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Claire de Lune

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CONTE DE NOËL

Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix: «Un souvenir de Noël?.. Un souvenir de Noël?..»

Et tout à coup, il s'écria:

– Mais si, j'en ai un, et un bien étrange encore; c'est une histoire fantastique. J'ai vu un miracle! Oui, Mesdames, un miracle, la nuit de Noël.

Cela vous étonne de m'entendre parler ainsi, moi qui ne crois guère à rien. Et pourtant, j'ai vu un miracle! Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu, ce qui s'appelle vu.

En ai-je été fort surpris? non pas; car si je ne crois point à vos croyances, je crois à la foi, et je sais qu'elle transporte les montagnes. Je pourrais citer bien des exemples; mais je vous indignerais et je m'exposerais aussi à amoindrir l'effet de mon histoire.

Je vous avouerai d'abord que si je n'ai pas été convaincu et converti par ce que j'ai vu, j'ai été du moins fort ému, et je vais tâcher de vous dire la chose naïvement, comme si j'avais une crédulité d'Auvergnat.

J'étais alors médecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en pleine Normandie.

L'hiver, cette année-là, fut terrible. Dès la fin de novembre, les neiges arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait de loin les gros nuages venir du nord; et la blanche descente des flocons commença.

En une nuit, toute la pleine fut ensevelie.

Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient s'endormir sous l'accumulation de cette mousse épaisse et légère.

Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les corbeaux, par bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur vie inutilement, s'abattant tous ensemble sur les champs livides et piquant la neige de leurs grands becs.

On n'entendait rien que le glissement vague et continu de cette poussière gelée tombant toujours.

Cela dura huit jours pleins, puis l'avalanche s'arrêta. La terre avait sur le dos un manteau épais de cinq pieds.

Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel, clair comme un cristal bleu le jour, et, la nuit, tout semé d'étoiles qu'on aurait crues de givre, tant le vaste espace était rigoureux, s'étendit sur la nappe unie, dure et luisante des neiges.

La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué par le froid. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus; seules les cheminées des chaumières en chemise blanche révélaient la vie cachée, par les minces filets de fumée qui montaient droit dans l'air glacial.

De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brisés sous l'écorce; et, parfois, une grosse branche se détachait et tombait, l'invincible gelée pétrifiant la sève et cassant les fibres.

Les habitations semées ça et là par les champs semblaient éloignées de cent lieues les unes des autres. On vivait comme on pouvait. Seul, j'essayais d'aller voir mes clients les plus proches, m'exposant sans cesse à rester enseveli dans quelque creux.

Je m'aperçus bientôt qu'une terreur mystérieuse planait sur le pays. Un tel fléau, pensait-on, n'était point naturel. On prétendit qu'on entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui passaient.

Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux émigrants qui voyagent au crépuscule, et qui fuyaient en masse vers le sud. Mais allez donc faire entendre raison à des gens affolés. Une épouvante envahissait les esprits et on s'attendait à un événement extraordinaire.

La forge du père Vatinel était située au bout du hameau d'Épivent, sur la grande route, maintenant invisible et déserte. Or, comme les gens manquaient de pain, le forgeron résolut d'aller jusqu'au village. Il resta quelques heures à causer dans les six maisons qui forment le centre du pays, prit son pain et des nouvelles, et un peu de cette peur épandue sur la campagne.

Et il se remit en route avant la nuit.

Tout à coup, en longeant une haie, il crut voir un oeuf sur la neige; oui, un oeuf, déposé là, tout blanc comme le reste du monde. Il se pencha, c'était un oeuf en effet. D'où venait-il? Quelle poule avait pu sortir du poulailler et venir pondre en cet endroit? Le forgeron s'étonna, ne comprit pas; mais il ramassa l'oeuf et le porta à sa femme.

– Tiens, la maîtresse, v'là un oeuf que j'ai trouvé sur la route!

La femme hocha la tête: – Un oeuf sur la route? Par ce temps-ci, t'es soûl, bien sûr?

– Mais non, la maîtresse, même qu'il était au pied d'une haie, et encore chaud, pas gelé. Le v'là, j'me l'ai mis sur l'estomac pour qui n'refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton dîner.

