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Anatole, Vol. 2

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Anatole, Vol. 2
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CHAPITRE XXIV

L'étourderie naturelle à l'âge d'Isaure lui empêcha de remarquer que sa tante revenait sans le voile de mousseline quelle lui avait vu le matin: mais mademoiselle Cécile, dont l'esprit d'ordre allait parfois jusqu'à la tyrannie, ne manqua pas de demander à sa maîtresse, d'un ton respectueusement impérieux, ce qu'elle avait fait de son voile. La marquise lui répondit, avec le trouble d'une enfant qui ment à sa gouvernante, qu'elle n'en savait rien. – Ah! je devine, madame l'aura sûrement oublié dans sa voiture; et, sans perdre de temps, mademoiselle Cécile descend dans la cour, retourne tous les coussins de la berline, et, ne trouvant rien, finit par conclure que la marquise aura laissé son voile dans l'église de Saint-Denis: elle veut absolument qu'un domestique monte à cheval pour l'aller chercher, mais on refuse tout net de lui obéir, en répondant qu'on ne fera ce voyage que par les ordres de madame; et la marquise est obligée d'employer son autorité pour s'opposer au zèle de mademoiselle Cécile, en disant que ce voile ne vaut pas tant de recherches, et qu'il est inutile d'en faire de nouvelles.

On se doute bien que, le soir même de ce beau jour pour Anatole, Valentine reçut une lettre où le repentir, la reconnaissance, et l'amour, se peignaient à chaque ligne. L'espérance d'être aimé s'y laissait entrevoir à travers les regrets d'un amour sans espoir. Un reste de sentiment jaloux se mêlait aux serments de ne plus offenser par d'injustes reproches celle dont on n'avait pas le droit d'enchaîner la liberté. Pour le sacrifice de la vie entière, on n'exigeait d'autre retour qu'un peu d'amitié et quelque confiance: mais la moindre preuve d'indifférence frapperait d'un coup mortel le cœur le plus dévoué. Enfin, cette lettre était un chef-d'œuvre de passion. C'est avouer qu'elle n'avait pas le sens commun. Aussi Valentine en fut elle enchantée; la joie qu'elle en ressentit donna à sa physionomie une expression si différente de celle qu'on y avait remarquée la veille, que madame de Nangis ne put s'empêcher de lui dire que l'aspect des tombeaux produisait sur elle d'étranges effets. »Je vous ai vue, ajouta-t-elle, revenir quelquefois de l'opéra, l'air triste et abattu, mais vivent les cimetières pour vous rendre à la gaité!» Valentine était de trop bonne humeur pour s'offenser de cette mauvaise plaisanterie; le chevalier d'Émerange y joignit les siennes en tâchant de les rendre piquantes, mais la marquise s'amusait à déconcerter leur malice par de vives reparties que la fatuité du chevalier lui fesait regarder comme autant d'agaceries de la part de Valentine. Cette petite lutte plaisait assez à la comtesse; elle remarquait dans les réponses du chevalier une certaine amertume qui devait piquer sa belle-sœur; et tout ce qui semblait nuire à leur intimité rassurait la comtesse. Jamais sécurité ne fut plus mal fondée, car pendant que le chevalier plaisantait Valentine sur la prétendue mélancolie qui lui fesait rechercher l'aspect des plus tristes lieux pour en rapporter les sentiments les plus gais, il admirait cette variété d'impressions qui la rendaient tour-à-tour si mélancolique si piquante, et se peignait d'avance tout le plaisir réservé à celui qui pourrait d'un seul mot faire naître la tristesse ou la joie sur ce beau visage.

