans être vraiment criminel par le coeur ou par le cerveau?

Oh! j’ai souffert, souffert, souffert d’une façon continue, aiguë, épouvantable. J’ai aimé cette femme d’un élan frénétique… Et cependant est-ce vrai? L’ai-je aimée? Non, non, non. Elle m’a possédé âme et corps, envahi, lié. J’ai été, je suis sa chose, son jouet. J’appartiens à son sourire, à sa bouche, à son regard, aux lignes de son corps, à la forme de son visage, je halète sous la domination de son apparence extérieure; mais Elle, la femme de tout cela, l’être de ce corps, je la hais, je la méprise, je l’exècre, je l’ai toujours haïe, méprisée, exécrée; car elle est perfide, bestiale, immonde, impure; elle est la femme de perdition, l’animal sensuel et faux chez qui l’âme n’est point, chez qui la pensée ne circule jamais comme un air libre et vivifiant, elle est la bête humaine; moins que cela: elle n’est qu’un flanc, une merveille de chair douce et ronde qu’habite l’Infamie.

Les premiers temps de notre liaison furent étranges et délicieux. Entre ses bras toujours ouverts, je m’épuisais dans une rage d’inassouvissable désir. Ses yeux, comme s’ils m’eussent donné soif, me faisaient ouvrir la bouche. Ils étaient gris à midi, teintés de vert à la tombée du jour, et bleus au soleil levant. Je ne suis pas fou; je jure qu’ils avaient ces trois couleurs.

Aux heures d’amour ils étaient bleus, comme meurtris, avec des pupilles énormes et nerveuses. Ses lèvres, remuées d’un tremblement, laissaient jaillir parfois la pointe rose et mouillée de sa langue, qui palpitait comme celle d’un reptile; et ses paupières lourdes se relevaient lentement, découvrant ce regard ardent et anéanti qui m’affolait. En l’étreignant dans mes bras je regardais son oeil et je frémissais, secoué tout autant par le besoin de tuer cette bête que par la nécessité de la posséder sans cesse.

Quand elle marchait à travers ma chambre, le bruit de chacun de ses pas faisait une commotion dans mon coeur; et quand elle commençait à se dévêtir, laissait tomber sa robe, et sortant, infâme et radieuse, du linge qui s’écrasait autour d’elle, je sentais tout le long de mes membres, le long des bras, le long des jambes, dans ma poitrine essoufflée, une défaillance infinie et lâche.

Un jour, je m’aperçus qu’elle était lasse de moi. Je le vis dans son oeil, au réveil. Penché sur elle, j’attendais, chaque matin ce premier regard. Je l’attendais plein de rage, de haine, de mépris pour cette brute endormie dont j’étais l’esclave. Mais quand le bleu pâle de sa prunelle, ce bleu liquide comme de l’eau, se découvrait, encore languissant, encore fatigué, encore malade des récentes caresses, c’était comme une flamme rapide qui me brûlait, exaspérant mes ardeurs. Ce jour-là, quand s’ouvrit sa paupière, j’aperçus un regard indifférent et morne qui ne désirait plus rien.

Oh! je le vis, je le sus, je le sentis, je le compris tout de suite. C’était fini, fini, pour toujours. Et j’en eus la preuve à chaque heure, à chaque seconde.

Quand je l’appelais des bras et des lèvres, elle se retournait ennuyée, murmurant: «Laissez-moi donc!» ou bien: «Vous êtes odieux!» ou bien: «Ne serai-je jamais tranquille!»

Alors, je fus jaloux, mais jaloux comme un chien et rusé, défiant, dissimulé. Je savais bien qu’elle recommencerait bientôt, qu’un autre viendrait pour rallumer ses sens.

Je fus jaloux avec frénésie, mais je ne suis pas fou; non, certes, non.

J’attendis; oh! j’épiais; elle ne m’aurait pas trompé; mais elle restait froide, endormie. Elle disait parfois: «Les hommes me dégoûtent». Et c’était vrai.

Alors je fus jaloux d’elle-même; jaloux de son indifférence, jaloux de la solitude de ses nuits; jaloux de ses gestes, de sa pensée que je sentais toujours infâme, jaloux de tout ce que je devinais. Et quand elle avait parfois, à son lever, ce regard mou qui suivait jadis nos nuits ardentes, comme si quelque concupiscence avait hanté son âme et remué ses désirs, il me venait des suffocations de colère, des tremblements d’indignation, des démangeaisons de l’étrangler, de l’abattre sous mon genou et de lui faire avouer, en lui serrant la gorge, tous les secrets honteux de son coeur.

