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Read the book: «La Coupe; Lupo Liverani; Le Toast; Garnier; Le Contrebandier; La Rêverie à Paris», page 5

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LUPO LIVERANI

DRAME EN TROIS ACTES

PRÉFACE

En lisant, on est parfois frappé d'une idée qu'on voudrait traduire autrement, et on se laisse emporter par une sorte de plagiat candide qui est absous dès qu'il est avoué.

C'est en lisant el Condenado por desconfiado, de Tirso de Molina, que je me suis mis très-involontairement à écrire Lupo Liverani sur la même donnée, en m'appropriant tout ce qui était à ma convenance; ce n'est là ni piller ni traduire, c'est prendre un thème tombé dans le domaine public et l'adapter à ses propres moyens, comme on a fait de tout temps pour maint sujet classique ou romantique, philosophique ou religieux, dramatique ou burlesque.

De ce que le sujet du Damné de Tirso de Molina n'a pas encore beaucoup servi, il ne résulte pas que quelqu'un n'ait pas le droit de commencer à s'en servir. Ce sujet est assez étrange pour ne pas tenter tout le monde.

Voici ce que dit du Damné pour manque de foi ou du Damné pour doute– le titre même du drame est intraduisible, – M. Alphonse Royer, dans la préface de son excellente traduction, la première qui ait été faite, il n'y a pas plus de cinq à six ans:

«C'est un véritable auto, c'est-à-dire un drame religieux selon les croyances du temps où il a été écrit. C'est une parabole évangélique pour rendre intelligible au peuple le dogme catholique de la grâce efficace… Le drame est très-célèbre en Espagne, où il est regardé comme une des plus hardies créations de son auteur… Michel Cervantes, dans son drame religieux intitulé el Rufian dichoso, a aussi mis en œuvre ce dogme de la grâce efficace.»

La grâce efficace! voilà certes un singulier point de départ pour une composition dramatique. Pourtant, à travers ces subtilités sur la grâce prévenante, le pouvoir prochain, la grâce suffisante et la grâce efficace, dont nous rions aujourd'hui et dont Pascal s'est si magistralement raillé tout en y portant la passion janséniste, nous savons tous que bouillonnait la grande question du libre arbitre et de la dignité de l'homme. Nous la cherchons autrement aujourd'hui, mais nous la cherchons toujours.

Peut-on dire que les jansénistes défendaient mieux la liberté humaine que les molinistes? Parfois oui, en apparence; mais, en réalité, toutes ces doctrines faisaient intervenir Dieu dans l'action de notre volonté d'une façon si étrange et si arbitraire, que nous avouons ne nous intéresser sérieusement qu'au fait historique. Nous ne voyons pas l'esprit de liberté poindre franchement dans ces petites hérésies vagues du catholicisme, et nous ne concevons plus de progrès véritable qu'en dehors du sanctuaire.

