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Le notaire de Chantilly

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XXVI

La France roula au bord de l'abîme.

Depuis longtemps organisée, l'insurrection républicaine rallia, à l'occasion du convoi du général Lamarque, ses forces disséminées: se parqua en silence, dans la soirée du 5 juin, dans les rues ténébreuses du cloître Saint-Merry, et là, malgré une effrayante inégalité de forces, elle offrit le combat à la royauté, qui l'accepta. Paris fut en feu. Plus meurtrier qu'en juillet 1830, le canon tonna dans la longueur des rues; frappées à leur base, des maisons chancelèrent sous les boulets; les ruisseaux portèrent du sang à la Seine.

Laborieuse journée pour tous les partis, qui tous y laissèrent quelque gage de défaite! Les républicains émoussèrent une énergie qu'ils ne montrèrent plus depuis, soit que l'occasion d'en déployer une aussi désespérée ne s'offrît plus, soit qu'on ne profite pas deux fois de l'occasion; le pouvoir compromit dans cette fatale journée la pureté primitive d'une révolution qui n'avait pas encore été souillée; et les partisans de la royauté déchue y perdirent la plus précieuse de leurs espérances; il ne leur était plus permis d'attendre, d'une victoire républicaine sur la royauté de juillet, le retour au trône de la branche aînée.

Prenons à cette histoire de nos troubles civils la part dont ne peut se passer notre récit.

Dès que le tocsin, lancé par volées des tours Notre-Dame, eut trouvé des échos dans les clochers des environs, l'alarme sauta de distance en distance pour se propager dans tous les sens; la campagne s'arma. Par toutes les barrières la population des banlieues regorgea dans la capitale. – Pareille énergie eût en 1814 sauvé Paris. – Les chemins étaient couverts de paysans armés; la garde nationale recueillait le fruit précoce de son institution. En quelques heures, plusieurs départements furent sur pied et attendirent pour savoir à qui la France appartiendrait.

La catastrophe qui mit ainsi face à face dans la rue deux principes qui n'en formaient qu'un, deux ans auparavant, avait consterné les campagnes aussitôt qu'elle y avait été connue.

Loin de Paris, au moins autant que dans ses murs, on craignait, – la menace en avait été si souvent prononcée, – le retour d'un autre bouleversement social semblable à celui de 1793, et qui de nouveau remettrait en question les principes de la propriété. Vraies ou fausses, ces opinions avaient inspiré d'inexprimables craintes à ceux qui possédaient ainsi qu'à ceux qui, avec raison, n'admettent pas de cobénéficiaires au gain d'une fortune acquise sans le concours d'autrui. Cependant l'effroi qui régnait n'était pas celui de 93. Comme on ne croyait pas à la barbarie des républicains, mais beaucoup à l'ambition assez mal dissimulée de quelques-uns, on avait moins peur au fond d'être pendu que d'être pillé. Démentant à peine ces préventions répandues partout, les journaux extrêmes annonçaient, – on ne sait dans quel but étrange de séduction politique, – une révolution sociale complète à la première crise dont leurs doctrines sortiraient triomphantes. Les fortes têtes du parti avaient même déjà dressé la Genèse sociale d'après laquelle les plus riches de la nation régénérée ne posséderaient pas plus de cinquante arpents.

Hors Paris, les fonds publics ne baissent pas à la nouvelle d'une guerre ou à la menace d'une insurrection civile; mais, à la moindre oscillation de l'État, on cloue la porte du grenier; on creuse un trou dans les champs, et l'argent disparaît de la circulation.

Aux hurlements du tocsin, les villageois coururent, les uns, – nous l'avons dit, – au secours de la capitale soulevée, les autres, au dépôt de leurs économies pour le mieux cacher.

Effet ordinaire des calamités politiques: en un instant l'ami n'eut plus de foi en l'ami dont l'opinion lui sembla suspecte; on ferma les portes; l'égoïsme se consulta en famille. On rassembla les écus et les enfants; les hommes prirent les premiers sous leur protection, les mères se réservèrent la défense des autres. Puis, la fourche de fer à la main, on attendit derrière la haie l'arrivée des brigands. Les brigands! menace vague qui reparaît à chaque révolution; terrible parce qu'elle est vague.

