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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 11

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LETTRE CCLII

A M. MOORE

Venise, 17 nov. 1816.

«Je vous ai écrit l'autre jour de Vérone étant en route pour me rendre ici, et j'espère que vous recevrez cette lettre. Je me rappelle qu'il y a à peu près, trois ans, vous me dites avoir reçu une lettre de notre ami Sam, datée à bord de sa gondole: ma gondole, en ce moment, m'attend sur le canal, mais je préfère vous écrire dans la maison, car nous sommes dans l'automne, et celui que nous avons ici ressemble passablement à ceux d'Angleterre. Mon intention est de rester ici tout l'hiver, probablement parce que ce fut toujours le pays qui, après l'Orient, avait le plus occupé mon imagination. Cette ville ne m'a pas trompé dans mon attente, quoique sa vétusté eût produit peut-être cet effet sur tout autre; mais il y a trop long-tems que je suis familiarisé avec les ruines pour que leur aspect mélancolique me déplaise. D'ailleurs je suis 47 tombé amoureux, ce qui, à l'exception de tomber dans le canal (ce qui ne me servirait pas beaucoup, puisque je sais nager), était la meilleure ou la pire chose que je pusse faire. J'ai loué un très-bel appartement dans la maison d'un marchand de Venise, qui est fort occupé de ses affaires, et qui a une femme dans sa vingt-deuxième année. Marianna, c'est son nom, représente exactement une antilope. Elle a ces grands et beaux yeux noirs qu'on voit en Orient, avec l'expression qui leur est particulière, qu'on trouve rarement chez les Européennes, même en Italie, et que les femmes turques se donnent en se teignant les paupières, art inconnu hors de ce pays, je crois. Cette expression, elle l'a naturellement, et quelque chose de plus. Bref, je ne puis vous décrire l'effet que produisent ces yeux-là, au moins sur moi. Ses traits sont réguliers et ont quelque chose d'aquilin; – sa bouche est petite; sa peau claire et douce, et animée d'une couleur vive; son front est d'une beauté remarquable; ses cheveux noirs, brillans et bouclés, de la nuance de ceux de lady J***; sa taille est souple et légère; et de plus, elle est célèbre par son chant, qui est celui d'une virtuose; sa voix, dans la conversation, a un accent plein de douceur, et la naïveté du dialecte vénitien est toujours agréable dans la bouche d'une femme.»

Note 47: (retour) Fallen in love. – On a conservé cette expression tout anglaise à cause de la phrase suivante, dans laquelle elle se trouve répétée.(Note du Trad.)

23 novembre 1816.

«Vous vous apercevrez que ma description, qui a été faite avec toute la minutie d'un passeport, a été interrompue pendant quelques jours. Dans l'intervalle…

5 décembre.

»Depuis mes dernières dates, je ne crois pas avoir grand'chose à ajouter sur ce sujet, et heureusement je n'ai rien non plus à en rabattre, car je suis plus charmé que jamais de ma Vénitienne, et je commence à m'y attacher très-sérieusement, – et tellement que je garderai désormais le silence sur ce point............ ......... ......... ................

»Je vais, pour me divertir, étudier tous les jours la langue arménienne. Je me suis aperçu que mon esprit avait besoin d'être aiguisé sur quelque chose de dur, et j'ai choisi ceci comme ce que j'ai trouvé ici de plus difficile en fait d'amusement, pour me forcer à l'attention. C'est une langue riche cependant, et qui récompenserait amplement celui qui se serait donné la peine de l'apprendre. J'essaie toutefois, et continuerai; mais je ne réponds de rien, ni de mes intentions, ni surtout de mes succès. Il y a dans ce monastère des manuscrits ainsi que des livres très-curieux; il y a aussi des traductions du persan et du syriaque, et d'originaux grecs maintenant perdus, indépendamment des ouvrages des moines qui l'habitent. Il y a quatre ans que les Français fondèrent ici une classe pour l'enseignement de l'arménien; vingt élèves se sont présentés, lundi matin, pleins de la confiance de la jeunesse et d'une ardeur de travail inébranlable. Ils persévérèrent avec une constance digne de leur nation et de son esprit de conquête universelle, jusqu'à jeudi, où quinze, sur les vingt, succombèrent à la vingt-sixième lettre de l'alphabet. Il faut dire aussi en leur faveur que c'est le Waterloo des alphabets. – Mais il est complètement dans le caractère des Français de se dégoûter de tout et de tout abandonner, comme ils l'ont fait à l'égard de leurs souverains: ce sont les pires des animaux, après leurs conquérans.

