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Valvèdre

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– Dès lors il passera une meilleure nuit que nous, dit madame de Valvèdre; car ses instruments sont ce qu'il a de plus cher au monde.

– Pourquoi, madame, ne dormiriez-vous pas tranquille? me hasardai-je à dire à mon tour. M. de Valvèdre est si bien prémuni contre le froid; il a une telle expérience de ces sortes d'aventures…

Madame de Valvèdre sourit imperceptiblement, soit pour me remercier de mes consolations, soit pour les dédaigner, soit encore parce qu'elle me trouvait bien naïf de croire qu'un mari comme le sien pût être la cause de ses insomnies. Elle quitta le balcon où Obernay, n'attendant plus d'autre signal, restait à parler de Valvèdre avec Paule, et, comme je suivais Alida auprès de la table à thé, je fus encore une fois très indécis sur le charme de sa physionomie. Il sembla qu'elle devinait mon incertitude, car elle s'étendit nonchalamment sur une sorte de chaise longue assez basse, et je pus la voir enfin, éclairée en entier par la lampe placée sur la table.

Je la contemplais depuis un instant sans parler, et légèrement troublé, lorsqu'elle leva lentement ses yeux sur les miens, comme pour me dire: «Eh bien, vous décidez-vous enfin à voir que je suis la plus parfaite créature que vous ayez jamais rencontrée?» Ce regard de femme fut si expressif, que je le sentis passer en moi, de la tête aux pieds, comme un frisson brûlant, et que je m'écriai éperdu:

– Oui, madame, oui!

Elle vit à quel point j'étais jeune et ne s'en offensa point; car elle me demanda avec un étonnement peu marqué à quoi je répondais.

– Pardon, madame, j'ai cru que vous me parliez!

– Mais pas du tout. Je ne vous disais rien!

Et un second regard, plus long et plus pénétrant que le premier, acheva de me bouleverser, car il m'interrogeait jusqu'au fond de l'âme.

A ceux qui n'ont pas rencontré le regard de cette femme, je ne pourrai jamais faire comprendre quelle était sa puissance mystérieuse. L'oeil, extraordinairement long, clair et bordé de cils sombres qui le détachaient du plan de la joue par une ombre changeante, n'était ni bleu, ni noir, ni verdâtre, ni orangé. Il était tout cela tour à tour, selon la lumière qu'il recevait ou selon l'émotion intérieure qui le faisait pâlir ou briller. Son expression habituelle était d'une langueur inouïe, et nul n'était plus impénétrable quand il rentrait son feu pour le dérober à l'examen; mais en laissait-il échapper une faible étincelle, toutes les angoisses du désir ou toutes les défaillances de la volupté passaient dans l'âme dont il voulait s'emparer, si bien gardée ou si méfiante que fût cette âme-là.

La mienne n'était nullement avertie, et ne songea pas un instant à se défendre, Elle vit bien celle qui venait de me réduire! Nous n'avions échangé que les trois paroles que je viens de rapporter, et Obernay s'approchait de nous avec sa fiancée, que tout était déjà consommé dans ma pensée et dans ma conscience; j'avais rompu avec mes devoirs, avec ma famille, avec ma destinée, avec moi-même; j'appartenais aveuglément, exclusivement, à cette femme, à cette inconnue, à cette magicienne.