Malgré sa finesse et sa grande habitude d'observer, M. d'Émerange se flattait d'être pour beaucoup dans les agitations du cœur de Valentine: on s'étonnera peut-être de voir un homme d'esprit se tromper aussi lourdement sur les vrais sentiments d'une femme; mais quand on réfléchira que le chevalier, sans cesse témoin des hommages qu'on offrait à la marquise, avait pu se convaincre que nul n'était payé de la moindre préférence; que de plus, il s'était assuré, par M. de Nangis, de la parfaite indifférence de sa sœur pour ses voisins de Saverny; et qu'enfin tout décelait dans les actions de Valentine le trouble intérieur qui naît d'un sentiment combattu, on trouvera bien simple que M. d'Émerange s'en attribuât l'honneur; mais si toutes ses raisons ne justifiaient pas assez l'excès de sa présomption, l'expérience l'expliquerait suffisamment. Car personne n'ignore que si parfois l'amour rend fous les gens d'esprit, l'amour-propre les rend souvent imbécilles.

Par une suite de son aveuglement, le chevalier crut devoir faire part à M. de Nangis des espérances qu'il concevait, et l'engager à prévenir, par quelques mots, la marquise sur leur projet. On devait profiter pour cela de la courte absence du chevalier, qui partait incessamment pour aller recevoir le dernier soupir de cet oncle dont l'avarice n'avait tant amassé que pour satisfaire la prodigalité d'un neveu.

Ce fait convenu, le chevalier partit l'ame enivrée du plus doux espoir, et n'éprouvant d'autre embarras que celui de cacher sa joie aux amis du mourant. Le lendemain de son départ, Valentine était à l'opéra, parée d'un bouquet de jasmin qu'Anatole dut reconnaître, et bien plus occupée de sa présence que de l'absence du chevalier, lorsque M. de Nangis vint lui dire tout bas, et d'un air fin, que sa préoccupation serait remarquée de tout le monde, excepté de celui qui en était l'objet; c'est dommage, ajouta-t-il; car on doit être bien fier de vous rendre aussi rêveuse. Comme on suppose facilement ce que l'on craint, Valentine s'imagina que son frère voulait parler d'Anatole, et cette idée la troubla. Le comte ne s'étonna point de la voir aussi émue; et, sans s'expliquer davantage, il lui dit qu'ayant à lui parler d'affaires importantes, il l'engageait à venir déjeûner dans son cabinet le lendemain: elle promit de se rendre à l'invitation; mais cet entretien demandé avec tant de solennité tourmenta cruellement l'esprit de Valentine. Elle se perdit en conjectures pour en deviner le motif, et s'efforça vainement d'espérer quelque heureuse nouvelle. Un secret pressentiment lui fesait redouter les avis de son frère; et, comme le pigeon de La Fontaine, Valentine croyait beaucoup aux pressentiments.

