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Vingt années de Paris

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LE VOL

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Que fait, seul, avec cette chatte endormie à ses pieds, dans cet étroit gis molbos encombré de meubles fanés, ce jeune garçon de dix-sept ans, aux longs cheveux, le coude appuyé sur une table, un livre à images, le Musée des Familles ou le Magasin pittoresque, ouvert devant lui?

Il ne lit pas. Ses yeux ardents et fixes poursuivent, dans l'espace, une des mille illusions de son âge. Il est devant la vie ouverte à peine, incertain, enthousiaste de tout, vigoureux, plein de désirs non encore formulés.

Tout à l'heure, il lisait. A quelques pages de distance, il a trouvé successivement les portraits de Vincent de Paul, de Jean Bart, de Mandrin. Il connaît leur histoire. Son cerveau bouillonne: il voudrait être grand, lui aussi: grand apôtre, grand soldat, grand bandit; éblouir par la charité, se colleter avec la tempête, ou turlupiner le préfet de police, qu'importe, pourvu qu'il rayonne!..

A-t-il eu le temps de peser le bien et le mal? Il est bachelier; cela suffit-il pour avoir une conscience déterminée? Il a eu le prix de gymnastique; il «forçait le douze» au «saut de mouton»; la tête est chaude, le muscle dur: il s'agit de plaire aux femmes, d'étonner le monde, – voilà tout!

Comme il fait triste en ce réduit! Par la fenêtre, on ne voit que le pavé de la cour où l'herbe pousse, et un pan de mur gris, plein de moisissure, où s'adosse une pompe en fer.

Il est enfermé. Il ne connaît du monde que le collège qu'il à quitté, et sa tante qui l'a recueilli, une vieille demoiselle, une sainte, s'il y a des saintes, mais qu'épouvante cette besogne d'élever, de sauvegarder un grand garçon en rut. – Pourquoi faut-il que les enfants grandissent?.. Son petit Louis, elle voudrait qu'il fût toujours «le petit Louis»; elle le nommera ainsi jusqu'à ce qu'elle meure.

Elle est dévote; elle va demander à Dieu l'inspiration; deux fois par jour, elle part pour l'église. Et, chaque fois, elle ferme la porte à clé derrière elle.

Une vieille colombe qui protège un jeune loup aux dents serrées et blanches!..

Il rêve: avoir des éperons, des bottes de buffle comme d'Artagnan, le fer qui sonne à la hanche de Hernani, le rayon qui dore la chevelure de Raphaël, la chaîne aux pieds, comme Christophe Colomb… épouvanter, ricaner comme Cartouche, être roué ensuite… être crucifié comme Jésus, mais adoré!..

Il rêve: le monde est à deux pas, tout proche, vivant, hurlant, grouillant, avec ses passions, ses batailles, sa gloire, ses filles, ses ivresses!.. Et ce marteau du chaudronnier Bonafé qui retentit de l'autre côté de la rue, chantant sa chanson dorée et sonore… qui l'appelle!

– Ah! on étouffe ici.

Il se lève, promène un regard sombre sur les murs, les armoires, les hardes, les souvenirs, les vieux portraits décorés d'un brin de buis flétri…

Dans un coin de la chambre, il y a deux commodes, l'une sur l'autre; la tante, à l'étroit dans son refuge, a empilé les meubles; elle n'a rien voulu aliéner de l'humble héritage. Il ouvre les tiroirs, les fouille… Quelle est cette vieille tabatière? Il l'ouvre: dans la tabatière, il y a deux pièces de monnaie jaunes, jaunes comme les yeux de la chatte qui s'est éveillée et l'observe; de l'or! du vieil or d'économie, tout ce que possède la pauvre femme, sans doute, deux louis.

Il en prend un, referme violemment le tiroir, se redresse, repousse d'un coup de pied la chatte qui file en miaulant; ouvre la fenêtre, enjambe l'appui; au risque de se tuer, gagne la terrasse en s'accrochant aux aspérités du mur, atteint l'escalier, s'enfuit.

