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Valvèdre

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– Dont vous ne saviez rien?

– Pardon! avec de l'argent, on sait toujours ce qu'on veut savoir. Voyant ces dames inquiètes, j'avais, dès hier au soir, dépéché le plus hardi montagnard de Varallo vers la station présumée de M. de Valvèdre. Ah! dame! cela m'a coûté cher; pendant la nuit et par des sentiers impossibles, il a prétendu que cela valait…

– Faites-moi grâce des écus que vous avez dépensés. Vous avez des nouvelles de l'expédition?

– Oui, et de très-bonnes. La soeur a failli me sauter au cou. Elle voulait tout de suite me présenter à madame de Valvèdre; mais celle-ci, qui avait passé la journée dans son lit, était en train de se lever et m'a remis à tantôt. Voilà, mon cher! ce n'est pas plus malin que ça?

Moserwald ne dissimulait plus ses projets; il avait trop besoin de se vanter de son habileté et de sa libéralité pour être prudent. Ma jalousie essaya de se calmer. Que pouvais-je craindre d'un concurrent si vain et si vulgaire? N'était-ce pas faire injure à une femme exquise comme l'était Alida que de redouter pour elle les séductions d'un Moserwald?

J'allais le questionner davantage quand Obernay vint manger à la hâte et avec préoccupation un reste de volaille; après quoi, il regarda sa montre et nous dit qu'il était temps de monter chez ces dames pour voir partir les fusées.

– Il paraît, dit-il à Moserwald, que vous êtes invité à prendre le thé là-haut en remerciement des bonnes nouvelles que vous avez données, ce dont, pour ma part, je vous sais gré; mais permettez-moi une question.

– Mille, si vous voulez, mon très-cher, répondit Moserwald avec aisance.

– Vous avez dépêché un montagnard vers la pointe de l'Ermitage; il s'y est rendu à travers mille périls, et vous l'avez attendu à Varallo jusqu'à ce matin. A-t-il vu M. de Valvèdre? lui a-t-il parlé?

– Il l'a vu de trop loin pour lui parler, mais il l'a vu.

– C'est fort bien; mais, s'il vous prenait l'obligeante fantaisie d'envoyer encore des exprès et qu'ils parvinssent jusqu'à lui, veuillez ne pas les charger de lui dire que sa femme et sa soeur sont à sa recherche.

– Pas si sot! s'écria Moserwald avec un rire d'une ingénuité admirable.

– Comment, pas si sot? répliqua Obernay surpris en le regardant entre les deux yeux.

Moserwald fut embarrassé un instant; mais son esprit délié lui suggéra vite une réponse assez ingénieuse.

– Je sais fort bien, reprit-il, que votre savant ami serait fort contrarié de l'arrivée et de l'inquiétude de ces dames. Quand on risque ses os dans une pareille campagne et que l'on a dans l'esprit les grands problèmes de science auxquels je déclare ne rien comprendre, mais dont j'admets la passion, vu que je comprends toutes les passions, moi qui vous parle…

Obernay l'interrompit avec impatience en jetant sa serviette.

– Enfin, dit-il, vous avez deviné la vérité. M. de Valvèdre a besoin de toute la liberté d'esprit possible en ce moment. Montons, nous n'avons plus le temps de causer.

Alida était mise plus simplement que la veille. Je lui sus un gré infini de ne pas s'être parée pour Moserwald; elle n'en était, d'ailleurs, que plus belle. Je ne sais pas si sa belle-soeur était moins négligée que le jour précédent; je crois que je ne la vis pas du tout ce soir-là. J'étais si rempli de mon drame intérieur, que je m'imaginais presque être en tête-à-tête avec madame de Valvèdre.