On apporta d'autant plus de précipitation à suspendre sur-le-champ, tant à Paris qu'ailleurs, toutes relations d'affaires, à retirer ses fonds, à s'isoler, que jamais insurrection n'avait débuté avec des chances de réussite égales à celles sur lesquelles comptait la révolte de Saint-Merry, formidable en nombre, en moyens d'attaque, en affiliations, en position, et redoutable surtout par son enthousiasme. Issu en droite ligne de celui de juillet, cet enthousiasme s'était ravivé et retrempé dans des serments d'union prononcés sur les restes du général Lamarque.

Maurice arrivait à Paris, où il avait assisté aux premiers engagements entre les républicains et la ligne; il avait vu les soldats râlant dans les ruisseaux, d'autres égorgés sur le dos des bornes; il avait franchi des barricades formées d'un rang de républicains morts et de pavés.

Ses oreilles sifflaient encore du bruit des boulets; les balles avaient percé son chapeau, jeté en ce moment à ses pieds, déformé par la sueur. Le drapeau blanc, le drapeau noir, le drapeau tricolore avaient tour à tour flotté à ses yeux au sommet des maisons de la rue Saint-Martin, le long desquelles il avait plu du sang sur ses joues.

Associé aux pensées de mécontentement dont les actes dynastiques de la révolution de juillet avaient été le point de départ, Maurice approuvait l'esprit d'une insurrection qui allait peut-être assurer la dernière conquête de cette révolution.

Sur le champ de meurtre qu'il avait traversé, il avait été témoin, – sa figure l'attestait suffisamment, – de la mort de ses meilleurs amis, de ses frères en opinion; il avait dû se mêler à leurs rangs crevassés par la mitraille, et verser l'obole de plomb à son parti; il s'était ensuite retiré, se disant que sa vie était à d'autres dans la condition où le sort l'avait placé. Après s'être montré brave, il s'était montré honnête.

Si ses amis se relèvent vainqueurs, ce qu'il est aussi difficile de nier que d'affirmer, dans la matinée du 6 juin qui s'écoule, eh bien, il n'aura pas déserté sa cause; si la royauté, au contraire, se rajeunit dans ce bain de sang, elle n'aura pas à traîner Maurice dans un cachot: il n'aura pas abandonné son poste au milieu de la société.

Depuis son retour à Chantilly, Maurice est enfoncé dans un coin sombre de son cabinet, fuyant le jour, le bruit, se fuyant lui-même; il étend ses doigts crispés sur son front en sueur; il écoute; il parle vite, seul, tout bas; il va à la porte, à son secrétaire, à la croisée; il court ensuite se blottir, s'affaisser, se faire petit dans son coin, les cheveux hérissés, le front jaune, l'œil ouvert.

– Plus d'entrepôt! fut le cri déchirant qui sortit de sa poitrine pour la soulager.

– Plus d'entrepôt à Saint-Denis! Comme on nous a joués! L'entrepôt sera construit à trois lieues de là; il sera construit de l'autre côté de Paris, de l'autre côté de la Seine, de l'autre côté de l'enfer! plus d'entrepôt à Saint-Denis! Et Victor qui me répondait de la promesse de l'employé au ministère, voleur en sous-ordre d'un voleur, qui aura traité des deux mains! mon concurrent lui aura jeté dix mille francs de plus, mille francs, peut-être: le plateau l'aura emporté de son côté. Six cent mille francs engloutis dans cette mare de corruption!

L'entrepôt sera à Grenelle! ignoble dérision! moi qui me ruine en achat de maisons à La Chapelle! Que vais-je faire de ces maisons, nids à rats, de ces masures infectes, payées dix fois leur prix?

Et aux échéances du 15, comment faire honneur aux valeurs contractées pour payer ces maisons?

A chaque bout de mes pensées, l'abîme de la banqueroute; et banqueroute frauduleuse, avec jugement, affiches, exposition; banqueroute avec la marque. On ne marque plus: c'est vrai! Je ne serai pas marqué!

