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Read the book: «Correspondance, 1812-1876 — Tome 5», page 6

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DLXXXVIII
A M. LEBLOIS, PASTEUR, A STRASBOURG

Palaiseau, 17 mai 1865.

J'apprends, monsieur, de quelle mortelle douleur vous avez été frappé. Ce n'est pas à vous, âme profondément religieuse, qu'il faut parler de courage et de foi. Vous en avez pour nous tous, pour vous-même par conséquent. Mais le courage et la foi n'empêchent pas la douleur d'être vive et cruelle, et vos amis, en respectant votre vraie piété, n'en plaignent pas moins votre infortune. Que leur affection et leur sollicitude adoucissent, autant que possible, le déchirement de votre âme, et veuillez me compter, monsieur, parmi ceux qui vous portent le plus sincère et le plus fervent intérêt.

GEORGE SAND.

DLXXXIX
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON.(JÉROME). A PARIS

Palaiseau, 1er juin 1865.

Cher grand ami, Maurice m'envoie pour vous un mot du coeur que je vous transmets.

Si vous étiez un ambitieux, je vous dirais que ce qui arrive est bien heureux pour vous et vous place bien haut! Mais vous aimez le progrès pour lui-même et vous souffrez quand il s'arrête, même à votre profit. Et puis vous êtes loyal et votre âme souffre d'être méconnue. Je sens tout cela et je suis indignée de voir l'esprit du passé souffler sur toutes les idées vraies.

Quelle triste situation que celle d'un homme qui rêve le pouvoir absolu, et qui croit l'atteindre en étouffant la vérité! tout cela, voyez-vous, c'est la faute à César. On rêve de résumer, en soi une sagesse providentielle, et on oublie que les hommes d'aujourd'hui ont tous reçu de la Providence, c'est-à-dire de la loi qui préside à leur émancipation, une dose de sagesse qu'il faut connaître et consulter avant d'oser dire: «Il n'y a qu'un maître et c'est moi!» Comme c'est vieux, cette doctrine de l'autorité d'un seul, et comme c'est vide au temps où nous vivons! comme le genre humain tout entier proteste, sciemment ou non, contre cette chimère! C'est le fatal chemin de l'éternel désastre.

Dormez tranquille, votre conscience est en paix. Vous pouvez rire de ceux qui disent: «Il veut le bien, donc il a de mauvais desseins.»

Plaignez ceux qui pensent ainsi et comptez que la France n'est pas avec eux et vous rend justice. Quel beau et noble talent vous avez! On ne pourra jamais vous empêcher d'être ce que vous êtes. Il n'est pas adroit, si l'on s'en inquiète, de le manifester publiquement.

G. SAND.

DXC
A M

Palaiseau, 9 juin

Cher monsieur, J'ai lu votre livre. Il est savant, ingénieux, clair et intéressant au possible. Il me laisse toutefois au point où il m'a prise. Je savais bien que Jésus croyait à la résurrection des corps, et je suis d'autant plus persuadée que sa doctrine était la continuation de la vie humaine ou la réapparition personnelle dans la vie humaine, que vous établissez sans réplique la source de cette croyance, son histoire, sa raison d'être, son lien avec le passé, enfin tout ce qui constitue le fait historique, peu connu jusqu'ici dans ses détails. Mais votre conclusion ne me soumet pas. En croyant à l'immortalité du corps, Jésus et ses aïeux croyaient à celle des âmes, par la raison qu'il n'est pas de corps sans âme. Il était donc spiritualiste sans être exclusivement spiritualiste. Vous, vous êtes exclusivement spiritualiste; je ne peux pas comprendre cette doctrine, par la raison qu'il ne me semble pas possible d'affirmer des âmes sans corps.

Vous avez mille fois raison de placer Dieu et la forme de notre immortalité dans la région de l'impénétrable. Mais qui dit l'immortalité dit la vie. La vie est une loi que nous connaissons; elle ne se manifeste pas pour nous dans la séparation de l'âme et du corps, dans la pensée sans organes pour se manifester. Nous ne pouvons donc pas nous faire la moindre idée d'une vie spirituelle qui soit purement spirituelle; et je ne peux pas vous dire que je crois à une chose dont je n'ai pas la moindre idée.