Son premier accueil fut froid et méfiant. Elle parut être impatiente de voir partir la fusée. Je ne la suivis pas sur le balcon. Je ne sais pas si les signaux furent de bon augure, je ne me souviens pas de m'en être enquis. Je sais seulement qu'un quart d'heure après, Paule de Valvèdre et son fiancé étaient assis à une grande table, et qu'ils examinaient des plantes, baptisant de noms barbares ou pompeux la bourrache et le chiendent, pendant que madame de Valvèdre, à demi couchée sûr sa chaise longue, avec un guéridon placé entre elle et moi, brodait nonchalamment sur du gros canevas, comme pour se dispenser de rencontrer les regards. Je voyais bien, à ses mains distraites, qu'elle ne travaillait que pour se renfermer en elle-même. Ses traits expressifs avaient en ce moment une placidité mystérieuse. Il n'y avait, à coup sûr, aucune affinité sympathique entre elle et Moserwald. Je remarquai même avec plaisir qu'au fond des paroles de politesse et de remerciement qu'elle lui adressa dans une forme très-laconique, il y avait un léger dédain.

Je me rassurai tout à fait en remarquant aussi que l'israélite, d'abord plein d'aplomb vis-à-vis d'elle, perdait à chaque minute un peu de sa vitalité. Sans doute, il avait compté, comme d'habitude, sur les saillies enjouées et paradoxales de son esprit naturel pour faire passer son manque d'éducation; mais sa faconde l'avait rapidement abandonné. Il ne disait plus que des platitudes, et je l'y aidais cruellement, devinant un imperceptible sourire d'ironie sur les lèvres closes de madame de Valvèdre.

Pauvre Moserwald! il était pourtant meilleur et plus vrai en ce moment de sa vie qu'il ne l'avait peut-être jamais été. Il était amoureux et très-réellement ému. Comme moi, il buvait l'étrange poison de passion irrésistible qui m'avait enivré, et, quand je songe à tout ce que par la suite cette passion lui a fait faire de contraire à ses théories, à ses idées et à ses instincts, je me demande avec stupeur s'il y a une école pour le sentiment, et si le sentiment lui-même n'est pas le révélateur par excellence.

A mesure qu'il se troublait, je retrouvais ma lucidité. Bientôt je fus en état de comprendre et de commenter de sang-froid la situation. Il n'avait pas osé se vanter à mademoiselle de Valvèdre de tout le zèle qu'il avait mis à trouver un prétexte pour s'introduire auprès d'Alida. Il avait même eu le bon goût de ne pas parler de son argent dépensé. Il prétendait avoir seulement été aux informations dans les environs, et avoir réussi à déterrer un chasseur qui descendait de la montagne et qui avait vu de loin le campement du savant et le savant lui-même en lieu sûr et en bonne apparence de santé. On l'avait remercié de son obligeance, Paule disait ingénument «de son bon coeur.» On le connaissait de nom et de réputation; mais on n'avait jamais remarqué sa figure, bien qu'il s'évertuât à vouloir rappeler diverses circonstances où il s'était trouvé, à la promenade à Genève ou au spectacle à Turin, non loin de ces dames. Il insinuait, avec autant de finesse qu'il lui était possible, que madame de Valvèdre l'avait vivement frappé, que, tel jour et en telle rencontre, il avait remarqué tous les détails de sa toilette.

– On jouait le Barbier de Séville.

– Oui, je m'en souviens, répondait-elle.

– Vous aviez une robe de soie bleu pâle avec des ornements blancs, et vos cheveux étaient bouclés, au lieu d'être en bandeaux comme aujourd'hui.

– Je ne m'en souviens pas, répondait Alida d'un ton qui signifiait:

«Qu'est-ce que cela vous fait?»

Il y eut un tel crescendo de froideur de sa part, que le pauvre juif, tout à fait décontenancé, quitta l'angle de la cheminée, où il se dandinait depuis un quart d'heure, et alla déranger et impatienter les fiancés botanistes en leur faisant de lourdes questions railleuses sur leurs saintes études de la nature. Je m'emparai de cette place que Moserwald avait accaparée: c'était la plus favorable pour voir Alida sans être gêné par la petite lampe dont elle s'était masquée; c'était aussi la plus proche que l'on pût convenablement prendre auprès d'elle. Jusque-là, ne voulant pas m'asseoir plus loin, je n'avais fait que la deviner.

Je pus enfin lui parler. J'eus bien de la peine à lui adresser une question directe. Enfin ma langue se délia par un effort désespéré, et, au risque d'être aussi gauche et aussi bête que Moserwald, je lui demandai si j'étais assez malheureux pour que mon maudit hautbois eût réellement troublé son sommeil.

