Избранные новеллы. Уровень 1 / Les Nouvelles Choisis

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Mademoiselle Perle

I

Quelle singulière idée j’ai eue, vraiment, ce soir-là, de choisir pour reine Mlle Perle.

Je vais tous les ans faire les Rois[36] chez mon vieil ami Chantal. Mon père, dont il était le plus intime camarade, m’y conduisait quand j’étais enfant. J’ai continué, et je continuerai sans doute tant que je vivrai, et tant qu’il y aura un Chantal[37] en ce monde.

Les Chantal possèdent une maison dans un petit jardin. Ils sont chez eux, là, comme en province. De Paris, du vrai Paris, ils ne connaissent rien, ils ne soupçonnent rien; ils sont si loin, si loin! Parfois, cependant, ils y font un voyage, un long voyage. Mme Chantal va aux grandes provisions[38], comme on dit dans la famille. Voici comment on va aux grandes provisions.

Mlle Perle, qui a les clefs des armoires de cuisine, prévient que le sucre touche à sa fin[39], que les conserves sont épuisées. Mme Chantal et Mlle Perle font un voyage ensemble, mystérieusement, et reviennent à l’heure du dîner.

Pour les Chantal, toute la partie de Paris située de l’autre côté de la Seine constitue les quartiers neufs, quartiers habités par une population singulière, bruyante, peu honorable. De temps en temps[40] cependant, on mène les jeunes filles au théâtre, à l’Opéra-Comique ou au Français[41], quand la pièce est recommandée par le journal que lit M. Chantal.

Les jeunes filles ont aujourd’hui dix-neuf et dix-sept ans. Jamais l’idée ne me viendrait de faire attention ou de faire la cour[42] aux demoiselles Chantal; c’est à peine[43] si on ose leur parler, tant on les sent immaculées.

Quant au père[44], c’est un charmant homme, très ouvert, très cordial, mais qui aime avant tout le repos, le calme, la tranquillité.

Les Chantal ont des relations cependant, mais des relations restreintes, choisies avec soin dans le voisinage. Aux Rois, je suis le seul convive étranger.

II

Donc, cette année, comme les autres années, j’ai été dîner chez les Chantal pour fêter l’Épiphanie[45].

On se mit à table comme toujours, et le dîner s’acheva sans qu’on eût dit rien à retenir[46].

Au dessert, on apporta le gâteau des Rois[47]. Or, chaque année, M. Chantal était roi. Était-ce l’effet d’un hasard continu ou d’une convention familiale, je n’en sais rien. Il proclamait reine Mme Chantal. Aussi, fus-je stupéfait en sentant dans une bouchée de brioche quelque chose de très dur qui faillit me casser une dent.

J’ôtai doucement cet objet de ma bouche et j’aperçus une petite poupée de porcelaine. La surprise me fit dire: «Ah!» On me regarda, et Chantal s’écria en battant des mains: «C’est Gaston. C’est Gaston. Vive le roi![48] vive le roi!»

Tout le monde reprit en chœur[49]: «Vive le roi!»

Chantal dit: «Maintenant, il faut choisir une reine.»

Alors je fus atterré. Voulait-on me faire désigner une des demoiselles Chantal? Était-ce là un moyen de me faire dire celle que je préférais?

Tout à coup[50], j’eus une inspiration, et je tendis à Mlle Perle la poupée symbolique.

Tout le monde fut d’abord surpris, puis on apprécia sans doute[51] ma délicatesse, car on applaudit avec furie. On criait: «Vive la reine! vive la reine!»

Quant à elle, la pauvre vieille fille, elle avait perdu toute contenance; elle balbutiait: «Mais non… mais non… mais non… pas moi… je vous en prie… pas moi… je vous en prie…»

Alors, pour la première fois de ma vie, je regardai Mlle Perle, et je me demandai ce qu’elle était.

Elle faisait partie[52] de la famille Chantal, voilà tout; mais comment? A quel titre? – C’était une grande personne maigre qui s’efforçait de rester inaperçue, mais qui n’était pas insignifiante.