CHAPITRE XXV

Après une réception plus cérémonieuse que fraternelle, M. de Nangis entama la grande question par un long préambule, et finit par féliciter sa sœur sur le beau sort qui l'attendait. Ce début fit battre le cœur de Valentine; elle ne douta plus que son frère, instruit de l'amour d'Anatole, ne conçût le projet de surmonter tous les obstacles pour assurer son bonheur. Mais cette douce idée s'évanouit bientôt, lorsqu'elle entendit M. de Nangis faire un grand éloge de M. d'Émerange, et y ajouter ces mots: «Tant d'agréments réunis méritaient votre préférence; aussi me suis-je bien gardé de la contrarier; vous avez vu mes soins à multiplier les assiduités du chevalier chez moi; mais vous devez penser que si je lui ai offert aussi souvent les occasions de vous faire sa cour, j'étais rassuré d'avance sur la crainte de vous compromettre. La manière noble et franche dont le chevalier m'avait déclaré ses intentions ne pouvait me laisser aucun doute sur ses sentiments pour vous, et c'est en vous approuvant que je vous les voyais partager.» – Moi, mon frère, interrompit Valentine, avec un embarras mêlé de dépit, je vous jure que loin de les partager, je les ignorais. – Ah! Valentine, soyez de bonne foi, et vous conviendrez de ce que tout le monde sait déjà. Une femme s'aperçoit si vîte de l'amour qu'elle inspire! D'ailleurs il faut avouer que M. d'Émerange dissimulait fort mal celui qu'il a pour vous; car il y a déja très-longtemps que, plaisantant madame de Nangis sur l'attrait qui fixait auprès d'elle tant de gens aimables, et particulièrement un homme dont les plus jolies femmes se disputaient l'hommage, elle me fit remarquer que vous seule aviez l'honneur de ce triomphe. – A ces mots le front de Valentine se couvrit de rougeur, elle frémit de laisser soupçonner à son frère l'idée qui excitait sa honte pour une personne chère à tous deux; et la bonté de son cœur la décida à convenir que le chevalier lui avait en effet témoigné quelquefois le desir de lui plaire; mais que le caractère frivole dont il fesait gloire, l'avait empêchée d'attacher la moindre importance à ses discours. – Il n'en est pas moins vrai qu'ils vous étaient agréables, reprit le comte; ils vous le paraîtront encore plus maintenant que vous savez que cette apparence de galanterie cache un sentiment profond. Mais je suis de votre avis sur ces airs légers, qui sont tant à la mode; vous en voyez l'inconvénient, on ne sait à quoi s'en tenir sur tout ce qui se dit; la gravité est moins amusante, j'en conviens: mais quand il s'agit d'une affaire d'où dépend le destin de sa vie, on pourrait bien se résigner à en parler sérieusement. Au reste, pour mon compte, je n'ai pas ce reproche à faire à M. d'Émerange; et c'est avec toute la solennité d'une semblable démarche qu'il est venu me prier de vous offrir sa main. – Je suis fort honorée de son choix, répondit Valentine en baissant les yeux, mais je ne saurais me décider aussi promptement… à former un nouveau lien. – Voilà tout justement une réponse de comédie; vous oubliez, ma chère Valentine, que ce n'est ni un tuteur, ni un oncle qui vous interroge, et qu'étant parfaitement libre d'agir selon votre volonté, vous n'avez besoin d'aucun prétexte pour la satisfaire. Il est vrai que le respect des usages, et ce que l'on se doit à soi-même, imposent quelquefois plus de sacrifices que n'en saurait exiger l'autorité des parents les plus sévères; mais vous connaissez aussi bien que moi l'empire de ces devoirs, et vous n'avez pas plus à redouter mes avis que ceux de votre raison; ainsi donc pourquoi me feriez-vous mystère de vos projets et de vos sentiments? – Puisque vous m'autorisez à vous parler franchement, reprit Valentine avec plus d'assurance, je vous avouerai que, tout en rendant justice aux avantages séduisants de M. d'Émerange, je le crois incapable de s'occuper du bonheur de sa femme. Quand on a, comme lui, contracté l'habitude des succès brillants, on ne se réduit pas sans regret à des plaisirs plus calmes; et je ne me sens point le courage de consacrer ma vie à un homme fort aimable, sans doute, mais qui me semble impossible à fixer. – Vous avez cru probablement triompher de ce raisonnement, quand vous avez consenti à recevoir les soins du chevalier? – Je ne les ai jamais encouragés. – Du moins les avez-vous accueillis sans dédain, car autrement il aurait bientôt cessé de vous les consacrer. Son caractère est trop connu pour qu'on lui soupçonne jamais la duperie de persister dans un amour sans espoir? Aussi est-on déja convaincu dans le monde de votre préférence pour lui, et de l'heureux événement qui doit en résulter. – C'est ce qui m'afflige, repartit Valentine, le cœur oppressé par le ton de sévérité que venait de prendre son frère; cependant, ajouta-t-elle, je ne me crois pas obligée d'accomplir les prédictions qu'il plaît à quelques personnes de faire. – Songez bien que ces sortes de prédictions sont presque toujours dictées par le sentiment des convenances. Mais j'ai tort de vouloir soutenir une cause que votre cœur plaidera bien mieux que moi. J'ai rempli mon devoir en vous instruisant de la proposition de M. d'Émerange: il doit être de retour ici dans huit jours; réfléchissez d'ici à ce moment sur la réponse que vous devez lui faire, et pensez sur-tout qu'on ne refuse pas impunément d'aussi grands avantages.» En finissant ces mots, le comte sortit pour donner quelques ordres. Valentine, empressée de terminer un entretien que la contrainte rendait insupportable, rentra dans son appartement, et s'y renferma pour méditer sur la réponse qu'on lui demandait. Son incertitude ne portait pas sur l'idée d'accepter ou non la proposition du chevalier. Elle était bien décidée au refus. Mais la manière de motiver ce refus lui présentait de grandes difficultés. L'aveu de ses rapports avec Anatole n'aurait pas trouvé grace auprès de M. de Nangis, dont la froide raison ne comprenait rien aux faiblesses du cœur. D'ailleurs comment se flatter de voir approuver par qui que ce soit le sacrifice d'un sort brillant, pour les plaisirs d'un amour romanesque! Cette réflexion devait empêcher Valentine de confier jamais le principal motif de sa résistance aux vœux du chevalier. Il ne lui restait donc plus qu'à répéter les lieux communs dont on se sert ordinairement pour rejeter de semblables propositions, sans humilier l'amour-propre de celui qu'on refuse, et sans trahir le secret de celui qu'on préfère.