L'oeuf fut glissé dans la marmite où mijotait la soupe, et le forgeron se mit à raconter ce qu'on disait par la contrée. La femme écoutait, toute pâle.

– Pour sûr, que j'en ai entendu, des sifflets, l'autre nuit, même qu'ils semblaient v'nir de la cheminée.

On se mit à table, on mangea la soupe d'abord, puis, pendant que le mari étendait du beurre sur son pain, la femme prit l'oeuf et l'examina d'un oeil méfiant.

– Si y avait qué que chose dans c't'oeuf?

– Que que tu veux qu'y ait?

– J'sais ti, mé?

– Allons, mange-le, et fais pas la bête.

Elle ouvrit l'oeuf. Il était comme tous les oeufs, et bien frais. Elle se mit à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, le reprenant. Le mari disait:

– Eh bien! qué goût qu'il a, c't'oeuf?

Elle ne répondait pas, et elle acheva de l'avaler; puis, soudain elle planta sur son homme des yeux fixes, hagards, affolés; leva les bras, les tordit et, convulsée de la tête aux pieds, roula par terre en poussant des cris horribles.

Toute la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables, secouée de tremblements effrayants, déformée par de hideuses convulsions. Le forgeron, impuissant à la tenir, fut obligé de la lier.

Et elle hurlait sans repos, d'une voix infatigable:

– J'l'ai dans l'corps! J'l'ai dans l'corps!

Je fus appelé le lendemain. J'ordonnai tous les calmants connus sans obtenir le moindre résultat. Elle était folle.

Alors, avec une incroyable rapidité, malgré l'obstacle des hautes neiges, la nouvelle, une nouvelle étrange, courut de ferme en ferme: «La femme au forgeron qu'est possédée!» Et on venait de partout, sans oser pénétrer dans la maison; on écoutait de loin ses cris affreux poussés d'une voix si forte qu'on ne les aurait pas crus d'une créature humaine.

Le curé du village fut prévenu. C'était un vieux prêtre naïf. Il accourut en surplis comme pour administrer un mourant et il prononça, en étendant les mains, les formules d'exorcisme, pendant que quatre hommes maintenaient sur un lit la femme écumante et tordue.

Mais l'esprit ne fut point chassé.

Et la Noël arriva sans que le temps eût changé.

La veille au matin, le prêtre vint me trouver:

– J'ai envie, dit-il, de faire assister à l'office de cette nuit cette malheureuse. Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, à l'heure même où il naquit d'une femme.

Je répondis au curé:

– Je vous approuve absolument, Monsieur l'abbé. Si elle a l'esprit frappé par la cérémonie sacrée (et rien n'est plus propice à l'émouvoir), elle peut être sauvée sans autre remède.

Le vieux prêtre murmura:

– Vous n'êtes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n'est-ce pas? Vous vous chargez de l'amener?

Et je lui promis mon aide.

Le soir vint, puis la nuit; et la cloche de l'église se mit à sonner, jetant sa voix plaintive à travers l'espace morne, sur l'étendue blanche et glacée des neiges.

Des êtres noirs s'en venaient lentement, par groupes, dociles au cri d'airain du clocher. La pleine lune éclairait d'une lueur vive et blafarde tout l'horizon, rendait plus visible la pâle désolation des champs.

J'avais pris quatre hommes robustes et je me rendis à la forge.

La Possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On la vêtit proprement malgré sa résistance éperdue, et on l'emporta.

L'église était maintenant pleine de monde, illuminée et froide; les chantres poussaient leurs notes monotones; le serpent ronflait; la petite sonnette de l'enfant de choeur tintait, réglant les mouvements des fidèles.

J'enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytère, et j'attendis le moment que je croyais favorable. Je choisis l'instant qui suit la communion. Tous les paysans, hommes et femmes, avaient reçu leur Dieu pour fléchir sa rigueur. Un grand silence planait pendant que le prêtre achevait le mystère divin.

Sur mon ordre, la porte fut ouverte et mes quatre aides apportèrent la folle.

Dès qu'elle aperçut les lumières, la foule à genoux, le choeur en feu et le tabernacle doré, elle se débattit d'une telle vigueur qu'elle faillit nous échapper, et elle poussa des clameurs si aiguës qu'un frisson d'épouvante passa dans l'église; toutes les têtes se relevèrent; des gens s'enfuirent.