– Tellement troublé, répondit-elle en souriant tristement, que je n'ai pas pu me rendormir; mais ne prenez pas ce reproche pour une critique. Il m'a semblé que vous jouiez fort bien: c'est précisément parce que j'étais forcée de vous écouter… Mais je ne veux pas non plus vous faire de compliments. A votre âge, cela ne vaut rien.

– A mon âge? Oui, je suis un enfant, c'est vrai, rien qu'un enfant! C'est l'âge où l'on est avide de bonheur. Est-ce un crime d'être heureux d'un rien, d'un mot, d'un regard, fût-ce un regard distrait ou sévère, fût-ce un mot de simple bienveillance ou seulement de généreux pardon sous forme d'éloge?

– Je vois, répondit-elle, que vous avez lu le petit volume que vous m'avez envoyé ce matin; car vous êtes tout rempli de l'orgueil de la première jeunesse, et ce n'est guère obligeant pour ceux ou pour celles qui sont entrés dans la seconde.

– Dans les volumes que, par votre ordre, je vous ai fait remettre ce matin, y en avait-il donc un qui ait eu le malheur de vous déplaire?

Elle sourit avec une ineffable douceur, et elle allait répondre. J'étais suspendu au mouvement de ses lèvres; Moserwald, penché sur la table, ne regardait nullement dans la loupe d'Obernay, qu'il avait prise machinalement et qu'il ternissait de son haleine, au grand déplaisir du botaniste. Il grimaçait derrière cette loupe; mais il avait un oeil braqué sur moi, et louchait d'une façon si burlesque, que madame de Valvèdre partit d'un éclat de rire. Ce fut pour moi un moment de cruel triomphe, mais qu'un instant après j'expiai cruellement. En riant, madame de Valvèdre laissa tomber sa broderie et un petit objet de métal que je pris pour un dé et que je ramassai précipitamment; mais je l'eus à peine dans les mains, qu'un cri de surprise et de douleur m'échappa.

– Qu'est-ce donc que cela? m'écriai-je.

– Eh bien, répondit-elle tranquillement, c'est ma bague. Elle est beaucoup trop large pour mon doigt.

– Votre bague!.. répétai-je hors de moi en regardant d'un oeil hagard le gros saphir entouré de brillants que j'avais vu l'avant-veille au doigt de Moserwald.

 

Et j'ajoutai, en proie à un véritable désespoir:

– Mais cette chose-là n'est point à vous, madame!

– Pardonnez-moi: à qui voulez-vous donc qu'elle soit?

– Ah! vous l'avez achetée aujourd'hui?

– Eh bien, qu'est-ce que cela vous fait, par exemple? Rendez-la-moi donc!

– Puisque vous l'avez achetée, lui dis-je d'un ton amer en la lui rendant, gardez-la, elle est bien à vous; mais, à votre place, je ne la porterais pas. Elle est d'un goût affreux!

– Vous trouvez? C'est bien possible. J'ai acheté cela hier vingt-cinq francs à un vilain petit juif qui monte en vermeil, à Varallo, les améthystes et les autres cailloux du pays; mais la grosse pierre est jolie. Je la ferai arranger autrement, et tout le monde croira que c'est un saphir oriental.

J'allais dire à madame de Valvèdre que le petit juif avait volé cette bague à M. Moserwald, lorsque, la modicité du prix de vente supposant chez un juif bijoutier une ignorance par trop invraisemblable de la valeur de l'objet, je me sentis replongé dans une énigme insoluble. Alida venait de parler avec une sincérité évidente, et pourtant, quelque effort que fit Moserwald pour me cacher sa main gauche, je voyais bien qu'il n'avait plus sa bague. Un soupçon hideux pesait sur moi comme un cauchemar. Je pris le bras de l'israélite et je l'emmenai sur la galerie, comme pour lui parler d'autre chose. Je flattai sa vanité pour lui arracher la vérité.

– Vous êtes un habile homme et un amant magnifique, lui dis-je; vous faites accepter vos dons de la manière la plus ingénieuse!