 

CHAPITRE XXVI

Deux jours après l'entretien qui avait jeté tant de trouble dans l'esprit de Valentine, elle reçut un billet du commandeur, qui lui demandait s'il pourrait avoir l'honneur de la voir dans la matinée; ce message lui inspira des soupçons: elle répondit au commandeur qu'elle l'attendait; et lorsqu'elle le vit arriver, elle lui témoigna franchement l'impatience qu'elle avait d'apprendre ce qui lui procurait le plaisir de le voir d'aussi bonne heure. – Ah! vous devinez, dit-il, que je ne viens pas ici tout simplement pour vous faire ma cour. Vous me trouvez peut-être l'air important d'un ambassadeur chargé d'une mission délicate; je suis bien aise d'avoir le maintien convenable dans une circonstance aussi solemnelle. – Ah mon Dieu! qu'allez-vous m'annoncer, interrompit Valentine en riant de la plaisante gravité qu'affectait le commandeur. – Il ne s'agit point de rire, reprit-il, mais d'écouter posément tout ce que l'ambition, la raison et l'intérêt, vont vous dire par ma bouche. Une personne qui me fait l'honneur de me supposer beaucoup de crédit sur votre esprit, compte sur mes conseils pour vous déterminer à assurer d'un seul mot le bonheur de toute votre famille. J'ai promis de répondre à cette honorable preuve de confiance par tout le zèle qui pourrait m'en rendre digne. En véritable diplomate, je me suis bien gardé de nier l'influence que l'on me croyait sur la grande puissance que l'on voulait soumettre; car j'ai remarqué que les professeurs en ce genre aimaient mieux compromettre leur crédit que d'en laisser douter; et vous voudrez bien, j'espère, ne pas démentir une réputation dont je suis aussi fier. – Quoi, vous seriez député par mon frère pour me parler mariage? – Précisément. – Et c'est sur les avis de votre sagesse que l'on fonde l'espérance de me faire faire une folie? – Pourquoi pas? Ce ne serait pas la première fois que ma sagesse aurait aussi bien réussi. – Eh bien! je veux la mettre à l'épreuve dans cette circonstance, et m'en rapporter à tout ce qu'elle décidera. Je verrai quels seront ses arguments pour me prouver que je dois épouser l'homme du monde qui me convient le moins? – Qu'il vous convînt, ou non, si vous l'aimiez, comme je l'ai cru un moment, vous trouveriez mes arguments admirables. Mais il n'est point question ici de vos sentiments. Un homme bien né, beau, riche, et spirituel, vous offre sa main. Tant d'avantages réunis ne vous laissent qu'un seul motif de refus. Je sais que vous pourrez parler de la crainte d'un nouveau lien, du desir de rester libre, et de l'inconstance reconnue du chevalier; mais tous ces prétextes ne voudront jamais dire au fond que ces mots: Je ne vous aime pas. Et je me trompe fort, où M. d'Émerange ne vous pardonnera pas cette injure. – Cependant, je ne compte pas l'épouser par terreur de son ressentiment. – Ce serait d'autant plus mal calculé, que cela ne vous mettrait point à l'abri de celui que vous devez le plus redouter. Dans la position où vous vous trouvez, vous n'avez qu'à choisir entre deux vengeances; si vous redoutez celle du chevalier, la comtesse vous en punira. Ne vous offensez pas de cette réflexion, ce n'est pas le moment d'employer des subterfuges pour vous démontrer la vérité; je n'ai pas envie d'insulter, par la plus sotte médisance, une femme que vous devez aimer en dépit de ses torts; mais l'amitié dont vous m'honorez, me fait un devoir de vous garantir, s'il se peut, du mal que sa vanité cherchera à vous faire. – J'avoue qu'elle est faible, inconsidérée, mais, j'en suis sûre, elle n'est pas méchante, dit