L'œuvre du religieux Gabriel Tellez, qui a publié ses drames admirables sous le pseudonyme de Tirso de Molina, nous a paru ouvrir une plus large porte que toutes les controverses du temps. J'ignore si ce moine inspiré était bien orthodoxe, et je n'oserais soutenir que son but, en écrivant le Damné, fût réellement de populariser le dogme de la grâce. Je crois qu'à cette époque beaucoup de hardiesses du cœur et de l'esprit se sont cachées sous de saints prétextes, et n'ont été autorisées que parce qu'elles n'ont pas été comprises. Tirso est un Shakspeare espagnol; on a dit un Beaumarchais en soutane. Selon nous, ce n'est pas assez dire. Beaumarchais n'eût ni conçu ni exécuté le Burlador de Séville (le Don Juan, imité par Molière), ni le Condenado, qui ne souffre l'imitation qu'à la condition d'un remaniement complet. C'est une des grandes conceptions de l'art, peu connue et affreusement difficile à traduire, parce qu'elle est mystérieuse, et, comme Hamlet, se plie à diverses interprétations. Voici l'opinion d'une personne avec qui je lisais ce drame: «C'est beau, mais j'y vois un dogme odieux. L'homme est damné parce qu'il cherche à savoir son sort, le but de sa vie. Toute vertu, tout sacrifice lui est inutile. Celui qui croit aveuglément peut commettre tous les crimes: un acte de foi à sa dernière heure, et il est sauvé!» En effet, en voyant le repentir tardif et la confession forcée du bandit de Tirso, on peut conclure que la moralité officielle de ce drame est celle-ci: Sois un saint, une heure de doute te perdra. Crois comme une brute et agis comme une brute, Dieu te tend les bras, car l'Église t'absout. Eh bien! peut-être est-ce là le brevet officiel extorqué par le maître à la censure; mais il m'est impossible de ne pas voir une pensée plus large et plus philosophique qui fait éclater la chasuble de plomb du moine, et cette pensée secrète, ce cri du génie qui perce la psalmodie du couvent, le voici: – La vie de l'anachorète est égoïste et lâche; l'homme qui croit se purifier en se faisant eunuque est un imbécile qui cultive la folie et que l'éternelle contemplation de l'enfer rend féroce. Celui-là invente en vain un paradis de délices; il ne fera que le mal sur la terre et n'arrivera à la mort que dégradé. Celui qui obéit à ses instincts vaut mille fois mieux, car ses instincts sont bons et mauvais, et un moment peut venir où son cœur ému le rendra plus grand et plus généreux que le prétendu saint dans sa cellule.

Qu'un moine de génie ait rêvé cela sous le regard terne et menaçant de l'Inquisition, rien ne me paraît plus probable, parce que rien n'est plus humain. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que le système de l'autre Molina, le célèbre jésuite contemporain de Molina le dramaturge, fut gravement menacé par l'inquisition et traduit en cour de Rome pour cause d'hérésie, comme le fut plus tard Jansénius pour ses attaques contre le molinisme, l'idée, quelle qu'elle soit, ayant toujours eu le privilége d'être poursuivie à Rome. Les deux doctrines ennemies n'ont pas résolu leurs propres doutes; mais j'avoue qu'en me mettant, s'il m'était possible, au point de vue catholique et en admettant le dogme atroce de l'enfer, je serais plus volontiers moliniste, je dis disciple direct et contemporain de Molina, que janséniste, même avec le sublime Pascal et les grands docteurs de son temps. Je trouve, dans la première idée de Molina le jésuite, quelque chose de pélagien qui me montre Dieu bon et l'enfer facilement vaincu, tandis que, dans les tendances augustiniennes, je vois l'homme rabaissé jusqu'à la brute, sa volonté enchaînée au caprice d'un Dieu stupide et insensible, le diable triomphant à toute heure et l'enfer pavé des martyrs du libre examen.

Ce que la douce doctrine de Molina est devenue entre les mains des bons pères Escobar et autres, ni Molina le grand jésuite, ni Tellez Molina le grand poëte, – son disciple à coup sûr, – n'ont dû le prévoir. Tout, dans l'œuvre de ce dernier, proclame ou révèle la sincérité, l'humanité et la charité, l'horreur de l'hypocrisie, la raillerie des macérations, le sentiment de la vie, la victoire attribuée aux bons instincts sur les étroites pratiques. Il est vrai qu'il a dû dénouer son drame par la soumission au prêtre et la réconciliation avec l'Église moyennant la confession classique du brigand. Je me suis dispensé, dans ma donnée, de cette formalité que la censure ne peut plus exiger, et, prenant Dieu et le diable dans le symbolisme, d'ailleurs assez large, où Tirso les fait apparaître et agir, je me suis permis de mettre dans la bouche de Satan les paroles que je regarde comme la traduction de la vraie pensée du maître.

En finissant cette préface, qu'on ne lira peut-être pas – on veut aller vite au fait aujourd'hui, et on a raison, – je demande pourtant qu'on s'y reporte d'un rapide coup d'œil en finissant le drame, et qu'on ne m'accuse pas d'avoir été touché par la grâce efficace, un beau matin, en prenant mon café ou en chaussant mes pantoufles. Je ne crois pas que les choses se passent ainsi entre le ciel et l'homme; je suis persuadé qu'en nous envoyant en ce monde, on nous a pourvus de la grâce suffisante, et que, s'il est des malheureux entièrement privés de leur libre arbitre (il y en a certainement), ces exceptions confirment la règle au lieu de l'infirmer.