Jésus se trompait sur les conditions de la résurrection, nous n'en doutons pas; mais il me semble que, quant au principe de la vie, il le comprenait bien, ou du moins aussi bien qu'il est donné à I'homme de le comprendre. Que l'âme se revête d'un corps de chair ou de fluide, il ne lui en faut pas moins quelque chose à animer, ou bien elle n'est plus une âme, elle n'est rien. Nous savons qu'il y a des planètes légères, relativement à nous, comme le liège, comme le bois, etc. Elles n'en sont pas moins des mondes, et leur existence est tout aussi matérielle que la nôtre.

Socrate n'est pas si clair qu'il vous paraît. Je pense qu'il croyait bien que son âme revêtirait un autre corps; quoiqu'il semble souvent dire le contraire par la bouche du divus Plato. Ailleurs, Platon voit les âmes faire elles-mêmes leur destinée, courir où leurs passions les emportent, et, là, il donne la main à Pythagore. Si les âmes ont des passions bonnes, ou mauvaises, elles sont organisées. — Autrement?

Enfin, vous aurez encore beaucoup à nous dire là-dessus; car votre hypothèse laisse une lacune philosophique des plus graves. Pardon de mes objections, cher monsieur. Vous êtes si sympathique et vous paraissez si bon, qu'on vous doit de dire ce qu'on pense.

G. SAND.

DXCI
A M. LOUIS ULBACH, A PARIS

Palaiseau, 27 juin 1865.

Cher monsieur, Combien je suis heureuse d'avoir à vous remercier! Quand votre loyale et forte main signe un brevet de talent, l'apprenti passe maître et prend son rang; Vous avez surtout senti ce qui ne pouvait échapper à un coup d'oeil comme le vôtre, mais ce qu'il était bien utile pour mon fils de dire au public vulgaire: c'est qu'il a une individualité qui est bien sienne et qu'aucune direction n'a pu lui donner. Tout mon rôle, à moi, était de ne pas la lui ôter et de comprendre sa réelle valeur. C'est à quoi je me suis attachée toute ma vie, et j'en suis récompensée, le jour où vous me prouvez, vous en qui je crois, que je ne me suis pas fait d'illusions maternelles sur cette valeur de talent.

Votre appréciation, si franche et si délicate, est une joie réelle pour moi, et je vous remercie du fond du coeur d'avoir lu le livre avec cette conscience et cet esprit de généreuse protection. J'envoie l'article à Maurice, qui est à Nohant avec sa femme. Tous deux seront bien heureux et bien reconnaissants.

Et votre livre, à vous, ce livre dont vous me parliez à l'Odéon, est-il publié? Je ne sais rien là où je suis, garde-malade affligée, et blessée par-dessus le marché, par suite d'une chute. Quand vous paraîtrez, ne m'oubliez pas. Je vous serre les mains, cher confrère, et suis, avec affection, tout à vous.

DXCII
A MAURICE SAND A NOHANT

Palaiseau, 29 juin 1865.

Bouli, Je t'enverrai demain ton manuscrit et tes articles. Mais tu me troubles fort en me demandant conseil. Pour tout ce qui est érudition, tu es plus ferré que moi; moi, je pense au succès, et je voudrais t'épargner les critiques qui ont écrasé Salammbô, ouvrage très fort, très beau, mais qui n'a vraiment d'intérêt que pour les artistes et les érudits. Ils le discutent d'autant plus, mais il le lisent, tandis que le public se contente de dire: «C'est peut-être superbe, mais les gens de ce temps-là ne m'intéressent pas du tout.» Tu en risquais autant avec ton moyen âge; tu as su vaincre la difficulté et rendre la chose amusante pour le gros public en même temps qu'appréciable aux artistes.