Le voilà dehors, envolé, libre!.. L'air est vif, les passants vont et viennent; il lui semble qu'on le regarde. Que va-t-il faire?.. il n'a ni faim, ni soif; il est ivre, ivre de son vol. Cette pièce d'or, au fond de sa poche, lui brûle le creux de la main; l'atmosphère à ses oreilles bourdonne comme un train de chemin de fer en marche. Où aller? avec qui? Ses anciens camarades de collège? ils sont riches, lui pauvre: il serait moqué, humilié!.. Il ira droit devant lui, à l'aventure! Tiens! la barrière; on lui en a toujours fait un tableau épouvantable, de cette barrière où le peuple s'amuse. Pourquoi? Les gens n'y sont pas fiers; il y a d'autres grands gamins. Il y va.

Ce n'est pas le vrai peuple qui paresse par là… Des vagabonds, de faux ouvriers, curieux de frotter leur cuir à cette peau délicate, l'emmènent boire, lui font changer sa pièce: on ne le quitte plus, il a de quoi payer.

L'heure passe… Il entre dans un bastringue où ses longs cheveux, sa joue imberbe, le font regarder singulièrement; des voyous à casquette écrasée, au poil gras plaqué aux tempes, ras au crâne, l'appellent «tante».

Tante!.. elle est là-bas, bien triste, bien accablée sans doute; elle s'est aperçue de la laide action de son neveu; elle se dit en sanglotant qu'il finira mal!..

Lui, on le bouscule, on le fait sortir; il faut se battre: voilà qu'il a reçu un coup de couteau sur la main; cela n'est rien. Mais il fait nuit noire. Seul de nouveau, il erre longtemps par les boulevards extérieurs muets. Écœuré, meurtri, la fièvre le prend; sa poche est vide, il grelotte…

Le matin lentement blanchit les toits. Combien de temps a-t-il marché ainsi sans voir le chemin?.. Maintenant, il est dans son quartier: l'instinct l'a ramené: voilà sa rue. Les boutiques s'ouvrent; on le regarde passer honteux, défait, les vêtements en désordre; on le connaît, le petit Louis: des regards étonnés le suivent. La demeure qu'il fuyait hier est ouverte; allons!.. il en franchit le seuil, tête baissée, traverse la cour, monte l'escalier en étouffant ses pas. La porte est entrebâillée: dans l'entrebâillement, la chatte arrêtée le regarde venir; elle fixe sur lui ses yeux, ses deux yeux jaunes.

Il arrive, – oh! comme son cœur bat! – d'un doigt tremblant, il pousse la porte qui cède…

Elle n'a pas dormi non plus, la vieille tante; elle est là, debout, toute droite, petite, en deuil, et si pâle!.. Elle ne fait point de reproche; elle dit seulement:

– Ah! vous voilà.

Alors lui, le misérable enfant, il succombe, ses jarrets fléchissent: il s'abat sur les genoux.

Et la pauvre femme enveloppe de ses bras chétifs ce fils de son frère, qui vient de la faire tant souffrir. Et ils pleurent longtemps ensemble…

Et le petit Louis se relève honnête homme pour toujours, – oh! oui, pour toujours!

PORTRAITS APRÈS DÉCÈS

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Oui, mon cher ami, il est de moi, ce croquis que vous avez trouvé un soir chez l'Auvergnat de la rue Serpente, au milieu de la ferraille et des verres cassés; quant au profil qu'il représente, je ne l'ai pas connu vivant.

Avant d'avoir conquis ma part de pain au soleil, j'ai crayonné beaucoup de ces dessins lugubres, Portraits après décès; c'était, je crois, une spécialité dans le quartier pauvre que j'habitais alors, et l'on en retrouverait quelques-uns par-ci, par-là, dans les mansardes ouvrières. Du reste, je ne regrette pas que le besoin de gagner ma vie m'ait placé souvent en face de ces têtes de trépassés: le doigt de la mort, en les modelant pour l'éternité, leur imprime d'étranges grimaces, de singuliers sourires. Pour le métier que je fais, à présent, ce sont là de bonnes études.