Je ne sais rien de ce qui fut dit autour de cette petite table, où Paule de Valvèdre remuait des tasses en échangeant de calmes répliques avec Obernay. J'ignore absolument si je bus du thé. Je sais que je présentai une tasse à madame de Valvèdre et que je restai près d'elle, les yeux attachés sur son bras mince et blanc, n'osant plus regarder son visage, persuadé que je perdrais l'esprit et tomberais à ses pieds, si elle me regardait encore. Quand elle me rendit la tasse vide, je la reçus machinalement et ne songeai point à m'éloigner. J'étais comme noyé dans les parfums de sa robe et de ses cheveux. J'examinais plutôt stupidement que sournoisement les dentelles de ses manchettes, le fin tissu de son bas de soie, la broderie de sa veste de cachemire, les perles de son bracelet, comme si je n'eusse jamais vu de femme élégante, et comme si j'eusse voulu m'instruire des lois du goût. Une timidité qui était presque de la frayeur m'empêchait de penser à autre chose qu'à ce vêtement dont émanait un fluide embrasé qui m'empêchait de respirer et de parler. Obernay et Paule parlaient pour quatre. Que de choses ils avaient donc à se dire! Je crois qu'ils se communiquaient des idées excellentes dans un langage meilleur encore; mais je n'entendis rien. J'ai constaté plus tard que mademoiselle de Valvèdre avait une belle intelligence, beaucoup d'instruction, un jugement sain, élevé, et même un grand charme dans l'esprit; mais, en ce moment où, recueilli en moi-même, je ne songeais qu'à contenir les battements de mon coeur, combien je m'étonnais de la liberté morale de ces heureux fiancés qui s'exprimaient si facilement et si abondamment leurs pensées! Ils avaient déjà l'amour communicatif, l'amour conjugal: pour moi, je sentais que le désir est farouche et la passion muette.

Alida avait-elle de l'esprit naturel? Je ne l'ai jamais su, bien que je l'aie entendue dire des choses frappantes et parler quelquefois avec l'éloquence de l'émotion; mais, d'habitude, elle se taisait, et, ce soir-là, soit qu'elle voulût ne rien révéler de son âme, soit qu'elle fût brisée de fatigue ou fortement préoccupée, elle ne prononça qu'avec effort quelques mots insignifiants. Je me trouvais et je restais assis beaucoup trop près d'elle; j'aurais pu et j'aurais dû être à distance plus respectueuse. Je le sentais et je me sentais aussi cloué à ma place. Elle en souriait sans doute intérieurement mais elle ne paraissait pas y prendre garde, et les deux fiancés étaient trop occupés l'un de l'autre pour s'en apercevoir. Je serais resté là toute la nuit sans faire un mouvement, sans avoir une idée nette, tant je me trouvais mal et bien à la fois. Je vis Obernay serrer fraternellement la main de Paule en lui disant qu'elle devait avoir besoin de dormir. Je me retrouvai dans ma chambre sans savoir comment j'avais pu prendre congé et quitter mon siège; je me jetai sur mon lit à moitié déshabillé, comme un homme ivre.

Je ne repris possession de moi-même qu'au premier froid de l'aube. Je n'avais pas fermé l'oeil. J'avais été en proie à je ne sais quel délire de joie et de désespoir. Je me voyais envahi par l'amour, que, jusqu'à cette heure de ma vie, je n'avais connu qu'en rêve, et que l'orgueil un peu sceptique d'une éducation recherchée m'avait fait à la fois redouter et dédaigner. Cette révélation soudaine avait un charme indicible, et je sentais qu'un homme nouveau, plus énergique et plus entreprenant, avait pris place en moi; mais l'ardeur de cette volonté que j'étais encore si peu sûr de pouvoir assouvir me torturait, et, quand elle se calma, elle fut suivie d'un grand effroi. Je ne me demandai certes pas si, envahi à ce point, je n'étais pas perdu; ceci m'importait peu. Je ne me consultai que sur la marche à suivre pour n'être pas ridicule, importun et bientôt éconduit. Dans ma folie, je raisonnai très-serré; je me traçai un plan de conduite. Je compris que je ne devais rien laisser soupçonner à Obernay, vu que son amitié pour Valvèdre me le rendrait infailliblement contraire. Je résolus de gagner sa confiance en paraissant partager ses préventions contre Alida, et de savoir par lui tout ce que je pouvais craindre ou espérer d'elle. Rien n'était plus étranger à mon caractère que cette perfidie, et, chose étonnante, elle ne me coûta nullement. Je ne m'y étais jamais essayé, j'y fus passé maître du premier coup. Au bout de deux heures de promenade matinale avec mon ami, je tenais tout ce qu'il m'avait marchandé jusque-là, je savais tout ce qu'il savait lui-même.