PERSONNAGES:

• LUPO, chef de brigands.

• ANGELO, ermite.

• LIVERANI, père de Lupo.

• DELIA, courtisane.

• QUINTANA, serviteur d'Angelo.

• ROLAND, majordome de Liverani.

• GALVAN, jeune débauché.

• LISANDRO, jeune débauché.

• MOFFETTA, ESCALANTE, brigands.

• TISBEA, jeune montagnarde.

• Un petit Berger, personn. légend.

• SATAN.

• Un chef de sbires.

ACTE PREMIER

(Arbres et rochers au flanc du Vésuve, à l'entrée d'un ermitage qui est une grotte à deux arcades; la plus petite, brute, sert d'entrée au logement de l'ermite; l'autre, creusée avec plus de soin dans le roc, abrite une madone de marbre blanc qui porte le Bambino; un vieux cèdre écimé l'ombrage.)
SCÈNE PREMIÈRE
TISBEA, QUINTANA, qui a un froc de moine
QUINTANA

Belle Tisbea, que le ciel bénisse tes yeux noirs, et tes épaules de safran, et tes mains mignonnes, et ton pied léger, et ton sein virginal, et ton panier rebondi… (Il veut prendre le panier qu'elle porte.)

TISBEA

C'est trop de compliments pour un religieux, frère Quintana! Si le père Angelo vous entendait…

QUINTANA

Le père Angelo a fait bien d'autres madrigaux, et même il ne s'arrêtait pas souvent aux paroles.

TISBEA

Je sais qu'il a été un grand débauché, du temps qu'il menait la vie de seigneur à Naples; – mais depuis cinq ans que la grâce a touché son âme, il mène ici une vie angélique, et c'est un grand bonheur pour vous d'avoir un tel maître.

QUINTANA

Oui, je l'ai suivi au désert pour mon salut; mais je croyais la chose plus agréable qu'elle ne l'est.

TISBEA

Vous me faites l'effet d'un homme mal converti à la chasteté.

QUINTANA

Ce n'est pas la paillardise, – je veux dire la concupiscence, – qui me tient; hélas! non, ne le crois pas, belle enfant. Tu me flatterais le museau de ta blanche main, que je la mordrais peut-être plutôt que de la baiser.

TISBEA

Êtes-vous enragé?

QUINTANA

Non, car la rage ôte la faim et la soif, et moi je suis si affamé que quelque jour je me mangerai moi-même.

TISBEA

J'entends: votre maître vous condamne à trop de jeûne?

QUINTANA

Et son vœu de pauvreté nous impose trop maigre chère. Aussi, si j'ôtais la bure qui me couvre, vous verriez le soleil et la lune à travers mes côtes, et si l'on me mettait une mèche… n'importe où, l'huile rance dont je suis abreuvé ferait de moi une lampe pour éclairer notre chapelle. Vous voyez bien que vous ne courez aucun risque auprès d'un homme exténué de macérations, et que mes soupirs s'adressent moins à vos charmes qu'au panier que vous nous apportez.

TISBEA

Je suis une grande sotte d'avoir oublié le pain et les fruits. Je n'apporte que des fleurs pour la madone.

QUINTANA

Des fleurs! toujours des fleurs! Je mange tant d'herbes et de plantes que quelque jour on me verra, pour sûr, enfanter un printemps…

TISBEA, mettant ses fleurs à la madone

Dites au saint ermite de prier pour que mon vœu s'accomplisse, et priez aussi; je vous apporterai demain un fromage de ma chèvre.

QUINTANA

Sainte Vierge, un fromage! O madone du cèdre, madone du Vésuve! entends mes humbles supplications, vois mes larmes, vois mon cœur contrit et mes os qui percent ma peau! Prends pitié de moi, envoie-moi un fromage, un fromage blanc et lourd comme le marbre dont tu es faite, un rocher, un bloc, un cratère, un volcan de fromage!