Il faut trouver moyen de faire le même tour de force pour ton Coq. Or il sera très indifférent au public et aux journalistes, qui ne sont pas érudits, — tu peux t'en apercevoir, — que tes personnages soient les ingénieuses personnifications des races antiques. Cela plairait à des savants dans la partie; mais combien y en a-t-il? Et le peu qu'il y en a ne te liront même pas: il suffit qu'une chose s'appelle roman pour qu'il ne l'ouvrent jamais.

Donc, ta science sera perdue et te nuira, si c'est en vue de la science que tu fais ton livre. Il est amusant et plein de grandissimes qualités, c'est bien; mais il y faut une base qui manque. Il faut un ton, c'est-à-dire une forme, un style qui rattache l'esprit du lecteur à une époque connue de lui. Plus tu la prendras moderne, plus tu auras de lecteurs. La couleur indiano-persane en aura dix sur cent; personne ne la connaît. La couleur d'Apulée en aura cent sur cent: le type de l'Âne d'or est devenu populaire. Tu vois que c'est bien important, et je te croyais fixé là-dessus. Je voudrais qu'avant d'entreprendre un nouvel Ane d'or, tu fisses du Coq d'or20 une chose dans cette couleur. Il était convenu qu'un Apulée ou un Lucien apocryphe, un de leurs amis civis buliscus, je veux bien, aurait voyagé dans l'Inde ou dans la Perse, et recueilli de la bouche d'un Bouliskof de ce temps-là; le récit traditionnel des aventures de l'Atlantide, et qu'il expliquerait en peu de mots les types et les fictions à sa manière et à son point de vue.

Exemple: «Vous me demanderez, mon cher Lucien, ce que je pense des Gaules et si je crois à leur existence. En vérité, j'y crois un peu pour telle ou telle raison.»

Ces interruptions du narrateur feraient très bien. Elles ramèneraient, du fond d'une antiquité fantastique, le lecteur au sentiment d'une réalité antique à lui connue. Elle peindrait l'état des esprits au temps du narrateur, et cet état est, s'il m'en souvient bien, un mélange de scepticisme audacieux et plaisant, avec une foule de superstitions grossières comme l'histoire naturelle d'Oppien. Tout cela mettrait le lecteur sur ses pieds. Il se dirait: «: Voici d'où je pars et voilà où l'on me mène. Je le veux bien; pourvu qu'on me rappelle de temps en temps où j'étais.»

Autrement, il dira qu'on l'emmène trop loin, qu'on le perd dans le brouillard, et que des gens si anciens ne sont pas assez différents du présent, ou bien qu'ils le sont trop; qu'il ne peut en être juge, et, quand le lecteur se sent trop dépaysé, il vous lâche.

Enfin, il voudra se dire à chaque instant: «Voilà de drôles de moeurs et d'incroyables habitudes! Mais c'était comme ça, on me le prouve; Celui qui raconte ces choses et que je connais parbleu bien, puisque c'était un ami de mon ami Apulée, m'explique que ce devait être comme ça. Alors j'y crois, et, du moment que j'y crois un peu, ça m'amuse.»

Voilà mes raisons, toutes de fait et prosaïques; mais il faut tenir compte de cela quand on s'adresse au public des romans. Autrement, il faut faire des ouvrages d'érudition pure; autre public.

Réfléchis et décide; car bien certainement il y a un parti à prendre dans lequel tu sais mieux que moi ce qu'il y a à faire. Mais, avec ma version, je vois tout possible dans ce que tu as fait, sauf les longueurs et le trop d'importance donné à des personnages secondaires. Je laisserais les anoplothères, sans les nommer peut être, mais en les décrivant, et le narrateur dirait qu'il croit à l'existence de ces animaux parce qu'il en a vu des ossements en tel ou tel endroit. «Reste à savoir, dirait-il, s'il y en avait encore du temps de Satouran. Je vous donne la légende comme on me l'a donnée.»