L'entrepôt ne sera pas à Saint-Denis! l'entrepôt sera à Grenelle!

Et si Maurice détourne les yeux du plafond pour les porter autour de lui, son désespoir revêt alors un caractère d'égarement taciturne à inspirer des craintes pour sa raison. Il sourit et pleure à la fois en regardant ces cartons qui ne sont plus placés avec la symétrie des premiers temps. Reflet de son âme, les reliques saintes des familles n'étaient pas autrefois salies de poussière et poussées au hasard sur les étagères.

Le front pétri par ses mains tremblantes, tandis que Maurice cherche dans sa tête, illuminée des sinistres clartés d'une révolution, et traversée des pressentiments d'une imminente banqueroute, une planche de salut, un angle de rocher où s'accrocher dans le naufrage, dût-il s'y suspendre par sa poitrine en lambeaux, Victor entre et lui serre expressivement la main.

– Ta cause est gagnée, Maurice!

– Quelle cause? répond Maurice avec un regard privé d'intelligence, et tel qu'un fou sur qui l'eau glacée d'une douche vient d'être versée.

– Tes amis sont des géants; ils résistent aux baïonnettes, à la mitraille, au canon qui les broie dans les maisons où ils se sont fait jour avec leurs ongles. La rue Saint-Martin, la rue Maubuée, la rue de la Verrerie, toutes les rues environnantes, s'en vont au choc des boulets. Quand les étages s'écroulent, de braves jeunes gens paraissent sur le bord des croisées, saluant la foule qui les maudit; ils sourient et meurent en criant: Vive la république! S'ils tiennent encore jusqu'à demain matin, la royauté ne couchera pas demain soir aux Tuileries.

En échange de ces nouvelles qu'il apportait de Paris, non avec le ton d'un triomphateur, mais avec le parti pris d'un homme prêt à s'accommoder de la république si elle est proclamée, Victor attendait de Maurice quelque explosion patriotique qui fît diversion au chagrin dont il le voyait accablé.

– Plût au ciel, s'écria Maurice, que la révolte ne cessât pas, que l'émeute pulvérisât Paris jusqu'à la dernière maison des faubourgs! Royauté ou république, je péris si les affaires reprennent tranquillement leur cours accoutumé. République ou royauté, il me faudra rembourser plus de quatre cent mille francs le 15 de ce mois; et nous sommes au 6, et nos maisons, depuis la translation de l'entrepôt ne valent pas cinquante mille francs. République ou royauté, mes billets seront protestés; on me poursuivra, on me jugera, on me condamnera, on m'emprisonnera. Il n'y a pas de gouvernement qui remette aux débiteurs leurs dettes: les révolutions ne déplacent pas les principes de l'honneur.

 

Oh! que j'étais heureux, Victor, quand j'ai vu dépaver Paris, briser ses carreaux, incendier une mairie! quand j'ai ouï, avec une joie qui m'a élargi l'âme, le canon, l'affreux canon tuant Paris! Ce désordre entraînera le mien. C'est bien le moins que la dette d'un homme disparaisse, quand une capitale s'engloutit; mais il faut qu'elle s'engloutisse!

Es-tu bien sûr, Victor, qu'on se battait encore quand tu es parti? Es-tu bien sûr que les maisons ouvertes, ivres, béantes comme des cavernes, buvaient encore des soldats par leurs portes et vomissaient des morts par les fenêtres? Ainsi je les ai vues.

Tiens, je n'ai pas pu mourir. Une balle m'a frappé ici, une autre là, une autre là, près du front. Point d'hypocrisie: mon dévouement, ce n'était pas du patriotisme, c'était du suicide. Je n'en voulais à personne! Je n'en voulais qu'à moi! Feu sur le banqueroutier!

– Oui, le coup est grave, Maurice, mais…

– Grave! il est mortel.

– Les affaires sont une bataille; personne n'est sûr du triomphe.

