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Boule de Suif

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Le Rendez-vous

Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce rendez-vous.

Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était habillée ainsi, pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de Martelet, son amant!

La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un livre à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet de toilette demeurée entr'ouverte. L'heure sonna – trois heures – et la mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, songeant: «Il m'attend déjà. Il va s'énerver». Alors, elle sortit, prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans une heure au plus tard – un mensonge – descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, à pied.

On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades, l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser de sève comme un bois qui verdit.

Mme Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre, comme toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur de l'air, cette émotion de l'été qui nous entre dans la gorge en certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d'idée, elle prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» Cette idée, de nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés.

Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des prétextes pour s'arrêter.

Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu des nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille.

Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes encore de flânerie, – une heure! une heure volée au rendez-vous! Elle y resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois.

Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un patient montant chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolérable de tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans, et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux, douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt. Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi avait-elle commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimée? C'était possible! Pas bien fort mais un peu, voilà si longtemps! Il était bien, recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au premier coup d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré trois mois – temps normal, lutte honorable, résistance suffisante – puis elle avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur? Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, vaincue, conquise, en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar? Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se souvient d'un fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle était très légère. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres, ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure.

Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'à la façon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, ils reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils ont conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à une gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu'ils affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs, et déposé, gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!» n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle dans un moment critique.

Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! dans cette rue de Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître les passants, tous les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée, elle sautait et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout, – son adresse, – son nom, – la profession de son mari, – tout, – car ces concierges sont les plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle avait peur. – De quoi? – Elle ne savait pas! – D'être rappelée, s'il ne comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier? D'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du vicomte, il n'y avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle se sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! Puis, quand tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas reconnaître l'entresol!

Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de soie, très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste!

Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: «Laissez-moi baiser vos mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait dans la chambre, où volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute, il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à succès. Il fallait changer ses effets.

Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le plus dur! Non, il ne changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon garçon, mais banal!..

Dieu, que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre! Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une pareille corvée! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air gauche: – Voulez-vous que je vous aide. – L'aider! Ah oui! à quoi? De quoi était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts pour le savoir.

 

C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» elle l'aurait tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt fois à se rhabiller sans femme de chambre?

Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le beau baron de Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous que je vous aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà! C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la terre, celui-là!..

L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il être agité!» puis elle partit d'une marche plus vive, et sortit du square.

Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à nez avec un monsieur qui la salua profondément.

– Tiens, vous, baron? – dit-elle, surprise. Elle venait justement de penser à lui.

– Oui, madame.

Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il reprit:

– Vous savez que vous êtes la seule – vous permettez que je dise de mes amies, n'est-ce pas? – qui ne soit point encore venue visiter mes collections japonaises.

– Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon!

– Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de visiter une collection rare!

– En tout cas, elle ne peut y aller seule.

– Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules, rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que je vous les nomme – non – je ne le ferai point. Il faut être discret même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que lorsqu'on y va pour une cause inavouable!

– Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-là.

– Alors vous venez voir ma collection.

– Quand?

– Mais tout de suite.

– Impossible, je suis pressée.

– Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square.

– Vous m'espionniez?

– Je vous regardais.

– Vrai, je suis pressée.

– Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas pressée.

Mme Haggan se mit à rire, et avoua:

– Non … non … pas … très…

Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: «Cocher!» et la voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière:

– Montez, madame.

– Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui.

– Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence à nous regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie!

Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en disant au cocher: «rue de Provence».

Mais soudain elle s'écria:

– Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique?

Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au baron:

– Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai oublié complètement.

Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au crayon:

«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une névralgie atroce qui me tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me fasse pardonner.

«JEANNE.»

Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: «Vicomte de Martelet, 240, rue Miromesnil», puis, rendant la carte au baron:

– Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la boîte aux télégrammes.

Bombard

Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il était né avec une incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir immodéré pour ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses forces. Aussitôt qu'il entendait parler d'une affaire sérieuse il devenait distrait, son esprit étant incapable d'une tension ou même d'une attention.

Fils d'un marchand de nouveautés de Caen, il se l'était coulé douce, comme on disait dans sa famille, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans.

Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite que de la fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d'argent.

Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, le teint fleuri, l'oeil bleu, bête et gai, le ventre apparent déjà, il s'habillait avec une élégance tapageuse de provincial en fête. Il riait, criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne humeur orageuse avec une assurance de commis-voyageur. Il considérait que la vie était faite uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu'il fallait mettre un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence hébétée, étant même incapable de tristesse.

Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de répéter une phrase devenue célèbre dans son entourage:

– Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau.

Or, il allait chaque année passer quinze jours à Trouville. Il appelait ça «faire sa saison».

Il s'installait chez des cousins qui lui prêtaient une chambre, et, du jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait sur les planches qui longent la grande plage de sable.

Il allait d'un pas assuré, les mains dans ses poches ou derrière le dos, toujours vêtu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche.

Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant les hommes en gaillard prêt à se flanquer une tripotée, et cherchant … cherchant … car il cherchait.

Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il s'était dit:

– Que diable, dans le tas de celles qui viennent là, je finirai bien par trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de chasse, un flair de Normand, sûr qu'il la reconnaîtrait, rien qu'en l'apercevant, celle qui le ferait riche.

Ce fut un lundi matin qu'il murmura:

– Tiens – tiens – tiens.

Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de juillet où on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes; et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir sous le grand soleil de dix heures. Elles restaient là, en face de la jetée de bois, les unes tout près, d'autres plus loin, d'autres très loin, sans remuer, comme accablées par une paresse de jour d'été, trop nonchalantes pour gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, là-bas, on apercevait vaguement, dans la brume, la côte du Havre portant à son sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse.