Celle que vous avez retrouvée, que j'ai vue l'autre jour à votre mur dans un petit cadre noir, porte la date lointaine de 1865. Il y a eu de l'ouvrage pour moi dans ce temps-là. Le choléra, dont j'avais peur, m'a fait vivre à peu près un an, ma foi!

Les gens tombaient comme des mouches. La photographie coûtait cher, on me savait pauvre et peu exigeant: – Allez chercher l'artiste de la rue Neuve-Guillemin!

L'artiste était au bain froid. Une fois au moins, chaque jour, entre deux brassées, j'entendais le baigneur crier mon nom. Eh! houp! J'étais hors de l'eau, ruisselant comme un caniche. Courir à ma cabine, m'essuyer dans mes hardes, c'était l'affaire d'un moment, et j'étais au «client». Je le suivais, quel qu'il fût, dans les greniers, dans les galetas, dans les petits logements d'ouvriers; j'arrivais après le médecin, après le prêtre; je laissais en partant cette consolation de ceux qui restent: un souvenir du visage des êtres disparus. Et j'ai souvent fait crédit. Tenez, le dessin que vous avez, il ne m'a pas été payé.

Dans la petite rue noire, étroite où je demeurais moi-même, c'était un pauvre homme de menuisier dont la femme était morte en quelques heures. J'entrai timide et furtif, conduit par un voisin; il me reçut gravement et avec embarras, parlant bas, me regardant avec des yeux qui remerciaient déjà.

C'était une grande misère. Il y avait une chaise préparée en face du cadavre; je tirai une feuille de papier et je commençai. Le voisin s'en était allé.

– Vous n'y verrez peut-être pas assez, monsieur?

– Très bien; merci.

La fenêtre était fermée, les rideaux, tirés. Sur la table de nuit, couverte d'un grand mouchoir blanc, on avait déposé l'eau bénite et la branche de buis dans une soucoupe fêlée. Tout près, deux chandelles fumaient en guise de cierges, éclairant la morte mal couchée dans un lit de bois peint, disloqué aux jointures. Autour le taudis était noir. A peine on distinguait confusément les lignes misérables du mobilier: une table, une commode en bois blanc, quelques ustensiles de cuisine abandonnés, aux angles desquels la lumière vacillante mettait des tons rougeâtres. Et dans le coin, au fond, les deux yeux du veuf qui était au pied du lit.

Le dessin avançait lentement. C'était un vilain métier, rude et triste.

Au dehors, pas un bruit: cette rue, démolie aujourd'hui, était déserte, morne; quelques rares passants, jamais une voiture. Il n'y avait dans le silence que la respiration entrecoupée de l'homme: je ne le voyais pas pleurer, je l'entendais sangloter en dedans. Ils aiment bien leurs femmes, ces gueux-là!

 

Et je continuais à copier les froides lignes du visage mort, les cheveux plaqués aux tempes, la peau collée à l'os, le nez pincé, la bouche restée tordue d'avoir vomi son dernier râle, et les prunelles ternes avec le regard étonné des yeux qu'on n'a pas fermés. C'est une chose étrange et particulière aux cholériques qu'on ne peut baisser leurs paupières.

Il y avait une odeur âcre qui m'épouvantait; je ne sais si l'homme s'en aperçut:

– Monsieur, me dit-il, voulez-vous que j'aille chercher du chlore?

Je le regardai: il avait les dents serrées, la peau de son visage tremblait, les larmes allaient jaillir. Je répondis: – Non.

Nous restâmes là une heure encore, moi, le cœur serré, respirant le moins possible, songeant aux opinions contradictoires des médecins, à la contagion, aux miasmes, observant la décomposition rapide et l'horreur grandissante; lui, toujours immobile sur sa chaise. Il ne se leva que deux ou trois fois pour moucher les chandelles dont le suif coulait en larmes jaunes.