– Tu oses comparer de dégoûtantes témérités à une bataille! Est-ce que les affaires rapportent jamais quelque gloire, que l'on réussisse ou que l'on succombe? La spéculation la plus honnête, c'est d'acheter à trois francs pour vendre à quatre francs; et cela est un vol. Qualifie notre opération maintenant.

Mais je l'avais prévu. Nous avons eu recours à la corruption; elle nous paye avec sa monnaie. Je n'ai jamais fondé, – c'est une justice que ma conscience me rend, – aucun crédit sur ces trafics que tu décores du nom de grandes affaires. Que n'appelles-tu aussi grandes affaires la fabrication de la fausse monnaie et de faux billets de banque?

– Tu confonds, Maurice, le gain avec le vol.

– Connais-tu celui qui s'est arrêté à la ligne qui les sépare?

– Il y a des hommes probes en affaires.

– Ceux-là ne sont pas millionnaires.

– Peut-être. Es-tu entré dans leur coffre-fort?

– Et toi dans leur conscience?

– Ah! Maurice, la colère t'égare.

– Non, elle ne m'égare pas, Victor, et je jouis du malheur de toute ma raison. Toute fumée d'illusion s'évanouit; ton chemin de fer est une extravagance. Notre grande fortune va se réduire, – sais-tu à quoi? – pour toi en une fuite à l'étranger, pour moi en une prison perpétuelle.

– Si cependant, Maurice, la république est constituée?..

– Ne crois-tu pas que ce sera une république de voleurs, toi aussi?

– Mais nous ne sommes pas des voleurs, après tout, Maurice?

– Quoi donc? et l'argent d'Édouard dont j'ai disposé?

– L'argent d'Édouard! l'argent d'Édouard! c'est un placement malheureux: il n'est pas perdu pour cela. Qui est-ce donc d'ailleurs que cet Édouard?

– C'est…

Maurice réfléchit que cet homme ne valait pas même l'outrage d'une révélation. Il se soucie, pensa-t-il, autant de la réputation de sa sœur qu'il est affligé de la position où il m'a mis. Le voilà, comptant sur la république pour aplanir un chemin doux à la banqueroute! Et les hommes de cette espèce qualifient les républicains de brigands!

– Cet Édouard, répliqua enfin Maurice, est un homme quelconque, qui a eu assez bonne opinion de ma probité pour déposer entre mes mains les trois cent mille francs dilapidés par toi en achats de pierres pourries. Je pense que ce renseignement te suffit, et que tu devrais être le dernier à me demander: Qu'est-ce que ce monsieur Édouard?

– Est-il à Paris, ce redoutable créancier? redemanda Victor qui se torturait vainement pour se poser en honnête homme.

– Oui!

– C'est un rentier?

– Oui!

– Un jeune homme?

– Oui! oui! Mais, Victor, pourquoi ces questions insignifiantes?

Victor eût tout aussi bien demandé si Édouard portait habituellement un habit marron.

– Songe que nous sommes perdus, Victor. Avoir dépensé un million à l'achat des maisons de La Chapelle! J'admets qu'elles nous mettent à couvert de cent mille francs, si ce n'est pas exagérer ce qu'elles valent; nous n'en perdrons pas moins neuf cent mille francs. Les perdre s'ils nous appartenaient, ce ne serait qu'un malheur ordinaire; mais ces neuf cent mille francs se composent de trois cent mille francs d'Édouard que je veux rendre les premiers… Entends-tu?

– Si tu rends toutefois quelque chose, se dit intérieurement Victor.

– Oui, les premiers; plus de trois cent mille francs prélevés sur l'argent des rentes que j'ai touchées pour monsieur Clavier depuis sa mort; et de trois cent mille francs enlevés de là.