TISBEA

Vous ne priez que pour vous! Laissez-moi prier seule, et vous saurez ensuite ce qu'il faut demander pour moi. (Elle prie.) Madone du cèdre, madone des laves, toi qui as forcé l'éruption à s'arrêter ici et à respecter ta chapelle et ton arbre, toi qui connais ceux qui doivent être sauvés et ceux qui ne le seront pas, ramène mon fiancé sain et sauf, et je ferai à ton divin Bambino un collier de coquillages roses et de fleurs de grenadier. (A Quintana.) Vous direz à l'ermite de prier.

QUINTANA

Pour qui?

TISBEA

Écoutez bien! pour Moffetta, mon fiancé, qui est parti avec les brigands.

QUINTANA

Ils l'ont pris?

TISBEA

Il a été de son gré avec eux par grande estime pour leur chef et dans l'espoir de me rapporter des colliers et des robes.

QUINTANA

Comment! il est avec cet abominable Lupo, la terreur du pays! Que l'enfer le confonde! Est-ce qu'il est près d'ici, ce loup endiablé?

TISBEA

Il s'est réfugié par ici cette nuit, et je sais qu'il est poursuivi par les archers. Voilà pourquoi je demande à la Vierge de ramener mon fiancé chez nous avant qu'on ne se batte.

QUINTANA

On va se battre? Il ne manquait que cela au charme de cette thébaïde! Où me cacherai-je?

TISBEA

Vous resterez ici. La madone n'est pas en peine de faire un miracle de plus pour vous protéger. (Elle sort.)

SCÈNE II
QUINTANA, puis ANGELO
QUINTANA

La madone, c'est une belle pièce, je ne dis pas, et je voudrais avoir eu une maîtresse faite à son image; mais je veux être écorché vif si je lui ai jamais vu remuer le bout du petit doigt. Aussi je ne me donne plus la peine de la prier quand personne ne me regarde… Mais qu'a donc mon maître? Est-ce qu'il devient fou? (Angelo est sorti de la grotte, et il suit des yeux avec émotion Tisbea, qu'il voit descendre la montagne.) Que regarde-t-il?.. Maître, que souhaitez-vous?

ANGELO, égaré

Rappelle cette jeune fille.

QUINTANA

A quoi bon? elle n'apporte rien à mettre sous la dent.

ANGELO

Peu importe! j'irai! Non!.. Seigneur, ayez pitié de moi! (Il se frappe la poitrine.)

QUINTANA

Êtes-vous malade?

ANGELO

O vil ennemi! Satan! De coupables pensées m'assiégent, ô faible chair!

QUINTANA

O noble chair du porc salé! si j'avais seulement une bonne tranche de jambon!

ANGELO

Écoute-moi, mon frère. Le démon me tente par le souvenir de mes égarements passés. (Il se jette à terre.)

QUINTANA

Que faites-vous?

ANGELO

Je me jette ainsi sur le sol pour que tu me foules sous tes pieds. Viens, frère, piétine-moi à plusieurs reprises.

QUINTANA

Volontiers. Je suis très-obéissant. – Est-ce bien comme cela?

ANGELO

Oui, frère.

QUINTANA

Cela ne vous fait pas de mal?

ANGELO

Marche, et ne te mets pas en peine.

QUINTANA

En peine, père? et pourquoi serais-je en peine? Je vous foule et vous refoule, père de ma vie, et je ne trouve pas que cela m'incommode.

ANGELO

C'est assez, mon fils; va-t'en chercher des racines et des herbes pour notre dîner.

QUINTANA, à part

Je n'irai pas loin, je n'ai pas envie de rencontrer les brigands! (Il sort.)