II

Sans fortune et sans aïeux, Alida avait été choisie par Valvèdre. L'avait-il aimée? l'aimait-il encore? Personne ne le savait; mais personne n'était fondé à croire que l'amour n'eût pas dirigé son choix, puisque Alida n'avait d'autre richesse que sa beauté. Pendant les premières années, ce couple avait été inséparable. Il est vrai que peu à peu, depuis cinq ou six ans, Valvèdre avait repris sa vie d'exploration et de voyages, mais sans paraître délaisser sa compagne et sans cesser de l'entourer de soins, de luxe, d'égards et de condescendances. Il était faux, selon Obernay, qu'il la retînt prisonnière dans sa villa, ni que mademoiselle Juste de Valvèdre, l'aînée de ses belles-soeurs, fût une duègne chargée de l'opprimer. Mademoiselle Juste était, au contraire, une personne du plus grand mérite, chargée de l'éducation première des enfants et de la gouverne de la maison, soins auxquels Alida elle-même se déclarait impropre. Paule avait été élevée par sa soeur aînée. Toutes trois vivaient donc à leur guise: Paule soumise par goût et par devoir à sa soeur Juste, Alida complètement indépendante de l'une et de l'autre.

Quant aux aventures qu'on lui prêtait, Obernay n'y croyait réellement pas; du moins aucune liaison exclusive n'avait pris une place ostensible dans sa vie depuis qu'il la connaissait.

– Je la crois coquette, disait-il, mais par genre ou par désoeuvrement. Je ne la juge ni assez active ni assez énergique pour avoir des passions ou seulement des fantaisies un peu vives. Elle aime les hommages, elle s'ennuie quand elle en manque, et peut-être en manque-t-elle un peu à la campagne. Elle en manque aussi chez nous à Genève, où elle nous fait l'honneur d'accepter de temps en temps l'hospitalité. Notre entourage est un peu sérieux pour elle; mais ne voilà-t-il pas un grand malheur qu'une femme de trente ans soit forcée, par les convenances, de vivre d'une manière raisonnable? Je sais que, pour lui complaire, son mari l'a menée beaucoup dans le monde autrefois; mais il y a temps pour tout. Un savant se doit à la science, une mère de famille à ses enfants. A te dire le vrai, j'ai médiocre opinion d'une cervelle de femme qui s'ennuie au sein de ses devoirs.

– Il paraît cependant qu'elle y est soumise, puisque, libre de se lancer dans le tourbillon, elle vit dans la retraite.

 

– Il faudrait qu'elle s'y lançât toute seule, et ce n'est pas bien aisé, à moins d'une certaine vitalité audacieuse qu'elle n'a pas. A mon avis, elle ferait mieux d'en avoir le courage, puisqu'elle en a l'aspiration, et mieux vaudrait pour Valvèdre avoir une femme tout à fait légère et dissipée, qui le laisserait parfaitement libre et tranquille, qu'une élégie en jupons qui ne sait prendre aucun parti, et dont l'attitude brisée semble être une protestation contre le bon sens, un reproche à la vie rationnelle.

– Tout cela est bien aisé à dire, pensai-je; peut-être cette femme soupire-t-elle après autre chose que les plaisirs frivoles; peut-être a-t-elle grand besoin d'aimer, surtout si son mari lui a fait connaître l'amour avant de la délaisser pour la physique et la chimie. Telle femme commence réellement la vie à trente ans, et la société de deux marmots et de deux belles-soeurs infiniment vertueuses ne me paraît pas un idéal auquel je voulusse me consacrer. Pourquoi exigeons-nous de la beauté, qui est exclusivement faite pour l'amour, ce que nous autres, le sexe laid, nous ne serions pas capables d'accepter; M. de Valvèdre, à quarante ans, est tout entier à la passion des sciences. Il a trouvé fort juste de pouvoir planter là les soeurs, les marmots et la femme par-dessus le marché… Il est vrai qu'il lui laisse la liberté… Eh bien, qu'elle en profite, c'est son droit, et c'est la tâche d'une âme ardente et jeune comme la mienne de lui faire vaincre les scrupules qui la retiennent!