 

Je me mis à la regarder. – Quel âge avait-elle? Quarante ans? Oui, quarante ans. – Elle n’était pas vieille, cette fille, elle se vieillissait.

Tout son visage était fin et discret, un de ces visages qui se sont éteints sans avoir été usés, ou fanés par les fatigues ou les grandes émotions de la vie.

Quelle jolie bouche! et quelles jolies dents! Mais on eût dit[53] qu’elle n’osait pas sourire!

Et, brusquement, je la comparai à Mme Chantal! Certes, Mlle Perle était mieux, cent fois mieux, plus fine, plus noble, plus fière.

J’étais stupéfait de mes observations. On versait du champagne. Je tendis mon verre à la reine. Elle eut envie[54], je m’en aperçus, de se cacher la figure dans sa serviette. On riait; mais je vis bien qu’on l’aimait beaucoup dans la maison.

III

Dès que le dîner fût fini, Chantal me prit par le bras. C’était l’heure de son cigare, heure sacrée. On monta au billard.

Il dit:

– A toi, mon garçon!

Car il me tutoyait, bien que j’eusse vingt-cinq ans[55], mais il m’avait vu tout enfant.

Je commençai donc la partie; mais je demandai tout à coup:

– Dites donc, monsieur Chantal, est-ce que Mlle Perle est votre parente?

Il cessa de jouer, très étonné, et me regarda.

– Comment, tu ne sais pas? tu ne connais pas l’histoire de Mlle Perle? Ton père ne te l’a jamais racontée?

– Mais non.

– Tiens, tiens, que c’est drôle! ah! Si tu savais comme c’est singulier que tu me demandes ça aujourd’hui, un jour des Rois!

– Pourquoi?

– Ah! pourquoi! Écoute. Voilà de cela quarante et un ans, quarante et un ans aujourd’hui même, jour de l’Épiphanie.

Nous habitions alors Roüy-le-Tors. La maison est bâti sur un mamelon qui domine un grand pays de prairies. Nous avions là une maison avec un beau jardin suspendu, soutenu en l’air par les vieux murs de défense. Il y avait aussi une porte de sortie de ce jardin sur la campagne, au bout d’un escalier secret qui descendait dans l’épaisseur des murs, comme on en trouve dans les romans. Une route passait devant cette porte qui était munie d’une grosse cloche, car les paysans, pour éviter le grand tour, apportaient par-là leurs provisions.

Or, cette année-là, aux Rois, il neigeait depuis une semaine.

Nous demeurions en famille à ce moment-là, et nombreux, très nombreux: mon père, ma mère, mon oncle et ma tante, mes deux frères et mes quatre cousines; c’étaient de jolies fillettes; j’ai épousé la dernière. Moi, j’avais quinze ans, puisque j’en ai cinquante-six[56].

Donc, nous allions fêter les Rois[57], et nous étions très gais, très gais! Soudain la cloche du jardin tinta. Mon père appela le domestique et lui dit d’aller voir. Quand l’homme revint, il affirma qu’il n’avait rien vu.

On se mit à table[58]; mais nous étions un peu émus, surtout les jeunes. Ça alla bien jusqu’au rôti, puis voilà que la cloche se remet à sonner[59].

Mon oncle François se leva. C’était une espèce d’hercule[60], très fier de sa force et qui ne craignait rien au monde. Mon père lui dit: «Prends un fusil. On ne sait pas ce que ça peut-être.»

Mais mon oncle ne prit qu’une canne et sortit aussitôt avec le domestique.

L’absence de mon oncle nous parut durer une heure. Il revint enfin, furieux, jurant: «Rien, nom de nom[61], c’est un farceur! Rien que ce maudit chien qui hurle.»

On se remit à dîner, mais tout le monde demeurait anxieux; on sentait bien que ce n’était pas fini, qu’il allait se passer quelque chose, que la cloche, tout à l’heure, sonnerait encore!