Il donna dans le piège sans se faire prier.

– Eh bien, oui, dit-il, voilà comme je suis! Rien ne me coûte pour procurer un petit plaisir à une jolie femme, et je n'ai pas le mauvais goût de lui faire des conditions, moi! C'est à elle de deviner.

– Et certainement on vous devine? Vous êtes coutumier du fait?

– Avec celle-ci… c'est la première fois, et je me demande avec un peu de crainte si elle prend réellement cette gemme de premier choix pour une améthyste de cent sous! Non, ce n'est pas probable. Toutes les femmes se connaissent en gemmes, elles les aiment tant!

– Pourtant, si elle n'y connaît rien, elle ne vous devine pas, et vous voilà dans une impasse. Ou il faut vous déclarer, ou il faut risquer de voir la bague passer à la femme de chambre.

– Me déclarer? répondit-il avec un véritable effroi. Oh! non, c'est trop tôt! je ne suis pas encouragé jusqu'à présent… à moins que ce ton moqueur ne soit une manière de grande dame!.. C'est possible, je n'avais jamais visé si haut, moi!.. car elle est comtesse, vous savez? Son mari ne prend pas de titre, mais il est de grande maison…

– Mon cher, repris-je avec une ironie qu'il ne comprit pas, tout madré qu'il était, je ne vois qu'un moyen: c'est qu'un ami généreux l'éclaire sur la valeur de l'objet qu'on lui a fait si adroitement accepter. Voulez-vous que je m'en charge?

– Oui! mais pas aujourd'hui au moins! Vous attendrez que je sois parti.

– Bah! vous voilà bien craintif! N'êtes-vous pas persuadé qu'une femme est toujours flattée d'un riche cadeau?

– Non! cela dépend; elle peut aimer le cadeau et détester la personne qui l'offre. Dans ce cas-là, il faut beaucoup de patience et beaucoup de cadeaux, toujours glissés dans ses mains sans qu'elle songe à les repousser, et ne témoignant jamais d'aucune espérance. Vous voyez que j'ai ma tactique!

– Elle est magnifique, et très-flatteuse pour les femmes que vous honorez de vos poursuites!

– Mais… je la crois fort délicate, reprit-il avec conviction, et, si vous la critiquez, c'est qu'il vous serait impossible de la suivre!

Je ne lui passai pas ce mouvement d'impertinence et je rentrai au petit salon, bien décidé à l'en punir. Je me sentis dès lors un aplomb extraordinaire, et, m'approchant d'Alida:

– Savez-vous, madame, lui dis-je, de quoi je m'entretenais avec M.

Moserwald au clair de la lune?

– Du clair de lune, peut-être?

– Non, nous parlions bijouterie. Monsieur prétend que toutes les femmes se connaissent en pierres précieuses parce qu'elles les aiment passionnément, et j'ai promis de m'en rapporter à votre arbitrage.

– Il y a là deux questions, répondit madame de Valvèdre. Je ne peux pas résoudre la première; car, pour mon compte, je n'y entends rien; mais, pour la seconde, je suis forcée de donner raison à M. Moserwald. Je crois que toutes les femmes aiment les bijoux.

– Excepté moi pourtant, dit Paule avec gaieté; je ne m'en soucie pas le moins du monde.

– Oh! vous, ma chère, reprit Alida du même ton, vous êtes une femme supérieure! Il n'est question ici que des simples mortelles.

– Moi, dis-je à mon tour avec une amertume extrême, je croyais qu'en fait de femmes il n'y avait que les courtisanes qui eussent la passion des diamans.

Alida me regarda d'un air très-étonné.

– Voilà une singulière idée! reprit-elle. Chez les créatures dont vous parlez, cette passion-là n'existe pas du tout. Les diamants ne représentent pour elles que des écus. Chez les femmes honnêtes, c'est quelque chose de plus noble: cela représente les dons sacrés de la famille ou les gages durables des affections sérieuses. Cela est si vrai, que, ruinée, une véritable grande dame souffre mille privations plutôt que de vendre son écrin. Elle n'en fait le sacrifice que pour sauver ses enfants ou ses princes.