Je me gardai bien de faire part de ces réflexions à Obernay. Je feignis, au contraire, d'acquiescer à tous ses jugements, et je le quittai sans lui avoir opposé la plus légère contradiction. – Je devais revoir Alida, comme la veille, à l'heure du signal de Valvèdre. Fatiguée de la journée de mulet qu'elle avait faite pour venir de Varallo à Saint-Pierre, elle gardait le lit. Paule travaillait à ranger des plantes qu'elle avait fait cueillir en route par les guides, et qu'elle devait, dans la soirée, examiner avec son fiancé, qui lui apprenait la botanique. Instruit de ces détails, et voyant Obernay partir tranquillement pour la promenade en attendant l'heure d'être admis à faire sa cour, je me dispensai de l'accompagner. J'errai à l'aventure autour de la maison et dans la maison même, observant les allées et venues du domestique et de la femme de chambre d'Alida, essayant de surprendre les paroles qu'ils échangeaient, espionnant en un mot, car il me venait comme des révélations d'expérience, et je me disais avec raison que, pour juger le problème de la conduite d'une femme, il fallait avant tout examiner l'attitude des gens qui la servaient. Ceux-ci me parurent empressés de la satisfaire; car, sonnés à plusieurs reprises, ils parcoururent la galerie, montèrent et redescendirent vingt fois l'escalier sans témoigner d'humeur.

J'avais laissé la porte de ma chambre ouverte; il n'y avait pas d'autres voyageurs que nous, et la belle auberge rustique d'Ambroise était si tranquille, que je ne perdais rien de ce qui s'y passait. Tout à coup j'entendis un grand frôlement de jupons au bout du corridor. Je m'élançai, croyant qu'on se décidait à sortir; mais je ne vis passer qu'une belle robe de soie dans les mains de la femme de chambre. Elle venait sans doute de la déballer, car un nouveau mulet chargé de caisses et de cartons était arrivé depuis quelques instants devant l'auberge. Cette circonstance me fit espérer un séjour de plusieurs journées à Saint-Pierre; mais comme celle dont j'attendais la fin me paraissait longue! Serait-elle donc perdue absolument pour mon amour? Que pouvais-je inventer pour la remplir, ou pour faire révoquer l'arrêt des convenances qui me tenait éloigné?

Je me livrai à mille projets plus fous les uns que les autres. Tantôt je voulais me déguiser en marchand d'agates herborisées pour me faire admettre dans ce sanctuaire dont je voyais la porte s'ouvrir à chaque instant; tantôt je voulais courir après quelque montreur d'ours et faire grogner ses bêtes de manière à attirer les voyageuses à leur fenêtre. Il me prit aussi envie de décharger un pistolet pour causer quelque inquiétude dans la maison; on croirait peut-être à un accident, on enverrait peut-être savoir de mes nouvelles, et même si j'étais un peu blessé…

Cette extravagance me sourit tellement, qu'il s'en fallut de bien peu qu'elle ne fût mise à exécution. Enfin je m'arrêtai à un parti moins dramatique qui fut déjouer du hautbois. J'en jouais très-bien, au dire de mon père, qui était bon musicien, et que ne contredisaient pas trop, sous ce rapport, les artistes qui fréquentaient notre maison belge. Ma porte était assez éloignée de celle de madame de Valvèdre pour que ma musique ne troublât pas trop son sommeil, si elle dormait, et, si, elle ne dormait pas, ce qui était plus que probable d'après les fréquentes entrées de sa suivante, elle s'informerait peut-être de l'agréable virtuose: mais quel fut mon dépit lorsqu'au beau milieu de ma plus belle mélodie le valet de chambre, ayant frappé discrètement à ma porte, me tint d'un air aussi embarrassé que respectueux le discours suivant:

– Je demande bien des pardons à monsieur; mais, si monsieur ne tient pas absolument à faire ses études dans une auberge, il y a madame qui est très-souffrante, et qui demande en grâce à monsieur…