SCÈNE III
ANGELO

Des rêves lascifs me poursuivent et je crains que mon courage ne s'épuise. L'horreur de ma vie passée est toujours devant mes yeux, et j'arrive, par l'ennui du temps présent, à y trouver des charmes. Eh quoi! il y a cinq ans que j'expie mes fautes dans cette solitude et que je me mortifie cruellement sans être plus avancé qu'au premier jour! Dieu ne m'aide point, et j'en viens à douter que sa grâce m'ait amené dans ce désert. Si c'était une suggestion de l'orgueil? Non, c'est plutôt la peur de l'enfer à la suite de cette blessure reçue en duel qui me mit aux portes du tombeau. Mourir damné! souffrir éternellement!.. Préserve-moi, Père céleste! Accepte les tortures que je m'impose en ce monde pour me racheter! – Mais il ne m'écoute pas, ou s'il m'écoute je ne puis le savoir. Ah! je suis irrité de cet implacable silence! Tu te venges trop, Juge terrible; tu nous condamnes au renoncement, et tu ne nous promets rien! Croirai-je que la grâce aide tous les hommes à faire leur salut? Mais l'homme n'a point de libre arbitre; fils du mal, il n'aime que le mal. Sans un miracle particulier, il ne reçoit pas la grâce divine, et ce miracle n'est pas destiné à tous, puisque seul le petit nombre est sauvé. Notre arrêt est écrit là-haut; Dieu sait ce qu'il veut faire, et ce qu'il a décidé il ne saurait le changer, puisque après tant de continence et de mortifications de ma chair, j'éprouve encore la brûlure des passions humaines; la grâce me fuit et Dieu me repousse. – Et toi, Vierge miraculeuse, qui d'un geste, d'un regard, pourrais me rendre la confiance et la paix, tu es insensible à mes angoisses, et tu restes devant moi comme une muette idole! – Allons, je la prierai jusqu'à l'obséder! Dût-elle se dissoudre dans le sel de mes larmes, il faut qu'elle m'écoute et me réponde! (Il se prosterne devant la madone.)

SCÈNE IV
ANGELO, LE PETIT BERGER, vêtu d'une tunique de peau d'agneau
LE BERGER

O bon ermite, prends pitié de ma peine! N'as-tu pas vu ma brebis?

ANGELO

Je ne l'ai pas vue, enfant; cherche ailleurs et laisse-moi prier.

LE BERGER

Ma belle ouaille blanche, la plus aimée de mon troupeau! Je t'en supplie, ermite, aide-moi à la retrouver.

ANGELO

Je n'ai pas le temps, mon fils. Qu'as-tu de mieux à faire que de la chercher? Si tu es un pasteur négligent, tant pis pour toi. Moi, j'ai des devoirs plus sérieux, j'ai mon salut à faire.

LE BERGER

Vous ne voulez pas m'assister?

ANGELO

Prie Dieu, mon doux fils, il t'aidera peut-être. Allons, laisse-moi, passe ton chemin, et sois béni.

(L'enfant sort.)
SCÈNE V
ANGELO, priant, absorbé. LUPO, qui entre en regardant derrière lui, masqué et les vêtements en désordre
LUPO

Holà! l'ermite, cède-moi la place.

ANGELO, surpris

Qui êtes-vous?

LUPO

Un proscrit, un fugitif. Je réclame ici le droit d'asile.

ANGELO

Entre dans ma grotte, frère; tout ce que j'ai t'appartient.

LUPO

Ta cellule ne me protégerait pas; c'est sous la voûte de la chapelle que je veux être, au pied de cette statue qui est réputée inviolable.

ANGELO

Il suffit que tu sois dans cette enceinte de laves; c'est un lieu consacré. Ne profane pas inutilement le sanctuaire de la madone.

LUPO

Je ne veux rien profaner. Tu vois bien que je suis sur les dents; il faut que je dorme une heure ou que je crève, et c'est là que je veux dormir. Ote-toi!

ANGELO

Mon frère, je te supplie…

LUPO

Veux-tu que je t'administre trente soufflets?

ANGELO

Je dois tout souffrir pour l'amour de Dieu.

LUPO

Alors je vais te découdre le ventre avec ma dague; sache que je manque de patience.

ANGELO

Je cède à la menace pour t'épargner un crime.

LUPO, regardant la madone

Est-ce vrai, ce qu'on raconte de cette image?

ANGELO

Qu'est-ce qu'on t'a dit?

LUPO

On dit qu'elle sait d'avance le secret des jugements de Dieu, et que, pour désigner ceux qui doivent aller au ciel après leur mort, elle étend ses bras de pierre et présente le Bambino.