Et elle sonna, juste au moment où l’on coupait le gâteau des Rois. Tous les hommes se levèrent ensemble.

La neige tombait si épaisse qu’on y voyait tout juste à dix pas[62]. Mais la lanterne jetait une grande clarté devant nous.

J’entendis qu’on ouvrait la porte sur la plaine; puis mon oncle se remit à jurer: «Nom d’un nom, il est reparti! Tiens, revoilà le chien qui hurle; je vas lui apprendre comment je tire, moi.»

Mais mon père, qui était bon, reprit:

«Il aboie au secours, ce misérable; il appelle comme un homme en détresse. Allons-y.»

Et on se mit en route[63]. A mesure que[64] nous avancions, la voix du chien devenait plus claire, plus forte. Mon oncle cria: «Le voici!» Je ne voyais rien, moi; alors, je rejoignis les autres, et je l’aperçus; il était effrayant et fantastique à voir, ce chien, un gros chien noir, dressé sur ses quatre pattes. Il ne bougeait pas et il nous regardait.

Mon oncle dit: «C’est singulier, il n’avance ni ne recule.»

Alors mon frère Jacques ajouta: «Mais il n’est pas seul. Il y a quelque chose à côté de lui.»

En nous voyant approcher, le chien s’assit sur son derrière. Il n’avait pas l’air méchant[65].

Mon père alla droit à lui et le caressa. On reconnut que le chien était attaché à la roue d’une petite voiture[66] enveloppée tout entière dans trois ou quatre couvertures de laine. On enleva ces linges avec soin[67] aperçut dedans un petit enfant qui dormait.

Mon père dit: «Pauvre abandonné, tu seras des nôtres[68]!» Et il ordonna à mon frère Jacques de rouler devant nous notre trouvaille.

On avait détaché le chien, qui nous suivait.

Comme maman était drôle, contente et effarée! Et mes quatre petites cousines (la plus jeune avait six ans), elles ressemblaient à quatre poules autour d’un nid. On retira enfin de sa voiture l’enfant qui dormait toujours. C’était une fille, âgée de six semaines environ. Et on trouva dans ses langes dix mille francs en or, oui, dix mille francs! que papa plaça pour lui faire une dot[69].

Voilà donc comment Mlle Perle entra, à l’âge de six semaines, dans la maison Chantal.

On se remit à table et le gâteau fut partagé[70]. J’étais roi; et je pris pour reine Mlle Perle, comme vous, tout à l’heure.

 

Dès que l’enfant put comprendre, ma mère lui fit connaître son histoire et fit pénétrer tout doucement, même tendrement dans l’esprit de la petite, qu’elle était pour les Chantal une fille adoptive.

Claire comprit cette situation avec une singulière intelligence.

Ma mère elle-même fut tellement émue par la reconnaissance passionnée. Parfois, quand la petite avait fait quelque chose de bon, de délicat, ma mère relevait ses lunettes sur son front, ce qui indiquait toujours une émotion chez elle et elle répétait: «Mais c’est une perle, une vraie perle, cette enfant!» – Ce nom en resta à la petite Claire qui devint et demeura pour nous Mlle Perle.

IV

M. Chantal se tut. Moi, je restais en face de[71] lui, adossé à la muraille, les mains appuyées sur ma queue de billard inutile.

Il reprit, au bout d’une minute[72]: «Cristi[73], qu’elle était jolie à dix-huit ans… et gracieuse… et parfaite… Ah! la jolie… jolie… charmante fille!..»

Je demandai: «Pourquoi ne s’est-elle pas mariée?»

«Pourquoi? pourquoi? Elle n’a pas voulu… pas voulu… elle n’a pas voulu!»

Une curiosité hardie me poussant tout à coup, je prononçai.

– C’est vous qui auriez dû l’épouser, Monsieur Chantal?

Il tressaillit, me regarda, et dit:

– Moi? épouser qui?

– Mlle Perle.

– Pourquoi ça?

– Parce que vous l’aimiez plus que votre cousine.