Le dessin était fini; je le lui présentai.

– Oui… oui… fit-il, et il fut presque heureux, une seconde. Puis, comme j'avais pris mon chapeau et mon carton:

– Pardonnez-moi, monsieur, fit-il, en me reconduisant sur le carré, je n'avais pas osé vous dire… vous n'auriez pas voulu tirer le portrait… voilà déjà bien du temps que je ne travaille pas…

– Ne parlons pas de cela, lui dis-je; plus tard… c'est bon… au revoir, monsieur.

Je retrouvai le jour et la respiration dans la rue.

Et au bain froid, tout de suite! Jamais je n'ai été déshabillé plus vite. Je grimpai l'échelle, et… une… deux… trois… pouf! Du haut de la girafe, mon cher! Ah! l'eau était bonne!

Aujourd'hui encore, ces pauvres têtes mortes me reviennent en mémoire et je les vois grimacer parfois sous le crayon, dans la bouffissure des heureux, des puissants du jour, de ceux que je dessine à cette heure.

Et c'est peut-être la cause de cette mélancolie que vous avez su lire à travers la gaieté bouffonne de mes caricatures.

CHARENTON

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Puissé-je, en appelant l'attention publique sur un fait personnel de peu d'importance, faire pénétrer l'examen, l'enquête, le contrôle en ces établissements qu'on décore hypocritement du nom d'asiles.

J'ai déjà dit en plusieurs endroits que j'aimais la Belgique et que j'y allais fréquemment. J'aime ce pays de lumière blanche, de claire verdure, où le peuple est nul, sans ambition, sans guerre, sans enthousiasme, sans talent, sans esprit et sans caractère. Je m'y sens vivre et penser plus clairement qu'autre part. Puis, tout autour sont les Flandres, pays de religion artistique, où la mémoire des maîtres se mêle aux reliques bariolées et pittoresques des guerres espagnoles.

Donc, vers le mois d'octobre 1881, j'étais à Bruxelles, et, selon mon habitude, j'étais allé saluer, à Anvers, le fauteuil de Rubens, enseveli dans sa cage de verre; le puits de Quentin Matsys, qui déroule en l'air ses volutes forgées sur la place de la cathédrale; j'avais payé 50 centimes le droit de faire découvrir la Descente de croix de Rubens, et, vers quatre heures de l'après-midi, je repris la route de Bruxelles.

Une voiture me conduisit jusqu'à Malines; là, le cocher manifesta le désir de ne pas aller plus loin. Je le quittai, je cherchai à le remplacer, je n'y pus parvenir; Malines est un bourg mort. Je pris donc le parti de franchir à pied la distance qui me restait à parcourir, et je me mis en route. Cette distance est de trois lieues à peine; il me fallut toute la nuit et le jour du lendemain pour en avoir raison. Il faut dire que, vers cinq heures, le ciel s'était couvert de nuages noirs, et qu'un vent terrible s'était mis à souffler, déracinant les arbres, ébranlant les toits, fauchant les herbes.

Assez mal renseigné sur la route à suivre, je me mis donc à errer par la plaine, buttant aux monticules, roulant aux fossés, chutant aux ruisseaux; au bout d'une demi-heure, j'étais en guenilles et couvert de boue.

Le vent me jeta tout à coup sur un arbre donc le choc m'étourdit et me fit ricocher dans une mare; en me relevant j'aperçus deux yeux flamboyants fixés sur moi. C'était un loup.

Je crois l'avoir tué d'un coup de canne.

A l'aube blanchissante, quelques chaumières m'apparurent encore endormies, la plupart dévastées par l'ouragan; j'y frappai. Les paysans stupides me regardèrent avec terreur, donnant tous les signes de la plus vive agitation et refusèrent de m'ouvrir; ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai compris qu'ils me prenaient pour un fou.