Il s'était dit:

– Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisième fois et en sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, expérimentée et hardie, qui s'offre.

Déjà il l'avait remarquée les jours précédents, car elle semblait aussi en quête de quelqu'un. C'était une Anglaise assez grande, un peu maigre, l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une espèce d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vêtue simplement, sobrement, mais coiffée d'une façon drôle, comme elles se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent.

Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup d'oeil enflammé, un coup d'oeil qui disait:

– Me voilà.

Mais comment lui parler?

Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de nouveau arriver en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle.

Il s'élança, la ramassa, et, la présentant:

– Permettez, madame …

Elle répondit:

– Aôh, vos êtes fort gracious.

Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi.

Alors, s'enhardissant, il prononça:

– En voilà un beau temps.

Elle murmura:

– Aôh, délicious!

Et ils restèrent encore en face l'un de l'autre, embarrassés, et ne songeant d'ailleurs à s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut l'audace de demander.

– Vos été pour longtemps dans cette pays.

Il répondit en souriant:

– Oh! oui, tant que je voudrai!

Puis, brusquement, il proposa:

– Voulez-vous venir jusqu'à la jetée? c'est si joli par ces jours-là!

Elle dit simplement:

– Je volé bien.

Et ils s'en allèrent côte à côte, elle de son allure sèche et droite, lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue.

Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen recevaient, un matin, une grande lettre blanche qui disait:

Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate Robertson.

Et, sur l'autre page:

Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son mariage avec Monsieur Simon Bombard.

Ils s'installèrent à Paris.

La fortune de la mariée s'élevait à quinze mille francs de rentes bien claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette personnelle. Il dut prouver que sa tendresse méritait ce sacrifice; il le prouva avec facilité et obtint ce qu'il demandait.

Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'était plus jeune, assurément, et sa fraîcheur avait subi des atteintes; mais elle avait une manière d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les lui refuser.

Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: «Oh! Simon, nô allons nô coucher», qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien à qui on ordonne «à la niche». Et elle savait vouloir en tout, de jour comme de nuit, d'une façon qui forçait les résistances.

Elle ne se fâchait pas; elle ne faisait point de scènes; elle ne criait jamais; elle n'avait jamais l'air irrité ou blessé, ou même froissé. Elle savait parler, voilà tout, et elle parlait à propos, d'un ton qui n'admettait point de réplique.

Plus d'une fois Simon faillit hésiter; mais devant les désirs impérieux et brefs de cette singulière femme, il finissait toujours par céder.

Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux, et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en paya bientôt à satiété, mais avec mille précautions.

Mme Bombard s'en aperçut, sans qu'il devinât à quoi; et elle lui annonça un soir qu'elle avait loué une maison à Nantes où ils habiteraient dans l'avenir.

L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui n'arrivaient point à compenser le besoin de conquêtes féminines qu'il avait au coeur.

Il pêcha à la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux que préfère la carpe ou le gardon, les rives favorites de la brème et les diverses amorces qui tentent les divers poissons.

Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres visions hantaient son esprit.

Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-préfecture et du capitaine de gendarmerie; et ils jouèrent au whist, le soir, au café du Commerce, mais son oeil triste déshabillait la reine de trèfle ou la dame de carreau, tandis que le problème des jambes absentes dans ces figures à deux têtes embrouillait tout à fait les images écloses en sa pensée.

Alors il conçut un plan, un vrai plan de Normand rusé. Il fit prendre à sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille, une coquette, une parée, mais une gaillarde, rouge et râblée, qui n'éveillerait point de soupçons et qu'il avait préparée avec soins à ses projets.

Elle leur fut donnée en confiance par le directeur de l'octroi, un ami complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et Mme Bombard accepta avec confiance le trésor qu'on lui présentait.

 

Simon fut heureux, heureux avec précaution, avec crainte, et avec des difficultés incroyables.

Il ne dérobait à la surveillance inquiète de sa femme que de très courts instants, par-ci par-là, sans tranquillité.

Il cherchait un truc, un stratagème, et il finit par en trouver un qui réussit parfaitement.

Mme Bombard qui n'avait rien à faire se couchait tôt, tandis que Bombard qui jouait au whist, au café du Commerce, rentrait chaque jour à neuf heures et demie précises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurité.

Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise; mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient à son ardeur, et il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans la main de la servante, qui remontait bien vite à son grenier.

Et il riait, il triomphait tout seul, il répétait tout haut, comme le barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pêchant l'ablette:

– Fichue dedans, la patronne.

Et le bonheur de ficher dedans Mme BomBard équivalait, certes, pour lui, à tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquête à gages.

Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les marches, mais elle lui parut plus vive, plus animée que d'habitude, et il demeura peut-être dix minutes au rendez-vous du corridor.

Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y était pas. Il sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba sur une chaise, torturé d'angoisse.

Elle apparut, un bougeoir à la main.

Il demanda, tremblant:

– Tu étais sortie?

Elle répondit tranquillement:

– Je été dans la cuisine boire un verre d'eau.

Il s'efforça de calmer les soupçons qu'elle pouvait avoir; mais elle semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura.

Quand ils pénétrèrent, le lendemain, dans la salle à manger pour déjeuner, Victorine mit sur la table les côtelettes.

Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait délicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et sérieux:

– Tené, ma fille, voilà vingt francs dont j'avé privé vô, hier au soir. Je vô les rendé.

Et la fille interdite prit la pièce d'or qu'elle regardait d'un air stupide, tandis que Bombard, effaré, ouvrait sur sa femme des yeux énormes.