ANGELO

Mon frère, c'est la vérité.

LUPO

Est-ce une poupée à ressorts?

ANGELO

N'y touche pas, si tu ne veux que la foudre éclate sur toi!

LUPO

J'y veux toucher; je me méfie de la ruse. (Il touche la statue.) Ma foi, non! c'est une vraie statue de marbre; combien de fois lui as-tu vu étendre ses bras sur les prédestinés?

ANGELO

Jamais: le nombre des élus est si petit!

LUPO

Mais, pour toi du moins, elle a fait le miracle?

ANGELO

Hélas! j'ai en vain arrosé ses pieds de mes larmes durant des nuits entières: elle est restée immobile.

LUPO

Alors tu es un grand pécheur, ou ta madone ne vaut rien, ou bien encore il te faut un miracle pour croire à la bonté de Dieu. Tu portes la robe de moine; qui sait si tu as plus de religion qu'un chien? Assez! j'ai soif: va me chercher à boire.

ANGELO

J'y vais, mon frère! (A part.) Que ma soumission devant les outrages des manants serve, ô mon Dieu, à expier mes erreurs! (Il entre dans l'autre grotte.)

SCÈNE VI
LUPO, puis LE PETIT BERGER
LUPO, se démasquant

Il faut mettre cet instant à profit et me reposer. J'ai à courir peut-être toute la nuit avant de pouvoir rejoindre mon pauvre vieux! (Il s'étend pour dormir devant la madone.)

LE BERGER

Venez, venez, seigneur bandit! ma brebis est là, sur le rocher; je ne peux pas l'atteindre, et elle n'ose pas descendre.

LUPO

Va au diable! Je dors…

LE BERGER

Ayez pitié! j'ai tant de chagrin!

LUPO

Tu ne peux pas grimper là-haut, cœur de lièvre?

LE BERGER

Non, j'ai peur. Montez, vous qui êtes grand et courageux.

LUPO

Mais sais-tu, imbécile d'enfant, que je suis poursuivi, et que, si je grimpe là-haut, on peut me voir et me régaler d'une arquebusade ou d'un trait d'arbalète?

LE BERGER

Hélas! ma brebis est donc perdue! et que dira mon père?

LUPO

Il te battra?

LE BERGER

Oh non! il est très-doux.

LUPO

Et tu l'aimes?

LE BERGER

Comme tu aimes le tien!

LUPO

Il paraît que tu me connais! Allons, ce sera la première fois que la brebis sera sauvée par le loup. (Il grimpe sur le rocher au-dessus de la grotte et va pour prendre la brebis, qui devient une croix de pierre.) Eh bien! où est-elle! Tu t'es trompé, il n'y a pas là la moindre brebis. (Il redescend; le berger a disparu.) Est-ce que j'ai rêvé, ou si cet enfant s'est moqué de moi? Allons, j'ai la fièvre… Et l'ermite ne m'apporte rien! Dormons! (Il se couche aux pieds de la madone et s'endort. La madone étend ses bras et tient le Bambino au-dessus de la tête de Lupo, qui ne s'en aperçoit pas.)

SCÈNE VII
LUPO, endormi. ANGELO, sortant de la grotte voisine avec une cruche qui lui échappe des mains
ANGELO

Que vois-je? le miracle, le miracle pour ce mécréant!.. Bénis-moi aussi, sainte Madone! (Il s'élance vers la statue, qui replie ses bras et se retrouve comme auparavant.) Ah! je suis maudit, moi, maudit pour jamais! La sentence est rendue, je suis inscrit sur la liste de l'enfer! et cet inconnu, ce bandit, ce païen qui ne croit pas aux miracles, et qui, de sa main souillée, a profané ton flanc sacré, tu le bénis, tu le désignes, tu l'appelles! Est-ce une épreuve pour ma foi? Cet homme m'a trompé peut-être, c'est quelque saint illustre… Frère, éveille-toi, parle-moi, réponds! dis-moi qui tu es.

LUPO

Allez tous en enfer! Je suis le diable!