Je continuai donc et j'atteignis enfin les portes de Bruxelles. J'y vis un fiacre, j'y voulus monter; le cocher, sans explication, me rejeta sur le pavé; je lui déchargeai ma canne sur les épaules et j'en hélai un autre. Il pouvait être huit heures du soir.

Celui-là me conduisit à l'hôtel de Termonde; mais, aussitôt arrivé, il exigea le prix de sa course, refusa de venir le chercher à deux pas de là, chez un ami, et me fit conduire au poste, où d'ignobles employés qui, je l'espère, ont été depuis jetés à la porte, me firent passer la nuit au violon.

Le lendemain, sans que j'y comprisse rien, deux hommes, qui étaient alors mes camarades, Gil-Naza et Stoëquart, vinrent me chercher en voiture et me conduisirent à Ever, dans un asile d'aliénés.

C'est ma première étape.

Le premier moment de stupéfaction passé, je repris mes sens; j'examinai l'entourage, assez propre. Un vieux, qui se disait roi de tous les pays, m'offrit le trône de Belgique, dont il ne se souciait plus, puis me quitta pour aller souffleter lentement et méthodiquement un idiot qui chantait en bavant.

Je restai là vingt-quatre heures, assez mal traité. J'ai subi la cellule et la camisole de force.

Puis Vallès vint me chercher, un matin, avec une voiture. Le soir, à huit heures, j'étais à Paris; je couchai chez moi.

Comment se fait-il qu'après avoir repris mon train habituel, déjeuné chez Brébant, dîné chez Marguerite, je fus accosté, dans la rue, par des individus qui me menèrent à la préfecture? Là encore je fus enfermé pendant une heure en cellule, puis je vis M. Macé, qui me causa familièrement, et me parut un homme intelligent et agréable.

Vers minuit, autre fiacre. Cette fois, on me dépose à Ville-Évrard, un asile de gâteux. Vingt-quatre heures. De Ville-Évrard à Sainte-Anne. Encore vingt-quatre heures. Et enfin, en m'annonçant la liberté, dernière voiture, qui me conduit à Charenton, qu'on appelle Saint-Maurice, par euphémisme sans doute.

Cette bâtisse, divisée en cinq ou six ailes et surmontée d'une chapelle à fronton, regarde l'espace du haut des collines.

Elle a des prétentions au monument et se carre, muette et farouche, enceinte d'un fossé. Des corbeaux y voltigent sur les toits plats à l'italienne. Ils attendent les cadavres.

De là-haut, la vue est vaste et magnifique. C'est la vallée où viennent confluer la Seine et la Marne. L'été, c'est un poudroiement d'or, un fourmillement de verdure admirable en toute cette étendue; l'hiver, c'est une solitude nue, froide et mélancolique. J'arrivais en automne: j'eus des aurores pourprées, lilas, et des couchants d'or tout mon soûl. Mais les grilles se croisent partout, et l'on voit la nature comme un poisson, à travers les mailles d'un filet.

L'établissement de Charenton se compose de dix-huit divisions, dix pour les femmes, huit pour les hommes. Toutes sont établies sur le même modèle: une rangée de cellules enveloppant une cour entourée d'arcades. Pour mon début, on me séquestrait à la huitième, la division des agités, des fous dangereux; je ne pouvais pas être mieux servi. Je m'attendais donc à vivre dans une tempête de cris, de coups, de vociférations, de bonds désordonnés, d'extravagances. Quelle ne fut pas ma surprise en me trouvant dans un groupe de seize à dix-huit personnes parfaitement recueillies, reposées et bien portantes. A peine deux fous.

L'un d'eux s'appelait S… C'était un boucher de province. Telles étaient sa maigreur, son étisie, sa faiblesse, qu'à peine se pouvait-il tenir sur les jambes. Deux garçons l'étayaient de chaque côté pour l'aider à marcher et pour le faire manger. Entre chaque bouchée, le misérable était pris de hoquets et d'horribles vomissements de sang.