Valentine, les larmes aux yeux. – Non; mais elle le deviendrait bientôt, si elle se doutait une minute de la préférence qu'on vous accorde. – Hélas! pour lui laisser ignorer cette malheureuse préférence, je m'exilerais, je crois, au bout du monde! – Beau moyen! M. d'Émerange vous y suivrait, la comtesse en tomberait malade, et rien ne manquerait au scandale. – Que faut-il donc faire pour éviter tant de malheurs? – Il faut se résoudre à tromper l'amour-propre du chevalier, ou bien consentir à le satisfaire. – Vous me supposez trop de finesse, ou trop de résignation. – Si vous vous décidez au premier parti, je vous réponds du succès; et, à vous parler sans détour, je ne vois pas ce qui vous empêcherait de prendre le second. Les défauts du chevalier auraient de grands inconvénients pour une femme ordinaire, mais celle dont l'esprit et la beauté flatteront son orgueil, n'aura jamais à en souffrir. – Il est égoïste. – Tant mieux; les égoïstes sont des maris parfaits; ils ont pour leurs femmes et leurs enfants cette tendre affection qu'ils portent sur tout ce qui fait partie d'eux-mêmes. Je vous proteste que ce défaut, si détestable dans la société, est une vertu de ménage. – Je ne saurais l'apprécier. – D'ailleurs, continua M. de Saint-Albert, je vous crois capable d'opérer de grandes conversions; et puis il y a si peu de différence entre les défauts des gens du monde, que ce n'est guère la peine de les discuter. Le mieux est de ne les pas voir ou de les aimer, et c'est ce que l'amour apprend à merveille. – Sans doute, mais il faut de l'amour. – A votre âge, on en a toujours. – Je ne m'en sens pourtant pas pour M. d'Émerange – C'est que vous en éprouvez pour un autre… Voilà le grand secret que l'émotion qui vous colore en ce moment m'apprendrait assez, si je ne l'avais deviné depuis long-temps. Mais l'objet de cet amour, que le bonheur ne doit point couronner, tout en vous aimant avec idolâtrie, serait désespéré de vous voir sacrifier un sort brillant aux intérêts de sa folle passion; ne regardez pas ce noble sentiment comme une supposition de ma part, je viens d'en acquérir la preuve. Avant de me rendre auprès de vous, j'ai voulu consulter mon ami sur la démarche que votre frère exigeait de moi, et je dois rendre justice à celui qui vous inspire un si vif intérêt; il s'en est montré digne, en me conjurant de sacrifier sa vie au bonheur de la vôtre. – Indigne générosité! s'écria Valentine, hors d'elle-même; et c'est lui qui m'engage à épouser un homme qu'il méprise! – Ne vous abusez point, c'est de la haine qu'il a pour lui, et non pas du mépris. Son injustice envers le chevalier prouve assez les moyens qu'il lui croit de vous plaire; mais qu'importe l'opinion d'un rival? C'est de la probité qu'il faut, même en amour. Il n'est permis de disposer de la destinée d'une femme, qu'autant qu'on espère la rendre heureuse; lorsqu'on n'a pas cette espérance, on ne peut s'opposer à ce qu'un autre se charge du soin de son bonheur. – Je le sens, le mien est à jamais perdu; mais au moins n'aurai-je pas à me reprocher de l'avoir sacrifié à de vaines considérations. Ma résolution est irrévocablement prise, et je ne réclame plus vos conseils que sur la manière de la faire connaître; en refusant les offres de M. d'Émerange, je conviens que j'ai de grands ménagements à garder. Indiquez-moi les plus convenables, et je vous réponds de ma docilité. Mais n'en exigez pas davantage de la raison d'une femme, qui aime mieux vivre malheureuse à son gré, que de se voir comblée des bienfaits qui excitent l'envie de tout le monde.