»J'ai appris que H-n était votre voisin, ayant une cure dans le Derbyshire. Vous trouverez en lui un garçon d'un excellent cœur, comme aussi de beaucoup d'esprit: son élévation dans l'église et ses premières habitudes d'instruire la jeunesse lui ont donné peut-être un vernis un peu trop scolastique. Outre cela, il a gagné cette maladie épidémique de bonheur domestique, et il est tout rempli de beaux sentimens sur l'amour et la constance (cette monnaie de l'amour qu'on exige si scrupuleusement, qu'on reçoit avec tant d'alliage, et qu'on rend en espèces plus mauvaises encore). Malgré tout cela, c'est un très-brave homme, qui vient de prendre une jolie femme, et qui doit avoir un enfant par le tems qui court. Veuillez, je vous prie, me rappeler à lui et lui dire que je ne sais qu'envier le plus, de lui, de son voisinage ou de vous.

»Je vous dirai peu de chose de Venise; – vous devez en avoir lu de nombreuses descriptions, et elles se ressemblent presque toutes: c'est un lieu poétique et classique pour nous, à cause de Shakspeare et d'Otway. Je ne me suis encore rendu coupable d'aucun vers contre elle, ayant perdu la voix depuis que j'ai traversé les Alpes, et ne sentant encore aucune renaissance de l'estro. A propos, je suppose que vous avez lu Glenarvon: Mme de Staël me l'a prêté l'automne dernier. Il me semble que si l'auteur avait écrit la vérité, rien que la vérité et toute la vérité, le roman non-seulement eût été plus romanesque, mais même plus amusant. Quant au portrait qu'elle a voulu faire, la ressemblance n'en peut être exacte, car je n'ai pas posé assez long-tems. Quand vous aurez le tems, donnez-moi de vos nouvelles, et croyez-moi sincèrement et à jamais votre très-affectionné.

»P. S. A propos, et votre poème, a-t-il paru? J'espère que Longman vous a donné quelques milliers de livres sterling; mais ne faites pas comme le père de H*** T***, qui, ayant gagné de l'argent par un voyage in-quarto, se fit marchand de vinaigre, et puis son vinaigre ayant tourné au sucre, le diable est qu'il fut ruiné. Ma dernière lettre datée de Vérone était sous l'enveloppe de Murray; – l'avez-vous reçue? adressez-moi les vôtres ici, poste restante. Il n'y a pas d'Anglais dans cette ville à présent: – il y en avait quelques-uns en Suisse, et des femmes aussi; mais, excepté lady Dalrymple Hamilton, la plupart aussi laides que la vertu, au moins celles que j'ai vues.»

LETTRE CCLIII

A M. MOORE

Venise, 24 déc. 1816.

«Je suis, à votre égard, dans un de ces accès de rage épistolaire, qui présagent bien pour les porte de lettres. – Je vous en ai adressé une de Vérone, une de Venise, encore une de Venise, en voilà trois. C'est à vous-même que vous êtes redevable de ceci, car il m'était revenu que vous vous plaigniez de mon silence: – ainsi voilà maintenant du bavardage.