Maurice avait pris son beau-frère par le coude et l'avait placé en face des cartons, où étaient contenus les titres de propriétés, les dépôts, les valeurs de toute nature de ses clients. Après une pause silencieuse, il répéta cette effrayante et courte syllabe: Là! Le ressort d'un pistolet fait ce bruit, lorsqu'il tombe sur la capsule et qu'une cervelle humaine saute au plafond…

Là, Victor, tu m'as poussé à fouiller avec toi, et nous avons puisé à notre aise, tant que nous avons voulu. D'où t'est venue l'idée de cette exécrable ressource? Je n'y aurais jamais songé, moi, qui ai constamment sous les yeux ces cartons! Prévoyais-tu qu'il y avait de l'or là-dedans? Mais tu le flaires donc? – Car ta hardiesse à les ouvrir, à les vider, semblait indiquer une sûreté de mouvements infaillible. Tu allais! tu allais! tu plongeais! – Qu'y mettrons-nous, maintenant? Parle!

Les questions de Maurice n'étaient pas assez régulières pour forcer Victor à des réponses qui l'eussent embarrassé. D'ailleurs, les fonds prélevés sur les dépôts des clients, et dont ils avaient disposé autant l'un que l'autre, avaient été abîmés dans l'opération du chemin de fer. Jamais événement ne fut plus simple dans sa calamité. C'était un coup de foudre. Il n'y avait ni explication ni consolation possible. Aussi Victor ne répondit pas à Maurice.

Il pouvait être midi. Des groupes animés formés au bout de la pelouse, des rumeurs, qui sortaient de ces groupes, attirèrent l'attention de Maurice. Une chaise de poste relayait, venant de Paris. Probablement les voyageurs répandaient la nouvelle de ce qui s'y passait.

Maurice descend en hâte, et demande au conducteur dans quel état il a laissé la capitale.

– Dans le plus grand trouble.

– Les révoltés faiblissent-ils?

– Nullement, monsieur.

– Le nombre en augmente-t-il?

– D'heure en heure, à vue d'œil, à mesure qu'on tue.

– Et les Parisiens?

– Ils regardent par leurs croisées.

– Est-ce que les autres quartiers de la ville se soulèvent?

– Je ne m'en suis pas aperçu.

– Les boutiques sont-elles fermées?

– Aucune.

– Quelle indifférence! murmura Maurice: le calme de ces gens-là est odieux. Ils passent d'un gouvernement à un autre comme de leur arrière-boutique à leur comptoir. Demain on fera encore des affaires!

Les habitants de Chantilly étaient en proie à de vives craintes en écoutant ce dialogue entre le conducteur et Maurice.

– On vient donc à leur aide? continua-t-il.

– De tous côtés, monsieur.

– Mais qui? puisque les habitants ne les secondent pas.

– Leurs amis, leurs partisans; on parle aussi de trente mille républicains qui arriveront de Dijon demain matin.

– Bonheur! pensa Maurice, qu'ils tiennent jusque-là, extermination ensuite, bouleversement. – Mais la troupe? la troupe?

– Elle les assiége aussi de toutes parts.

– On se massacre donc?

– C'est le mot.

– On ne présume pas à qui restera la victoire?

Le conducteur était remonté et lançait ses chevaux sur le bas de la route.

Sa dernière réponse était dans la voiture qu'il semblait prendre à cœur d'éloigner le plus possible de Paris. Les deux femmes, les deux enfants et le jeune homme, qui s'y trouvaient, montraient sur leurs visages l'altération d'une fuite précipitée.

– Et certes ils n'appartenaient pas au parti républicain.

Le cœur gros d'une affreuse joie qui le rendait odieux à lui-même, Maurice rentra et reparut dans le cabinet où son beau-frère était resté à l'attendre.

– Tout va à merveille, Victor; Paris est un chaos; on s'y égorge, les républicains et la troupe; les riches fuient; la chaise de poste qui a relayé emporte une famille entière. On émigre déjà.

– Allons, il y aura quelques bonnes petites affaires à traiter, dit Victor en se frottant les mains; les biens d'émigrés seront pour rien.

– Tu songes aux affaires, toi! Oh! non, il n'y aura plus d'affaires, c'est mon espoir! Des ruines! c'est tout ce que je demande, que tout soit anéanti. – Tout! plus de commerce, plus de tribunaux! Que l'échafaud de bois où l'on expose les banqueroutiers soit brûlé avec le siége de la justice! – C'est mal! – Mais je n'ai de soulagement qu'avec ces pensées de destruction. Et que le 15 n'arrive jamais!