Je lui fis signe que c'était assez d'éloquence, et je remis avec humeur mon instrument dans son étui. Elle voulait donc absolument dormir! Mon dépit devint une sorte de rage, et je fis des voeux pour qu'elle eût de mauvais rêves; mais un quart d'heure ne se passa pas sans que je visse reparaître le domestique. Madame de Valvèdre me remerciait beaucoup, et, ne pouvant dormir malgré mon silence, elle m'autorisait à reprendre mes études musicales; en même temps, elle me faisait demander si je n'avais pas un livre quelconque à lui prêter, pourvu que ce fût un ouvrage littéraire et pas scientifique. Le valet fit si bien cette commission, que je pensai qu'il l'avait, cette fois, apprise par coeur. J'avais, pour toute bibliothèque de voyage, un ou deux romans nouveaux en petit format, contrefaçon achetée à Genève, et un tout petit bouquin anonyme que j'hésitai un instant à joindre à mon envoi, et que j'y glissai, ou plutôt que j'y jetai tout à coup, avec l'émotion de l'homme qui brûle ses vaisseaux.

Ce mince bouquin était un recueil de vers que j'avais publié à vingt ans sous le voile de l'anonyme, encouragé par un oncle éditeur qui me gâtait, et averti par mon père que je ferais sagement de ne pas compromettre son nom et le mien pour le plaisir de produire cette bagatelle.

– Je ne trouve pas tes vers trop mauvais, m'avait dit cet excellent père; il y a même des pièces qui me plaisent; mais, puisque tu te destines aux lettres, contente-toi de lancer ceci comme un ballon d'essai, et ne t'en vante pas, si tu veux savoir ce qu'on en pense. Si tu es discret, cette première expérience te servira. Si tu ne l'es pas, et que ton livre soit raillé, d'une part tu en auras du dépit, de l'autre tu te seras créé un fâcheux précédent qu'il sera difficile de faire oublier.

J'avais religieusement suivi ce bon conseil. Mes petits vers n'avaient pas fait grand bruit, mais ils n'avaient pas déplu, et même quelques passages avaient été remarqués. Ils n'avaient, selon moi, qu'un mérite, ils étaient sincères. Ils exprimaient l'état d'une jeune âme avide d'émotions, qui ne se pique pas d'une fausse expérience, et qui ne se vante pas trop d'être à la hauteur de ses rêves.

C'était certes une grande imprudence que je venais de commettre en les envoyant à madame de Valvèdre. Si elle devinait l'auteur et qu'elle trouvât les vers ridicules, j'étais perdu. L'amour-propre ne m'aveuglait pas. Mon livre était l'oeuvre d'un enfant. Une femme de trente ans s'intéresserait-elle à des élans si naïfs, à une candeur si peu fardée?.. Mais pourquoi me devinerait-elle? n'avais-je pas su garder mon secret avec mes meilleurs amis? Et, si j'étais plus troublé à l'idée de ses sarcasmes que je ne pouvais l'être de ceux de toute autre personne, n'avais-je pas une chance de guérison dans le dépit que sa dureté me causerait?

Je ne voulais pourtant pas guérir, je ne le sentais que trop, et les heures se traînaient, mortellement lentes, plus cruelles encore depuis que j'avais fait ce coup de tête d'envoyer mon coeur de vingt ans à une femme nerveuse et ennuyée qui ne lui accorderait peut-être pas un regard. Aucune nouvelle communication ne m'arrivant plus, je sortis pour ne pas étouffer. J'accostai le premier passant, et parlai haut sous la fenêtre des voyageuses. Personne ne parut. J'avais envie de rentrer, et je m'éloignai pourtant, ne sachant où j'allais.

Je marchais à l'aventure sur le chemin qui mène à Varallo, lorsque je vis venir à moi un personnage que je crus reconnaître et dont l'approche me fit singulièrement tressaillir. C'était M. Moserwald, je ne me trompais pas. Il montait à pied une côte rapide; son petit char de voyage le suivait avec ses effets. Pourquoi le retour de cet homme me sembla-t-il un événement digne de remarque? Il parut s'étonner de mes questions. Il n'avait pas dit qu'il quittât la vallée définitivement. Il était allé faire une excursion dans les environs, et, comptant en faire d'autres, il revenait à Saint-Pierre comme au seul gîte possible à dix lieues à la ronde. Pour lui, il n'était pas grand marcheur, disait-il; il ne tenait pas à se casser le cou pour regarder de haut: il trouvait les montagnes plus belles, vues à mi-côte. Il admirait fort les chercheurs d'aventures, mais il leur souhaitait bonne chance et prenait ses aises le plus qu'il pouvait. Il ne comprenait pas qu'on parcourût les Alpes à pied et avec économie. Il fallait là plus qu'ailleurs dépenser beaucoup d'argent pour se divertir un peu.