»J'espère que vous avez reçu mes deux autres lettres. Mon genre de vie est devenu d'une grande régularité. Le matin, je vais dans ma gondole balbutier l'arménien avec les moines du couvent de Saint-Lazare, et aider l'un d'eux à corriger l'anglais d'une grammaire anglaise et arménienne qu'il va publier. Le soir, je fais un des mille et un riens qu'on fait ici; – je vais au théâtre ou à quelques conversazione 48. Ces conversazione sont la même chose que nos routs, et même pires, car les femmes se tiennent assises en demi-cercle à côté de la maîtresse de la maison, et les hommes restent debout dans le salon. A la vérité, ils raffinent sur nous en une chose: c'est qu'au lieu de présenter de la limonade avec les glaces, on offre du punch au rum très-fort, et qui emporte le gosier; ils croient que c'est à l'anglaise: – je ne voudrais pas les désabuser d'une si agréable illusion pour la possession de Venise.

Note 48: (retour) Mot italien pour assemblée; ou rout en anglais.

»Hier au soir, j'ai été chez le comte ***, gouverneur de Venise, qui, bien entendu, reçoit la meilleure société; société qui ressemble à toutes les assemblées nombreuses de tous les pays sans en excepter le nôtre, à la différence qu'au lieu de l'évêque de Winchester, vous avez le patriarche de Venise, et une foule bigarrée d'Autrichiens, d'Allemands, de nobles Vénitiens et d'étrangers; et quand vous voyez une caricature, vous êtes sûr que c'est un consul. Oh! à propos, j'ai oublié, en vous écrivant de Vérone, de vous dire qu'à Milan, j'ai rencontré un de vos compatriotes, un certain colonel ***, bon et excellent garçon, qui connaît et montre tout ce qu'il y a à Milan, comme s'il en était natif. Il est surtout très-poli envers les étrangers, et voici son histoire ou tout au moins un épisode:

»Il y a vingt-six ans que le colonel ***, alors enseigne, se trouvant en Italie, devint amoureux de la Marchesa ***, qui le paya de retour. La dame doit être au moins son aînée de vingt ans. La guerre éclata, il revint en Angleterre pour servir, non son pays, car il est d'Irlande, mais l'Angleterre, ce qui est tout-à-fait différent. Quant à elle, Dieu sait ce qu'elle fit. En 1814, le traité définitif de paix (et de tyrannie) fut annoncé à la Milanaise, étonnée par l'arrivée soudaine du colonel qui, se jetant tout de son long aux pieds de madame de ***, murmura dans un baragoin moitié italien et moitié irlandais, l'inviolable serment d'une constance éternelle. La dame jeta un cri, et lui demanda: «Qui êtes-vous?» Le colonel s'écria: «Eh quoi! ne me reconnaissez-vous pas? Je suis un tel, etc., etc., etc.,» jusqu'à ce qu'enfin la marquise, repassant dans sa mémoire tous les amans qu'elle avait eus depuis vingt-cinq ans, arriva, de souvenir en souvenir, à se rappeler le povero sous-lieutenant. Elle dit alors: «Vit-on jamais une pareille vertu?» (ce furent ses propres paroles), et comme elle était devenue veuve, elle lui donna un appartement dans son palais, le réintégra dans tous ses droits, et le proclama, à la grande admiration de toute la société, comme un miracle de fidélité amoureuse, comme l'Abdiel inébranlable de l'absence.

 

»Il me semble que voilà un aussi joli conte moral qu'aucun de ceux de Marmontel: en voici un autre. La dame en question avait fait une escapade, il y a quelques années, avec un Suédois, le comte de Fersen (le même qui fut lapidé et massacré par la populace de Stockholm, il n'y a pas très-long-tems). Ils arrivèrent un samedi soir à une osteria 49, sur la route de Rome ou dans ses environs; pendant qu'ils étaient à souper, ils furent soudainement régalés par une symphonie de violons, qui partait d'un appartement voisin, et qui était si bien exécutée, que, désirant l'entendre plus distinctement, le comte se leva, et entrant dans l'assemblée musicale: «Messieurs, dit-il, je suis sûr que vous êtes tous trop galans pour ne pas être charmés de déployer vos talens devant une dame qui désire ardemment vous entendre, etc. Les musiciens s'empressent d'y consentir, tous les instrumens furent à l'instant accordés, et commençant un de leurs airs les plus divins, toute la troupe suivit le comte dans l'appartement de la dame. A la tête marchait le premier violon, qui s'avança, jouant de son instrument, et saluant en même tems. Miséricorde! c'était le marquis lui-même qui s'occupait de sérénades, pendant que son épouse faisait une fugue en son absence. Le reste peut s'imaginer. Mais d'abord la dame chercha à lui persuader qu'elle était venue là tout exprès à sa rencontre. – En voilà assez de ce commérage, qui m'a amusé et que je vous transcris dans l'espoir qu'il aura sur vous le même effet. Maintenant, revenons à Venise.