Elle n'avait plus la forme d'une femme, crispée et tordue en nos mains, le visage contourné, les yeux fous.

On la traîna jusqu'aux marches du choeur et puis on la tint fortement accroupie à terre.

Le prêtre s'était levé; il attendait. Dès qu'il la vit arrêtée, il prit en ses mains l'ostensoir ceint de rayons d'or, avec l'hostie blanche au milieu, et, s'avançant de quelques pas, il l'éleva de ses deux bras tendus au-dessus de sa tête, le présentant aux regards égarés de la Démoniaque.

Elle hurlait toujours, l'oeil fixé, tendu sur cet objet rayonnant. Et le prêtre demeurait tellement immobile qu'on l'aurait pris pour une statue.

Et cela dura longtemps, longtemps.

La femme semblait saisie de peur, fascinée; elle contemplait fixement l'ostensoir, secouée encore de tremblements terribles, mais passagers, et criant toujours, mais d'une voix moins déchirante.

 

Et cela dura encore longtemps.

On eût dit qu'elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu'ils étaient rivés sur l'hostie; et elle ne faisait plus que gémir; et son corps roidi s'amollissait, s'affaissait. Toute la foule était prosternée le front par terre. La Possédée maintenant baissait rapidement les paupières, puis les relevait aussitôt, comme impuissante à supporter la vue de son Dieu. Elle s'était tue. Et puis soudain, je m'aperçus que ses yeux demeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules, hypnotisée, pardon, vaincue par la contemplation persistante de l'ostensoir aux rayons d'or, terrassée par le Christ victorieux.

On l'emporta, inerte, pendant que le prêtre remontait vers l'autel.

L'assistance bouleversée entonna un Te Deum d'actions de grâces.

Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis se réveilla sans aucun souvenir de la possession ni de la délivrance.

Voilà, Mesdames, le miracle que j'ai vu. Le docteur Bonenfant se tut, puis ajouta d'une voix contrariée: – Je n'ai pu refuser de l'attester par écrit.

* * * * *

LA REINE HORTENSE

On l'appelait, dans Argenteuil, la reine Hortense. Personne ne sut jamais pourquoi. Peut-être parce qu'elle parlait ferme comme un officier qui commande? Peut-être parce qu'elle était grande, osseuse, impérieuse? Peut-être parce qu'elle gouvernait un peuple de bêtes domestiques, poules, chiens, chats, serins et perruches, de ces bêtes chères aux vieilles filles? Mais elle n'avait pour ces animaux familiers ni gâteries, ni mots mignards, ni ces puériles tendresses qui semblent couler des lèvres des femmes sur le poil velouté du chat qui ronronne. Elle gouvernait ses bêtes avec autorité; elle régnait.

C'était une vieille fille, en effet, une de ces vieilles filles à la voix cassante, au geste sec, dont l'âme semble dure. Elle avait toujours eu de jeunes bonnes, parce que la jeunesse se plie mieux aux brusques volontés. Elle n'admettait jamais ni contradiction, ni réplique, ni hésitation, ni nonchalance, ni paresse, ni fatigue. Jamais on ne l'avait entendue se plaindre, regretter quoi que ce fût, envier n'importe qui. Elle disait «Chacun sa part» avec une conviction de fataliste. Elle n'allait pas à l'église, n'aimait pas les prêtres, ne croyait guère à Dieu, appelant toutes les choses religieuses de la «marchandise à pleureurs».

Depuis trente ans qu'elle habitait sa petite maison, précédée d'un petit jardin longeant la rue, elle n'avait jamais modifié ses habitudes, ne changeant que ses bonnes impitoyablement, lorsqu'elles prenaient vingt et un ans.

Elle remplaçait sans larmes et sans regrets ses chiens, ses chats et ses oiseaux quand ils mouraient de vieillesse ou d'accident, et elle enterrait les animaux trépassés dans une plate-bande, au moyen d'une petite boche, puis tassait la terre dessus de quelques coups de pied indifférents.

Elle avait dans la ville quelques connaissances, des familles d'employés dont les hommes allaient à Paris tous les jours. De temps en temps, on l'invitait à venir prendre une tasse de thé le soir. Elle s'endormait inévitablement dans ces réunions, et il fallait la réveiller pour qu'elle retournât chez elle. Jamais elle ne permit à personne de l'accompagner, n'ayant peur ni le jour ni la nuit. Elle ne semblait pas aimer les enfants.