Tu ferais ce narrateur gai, malin et naïf, poète quand même, lorsqu'il raconte les grandes scènes de la fin, qui sont belles et qu'il ne faut pas changer.

Sur ce; je te bige, et encore ma Cocote. Je vas me coucher.

Mes amitiés à Rigolo. Il faut le rendre très savant, il est en âge d'apprendre un tas de choses. Quoi qu'on en dise, il n'y a rien de si intelligent qu'un âne. Ça parlerait si ça voulait, mais ça ne veut pas.

DXCIII
A M. SAINTE-BEUVE, A PARIS

Palaiseau, 1865.

Avez-vous lu un singulier petit volume qui a paru, y il a quelque temps, chez Dentu, sous un mauvais titre: un Amour du Midi, et sous le voile de l'anonyme? Est-ce manque de courage, ou empêchement de position? N'importe. L'ouvrage est bizarre, inégalement écrit, souvent très peu correct d'expressions, parfois trop naïf, parfois trop déclamatoire (comme, du reste, l'auteur a l'esprit de le juger lui-même); s'élevant dans le vague et retombant à plat dans le non-sens; enfin très obscur parfois, comme la parole d'un exalté qui ne sait pas toujours ce qu'il dit.

Voilà bien des défauts. Eh bien, ces défauts pourraient être une grande habileté. Mais nous ne le croyons pas; nous aimons mieux penser que l'auteur, jeune, est sans soin, sans expérience, et tout à fait dépourvu de ce que l'on est convenu d'appeler du talent.

Il n'en est pas moins vrai que cet essai anonyme mérite beaucoup d'être remarqué. Ce n'est ni un roman proprement dit, ni une analyse: c'est un cri de la passion. Mais ce cri est vrai et il est fort. Il ne ressemble à rien de ce qui s'écrit pour écrire. Il a pour lui la jeunesse, le vrai délire, la naïveté, la plénitude, tout ce que I'on cherche en vain dans un livre bien fait: l'émotion sans bornes, dégagée hardiment du contrôle de la raison.

Il a aussi, malgré la fréquente vulgarité des mots et des images, une distinction et une originalité de sentiments très touchantes. Il a la foi, il croit à Dieu, à l'amour, à la liberté et même aux journaux. Il croit aussi à la gloire et il croit en lui. C'est un enfant généreux, c'est peut-être un étranger, tombé de quelque planète où l'on vit encore par le coeur et où l'on dit tout ce qu'on pense sans se soucier de faire rire M. Proudhon.

Enfin, c'est quelque chose qui nous a fait dire spontanément: «C'est bien mauvais!» et: «C'est bien beau!» Que voulez-vous! tout le monde a du talent; nous ne sommes pas blasés, nous chérissons le talent. Mais tout le monde n'a pas la passion, et c'est là ce qui, bien ou mal exprimé, l'emportera toujours sur l'art, comme le parfum d'une rose l'emporte sur toutes les essences d'une boutique de parfumeur.

La critique peut dire: «Sachez écrire ou n'écrivez pas.» Elle a raison. Mais le public peut dire aussi: «Soyez ému ou n'espérez pas nous émouvoir.» Aura-t-il tort?

GEORGE SAND.

DXCIV
A M. LOUIS ULBACH, A PARIS

Palaiseau, 27 septembre 1865.

Vos livres me sont arrivés dans un moment affreux, cher monsieur, laissez-moi plutôt dire ami. J'ai été morte, je ne sais pas si je suis vivante, bien que mon corps marche et agisse. Était-ce une bonne disposition pour vous lire? Pourtant je viens de lire Louise Tardy, et cela me semble un chef-d'oeuvre d'analyse délicate, subtile et vigoureuse à la fois; une de ces histoires sans événements qu'on n'oublie pourtant jamais, parce qu'on croit avoir toujours connu ces âmes-là. Et quelle forme exquise, ingénieuse à définir toutes les émotions et toutes les réflexions!