Suis-je fou? – Non.

Voilà qu’un soir je la sentis heureuse. Je sentis qu’une nouvelle passion vibrait en elle. J’en étais sûr, indubitablement sûr. Elle palpitait comme après mes étreintes; son oeil flambait, ses mains étaient chaudes, toute sa personne vibrante dégageait cette vapeur d’amour d’où mon affolement était venu.

Je feignis de ne rien comprendre, mais mon attention l’enveloppait comme un filet.

Je ne découvrais rien, pourtant.

J’attendis une semaine, un mois, une saison. Elle s’épanouissait dans l’éclosion d’une incompréhensible ardeur; elle s’apaisait dans le bonheur d’une insaisissable caresse.

Et, tout à coup, je devinai! Je ne suis pas fou. Je le jure, je ne suis pas fou!

Comment dire cela? Comment me faire comprendre? Comment exprimer cette abominable et incompréhensible chose?

Voici de quelle manière je fus averti.

Un soir, je vous l’ai dit, un soir, comme elle rentrait d’une longue promenade à cheval, elle tomba, les pommettes rouges, la poitrine battante, les jambes cassées, les yeux meurtris, sur une chaise basse, en face de moi. Je l’avais vue comme cela! Elle aimait! Je ne pouvais m’y tromper!

Alors, perdant la tête, pour ne plus la contempler, je me tournai vers la fenêtre, et j’aperçus un valet emmenant par la bride vers l’écurie son grand cheval qui se cabrait.

Elle aussi suivait de l’oeil l’animal ardent et bondissant. Puis, quand il eut disparu, elle s’endormit tout à coup.

 

Je songeais toute la nuit; et il me sembla pénétrer des mystères que je n’avais jamais soupçonnés. Qui sondera jamais les perversions de la sensualité des femmes? Qui comprendra leurs invraisemblables caprices et l’assouvissement étrange des plus étranges fantaisies?

Chaque matin, dès l’aurore, elle partait au galop par les plaines et les bois; et chaque fois, elle rentrait alanguie, comme après des frénésies d’amour.

J’avais compris! j’était jaloux maintenant du cheval nerveux et galopant; jaloux du vent qui caressait son visage quand elle allait d’une course folle; jaloux des feuilles qui baisaient, en passant, ses oreilles; des gouttes de soleil qui lui tombaient sur le front à travers les branches; jaloux de la selle qui la portait et qu’elle étreignait de sa cuisse.

C’était tout cela qui la faisait heureuse, qui l’exaltait, l’assouvissait, l’épuisait et me la rendait ensuite insensible et presque pâmée.

Je résolus de me venger. Je fus doux et plein d’attentions pour elle. Je lui tendais la main quand elle allait sauter à terre après ses courses effrénées. L’animal furieux ruait vers moi; elle le flattait sur son cou recourbé, l’embrassait sur ses naseaux frémissants sans essuyer ensuite ses lèvres; et le parfum de son corps en sueur, comme après la tiédeur du lit, se mêlait sous ma narine à l’odeur âcre et fauve de la bête.

Je sortis avant l’aurore, avec une corde dans la main et mes pistolets cachés sur ma poitrine, comme si j’allais me battre en duel.

Je courus vers le chemin qu’elle aimait; je tendis la corde entre deux arbres; puis je me cachai dans les herbes.

J’avais l’oreille contre le sol; j’entendis son galop lointain; puis je l’aperçus là-bas, sous les feuilles comme au bout d’une voûte, arrivant à fond de train. Oh! je ne m’étais pas trompé, c’était cela! Elle semblait transportée d’allégresse, le sang aux joues, de la folie dans le regard; et le mouvement précipité de la course faisait vibrer ses nerfs d’une jouissance solitaire et furieuse.

L’animal heurta mon piège des deux jambes de devant, et roula, les os cassés. Elle, je la reçus dans mes bras. Je suis fort à porter un boeuf. Puis, quand je l’eus déposée à terre, je m’approchai de Lui qui nous regardait; alors, pendant qu’il essayait de me mordre encore, je lui mis un pistolet dans l’oreille… et je le tuai… comme un homme.

Mais je tombai moi-même, la figure coupée par deux coups de cravache; et comme elle se ruait de nouveau sur moi, je lui tirai mon autre balle dans le ventre.

Dites-moi, suis-je fou?

23 août 1882