Il me regarda avec des yeux étranges, ronds, effarés, puis il balbutia:

– «Je l’ai aimée… moi?.. comment?

– «C’est même à cause d’elle que vous avez tardé si longtemps à épouser votre cousine qui vous attendait depuis six ans.»

Et il se mit à sangloter. Il pleurait d’une façon désolante et ridicule. Moi, effaré, honteux, j’avais envie de me sauver[74].

Et soudain, la voix de Mme Chantal résonna dans l’escalier: «Est-ce bientôt fini, votre fumerie?»

J’ouvris la porte et je criai: «Oui, madame, nous descendons.»

Puis, je me précipitai vers son mari: «Monsieur Chantal, mon ami Chantal, écoutez-moi; votre femme vous appelle, remettez-vous, remettez-vous vite, il faut descendre; remettez-vous.»

Il bégaya: «Oui… oui… je viens… pauvre fille!.. je viens… dites-lui que j’arrive.»

36faire les Rois – праздновать Крещенский сочельник
37un Chantal – хоть один Шанталь (неопределённый артикль un используется с именем собственным в значении «один»)
38Mme Chantal va aux grandes provisions – Госпожа Шанталь отправляется делать закупки
39le sucre touche à sa fin – сахар заканчивается
40De temps en temps – Время от времени
41au Français – Комеди Франсез (Comédie Française) – репертуарный театр, финансируемый правительством. Основан в XVII веке, во время правления Людовика XIV. Там были впервые поставлены, например, «Эдип» (1718) Вольтера и «Женитьба Фигаро» (1755) Бомарше
42faire la cour – ухаживать
43c’est à peine – едва ли
44Quant au père – что касается отца
45l’Épiphanie – праздник Богоявления. Во Франции отмечается 6 января, в день, когда младенца Христа увидели Волхвы (Les Rois mage), отсюда в тексте и другое название – Les Rois.
46sans qu’on eût dit rien à retenir – без чего-либо достойного внимания (eût – форма сослагательного наклонения прошедшего времени – subjonctif imparfait глагола avoir. В данном случае употреблён после sans que…)
47le gâteau des Rois – традиционный французский пирог «с сюрпризом». Его едят на праздник Богоявления. В пирог запекается боб (или фигурка, или монетка), и тот, кто найдёт этот боб становится Королём или Королевой дня, носит корону.
48Vive le roi! – Да здравствует король!
49en chœur – хором
50Tout à coup – Внезапно
51sans doute – вероятно
52Elle faisait partie – Она была частью
53on eût dit – казалось
54Elle eut envie – Ей захотелось
55bien que j’eusse vingt-cinq ans – хотя мне было уже двадцать пять лет (eusse – форма сослагательного наклонения прошедшего времени – subjonctif imparfait глагола avoir. В данном случае употреблён после bien que…)
56Moi, j’avais quinze ans, puisque j’en ai cinquante-six – Мне было пятнадцать лет, ведь теперь мне пятьдесят шесть
57nous allions fêter les Rois – мы собрались праздновать Крещение
58On se mit à table – Мы сели за стол
59la cloche se remet à sonner – колокол снова начал звонить
60une espèce d’hercule – своего рода Геркулес
61nom de nom – чёрт возьми
62La neige tombait si épaisse qu’on y voyait tout juste à dix pas – Снег падал такими густыми хлопьями, что было видно только на десять шагов вперёд
63on se mit en route – мы пустились в путь
64A mesure que… – по мере того, как…
65Il n’avait pas l’air méchant – Он не выглядел злобно
66une petite voiture – коляска
67avec soin – осторожно
68tu seras des nôtres – ты будешь частью нашей семьи
69papa plaça pour lui faire une dot – папа положил в банк (на её имя), чтобы составить ей приданное
70le gâteau fut partagé – и разделили пирог (досл. – пирог был разделён. Пассивный залог – passif глагола partager)
71en face de – напротив
72au bout d’une minute – через минуту
73Cristi – Боже мой
74j’avais envie de me sauver – я хотел сбежать
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