– Tu as raison, si la fin du monde arrive avant l'échéance du 15, il y aura prescription de droit.

– Monsieur! monsieur, dit un clerc qui entra dans l'étude, monsieur, vous n'entendez donc pas?

– Expliquez-vous! parlez!

– La cour est pleine de gens pressés de vous voir.

– Victor, – je ne sais, – vois toi-même! – regarde par la croisée quelles sont ces gens.

Victor ouvre la croisée et regarde.

– Ce sont tout simplement tes clients.

– Mes clients!

– Oui! je les ai reconnus; pourquoi en si grand nombre, Maurice?

– Je n'en sais rien. – Irai-je voir? Va toi-même! non, reste, attends. Je descends. A quoi bon? – Mon habitude n'est pas de les recevoir dans la cour. – Ils trouveraient du louche…

Effaré, Maurice sonna; il sonna fort.

Le clerc reparut.

– Pourquoi n'avez-vous pas prié les personnes qui sont là-bas de monter?

– Vous ne me l'avez pas commandé.

– Allez donc! et qu'elles montent.

– Victor, suis-je pâle? – je dois l'être. Je sens fléchir mes jambes, j'ai des éblouissements. Ne me quitte pas. Sois là, reste là; toujours là.

La porte s'ouvre, plus de quatre-vingts personnes, paysans, fermiers, bûcherons, charbonniers, vignerons, pénètrent à la fois dans le cabinet, non sans désordre, dans leur avidité brutale à parler les premiers à Maurice.

– Monsieur Maurice, répondez-moi.

– Monsieur Maurice, moi je viens de loin, je passerai avant les autres.

– Monsieur Maurice, deux mots seulement, et je pars.

– Monsieur le notaire!

– C'est à moi à être écouté. Je suis ici depuis une heure!

– Et moi depuis deux heures.

– T'en as menti.

– Menti toi-même.

– Si nous n'étions ici, je te travaillerais les échalas.

– Mes amis, du silence! la paix! chacun aura son tour.

– Nous parlerons bien, peut-être, nous autres, femmes.

– Vous autres! rentrez vos langues dans le fourreau.

– Tiens! tiens! il ferait beau vous voir nous en empêcher!

– Mes braves gens, du calme! je vous entendrai tous! – tous! – D'abord, qui vous amène chez moi en si grand nombre?

Ces premières paroles furent si faiblement dites par Maurice, qu'elles ne produisirent pas plus d'effet qu'une goutte d'eau sur un brasier.

– Oui! qui vous amène? répéta Maurice, dont l'abattement avertissait son beau-frère de mettre en mesure de parler pour lui.

– Voici, parvint enfin à dire le père Renard, qui avait déposé chez Maurice les titres de possession de trois maisons et qui avait négligé jusqu'ici de toucher sa rente viagère de six mille francs; voici: – On assure que la duchesse de Berry, à la tête de cent mille Prussiens, est descendue dans Paris par le faubourg Saint-Antoine.

– Ah! ouitche? des Prussiens; ce sont tout uniment, – et il y avait pas mal de temps que ça bouillait, – les républicains qui font des horreurs aux quatre coins de Paris.

Le dernier qui avait parlé était Robinson le tuilier. On a peut-être oublié que Robinson, voulant devenir acquéreur de l'un des lots de la Garenne entre Morfontaine et Saint-Leu, avait confié à Maurice, pour effectuer cet achat, quatre-vingt mille francs. La propriété ne s'était élevée qu'à soixante-trois mille: c'était donc dix-sept mille francs qui revenaient à Robinson. Pendant quatre mois il avait balancé à les retirer. Mais au bruit de l'émeute, il était accouru comme les autres.

 

– Je répète, si l'on ne m'a pas entendu, que ce sont les républicains.

– Ah! pour ça, c'est vrai, affirma avec un ton d'autorité que n'augmentait pas peu son titre, l'homme d'affaires de monsieur Grandménil; de Sarcelles d'où je viens, on entend le canon comme si on l'avait dans l'oreille.

– Alors ce sont des républicains, puisque monsieur l'assure, et qu'il a entendu le canon.