– Ah! que cela est bien dit et que cela est vrai! s'écria Moserwald enthousiasmé. Entre la femme et le diamant, il y a une attraction surnaturelle! J'en ai vu mille exemples. Le serpent avait, dit une légende, un gros diamant dans la tête; Ève vit ce feu à travers ses yeux et fut fascinée. Elle s'y mira comme dans les glaces d'un palais enchanté…

– Voilà de la poésie, ou je ne m'y connais pas, dis-je en l'interrompant. Et vous vous moquez des poëtes, vous!

– Cela vous étonne, mon cher? reprit-il. C'est que je deviens poëte aussi, apparemment, avec les personnes qui m'inspirent!

En parlant ainsi, il lança sur Alida un regard enflammé qu'elle rencontra et soutint avec une impassibilité extraordinaire. C'était le comble du dédain ou de l'effronterie, car son grand oeil interrogateur était toujours plein de mystères. Je ne pus supporter cette situation douteuse, horrible pour elle, si elle n'était pas la dernière des femmes. Je lui demandai à voir encore sa bague de vingt-cinq francs, et, l'ayant regardée:

– Je m'étonne beaucoup, lui dis-je, du peu d'attention que vous avez accordée à une gemme si belle après l'aveu que vous venez de faire de votre goût pour ces sortes de choses. Savez-vous bien, madame, que l'on vous a vendu là une pierre d'un très-grand prix?

– Comment? Quoi? Est-ce possible? dit-elle en reprenant la bague et en la regardant. Est-ce que vous avez des connaissances dans cette partie-là?

– J'ai pour toute connaissance M. Moserwald, ici présent, qui, pas plus tard qu'avant-hier, m'a montré une bague toute pareille, avec des brillants comme ceux-ci, et qui me l'a offerte pour douze mille francs, c'est-à-dire pour rien, selon lui, car elle vaut beaucoup plus.

Devant cette interpellation directe, la figure de Moserwald se décomposa, et le rapide coup d'oeil d'Alida, allant de lui à moi, acheva de le bouleverser.

Madame de Valvèdre ne se troubla pas. Elle garda quelques instants le silence, comme si elle eût voulu résoudre un problème intérieur; puis, me présentant la bague:

– Qu'elle ait ou non de la valeur, dit-elle, je la trouve décidément fort laide. Voulez-vous me faire le plaisir de la jeter par la fenêtre?

– Vraiment? par la fenêtre? s'écria Moserwald incapable de maîtriser son émotion.

– Vous voyez bien, lui répondit Alida, que c'est une chose qui a été perdue, trouvée par votre coreligionnaire de Varallo, et vendue sans qu'il en ait connu la valeur. Eh bien, il faut rendre cette chose à sa destinée, qui est d'être ramassée dans la boue par les personnes qui ne craignent pas de se salir les mains.

Moserwald, poussé à bout, eut beaucoup de sang-froid et de présence d'esprit. Il me pria de lui donner la bague, et, comme je la lui rendais avec l'affectation d'une restitution légitime, il la remit à son doigt en disant:

– Puisqu'elle devait être jetée aux ordures, je la ramasse, moi. Je ne sais d'où elle sort, mais je sais qu'elle a été purifiée à tout jamais en passant une journée au doigt de madame de Valvèdre! Et maintenant, qu'elle vaille vingt-cinq sous ou vingt-cinq mille francs, elle est sans prix pour moi et ne me quittera jamais! Là-dessus, ajouta-t-il en se levant et en me regardant, je pense que ces dames sont fatiguées, et qu'il serait temps…

– M. Obernay et M. Valigny ne se retirent pas encore, répondit madame de Valvèdre avec une intention désespérante; mais vous êtes libre, d'autant plus que vous partez demain matin, j'imagine! Quant à la bague, vous ne pouvez pas la garder. Elle est à moi. Je l'ai payée et ne vous l'ai pas donnée… Rendez-la moi!

Les gros yeux de Moserwald brillèrent comme des escarboucles. Il crut son triomphe assuré en dépit d'un congé donné pour la forme, et rendit la bague avec un sourire qui signifiait clairement: «Je savais bien qu'on la garderait!» Madame de Valvèdre la prit, et, la jetant hors de sa chambre sur le palier, par la porte ouverte, elle ajouta:

– La ramassera qui voudra! elle ne m'appartient plus; mais celui qui la portera en mémoire de moi pourra se vanter d'avoir là une chose que je méprise profondément.