Après avoir écouté attentivement ces derniers mots de Valentine, le commandeur lui prit la main, la porta à ses lèvres avec toutes les marques d'un attendrissement qu'il ne pouvait dissimuler; et il sortit en répétant son exclamation favorite: Quel dommage!

CHAPITRE XXVII

On venait d'apprendre le retour de M. d'Émerange, et, comme le dit un de nos auteurs les plus spirituels, il rapportait de son voyage le crêpe et la joie d'un riche héritier. Il ne se passait guère d'heures sans que Valentine pensât à ce retour, et cependant elle en fut surprise comme d'une nouvelle inattendue. Tous les projets de réponses qu'elle avait si sagement combinées avec M. de Saint-Albert, se confondirent dans son esprit. Elle sentit qu'il lui serait bien difficile de soutenir l'entrevue dans laquelle le commandeur exigeait qu'elle déclarât au chevalier qu'une raison, dont elle ne pouvait convenir, l'obligeait à refuser ses flatteuses propositions. Elle devait accompagner cette phrase insidieuse de tous les compliments qui peuvent rassurer l'amour-propre. Par ce moyen, le commandeur espérait voir retomber sur madame de Nangis le ressentiment de M. d'Émerange, car celui-ci ne manquerait pas d'accuser la comtesse d'inspirer à sa sœur l'excès de délicatesse qui lui fesait rejeter l'offre de sa main. Alors Valentine, loin d'être soupçonnée de dédaigner l'amour du chevalier, paraîtrait à ses yeux comme la victime d'une amitié héroïque. En calculant ainsi, M. de Saint-Albert s'était trop méfié de la candeur de Valentine, pour lui confier tout ce qu'il attendait de cette ruse. Il lui avait persuadé qu'en répondant de cette manière elle disait la vérité sans trahir son secret, et laissait au chevalier encore assez d'espoir pour lui ôter l'envie de se venger d'un refus humiliant.

Ce point convenu, le commandeur instruisit M. de Nangis du projet que la marquise avait de répondre elle-même à M. d'Émerange. Le comte s'en réjouit en pensant que si sa sœur avait le dessein de rejetter les vœux du chevalier, elle se serait probablement épargné le désagrément de lui apprendre elle-même cette mauvaise nouvelle. Ravi de cette espérance, le comte s'empressa de la faire partager à celui qui devait en recueillir le fruit. M. d'Émerange reçut la confidence en homme que le succès n'étonne jamais; il promit au comte de se rendre à l'invitation qu'il lui fesait de dîner le jour même chez lui, et ne douta pas que Valentine ne lui offrît, dans cette journée, quelques moyens d'attendre patiemment sa réponse.