Ces deux témoignages ne permettaient plus aucun doute sur les causes de l'insurrection parisienne.

– Et qu'est-ce que ça veut, ces républicains? demandèrent plusieurs voix qu'il était difficile de distinguer au milieu de la confusion générale.

– Parbleu! reprit Robinson, ils veulent rasseoir Charles X sur le trône.

– Un cri d'horreur couvrit tous les cris. A la réprobation qui circula en longs murmures, dès que cette intention si vraie eut été prêtée aux républicains, on eût imaginé que Charles X avait pendant son règne empêché le blé de germer et les pommes de terre de fleurir.

Debout sur un tabouret, Victor avait beau s'adresser à ceux qui lui semblaient les moins extravagants dans leurs divagations politiques, il ne parvenait pas encore à s'en faire écouter.

– Messieurs, je…

– Il n'y a plus de sûreté nulle part.

– Ils incendieront nos meules de foin.

– Ils couperont nos arbres au pied.

– Mes braves gens, je…

– Les scélérats!

– Plus de récolte, plus de moissons, plus rien.

– Mais amis, je…

– Il ne s'agit pas de ça! s'écria un rustre en argumentant des coudes et des genoux pour se rapprocher le plus possible de l'endroit où était Maurice, auquel il tenait particulièrement à parler. Il ne s'agit pas de ça!

Ce rustre était Pierrefonds le vacher, qui, il y avait près d'un an, avait effectué entre les mains de Maurice, sans vouloir accepter aucune espèce de garantie, un placement de cent vingt mille francs provenant d'un héritage.

– Il s'agit, Russes, Prussiens, carlistes ou républicains, qu'il n'y a plus moyen de rester dans ce pays: avant ce soir peut-être nous serons attaqués par les brigands. Le meilleur notaire alors ce sera un fusil, et le meilleur coffre-fort un trou de dix pieds au milieu de la forêt. C'est donc parce que nous ne voulons pas que les autres, sachant qu'il y a de la graine ici, viennent vous tuer, monsieur Maurice, que nous vous prions, vous remerciant bien de vos soins pour les avoir gardés, de nous rendre nos petits dépôts; vous en serez plus tranquille, nous aussi; ça vous va-t-il?

L'affreux pressentiment de Maurice se vérifiait. Son cœur, qui battait auparavant avec violence, s'arrêta net.

– Oui, monsieur Maurice, poursuivit Pierrefonds, faut pas que nous soyons cause des malheurs dont vous ne seriez pas quitte si les républicains se répandaient dans la campagne, comme on dit qu'ils viendront quand la besogne sera finie là-bas, à Paris.

– Dame! – c'était une autre voix, – Pierrefonds dit vrai; ils vous arracheraient la peau tout vivant, pour un liard, au moins! Lâchez-nous nos magots; puis laissez venir! Ah! ils seront bien attrapés! bonjour, ils sont partis!

Pousser son beau frère sur un fauteuil, car il sentait qu'il n'avait plus la force de se tenir debout, et se placer devant lui, de manière à le cacher presque en entier de son corps, ne fut qu'un mouvement pour Victor, qui, souriant avec un superbe dédain, répondit aux paysans.

– Ah ça! qui s'est donc moqué de vous de cette façon-là, mes amis? Quoi! vous vous êtes laissé prendre comme des étourneaux à d'aussi fausses et extravagantes nouvelles, vous ordinairement si sensés? mais encore une fois, qui donc s'est moqué de vous?

– Moi, ça m'est venu comme je menais mes chevaux à l'abreuvoir.

– Vous voyez donc combien c'est faux!

– Je ne dis pas que cela soit vrai comme l'Évangile, reprit un autre; mais le porte-balle qui me l'a appris quittait Paris, m'a-t-il affirmé, à cause de l'émeute.

– Ruse de marchands de bas; ce sont des perturbateurs.

– Pour nous quatre, c'est bien différent: nous le tenons de monsieur le maire.

– L'important! le fat! Votre maire est un ambitieux. Et qui lui a fait part, à votre maire, qu'on se battait à Paris? Est-ce le coq du clocher?