L'infortuné n'avait aucune colère; il se bornait à gémir d'une voix triste, lamentable, épuisée:

– Pourquoi suis-je ici?.. Oh! là là! Oh! là là!

Un beau matin, vers trois heures, il mourut, et l'on étendit son corps décharné sur la table d'amphithéâtre.

Je ne vois plus que des êtres intelligents et paisibles: Sylvis, ancien diplomate, taillé en hercule; Laudart, un joyeux soldat, capitaine d'infanterie; Cossonel, qui a peut-être un grain, car il se prétend investi d'un pouvoir occulte et forcé de rester pour accomplir sa mission jusqu'au bout; Richemont, le plus distingué des musiciens gentilshommes.

La maison marche à la cloche; à chaque instant on entend une sonnerie, qui indique telle ou telle fonction de la journée.

Tout le monde sort dans la cour, quelque temps qu'il fasse, pendant qu'on prépare les tables.

Un autre coup de cloche rappelle à table les pensionnaires.

Deux repas par jour, le café au lait ou le chocolat le matin.

On se lève à cinq heures et demie. La cloche éternelle se met en branle; un vieux embouche un clairon et y souffle un simulacre de diane. Les portes s'ouvrent avec un grand fracas de clés. Chaque détenu ramasse ses hardes, jetées dans le couloir la veille, et s'habille.

Presque aussitôt, café au lait; à huit heures et demie, la visite du médecin.

Il s'avance, suivi de son état-major d'internes et de surveillants, passe rapidement devant chacun et ne s'arrête que pour signer une feuille où il a prescrit les différentes ordonnances.

– Je ne comprends pas, me disait-il, pourquoi l'on vous a arrêté à Bruxelles; il y a un mystère là-dessous.

Comme s'il n'était pas plus stupéfiant de voir Paris séquestrer de parti pris et indéfiniment un homme que la maison d'Éver, du moins, avait relâché après examen.

Sa visite est éternellement pareille.

– Comment allez-vous?

– Très bien, docteur.

– Vous ne dessinez pas?

– Non, docteur, j'ai le malheur de ne savoir travailler avec fruit qu'en liberté.

– Vous avez tort. Vous nous prouveriez que vous pourriez reprendre vos travaux une fois libéré.

– Je ne vous prouverai pas cela. D'ailleurs, cela conduirait à un système déplorable.

– Comment cela?

– Certainement. Il suffirait de mettre la camisole à tous les hommes de talent, puis de leur dire: Maintenant, faites-nous un chef-d'œuvre pour nous prouver que vous n'êtes pas fou.

– Monsieur Gill, vous avez trop d'esprit.

– Cela fait compensation pour ceux qui n'en ont pas assez. D'ailleurs, Victor Hugo a trop de génie, César avait trop de gloire, Jésus, trop de bonté.

Tous ceux qui ont quelque chose l'ont trop pour ceux qui ne l'ont pas du tout.

C'est pour cela qu'on les enferme; ce qui n'empêche pas les esprits généreux de rechercher les mêmes qualités, quitte à en mourir aussi.

– Allons, donnez-lui un bain.

Voilà ce qu'on a pour faire diversion à la vie qui s'écoule lentement, bêtement, sans incidents ni distractions. La plupart entrent intelligents et, petit à petit, s'atrophient, deviennent stupides.

J'ai frémi en entendant un vieillard accuser cinquante-quatre ans de présence dans ce bouge.

Que de forces perdues! Que de cerveaux annihilés! Mais quoi! nul ne s'en occupe.

Sans doute, la maison est considérée comme infaillible et la moindre question relative à ses œuvres serait considérée comme déplacée.

Messieurs nos gouvernants ont probablement d'autres chiens à fouetter.

C'est dommage! Il y aurait cependant là de quoi jeter un grand cri de justice, d'humanité, une belle page à écrire dans l'histoire parlementaire, un grand nombre d'âmes et de cerveaux à tirer du gouffre immonde où les laisse pourrir l'indifférence de la société ventrue!