Il était déja trois heures, on n'attendait plus qu'une seule personne pour se mettre à table, lorsqu'on annonça M. le comte d'Émerange (c'était son nouveau titre). Ce nom provoqua des émotions bien différentes: madame de Nangis tressaillit de plaisir, et Valentine rougit d'embarras. Mais, à moins d'être dans le secret des femmes, on risque souvent de se tromper sur les impressions qu'elles reçoivent; et de moins présomptueux que M. d'Émerange auraient pu interpréter comme lui le trouble de Valentine; cependant il n'eut pas l'air de le remarquer; mais, quand il lui adressait la parole, il prenait un ton de reconnaissance qui semblait la remercier d'avance de tout ce qu'il attendait de son amour. Ses mots ingénieux, ses regards pénétrants étaient pour Valentine, mais tous ses soins étaient pour la comtesse: il paraissait vouloir se faire un mérite auprès de la première des égards qu'il conservait pour l'autre. Du reste, sérieux sans affectation, il répondait avec politesse à tous ceux qui se composaient le visage pour venir lui adresser des compliments de condoléance et des félicitations, sur la perte et l'héritage qu'il venait de faire. Madame de Nangis, que ce genre de conversation ennuyait à périr, fit entendre aux personnes qui s'obstinaient à savoir les détails de la mort du défunt, que la sensibilité de M. d'Émerange en serait trop affectée, et les pria de parler d'autre chose. On lui obéit sans peine; car au fond les plus curieux ne se souciaient pas beaucoup d'en apprendre davantage sur un événement qui leur était indifférent. Aussi fut-il bientôt oublié; en moins d'un quart d'heure la gaîté redevint générale; et la sensibilité de M. d'Émerange ne s'en offensa point. Son naturel piquant et le penchant qui l'entraînait vers la plaisanterie, se laissaient même entrevoir à travers le maintien grave que lui imposait la couleur sombre de son vêtement; et comme on ne respecte guère dans le monde que le deuil qu'on porte sur la physionomie, une jeune femme qui ne se souvenait plus de celui du comte d'Émerange, vint l'engager à chanter. Aussitôt chacun joignit ses instances à celles de l'aimable étourdie; et ce n'est qu'à l'air indigné qu'il prit pour refuser la proposition, qu'on s'en rappella toute l'inconvenance.

 

Cependant la soirée s'avançait, et M. d'Émerange n'avait pu trouver l'occasion de dire un mot en particulier à Valentine: il est vrai que placée auprès de sa belle-sœur, il était impossible de parler à l'une des deux sans être entendu de l'autre. Pour se dédommager de cette privation et faire comprendre à Valentine qu'il comptait sur ce qu'elle avait chargé le commandeur de lui faire savoir, M. d'Émerange ne quitta plus celui-ci, et lui fit de grandes démonstrations de reconnaissance, pour que la marquise devinât qu'il le remerciait de l'intérêt qu'il avait pris à lui dans cette circonstance. Valentine le comprit assez; et lorsque le commandeur s'approchant d'elle, lui dit tout bas: Allons, du courage, demain l'on ira chercher votre réponse; souvenez-vous de ce dont nous sommes convenus; elle répondit en tremblant: Jamais je n'aurai la présence d'esprit qu'exige un semblable entretien; par pitié, faites en sorte de me l'épargner. – Cela est impossible. – Du moins, n'aura-t-il pas lieu demain, car j'ai à sortir toute la journée. – Voilà bien le propos d'un enfant qui croit tout gagner en différant l'instant de boire sa médecine, – Pourquoi tant se presser d'annoncer une chose désagréable? – Pour n'avoir plus à la dire; d'ailleurs je vous ai suffisamment démontré la nécessité de cette démarche; mais je le vois bien, ce n'est pas moi qui vous y déciderai, un autre en pourra seul obtenir l'honneur. Ici on vint les interrompre; et Valentine se retira plus indécise que jamais sur ce qu'elle allait faire.

Le billet qu'on lui remit le lendemain à son réveil, lui rappela les derniers mots du commandeur. Elle le décacheta en disant: Voilà qui va fixer toutes mes incertitudes; et son cœur se livra d'avance au plaisir si doux d'obéir à ce qu'on aime; il faut avoir souffert les tourments attachés à la détermination d'une décision importante pour connaître tout le prix d'un ordre absolu. De combien de responsabilités il délivre. On profite du bien qu'il produit sans avoir à se reprocher le mal qui en résulte; et, quand cet ordre n'est qu'un desir, que de charmes dans l'obéissance!

ANATOLE a VALENTINE.

«Il y va du repos de votre existence, me dit-on: ah! Valentine, au nom du ciel, au nom de celui qui ne respire que pour vous adorer, suivez le conseil qu'un ami sage vous donne; j'ignore ce qu'il exige de votre soumission, mais dût-il vous demander ma vie, n'hésitez pas à la promettre, elle est à vous. Enfin, quel que soit le sacrifice, oubliez la pitié que mon sort vous inspire, et songez que ma destinée entière est dans votre bonheur.»

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