Elle occupait son temps à mille besognes de mâle, menuisant, jardinant, coupant le bois avec la scie ou la hache, réparant sa maison vieillie, maçonnant même quand il le fallait.

Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l'an; les Cimme et les Colombel, ses deux soeurs ayant épousé l'une un herboriste, l'autre un petit rentier. Les Cimme n'avaient pas de descendants; les Colombel en possédaient trois: Henri, Pauline et Joseph. Henri avait vingt ans, Pauline dix-sept et Joseph trois ans seulement, étant venu alors qu'il semblait impossible que sa mère fût encore fécondée.

Aucune tendresse n'unissait la vieille fille à ses parents.

Au printemps de l'année 1882, la reine Hortense tomba malade tout à coup. Les voisins allèrent chercher un médecin qu'elle chassa. Un prêtre s'étant alors présenté, elle sortit de son lit à moitié nue pour le jeter dehors.

La petite bonne, éplorée, lui faisait de la tisane.

Après trois jours de lit, la situation parut devenir si grave, que le tonnelier d'à côté, d'après le conseil du médecin, rentré d'autorité dans la maison, prit sur lui d'appeler les deux familles.

Elles arrivèrent par le même train vers dix heures du matin, les Colombel ayant amené le petit Joseph.

Quand elles se présentèrent à l'entrée du jardin, elles aperçurent d'abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre le mur.

Le chien dormait couché sur le paillasson de la porte d'entrée, sous une brûlante tombée de soleil; deux chats, qu'on eût crus morts, étaient allongés sur le rebord des deux fenêtres, les yeux fermés, les pattes et la queue tout au long étendues.

Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins, vêtus de duvet jaune, léger comme de la ouate, à travers le petit jardin; et une grande cage accrochée au mur, couverte de mouron, contenait un peuple d'oiseaux qui s'égosillaient dans la lumière de cette chaude matinée de printemps.

Deux inséparables dans une autre cagette en forme de chalet restaient bien tranquilles, côte à côte sur leur bâton.

M. Cimme, un très gros personnage soufflant, qui entrait toujours le premier partout, écartant les autres, hommes ou femmes, quand il le fallait, demanda:

– Eh bien, Céleste, ça ne va donc pas?

La petite bonne gémit à travers ses larmes: – Elle ne me reconnaît seulement plus. Le médecin dit que c'est la fin.

Tout le monde se regarda.

Mme Cimme et Mme Colombel s'embrassèrent instantanément, sans dire un mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours porté des bandeaux plats et des châles rouges, des cachemires français éclatants comme des brasiers.

Cimme se tourna vers son beau-frère, homme pâle, jaune et maigre, ravagé par une maladie d'estomac, et qui boitait affreusement, et il prononça d'un ton sérieux:

– Bigre! il était temps.

Mais personne n'osait pénétrer dans la chambre de la mourante située au rez-de-chaussée. Cimme lui-même cédait le pas. Ce fut Colombel qui se décida le premier, et il entra en se balançant comme un mât de navire, faisant sonner sur les pavés le fer de sa canne.

Les deux femmes se hasardèrent ensuite, et M. Cimme ferma la marche.

Le petit Joseph était resté dehors, séduit par la vue du chien.

Un rayon de soleil coupait en deux le lit, éclairant tout juste les mains qui s'agitaient nerveusement, s'ouvrant et se fermant sans cesse. Les doigts remuaient comme si une pensée les eût animés, comme s'ils eussent signifié des choses, indiqué des idées, obéi à une intelligence. Tout le reste du corps restait immobile sous le drap. La figure anguleuse n'avait pas un tressaillement. Les yeux demeuraient fermés.

Les parents se déployèrent en demi-cercle et se mirent à regarder, sans dire un mot, la poitrine serrée, la respiration courte. La petite bonne les avait suivis et larmoyait toujours.

A la fin, Cimme demanda: – Qu'est-ce que dit au juste le médecin?

La servante balbutia: – Il dit qu'on la laisse tranquille, qu'il n'y a plus rien à faire.