Moserwald sortit dans un état d'abattement qui me fit peine à voir. Paule n'avait absolument rien compris à cette scène, à laquelle, d'ailleurs, elle avait donné peu d'attention. Quant à Obernay, il avait essayé un instant de comprendre; mais il n'en était pas venu à bout, et, attribuant tout ceci à quelque étrange caprice de madame de Valvèdre, il avait repris tranquillement l'analyse de la saxifraga retusa.

III

J'avais suivi Moserwald sans affectation, pensant bien que, s'il avait du coeur, il me demanderait compte de la manière dont j'avais servi sa cause. Je le vis hésiter à ramasser sa bague, hausser les épaules et la reprendre. Dès qu'il m'aperçut, il m'attira jusque dans sa chambre et me parla avec beaucoup d'amertume, raillant ce qu'il appelait mes préjugés et déclarant mon austérité la chose du monde la plus ridicule. Je le laissai à dessein devenir un peu grossier dans ses reproches, et, quand il en fut là:

– Vous savez, mon cher monsieur, lui dis-je, que, si vous n'êtes pas content, il y a une manière de s'expliquer, et me voici à vos ordres. N'allez pas plus loin en paroles; car je serais forcé de vous demander la réparation que je vous offre.

– Quoi? qu'est-ce à dire? fit-il avec beaucoup de surprise. Vous voulez vous battre? Eh bien, voilà un trait de lumière, un aveu! Vous êtes mon rival, et c'est par jalousie que vous m'avez si brutalement ou si maladroitement trahi! Dites que c'est là votre motif, alors je vous comprends et je vous pardonne.

Je lui déclarai que je n'avais aucun aveu à faire, et que je ne tenais pas à son pardon; mais, comme je ne voulais pas perdre avec lui les précieux instants que je pouvais passer encore auprès de madame de Valvèdre ce soir-là, je le quittai en l'engageant à faire ses réflexions, et en lui disant que dans une heure je serais chez lui.

La galerie de bois découpé faisant extérieurement le tour de la maison, je revins par là à l'appartement de madame de Valvèdre; mais je la trouvai sur cette galerie, et venant à ma rencontre.

– J'ai une question à vous adresser, me dit-elle d'un ton froid et irrité. Asseyez-vous là. Nos amis sont encore plongés dans la botanique. Comme il est au moins inutile de les mettre au courant d'un accident ridicule, nous pouvons échanger ici quelques mots. Vous plaît-il de me dire, monsieur Francis Valigny, quel rôle vous avez joué dans cet incident, et comment vous avez été informé de ce que vous m'avez donné à deviner?

Je lui racontai tout avec la plus entière sincérité.

– C'est bien, dit-elle, vous avez eu bonne intention, et vous m'avez réellement rendu service en m'empêchant de donner un instant de plus dans un piège que je ne veux pas qualifier. Vous auriez pu être moins acerbe dans la forme; mais vous ne me connaissez pas, et, si vous me prenez pour une femme perdue, ce n'est pas plus votre faute que la mienne.

– Moi! m'écriai-je, je vous prends… Moi qui…!

Je me mis à balbutier d'une manière extravagante.

– Laissez, laissez, reprit-elle. Ne vous défendez pas de vos préventions, je les connais. Elles ont percé trop brutalement, lorsqu'à propos de ma théorie tout impersonnelle sur les diamants, vous avez dit que c'était un goût de courtisane!

 

– Mais, au nom du ciel, laissez-moi jurer que je n'ai pas dit cela!