Toutes les fois qu'on ridiculise un maire, on est bien sûr d'être agréable à ses administrés. Les clients de Maurice se déridèrent.

– Cependant, mes braves gens, il faut convenir, reprit Victor en orateur qui cède un peu pour obtenir infiniment, que Paris n'est pas aussi tranquille que de coutume. Mais, depuis la révolution de juillet, quand a-t-il cessé d'être exposé à de pareilles agitations? Parce que quelques poignées de turbulents se sont retranchés derrière quatre mauvais pavés que la police a consenti à leur laisser empiler, croyez-vous qu'une autre révolution, semblable à celle de 1830, soit possible? Vous avez raison d'être prudents. En guerre ou en paix, la prudence est une vertu. Mais, permettez-moi de vous le dire, c'est manquer de patriotisme que de seconder par la peur à laquelle on se livre les projets des méchants.

Il en est des hommes les plus grossiers, et des volontés les plus tenaces, comme de certains gros rochers; si on creuse adroitement autour de leur base, un enfant les fera pivoter.

Fascinés par la parole de Victor, les rustiques clients battaient peu à peu en retraite; ils étaient sur le point de se demander compte de leur présence dans l'étude de Maurice. Leur entretien était devenu plus calme, leur attitude plus respectueuse; ils s'essuyaient le front. Victor triomphait.

Pour que sa victoire fût complète, il ajouta:

– Mon beau-frère vous remercie par ma voix d'avoir songé à lui à l'heure d'une crise, où, comme vous l'exprimiez si bien il n'y a qu'un instant, vos dépôts seraient susceptibles de le compromettre. Si l'effet de vous voir réunis ici dans une même pensée d'effroi ne l'avait profondément agité, il vous dirait que votre délicatesse est trop inquiète, et qu'il tient, par cela même qu'il y a du danger à veiller sur vos fonds dont il a la précieuse garde, à ne point s'en séparer, si toutefois vous n'avez pas d'autre motif plus grave pour lui retirer votre confiance.

Des murmures suivirent les dernières paroles de Victor. Il y eut unanimité pour repousser la supposition oratoire, personne dans l'assemblée n'élevant de doute sur la probité de Maurice.

– Non! pardienne, que nous n'avons pas d'autre peur!

– Sans cela, est-ce que nous demanderions quoi que soit?

– J'aurais laissé mes fonds pendant mille ans ici.

Et plus loin: – Est-ce que nous réclamerions notre argent sans cette maudite peur qu'on nous a clouée au ventre? – Dame! il faut bien croire un peu à ce qu'on vous dit.

– Sans doute, affirma Victor. Et voilà pourquoi il vous convient d'user la même autorité morale sur vos voisins de village et de ferme. En rentrant chez vous, publiez que vous avez été dupes d'un mensonge, et empêchez par là les esprits faibles d'empoisonner leur existence, de déranger leurs habitudes sur le premier mot d'un charlatan qui traversera vos villages.

Les clients avaient décidément honte au fond du cœur de s'être livrés à une démarche si désespérée, depuis qu'ils avaient accepté les bonnes raisons de Victor. Pierrefonds lui-même, qui, comme un des plus forts clients, avait d'abord porté la parole pour expliquer sa présence et celle des siens dans le cabinet de Maurice, n'eut aucun scrupule à revenir sur son projet de retrait d'argent. Il prit un visage de désintéressement qui semblait dire: – Nous en serons quittes pour un voyage à Chantilly; voilà tout.

Remis de son trouble, Maurice se levait pour adresser quelques phrases d'adieu à l'assemblée, et, afin de n'être pas resté complétement étranger à la discussion, lorsque la voix claire d'un crieur public, qui passait sous les croisées de l'étude, entraîna un silence général. On écoute:

«Voici les événements sinistres qui ont ensanglanté la nuit dernière les rues de la capitale, après la cérémonie du convoi du général Lamarque.»

Reprenant son air léger, Victor tente de détruire sur-le-champ l'impression qu'ont produite sur les clients la voix et les paroles du crieur public.