Note 49: (retour) Hôtellerie.

»Après demain, jour de Noël, le carnaval commence. Je dîne en société avec la comtesse Albrizzi, et je vais à l'opéra. Ce jour-là doit avoir lieu l'ouverture du Phénix (il n'est pas question ici de la Compagnie d'Assurance, mais du théâtre de ce nom). J'ai loué une loge pour la saison, et pour deux motifs, dont le premier est que la musique y est excellente. La comtesse Albrizzi, dont je viens de vous parler, est la Mme de Staël de Venise. Ce n'est pas une jeune femme, mais c'est une femme instruite, bonne et sans prétention, très-polie envers les étrangers, et que je ne crois pas corrompue comme la plupart des femmes de ce pays. Elle a écrit de fort bonnes choses sur les ouvrages de Canova; elle a publié un volume de caractères et quelques autres bagatelles. Elle est de Corfou, mais elle s'est mariée à un Vénitien mort, mort, s'entend, depuis son mariage.

»Ma flamme, ma Donna, ma Marianna, dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, est toujours ma Marianna, et je suis toujours ce qui lui plaît. Elle est, sans contredit, la plus jolie femme que j'aie vue ici, et la plus aimable que j'aie rencontrée en aucun lieu, aussi bien que la plus originale. Je crois vous avoir déjà raconté l'origine et les progrès de notre liaison dans une lettre précédente; mais dans le cas où elle ne vous serait pas parvenue, je vous dirai seulement qu'elle est Vénitienne, qu'elle a vingt-deux ans, est femme d'un négociant qui fait bien ses affaires; – qu'elle a de grands yeux noirs comme ceux des femmes d'Orient, et qu'elle tient tout ce que ses yeux promettent. Je ne sais si c'est l'amour que j'ai pour elle, qui m'a cuirassé; mais je n'ai pas vu beaucoup d'autres femmes qui m'aient semblé belles. Chez la noblesse, surtout, on voit de tristes figures. – La bourgeoisie est un peu mieux. Et maintenant, que fais-tu?

Que fais-tu, maintenant? oh, Thomas Moore! que fais-tu maintenant? oh, Thomas Moore! tu passes ta vie à soupirer, à courtiser, à rimer, à roucouler, à faire l'amour; que fais-tu de tout cela, Thomas Moore?

N'êtes-vous pas près des Luddistes? De par le ciel, s'il y a du tintamarre, je voudrais être au milieu de vous! Comment vont les tisserands, les brise-métiers, ces luthériens, ces réformateurs en politique?

I

De même que les fils de la liberté achetèrent jadis sur mer le premier des biens, au prix facile de leur sang, de même, enfans, nous mourrons 50 en combattant, ou vivrons libres, et à bas tous les rois, excepté le roi Ludd.

Note 50: (retour) Il y a ici un jeu de mots qu'il est impossible de rendre en français, le mot die, mourir, voulant dire aussi teindre.

II

Quand la trame que nous tissons sera achevée, et que nous changerons la navette pour l'épée, nous jetterons notre toile sur le tyran étendu à nos pieds comme pour lui servir de linceul, et nous la teindrons dans le sang qu'il aura fait répandre.

III

Quoique sa couleur soit aussi noire que son cœur, puisque ses veines ne sont que corruption, cependant ce sera la rosée qui fera refleurir l'arbre de la liberté planté par Ludd.

»Voilà une belle chanson pour vous et tout impromptue. – Je l'ai faite exprès pour scandaliser votre voisin *** qui est tout clergé et loyauté, innocence et bonheur, eau et lait 51.