Après beaucoup de lieux communs de ce genre, il me salua et remonta dans son véhicule; puis, arrêtant son conducteur au premier tour de roue, il me rappela en disant:

– J'y songe! C'est bientôt l'heure du dîner là-bas, et vous êtes peut-être en retard? Voulez-vous que je vous ramène?

Il me sembla qu'après s'être montré très-balourd, à dessein peut-être, il attachait sur moi un regard de perspicacité soudaine. Je ne sais quelle défiance ou quelle curiosité cet homme m'inspirait. Il y avait de l'un et de l'autre. Mon rêve m'avait laissé une superstition. Je pris place à ses côtés.

– Avez-vous quelque voyageur nouveau ici? me dit-il en me montrant le hameau, dont le petit clocher à jour se dessinait en blanc vif sur un fond de verdure sombre.

Des voyageurs? Non! répondis-je en me retranchant dans un jésuitisme des plus maladroits.

Je me sentais beaucoup moins d'aplomb pour cacher mon trouble à Moserwald, dont la sincérité m'était suspecte, que je n'en éprouvais à tromper effrontément Obernay, le plus droit, le plus sincère des hommes. C'était comme un châtiment de ma duplicité, cette lutte avec un juif qui s'y entendait beaucoup mieux que moi, et j'étais humilié de me trouver engagé dans cet assaut de dissimulation. Il eut un sourire d'astuce niaise en reprenant:

– Alors vous n'avez pas vu passer une certaine caravane de femmes, de guides et de mulets?.. Moi, je l'ai rencontrée hier au soir, à dix lieues d'ici, au village de Varallo, et je croyais bien qu'elle s'arrêterait à Saint-Pierre; mais, puisque vous dites qu'il n'est arrivé personne…

Je me sentis rougir, et je me hâtai de répondre avec un sourire forcé que j'avais nié l'arrivée de nouveaux voyageurs, non celle de voyageuses inattendues.

– Ah! bien! vous avez joué sur le mot!.. Avec vous, il faut préciser le genre, je vois cela. N'importe, vous avez vu ces belles chercheuses d'aventures; quand je dis ces belles… vous allez peut-être me reprocher de ne pas faire accorder le nombre plus que le genre… car il n'y en a qu'une de belle! L'autre… c'est, je crois, la petite soeur du géologue… est tout au plus passable. Vous savez que monsieur… comment l'appelez-vous?.. votre ami? n'importe, vous savez qui je veux dire: il l'épouse!

– Je n'en sais rien du tout; mais, si vous le croyez, si vous l'avez ouï dire, comment avez-vous eu le mauvais goût de faire des plaisanteries, l'autre jour, sur ses relations avec…?

– Avec qui donc? Qu'est-ce que j'ai dit? Vrai! je ne m'en souviens plus! On dit tant de choses dans la conversation!Verba volant! N'allez pas croire que je sache le latin! Qu'est-ce que j'ai dit? Voyons! dites donc!

Je ne répondis pas. J'étais plein de dépit. Je m'enferrais de plus en plus; j'avais envie de chercher noise à ce Moserwald, et pourtant il fallait prendre tout en riant ou le laisser lire dans mon cerveau bouleversé. J'eus beau essayer de rompre l'entretien en lui montrant les beaux troupeaux qui passaient près de nous, il y revint avec acharnement et il me fallut nommer madame de Valvèdre. Il fut aveugle ou charitable: il ne releva pas l'étrange physionomie que je dus avoir en prononçant ce nom terrible.