– Vous l'avez pensé, et vous avez dit l'équivalent. Écoutez, je viens de recevoir ici, de la part de ce juif et par contre-coup de la vôtre, une mortelle insulte. Ne croyez pas que le dédain qui me préserve de la colère me garantisse d'une réelle et profonde douleur…

Je vis, aux rayons de la lune, un ruisseau de larmes briller comme un flot de perles sur les joues pâles de cette charmante femme, et, sans savoir ce que faisais, encore moins ce que je disais, je tombai à ses pieds en lui jurant que je la respectais, que je la plaignais, et que j'étais prêt à la venger. Peut-être en ce moment m'arriva-t-il de lui dire que je l'aimais. Troublés tous deux, moi de sa douleur, elle de ma subite émotion, nous fûmes quelques instants sans nous entendre l'un l'autre et sans nous entendre nous-mêmes.

Elle surmonta ce trouble la première, et, répondant à une parole que je lui répétais pour atténuer ma faute:

– Oui, je le sais, dit-elle, vous êtes un enfant; mais, s'il n'y a rien de généreux comme un enfant qui croit, il n'y a rien de terrible et de cruel comme un enfant qui doute, et vous êtes l'ami, l'alter ego d'un autre enfant bien plus sceptique et bien plus brutal que vous… Mais je ne veux me brouiller ni avec l'un ni avec l'autre. Il faut que l'aimable et douce Paule de Valvèdre soit heureuse. Vous êtes déjà son ami, puisque vous êtes celui de son fiancé; ou j'aurais tort contre vous trois, ou, en me donnant raison contre vous deux, Paule souffrirait. Permettez donc que je m'explique avec vous, et que je vous dise un peu qui je suis. Ce sera dit en deux mots. Je suis une personne accablée, finie, inoffensive par conséquent. Henri Obernay m'a présentée à vous, je le sais, comme une plaintive et ennuyeuse créature, mécontente de tout et accusant tout le monde. C'est sa thèse, il l'a soutenue devant moi; car, s'il est mal élevé, il est sincère, et je sais bien que je n'ai pas en lui un ennemi perfide. Dites-lui que je ne me plains de personne, et, ceci établi, fuites-lui part du motif qui m'amenait ici, vous qui savez et devez taire celui qui va dès demain me faire repartir.

– Demain! vous partez demain?

– Oui, si M. Moserwald reste, et je n'ai aucune autorité sur lui.

– Il partira, je vous en réponds!

– Et moi, je vous défends d'épouser ma querelle! De quel droit, s'il vous plaît, prétendriez-vous me compromettre en vous faisant mon chevalier?

– Mais pourquoi donc voulez-vous partir, mon Dieu? Est-ce que les outrages de cet homme vous atteignent?

– Oui, l'outrage atteint toujours une veuve dont le mari est vivant.

– Ah! madame, vous êtes méconnue et délaissée, je le savais bien, moi! mais…

– Il n'y a pas de mais. Les choses sont ainsi. M. de Valvèdre est un homme infiniment respectable, qui sait tout, excepté l'art de faire respecter la femme qui porte son nom; mais cette femme sait heureusement ce qu'elle doit à ses enfants, et, pour se faire respecter elle-même, elle n'a qu'un refuge, la retraite et la solitude. Elle y retournera donc, et, puisque vous savez pourquoi elle y rentre, sachez aussi pourquoi elle en était sortie un instant. Il faut que la solitude qu'on lui a choisie soit au moins à elle, et que personne n'ait le droit de l'y troubler. Eh bien, je ne me plains pas; mais, cette fois, je réclame. Mademoiselle Juste de Valvèdre m'est une société antipathique. Mon mari assure qu'il ne l'a pas placée auprès de moi pour me surveiller, mais pour servir de chaperon à Paule, et ne pas me condamner, disait-il, à un rôle qui n'est pas encore de mon âge. Cependant, mademoiselle Juste de Valvèdre s'est faite oppressive et offensante. J'ai supporté cela cinq ans: je suis au bout de mes forces. Le moment logique et naturel d'en finir est venu, puisque le mariage de Paule avec Obernay est résolu, et devait être célébré au commencement de l'année. M. de Valvèdre semble l'avoir oublié, et Henri, comme tous les savants, a beaucoup de patience en amour. Je venais donc dire à mon mari: «Paule s'ennuie, et, moi, je me meurs de lassitude et de dégoût. Mariez Paule, et délivrez-moi de Juste, ou, si Juste doit rester souveraine dans ma maison, permettez-moi de transporter mes enfants et mes pénates auprès de Paule, à Genève, où elle doit demeurer après son mariage. Et, si cela ne convient pas à Obernay, laissez-moi chercher ou fixez-moi une autre retraite, un ermitage dans une thébaïde quelconque, pourvu que je sois délivrée de l'autorité tout à fait illégitime d'une personne que je ne puis aimer.» J'espérais, je croyais trouver M. de Valvèdre ici. Il a pris son vol vers les nuages, où je ne puis l'atteindre. Je ne voulais pas et je ne veux pas écrire: écrire accuse trop les torts des absents. Je ne veux pas non plus m'expliquer directement avec Obernay sur le compte de mademoiselle Juste. Il lui est très attaché et ne manquerait pas de lui donner raison contre moi. Nous nous froisserions mutuellement, comme cela est arrivé déjà. Puisque je ne puis attendre M. de Valvèdre ici, je vous charge au moins d'expliquer à Henri le motif en apparence si inquiétant et si mystérieux de mon voyage. S'il aime Paule, il fera quelque effort pour hâter son mariage et ma délivrance. J'ai dit. Oubliez-moi et portez-vous bien.