Note 51: (retour) Milk and water.

Mais le carnaval de Thomas Moore approche; il approche, le carnaval de Thomas Moore. Les mascarades, le chant, le tambour, le fifre et la guitare; oh! vous allez vous en donner, Thomas Moore.

LETTRE CCCXXXVI

»L'autre soir j'ai vu une nouvelle pièce, et j'ai vu aussi celui qui l'a faite. Le sujet était le Sacrifice d'Isaac. La pièce réussit, et on demanda l'auteur, suivant la coutume du continent; il parut. C'est un noble Vénitien, qui s'appelle, je crois, Mali ou Malapiero; – mais si Mala est son nom, Pessima 52 est sa production: au moins j'en ai jugé ainsi, et je dois m'y connaître, ayant lu près de cinq cents ouvrages, présentés à Drury-Lane, pendant que je faisais partie de son comité et de ses soupers.

Note 52: (retour) Pessima signifie très-mauvaise(Notes du Trad.)

»Quand doit paraître votre ouvrage, ce poème des poèmes? J'ai appris que la E. R. avait déchiré la Christabel de Coleridge, et s'était déclarée contre moi pour l'avoir louée. Si j'en ai dit du bien, c'est, en premier lieu, parce que j'en pensais; – secondement, c'est que Coleridge était dans le malheur, et qu'après avoir fait pour lui le peu que j'ai pu pour lui procurer l'essentiel, j'ai cru que l'aveu public de la bonne opinion que j'avais de son ouvrage pourrait lui être encore de quelqu'utilité, du moins auprès des libraires. – Je suis très-fâché que J*** l'ait attaqué, car le pauvre diable en souffrira moralement et du côté de la bourse. Quant à moi, il est bien libre: – je n'en estimerai pas moins J***, malgré tout ce qu'il pourra dire contre moi ou mes ouvrages à l'avenir.

»Je suppose que Murray vous a envoyé, ou vous enverra (car je ne sais s'ils ont paru ou non) mon poème et mes poésies de l'été dernier. Par la messe, cela est sublime. -Ganion Coheriza. – Qui osera me démentir? Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles, et du moins faites-moi savoir si vous avez reçu ces trois lettres. Adressez tout droit ici, poste restante.

»P. S. J'ai appris l'autre jour un joli tour d'un libraire, qui a publié quelques abominables sottises, dont il jure que je suis le père, et qu'il assure m'avoir payées 500 livres sterling. Il ment; – je n'ai jamais écrit un pareil galimatias, n'ai jamais vu ni les poèmes ni l'éditeur, et de ma vie n'ai eu de communication directe ou indirecte avec cet homme. Répétez bien cela, je vous prie, s'il en est besoin. J'ai écrit à Murray pour qu'il démente cette imposture.»

LETTRE CCLIV

A M. MURRAY

Venise, 25 nov. 1816.

«Il y a plusieurs mois que je n'ai ni lettres ni nouvelles de vous. Je crois n'en pas avoir reçu depuis mon départ de Diodati. Je vous ai écrit une ou deux fois de Milan; mais je ne suis ici que depuis peu de tems, et mon intention est d'y passer l'hiver sans en bouger. J'ai été fort content du lac de Garda et de Vérone; surtout de l'amphithéâtre, ainsi que d'un sarcophage, dans un jardin de couvent, qu'on montre comme celui de Juliette, en insistant sérieusement sur la vérité du fait. Depuis mon arrivée à Venise, la femme du gouverneur autrichien m'a appris qu'entre Vérone et Vicence on voit encore les ruines du château de Montecchi, et une chapelle appartenant jadis aux Capulets. Il paraît, d'après la tradition, que Roméo était de Vicence, mais j'avoue que j'ai été très-surpris de leur voir une foi si grande dans le roman de Bandello, qui semble, véritablement être fondé sur un fait.