 

– Bon! s'écria-t-il avec sa légèreté naturelle ou affectée: j'ai dit cela, moi, que M. Obernay (voilà son nom qui me revient) avait des vues sur la femme de son ami? C'est possible!.. On a toujours des vues sur la femme de son ami… Je ne savais pas alors qu'il dût épouser la belle-soeur, parole! Je ne l'ai su qu'hier au matin en faisant causer le domestique de ces dames. Je vous dirai bien que cela ne me paraît pas une raison sans appel… Je suis sceptique, moi, je vous l'ai dit; mais je ne veux pas vous scandaliser, et je veux bien croire… Mon Dieu, comme vous êtes distrait! A quoi donc pensez-vous?

– A rien, et c'est votre faute! Vous ne dites rien qui vaille. Vous n'avez pas le sens commun, mon cher, avec vos idées de profonde scélératesse. Quel mauvais genre vous avez là! C'est très-mal porté, surtout quand on est riche et gras.

Si j'avais su combien il était impossible de fâcher Moserwald, je me serais dispensé de ces duretés gratuites, qui le divertissaient beaucoup. Il aimait qu'on s'occupât de lui, même pour le rudoyer ou le railler.

– Oui, oui, vous avez raison! reprit-il comme transporté de reconnaissance; vous me dites ce que me disent tous mes amis, et je vous en sais gré. Je suis ridicule, et c'est là le plus triste de mon affaire! J'ai le spleen, mon cher, et l'incrédulité des autres sur mon compte vient s'ajouter à celle que j'ai envers tout le monde et envers moi-même. Oui, je devrais être heureux, parce que je suis riche et bien portant, parce que je suis gras! Et cependant je m'ennuie, j'ai mal au foie, je ne crois pas aux hommes, aux femmes encore moins! Ah çà! comment faites-vous pour croire aux femmes, par exemple? Vous me direz que vous êtes jeune! Ce n'est pas une raison. Quand on est très-instruit et très-intelligent, on n'est jamais jeune. Pourtant voilà que vous êtes amoureux…

– Moi! où prenez-vous cela?

– Vous êtes amoureux, je le vois, et aussi naïvement que si vous étiez sûr de réussir à être aimé; mais, mon cher enfant, c'est la chose impossible, cela! On n'est jamais aimé que par intérêt! Moi, je l'ai été parce que j'ai un capital de plusieurs millions; vous, vous le serez parce que vous avez un capital de vingt-trois ou vingt-quatre ans, de cheveux noirs, de regards brûlants, capital qui promet une somme de plaisirs d'un autre ordre et non moins positifs que ceux que mon argent représente, beaucoup plus positifs, devrais-je dire, car l'argent procure des plaisirs élevés, le luxe, les arts, les voyages… tandis que, lorsqu'une femme préfère à tout cela un beau garçon pauvre, on peut être sûr qu'elle fait grand cas de la réalité. Mais ce n'est pas de l'amour comme nous l'entendons, vous et moi. Nous voudrions être aimés pour nous-mêmes, pour notre esprit, pour nos qualités sociales, pour notre mérite personnel enfin. Eh bien, voilà ce que vous achèterez probablement au prix de votre liberté, ce que je payerais volontiers de toute ma fortune, et ce que nous ne rencontrerons jamais! Les femmes n'ont pas de coeur. Elles se servent du mot vertu pour cacher leur infirmité, et avec cela elles font encore des dupes! des dupes que j'envie, je vous le déclare…

– Ah ça! m'écriai-je en interrompant ce flux de philosophie nauséabonde, que me chantez-vous là depuis une heure? Vous me dites que vous avez été aimé, que je le serai…

– Ah! mon Dieu! vous croyez que je vous parlais de madame de Valvèdre? Je n'y pensais pas, mon cher, je parlais en général. D'abord je ne la connais pas; sur l'honneur, je ne lui ai jamais parlé. Quant à vous… vous ne pouvez pas la connaître encore; vous lui avez peut-être parlé cependant?.. A propos, la trouvez-vous jolie?

– Qui? madame de Valvèdre? Pas du tout, mon cher, elle m'a semblé laide.