Mais, soudain, les lèvres de la vieille fille se mirent à s'agiter. Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des mots cachés dans cette tête de mourante, et ses mains précitaient leur mouvement singulier.

Tout à coup elle parla d'une petite voix maigre qu'on ne lui connaissait pas, d'une voix qui semblait venir de loin, du fond de ce coeur toujours fermé peut-être?

Cimme s'en alla sur la pointe du pied, trouvant pénible ce spectacle.

Colombel, dont la jambe estropiée se fatiguait, s'assit.

Les deux femmes restaient debout.

La reine Hortense babillait maintenant très vite sans qu'on comprit rien à ses paroles. Elle prononçait des noms, beaucoup de noms, appelait tendrement des personnes imaginaires.

«Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mère. Tu l'aimes bien ta maman, dis, mon enfant? Toi, Rose, tu vas veiller sur ta petite soeur pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laisse pas seule, tu m'entends? Et je te défends de toucher aux allumettes.»

Elle se taisait quelques secondes, puis, d'un ton plus haut, comme si elle eût appelé: «Henriette!» Elle attendait un peu, et reprenait: «Dis à ton père de venir me parler avant d'aller à son bureau.» Et soudain: «Je suis un peu souffrante aujourd'hui, mon chéri; promets-moi de ne pas revenir tard. Tu diras à ton chef que je suis malade. Tu comprends qu'il est dangereux de laisser les enfants seuls quand je suis au lit. Je vais te faire pour le dîner un plat de riz au sucre. Les petits aiment beaucoup cela. C'est Claire qui sera contente!»

Elle se mettait à rire, d'un rire jeune et bruyant, comme elle n'avait jamais ri: «Regarde Jean, quelle drôle de tête il a. Il s'est barbouillé avec les confitures, le petit sale. Regarde donc, mon chéri, comme il est drôle!»

Colombel, qui changeait de place à tout moment sa jambe fatiguée par le voyage, murmura:

– Elle rêve qu'elle a des enfants et un mari, c'est l'agonie qui commence.

Les deux soeurs ne bougeaient toujours point, surprises et stupides.

La petite bonne prononça:

– Faut retirer vos châles et vos chapeaux; voulez-vous passer dans la salle?

Elles sortirent sans avoir prononcé une parole et Colombel les suivit en boitant, laissant de nouveau toute seule la mourante.

Quand elles se furent débarrassées de leurs vêtements de route, les femmes s'assirent enfin. Alors un des chats quitta sa fenêtre, s'étira, sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, qui se mit à le caresser.

On entendait à côté la voix de l'agonisante, vivant, à cette heure dernière, la vie qu'elle avait attendue sans doute, vidant ses rêves eux-mêmes au moment où tout allait finir pour elle.

Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien, s'amusant beaucoup, d'une gaieté de gros homme aux champs, sans aucun souvenir de la mourante.

Mais tout à coup il rentra, et, s'adressant à la bonne:

– Dis donc, ma fille, tu vas nous faire à déjeuner. Qu'est-ce que vous allez manger, mesdames?

On convint d'une omelette aux fines herbes, d'un morceau de faux-filet avec des pommes nouvelles, d'un fromage et d'une tasse de café.

Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher son porte-monnaie, Cimme l'arrêta; puis, se tournant vers la bonne: – Tu dois avoir de l'argent? Elle répondit:

– Oui, Monsieur.

– Combien?

– Quinze francs.

– Ça suffit. Dépêche-toi, ma fille, car je commence à avoir faim.

Mme Cimme, regardant au dehors les fleurs grimpantes baignées de soleil, et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononça d'un air navré: – C'est malheureux d'être venus pour une aussi triste circonstance. Il ferait bien bon dans la campagne aujourd'hui.

Sa soeur soupira sans répondre, et Colombel murmura, ému peut-être par la pensée d'une marche: – Ma jambe me tracasse bougrement.

Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible: l'un poussant des cris de joie, l'autre aboyant éperdument. Ils jouaient à cache-cache autour des trois plates-bandes, courant l'un après l'autre comme deux fous.