Vous me traitez de maître, c'est vous qui passez maître, et, moi, je passe je ne sais quoi. Je double le cap de l'Amertume, et j'entre dans les mers inconnues de l'Isolement. N'importe! dans la douleur ou dans le calme, je vous applaudirai toujours du coeur et des deux mains. Merci d'avoir pensé à moi; je lirai le Parrain, bien sûr.

Cette femme de lettres que vous peignez si bien, elle est jeune, et on peut s'imaginer, au premier abord, que son état l'a blasée sur les choses de la vie; mais, si elle était vieille, vous eussiez pu la peindre tout de suite comme aiguisée et surexcitée, et disposée à souffrir plus que les autres. Au reste, vous avez conclu. Vous avez montré que notre travail d'analyse, à vous, à moi, à tous les artistes qui prennent leur tâche au sérieux, pousse au besoin de se dévouer et de se défendre, deux sollicitations contraires qui rendent la vie plus difficile à nous qu'aux autres. Quelle affaire que la vie! et la mort, quel abîme!

Ayez grand courage, vous avez le grand lot.

A vous de coeur.

G. SAND.

DXCV
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Palaiseau, 22 novembre 1865.

Il me semble que ça me portera bonheur de dire bonsoir à mon cher camarade avant de me mettre à l'ouvrage.

Me voilà toute seule dans ma maisonnette. Le jardinier et son ménage logent dans le pavillon du jardin, et nous sommes la dernière maison au bas du village, tout isolée dans la campagne, qui est une oasis ravissante. Des prés, des bois, des pommiers comme en Normandie; pas de grand fleuve avec ses cris de vapeur et sa chaîne infernale; un ruisselet qui passe muet sous les saules; un silence... ah! mais il me semble qu'on est au fond de la forêt vierge: rien ne parle que le petit jet de la source qui empile sans relâche des diamants au clair de la lune. Les mouches endormies dans les coins de la chambre se réveillent à la chaleur de mon feu. Elles s'étaient mises là pour mourir, elles arrivent auprès de la lampe, elles sont prises d'une gaieté folle, elles bourdonnent, elles sautent, elles rient, elles ont même des velléités d'amour; mais c'est l'heure de mourir, et, paf! au milieu, de la danse, elles tombent raides. C'est fini, adieu le bal!

Je suis triste ici tout de même. Cette solitude absolue, qui a toujours été pour moi vacance et récréation, est partagée maintenant par un mort qui a fini là, comme une lampe qui s'éteint, et qui est toujours là. Je ne le tiens pas pour malheureux, dans la région qu'il habite; mais cette image qu'il a laissée autour de moi, qui n'est plus qu'un reflet, semble se plaindre de ne pouvoir plus me parler.

N'importe! la tristesse n'est pas malsaine: elle nous empêche de nous dessécher. Et vous, mon ami, que faites-vous à cette heure? Vous piochez aussi, seul aussi; car la maman doit être à Rouen. Ça doit être beau aussi, la nuit, là-bas. Y pensez-vous quelquefois au «vieux troubadour de pendule d'auberge, qui toujours chante et chantera le parfait amour»? Eh bien, oui, quand même! Vous n'êtes pas pour la chasteté, monseigneur, ça vous regarde. Moi, je dis qu'elle, a du bon.

Et, sur ce, je vous embrasse de tout mon coeur et je vais faire parler, si je peux, des gens qui s'aiment à la vieille mode.

Vous n'êtes pas forcé de m'écrire quand vous n'êtes pas en train. Pas de vraie amitié sans liberté absolue.

A Paris, la semaine prochaine, et puis à Palaiseau encore, et puis à Nohant.

DXCVI
A M. LE BARON TAYLOR, A PARIS

Nohant, 15 décembre 1865.