ANGELO

Tu me railles. Le démon n'a pas de pouvoir sur celle qui lui a écrasé la tête. Au nom du Très-Haut, je t'adjure de me dire qui tu es.

LUPO

Si je te le dis, me laisseras-tu un moment de repos, barbe de bouc?

ANGELO

Oui, je le jure.

LUPO

Eh bien! as-tu ouï parler de Lupo?

ANGELO

Lupo? le chef des bandits, le réprouvé, l'assassin, le blasphémateur?

LUPO

Lupo le brave, qui se moque d'une armée, qui brave les foudres de l'Église et fait rendre gorge aux trésors des couvents; Lupo le galant, qui, en dépit des bastions et des grilles, prend les nonnes et en fait ce qu'il veut; Lupo le magnifique, qui prodigue l'argent, fruit de ses exploits nocturnes, et donne la liberté aux joyeux doublons enfouis dans les caves des avares; Lupo l'invincible, qui lave ses injures dans le sang, et qui se contentera de t'arracher la langue, si tu l'ennuies davantage. Es-tu satisfait? Me donneras-tu enfin un verre d'eau?

ANGELO, lui apportant de l'eau dans un fragment de la cruche cassée

Oui, frère. Un seul mot encore: avais-tu prié cette madone tout à l'heure?

LUPO

Moi? je ne prie jamais.

ANGELO

Crois-tu en Dieu?

LUPO

Cela ne te regarde pas. Va-t'en. Voilà des gens qui me cherchent, des amis à moi. Va-t'en, si tu tiens à la vie; laisse-moi avec eux.

ANGELO, à part, sortant

Maudit, moi! maudit!

SCÈNE VIII
LUPO, MOFFETTA, ESCALANTE
LUPO

Vous voilà, mes enfants? c'est bien, mais les autres?

ESCALANTE

Tous sauvés; remercions la Vierge! (Il s'agenouille.)

MOFFETTA

Sauvés par une jeune fille qui est amoureuse de moi et qui a dépisté les archers. Ils ont pris le chemin du château de ton père.

LUPO

Ah! mille morts du diable, je ne veux pas qu'ils aillent ennuyer le pauvre vieux! Plus de repos jusqu'à ce que je l'aie rejoint!

ESCALANTE

Te suivrons-nous, maître?

LUPO

Jusqu'à mi-chemin seulement; je ne veux pas qu'on vous voie en plein jour auprès de ma demeure. Partons! (Ils sortent.)

SCÈNE IX
ANGELO, QUINTANA
ANGELO

Puisque cela est, puisque je suis condamné aux flammes éternelles, maudit soit le juge, et que la victime jouisse au moins des joies de la terre! Arrière ce cilice! garde qui voudra cette statue, ministre aveugle de l'implacable courroux du ciel. Aide-moi à arracher ce hideux froc! jetons-le aux ronces du chemin, afin qu'il serve de risée aux impies. Je veux reprendre mes habits de gentilhomme, me laver, me parfumer et m'enivrer des plaisirs qui font perdre la mémoire!

QUINTANA

Reprendrai-je ma livrée?

ANGELO

Oui, hâte-toi, ce lieu-ci me fait horreur.

QUINTANA

Alors je redeviens votre valet: je ne suis plus votre frère! J'aime autant ça, si vous me laissez manger mon soûl; mais de quoi me nourririez-vous sans argent, car vous êtes venu ici à bout de ressources?

ANGELO

L'argent est facile à trouver quand on ne se fait pas scrupule de le voler. Donne-moi mon épée; je sais m'en servir encore.

QUINTANA

Dois-je reprendre aussi la mienne? J'ai un peu oublié…

ANGELO

Attends! ce papier laissé ici par l'ermite qui m'y a précédé?..

QUINTANA

Ces pouvoirs délivrés par le Saint-Office? C'est la meilleure arme, ne l'oublions pas; mais où allons-nous?

ANGELO

Pour commencer, nous allons rejoindre Lupo dans la forêt, et nous ferons avec lui la guerre au genre humain. Je veux faire le mal, je veux me venger du ciel, je veux être un coup de foudre sur la terre! (Ils partent.)