En achevant cette explication sur un ton d'enjouement qui refoulait un profond sanglot, elle me tendit la main et se leva pour me quitter.

Je la retins.

– Je vous jure, m'écriai-je, que vous ne partirez pas, que vous attendrez M. de Valvèdre ici, et que vous mènerez à bien un projet qui n'a rien que de légitime et de raisonnable. Je vous jure que Moserwald, s'il ne part pas, n'osera plus lever les yeux sur vous, car Obernay et moi l'en empêcherons. Nous en avons le droit, puisque Obernay va devenir votre beau-frère, et que je suis son alter ego, vous l'avez dit. Notre devoir est donc de vous défendre et de ne pas même souffrir qu'on vous importune. Je vous jure enfin qu'Henri ne prendra pas obstinément le parti d'une autre personne qui vous déplaît et qui ne peut pas avoir raison contre vous. Henri aime ardemment sa fiancée, je ne crois pas à la patience qu'il affecte; de grâce, madame, croyez en nous, croyez en moi: je comprends l'honneur que vous venez de me faire eu me parlant comme à quelqu'un de votre famille, et, dès ce jour, je vous suis dévoué jusqu'à la mort.

La chaleur de mon zèle ne parut pas effrayer madame de Valvèdre: elle avait pleuré, elle était brisée; elle sembla se laisser aller instinctivement au besoin de se fier à un ami. Je ne comprenais pas, moi, qu'une femme si ravissante, si fière et si douce en même temps, fût isolée dans la vie à ce point d'avoir besoin de la protection d'un enfant qu'elle voyait pour la première fois. J'en étais surpris, indigné contre son mari et sa famille, mais follement heureux pour mon compte.

En la quittant, je me rendis chez Moserwald.

– Eh bien, lui dis-je, où en sommes-nous? Nous battrons-nous?

– Ah! vous arrivez en fier-à-bras, répondit-il, parce que vous croyez peut-être que je reculerais? Vous vous trompez, mon cher, je sais me battre et je me bats quand il le faut. J'ai eu trop d'aventures de femmes pour ne pas savoir qu'il faut être brave à l'occasion; mais il n'y a pas ici de motif suffisant, et je ne suis pas en colère. J'ai du chagrin, voilà tout. Consolez-moi, ce sera beaucoup plus humain et plus sage.

– Vous voulez que je vous console?

– Oui, vous le pouvez; dites-moi que vous n'êtes pas son amant, et je garderai l'espérance.

– Son amant! quand je l'ai vue hier pour la première fois! Mais pour quelle femme la prenez-vous donc, esprit corrompu et salissant que vous êtes?

– Vous me dites des injures; vous êtes amoureux d'elle! Oui, oui, c'est clair. Vous vous êtes moqué de moi; vous m'avez dit que vous la trouviez laide, vous m'avez offert de me servir… et j'ai donné dans le panneau. Àh! comme l'amour rend bête! Vous, cela vous a donné de l'esprit: c'est la preuve que vous aimez moins que moi!