Monsieur, Vous m'avez arraché une promesse que je ne puis tenir; vous et les éminents écrivains qui vous secondaient, vous étiez persuasifs, affectueux, indulgents, irrésistibles. Mais j'ai trop présumé de mes forces devant un devoir à remplir. Il y a des devoirs aussi envers le public. Il ne faut pas le leurrer d'un attrait qu'on se sent incapable de lui offrir. Vous auriez regret de l'avoir convoqué pour lui montrer une personne timide et gauche qui resterait court. Mes enfants et mes amis ont bondi devant l'annonce de cette lecture. Ils s'y opposent de tout leur pouvoir. Ils savent qu'en aucune circonstance je n'ai pu surmonter mon embarras, ma défiance absolue de moi-même. Demandez-moi, commandez-moi toute autre chose oú je n'aurai pas à payer de ma personne.

Croyez, monsieur, vous et les membres du comité qui m'ont honoré de leur visite, que je ne me console de mon impuissance et de ma défection que par le souvenir des bontés que vous m'avez témoignées et par la reconnaissance qu'elles m'inspirent.

DXCVII
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

Nohant, 7 janvier 1866.

Merci, cent fois merci, mon fils, pour toute la peine que nous nous donnons; car vous en prenez autant que moi. Si vous dites que La Rounat a raison, c'est qu'il a raison. Et je crois pourtant toujours qu'il y avait du remède; car ce qui manque dans ma version, c'est de l'intérêt, je le vois à présent; c'est de la passion21. Eh bien, que la jeune fille fût (telle qu'elle est, et en commençant par une fantaisie romanesque) prise d'une passion véritable, qu'elle la, fit partager à Lélio, que Lélio se sacrifiât à son ami, il y avait motif à émotion ou à souffrance, et le moyen de la fin pouvait prendre plus d'importance et de vraisemblance pour guérir ces coeurs blessés (moyen de la fin auquel, du reste, je ne tiens pas, s'il ne vous dit rien, et qui deviendrait peut-être inutile). Enfin je vois dix combinaisons pour une, comme toujours. C'est ma nature de ne pas croire à l'impossible et de ne pas croire non plus à l'impuissance des, sujets. Du moment qu'on peut les tourner du côté qu'on veut, c'est une question d'essai et de recherche. Je crois que, si j'avais pu être à Paris, savoir tout de suite, et non au bout de huit jours d'attente inutile, l'impression de La Rounat, j'aurais été à vous tout de suite et nous aurions paré le coup. Il est vrai que j'aurais eu votre opinion avant la sienne; car je vous aurais montré la chose avant de me la laisser arracher par lui acte par acte.

C'est un impatient aveugle qui, devant une déception, abandonne tout et ne cherche pas le remède ou vous empêche de le chercher.

Il est, au reste, comme presque tout le monde, en ce monde, et je ne lui en veux pas pour ça: ce n'est pas l'affaire des directeurs de théâtre d'avoir de la persévérance, de la philosophie et de la présence d'esprit. Il a laissé passer un temps précieux et il cherche son salut Dieu sait où.

Quant à nous autres, il ne nous est ni permis ni possible de nous décourager, et je vois que vous voyez déjà quelque chose à tenter dans un autre sujet. Moi, je ne vois rien dans les sujets, au premier aperçu.

Dans tout cela, cher fils, je ne pense jamais à la peine prise en pure perte, et à ce qu'on appelle, le travail perdu. Il n'y a pas de travail perdu, du moment qu'on a eu le plaisir de travailler. D'ailleurs, ça apprend, et la vie se passe à apprendre; ceux qui la passent à regretter ne vivent pas. Je vous bénis de prendre intérêt à ma vie, et aucune vérité ne me dégoûte du travail. Ce qui dégoûte ou peut dégoûter du métier, ce sont les injustices du public ou la mauvaise foi des critiques; mais ce qui porte sur nous-même, les erreurs qu'on nous fait voir, le mal qu'on nous indique à réparer, c'est bien bon et bien stimulant.

20
   Le Coq aux cheveux d'or, roman de Maurice Sand.


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21
  Il s'agissait d'une pièce tirée de la Dernière Alddui.


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Age restriction:
12+
Release date on Litres:
28 September 2017
Volume:
300 p. 1 illustration
Copyright holder:
Public Domain