Je fis cette réponse avec tant d'assurance, une assurance si désespérée (je voulais à tout prix me soustraire aux investigations de Moserwald), que celui-ci en fut dupe, et me laissa voir sa satisfaction. Quand nous descendîmes de voiture, j'avais enfin réussi à lui ôter la lumière qu'il avait cru saisir, qu'il avait saisie un moment, et il retombait dans les ténèbres, tout en me laissant son secret dans les mains. Il était bien évidemment revenu à Saint-Pierre parce qu'il avait rencontré madame de Valvèdre à Varallo, parce qu'il avait questionné son laquais, parce qu'il était épris d'elle, parce qu'il espérait lui plaire, et il m'avait tâté pour voir s'il ne me trouverait pas en travers de son chemin.

Ayant appris d'Antoine que les dames de Valvèdre ne dîneraient pas en bas, je voulus me soustraire au déplaisir d'un nouveau tête-à-tête avec Moserwald en me faisant servir mystérieusement dans un coin du petit jardin de mon hôte, quand celui-ci m'annonça que je serais seul dans sa grande salle basse avec Obernay, l'israélite ayant dit qu'il souperait peut-être dans la soirée.

– Et que fait-il? où est-il maintenant? demandai-je.

– Il est chez madame de Valvèdre, répondit Antoine, dont la figure prit une expression d'étonnement comique à l'aspect de ma stupeur.

– Ah ça! m'écriai-je, il la connaît donc?

– Je n'en sais rien, monsieur; comment voulez-vous que je sache?..

– C'est juste, cela vous est fort égal, et, quant à moi… Mais vous le connaissez, vous, ce M. Moserwald?

– Non, monsieur; je l'ai vu avant-hier pour la première fois.

– Il vous avait dit en partant qu'il reviendrait bientôt?

– Non, monsieur, il ne m'avait rien dit du tout.

Je ne sais quelle sourde colère s'était emparée de moi en apprenant que ce juif avait eu l'audace ou l'habileté, à peine débarqué, de pénétrer auprès d'Alida, qu'il prétendait ne pas connaître. Obernay s'attarda beaucoup, il faisait nuit quand il rentra; je l'avais attendu pour dîner, et sans mérite aucun, je n'avais certes pas faim. Je ne lui parlai pas de Moserwald, craignant de trahir ma jalousie.

– Mets-toi à table, me dit-il, il me faut absolument un quart d'heure pour arranger quelques plantes fontinales extrêmement délicates que je rapporte.

Il me quitta, et Antoine me servit mon repas, disant qu'il connaissait les quarts d'heure d'Obernay déballant son butin de botaniste, et que ce n'était pas une raison pour me faire manger un rôti desséché. J'étais à peine assis, que Moserwald parut, s'écria qu'il était charmé de ne pas souper seul, et ordonna à notre hôte de le servir vis-à-vis de moi, ceci sans m'en demander aucunement la permission. Cette familiarité, qui m'eût diverti dans une autre situation d'esprit, me parut intolérable, et j'allais le lui faire entendre quand, la curiosité dominant toutes mes autres angoisses, je résolus de me contenir et de le faire parler. C'était une curiosité douloureuse et indignée; mais je fus stoïque, et, d'un air tout à fait dégagé, je lui demandai s'il avait réussi à voir madame de Valvèdre.

– Non, répondit-il en se frottant les mains; mais je la verrai tantôt avec vous, dans une heure.

– Ah! vraiment?

– Cela vous étonne? C'est pourtant bien simple. Ma figure et ma voix étaient déjà connues de la belle-soeur, qui m'avait remarqué à Varallo. Oh! je dis cela sans fatuité, je n'ai pas de prétention de ce côté-là. Je note qu'elle m'avait remarqué avant-hier en passant dans ce village où nous nous croisions. Eh bien, nous nous sommes rencontrés de nouveau tout à l'heure, là-haut, dans la galerie. Elle est toute franche, toute confiante, cette grande fille; elle est venue à moi pour savoir si je n'avais pas recueilli sur mon chemin quelque nouvelle de son frère.