»Venise m'a plu autant que je me l'étais imaginé, et mon imagination avait été loin. C'est un de ces lieux que je connaissais avant de les avoir vus, et dont, après l'Orient, l'image m'a le plus poursuivi. J'aime la sombre gaîté de ses gondoles, et le silence de ses canaux. Je ne hais pas même la décadence visible de cette ville, quoique je regrette la singularité de l'ancien costume. – Cependant il lui en reste encore assez, et de plus, le carnaval approche.

»C'est surtout la nuit que Saint-Marc, et même Venise, offrent l'aspect le plus vivant et le plus gai. Les théâtres ne s'ouvrent qu'à neuf heures, et la société se couche tard en proportion. Tout cela est de mon goût; mais la plupart de vos compatriotes regrettent le roulement des carrosses, sans lequel ils ne peuvent dormir.

»J'ai un très-bel appartement dans une maison particulière; je vois quelques Vénitiens, ayant eu un bon nombre de lettres pour cette ville. J'ai une gondole. Heureusement que je lisais un peu l'italien, et le parlais depuis long-tems plus facilement que correctement. J'étudie par curiosité le dialecte vénitien, qui est doux, naïf et original, quoique pas du tout classique. Je sors souvent, et je suis fort satisfait.

»Un buste de l'Hélène de Canova, qui est chez Mme la comtesse d'Albrizzi, une de mes connaissances, est à mon avis, sans exception, la plus parfaitement belle de toutes les conceptions humaines, et elle surpasse toutes mes idées des facultés humaines par son exécution.

Dans ce marbre admirable, supérieur à toutes les œuvres, à toutes les conceptions humaines, voyez ce que la nature aurait pu et n'a pas voulu faire, et ce qu'ont fait Canova et la Beauté. Plus belle que l'imagination n'a pu se le figurer, et que le poète vaincu dans son art ne pourra jamais le décrire, avec l'immortalité pour sa dot, contemplez l'Hélène du cœur.

»En parlant du cœur, cela me rappelle que je suis devenu amoureux, passionnément amoureux, – mais de peur que vous ne portiez trop haut vos conjectures, et qu'il ne vous arrive de m'envier la possession de quelques-unes de ces princesses ou comtesses, dont vos voyageurs anglais se vantent de gagner les affections, je prendrai la liberté de vous dire que ma déesse n'est que la femme d'un marchand de Venise; mais qu'elle est aussi jolie qu'une antilope, et âgée de vingt-deux ans seulement; qu'elle a de grands yeux noirs, dans le genre oriental, avec la physionomie italienne, et des cheveux noirs et brillans, bouclés comme ceux de lady J*** et de la même teinte; puis qu'elle a la voix d'un luth et le chant d'un Séraphin (quoique pas tout-à-fait aussi saint), outre un long catalogue de grâces, de vertus et de talens suffisant pour fournir un nouveau chapitre au Cantique de Salomon: mais son plus grand mérite est d'avoir deviné le mien. – Il n'y a rien de si aimable que le discernement.

»La race des femmes me paraît belle en général; mais en Italie, comme presque partout sur le continent, les classes les plus élevées ne sont pas à beaucoup près les plus favorisées de la nature; bien au contraire, elles sont considérées, par leurs compatriotes mêmes, comme en étant fort maltraitées. Il y a quelques exceptions; mais la plupart de ces femmes sont laides comme la vertu même.

 

»Si vous m'écrivez, adressez-moi vos lettres ici poste restante, car j'y passerai probablement l'hiver. Je ne vois jamais de journaux, et ne sais rien de ce qui se passe en Angleterre, excepté de tems à autre, par une lettre de ma sœur. Je n'ai eu aucune nouvelle du manuscrit que je vous ai envoyé, si ce n'est que vous l'avez reçu, et que vous allez le publier, etc. Mais quand, où et comment? c'est ce que vous me laissez à deviner: toutefois, il importe peu.

»Je suppose que vous avez une multitude d'ouvrages qui vous passent entre les mains, pour l'année prochaine. Quand le poème de Moore paraît-il? Je vous ai adressé l'autre jour une lettre pour lui.»