La mourante continuait à appeler ses enfants, causant avec chacun, s'imaginant qu'elle les habillait, qu'elle les caressait, qu'elle leur apprenait à lire: «Allons! Simon, répète: ABCD. Tu ne dis pas bien, voyons, D D D, m'entends-tu? Répète alors…»

Cimme prononça: – C'est curieux ce que l'on dit à ces moments-là.

Mme Colombel alors demanda: – Il vaudrait peut-être mieux retourner auprès d'elle. Mais Cimme aussitôt l'en dissuada: – Pourquoi faire, puisque vous ne pouvez rien changer à son état? Nous sommes aussi bien ici.

Personne n'insista. Mme Cimme considéra les deux oiseaux verts, dits inséparables. Elle loua en quelques phrases cette fidélité singulière et blâma les hommes de ne pas imiter ces bêtes. Cimme se mit à rire, regarda sa femme, chantonna d'un air goguenard: «Tra-la-la. Tra-la-la-la», comme pour laisser entendre bien des choses sur sa fidélité, à lui, Cimme.

Colombel, pris maintenant de crampes d'estomac, frappait le pavé de sa canne.

L'autre chat entra la queue en l'air.

On ne se mit à table qu'à une heure.

Dès qu'il eut goûté au vin, Colombel, à qui on avait recommandé de ne boire que du bordeaux de choix, rappela la servante:

– Dis donc, ma fille, est-ce qu'il n'y a rien de meilleur que cela dans la cave?

 

– Oui monsieur, il y a du vin fin qu'on vous servait quand vous veniez.

– Eh bien, va nous en chercher trois bouteilles.

On goûta ce vin qui parut excellent; non pas qu'il provint d'un cru remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimme déclara: – C'est du vrai vin de malade.

Colombel, saisi d'une envie ardente de posséder ce bordeaux, interrogea de nouveau la bonne: – Combien en reste-t-il, ma fille?

– Oh! presque tout, Monsieur, mamz'elle n'en buvait jamais. C'est le tas du fond.

Alors il se tourna vers son beau-frère: – Si vous vouliez, Cimme, je vous reprendrais ce vin-là pour autre chose, il convient merveilleusement à mon estomac.

La poule était entrée à son tour avec son troupeau de poussins; les deux femmes s'amusaient à lui jeter des miettes.

On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assez mangé.

La reine Hortense parlait toujours, mais à voix basse maintenant, de sorte qu'on ne distinguait plus les paroles.

Quand on eut achevé le café, tout le monde alla constater l'état de la malade. Elle semblait calme.

On ressortit et on s'assit en cercle dans le jardin pour digérer.

Tout à coup le chien se mit à tourner autour des chaises de toute la vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule. L'enfant courait derrière éperdument. Tous deux disparurent dans la maison.

Cimme s'endormit le ventre au soleil.

La mourante se remit à parler haut. Puis, tout à coup, elle cria.

Les deux femmes et Colombel s'empressèrent de rentrer pour voir ce qu'elle avait. Cimme, réveillé, ne se dérangea pas, n'aimant point ces choses-là.

Elle s'était assise, les yeux hagards. Son chien, pour échapper à la poursuite du petit Joseph, avait sauté sur le lit, franchi l'agonisante; et, retranché derrière l'oreiller, il regardait son camarade de ses yeux luisants, prêt à sauter de nouveau pour recommencer la partie. Il tenait à la gueule une des pantoufles de sa maîtresse, déchirée à coups de crocs, depuis une heure qu'il jouait avec.

L'enfant, intimidé par cette femme dressée soudain devant lui, restait immobile en face de la couche.

La poule, entrée aussi, effarouchée par le bruit, avait sauté sur une chaise; et elle appelait désespérément ses poussins qui pépiaient, effarés, entre les quatre jambes du siège.

La reine Hortense criait d'une voix déchirante: «Non, non, je ne veux pas mourir, je ne veux pas! je ne veux pas! Qui est-ce qui élèvera mes enfants? Qui les soignera? Qui les aimera? Non, je ne veux pas!.. je ne…»

Elle se renversa sur le dos. C'était fini.

Le chien, très excité, sauta dans la chambre en gambadant.

Colombel courut à la fenêtre, appela son beau-frère: – Arrivez vite, arrivez vite. Je crois qu'elle vient de passer.

Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il pénétra dans la chambre en balbutiant:

– Ç'a été moins long que je n'aurais cru.

* * * * *