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Read the book: «La fabrique de mariages, Vol. II», page 7

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Ici, M. Baptiste et mademoiselle Jenny sautèrent tous deux sur leur siége respectif comme s'ils eussent ressenti une secousse de tremblement de terre. La porte venait de s'ouvrir et une voix de tonnerre éclata dans le petit salon.

– Cartouchibus! gronda-t-elle, – je deviendrai paresseux ici… Je ne me suis éveillé, foutrimaquette! qu'au moment où le soleil est venu me brûler le bout du nez!

C'était une basse-taille insolente dans ses vibrations et du genre ophicléide. Elle appartenait à un vieillard maigre, droit, tout d'une pièce, boutonné dans la redingote demi-solde. Sa redingote, fermée jusqu'au cou, était ornée d'un énorme ruban rouge. Au-dessus de son revers un peu mûr se dressait un col de crin haut de quatre pouces. Au-dessus du col pendait une mâchoire maigre, ombragée par des moustaches de couleur grisâtre.

Un beau vieillard, du reste, nez aquilin, front étroit mais haut, œil vif sous des sourcils touffus, physionomie honnête et franche.

Mademoiselle Jenny et M. Baptiste se levèrent prestement.

– Monsieur le capitaine, dit Baptiste, qui essaya un salut militaire, – j'ai l'honneur de vous présenter mes respects.

Jenny fit une révérence de cour.

– Ne vous dérangez pas, mes enfants, ne vous dérangez pas, dit le vieux Roger; – je ne suis pas fier, moi… Les domestiques sont des hommes, n'est-ce pas?.. Bonjour, Baptiste, ma vieille… Bonjour, chiffon.

Il prit le menton de Jenny, qui eut un sourire protecteur.

– Que vous faites donc un bon diable, capitaine, dit-elle.

– C'est ça! s'écria Roger; – bon diable!.. on m'appelait Roger Bontemps à l'époque… Cartouchibus! si j'avais seulement quinze à vingt ans de moins.

– Foutrimaquette, capitaine, qu'est-ce que vous feriez? demanda la soubrette.

Le bonhomme lui lâcha le menton. Il eut très-vaguement la conscience de s'être exposé à trop de familiarité.

– Vous êtes curieuse, ma fille, dit-il.

– Voilà! reprit-il, déjà guéri de son remords; – c'est le chambertin de mon coquin de gendre qui m'a tapé la coloquinte hier au soir… Comment se porte ma fille?

– Madame la comtesse repose encore, répondit Jenny.

– Et mon gendre?

– M. le comte n'a pas encore sonné, répliqua Baptiste.

– Foutrimaçon! s'écria Roger en prenant ses moustaches à poignée, – je ne sais pas pourquoi ça me fait toujours plaisir d'entendre parler comme ça comte et comtesse!.. je suis pourtant un ancien de la République, ayant fait avec gloire les campagnes d'Italie et d'Égypte… Il y chauffait… En Italie, ça allait encore: les si signor ressemblent un petit peu à l'Auvergnat, quoique différemment attifés, et portant le stylet au lieu de seaux d'eau… Mais les Turcs, voilà des citoyens bécasses avec leurs turbans et leur clinquant, le long du Nil, dont les inondations fertilisent la campagne… et des momies dans tous les trous, dont nos victoires ont procuré l'échantillon au musée du Louvre… Vous n'avez pas d'idée des pyramides avec quarante siècles au balcon pour contempler la bonne tenue de nos troupiers… C'est des souvenirs, mes enfants, qui sont gravés dans le dedans du cœur, ineffaçables jusqu'au dernier soupir où il cesse de battre pour la gloire et le pays!

Il avait les mains derrière le dos, et sa taille noble se redressait fièrement devant le valet de chambre et la soubrette, qui avaient grand'peine à tenir leur sérieux.

– J'étais donc tambour de la septième, reprit Roger, – il y a du temps de ça… En marche, dans ces pays lointains et sauvages, quoiqu'ils soient l'ancien berceau de la civilisation, dit l'histoire… en marche, le sable vous brûle les pieds… comme quoi, aux environs des ruines de Memphis, célèbre par Joseph et Putiphar, à l'époque du roi Pharaon, poursuivi par des songes, je me trouvai en arrière du peloton pour extirper une épine qui m'était entrée dans les pieds… ça arrive quand on ne prend pas garde… Je vois arriver un grand Soliman de Turc qui s'avance sur moi avec son cimeterre… C'est pour vous dire qu'avec le sang-froid et la valeur on passe partout, pour peu que l'adresse s'y mélange… J'étais sans armes, hormis ma caisse et mes baguettes. Je laisse venir le Mustapha qui me chante: «Allah ibah allah, patati, carabo, patata!» dans sa langue maternelle. Ça voulait dire qu'il nourrissait l'intention de me couper le cou. Au moment où son cimeterre me sifflait déjà aux oreilles, je plonge, je passe entre ses jambes, je le mets sur le dos, et, revenant pendant qu'il écumait comme un démon, je le coiffe de ma caisse défoncée. – Ah! cartouchibus! quand je le ramenai comme ça à la queue du bataillon, le major me dit que j'étais un drôle de petit tonnerre de foutrimaquet… Fallait entendre le Bajazet dans la caisse, ça enfle la voix: vous auriez dit d'un bœuf… outre l'humiliation d'être pris par un bambin… C'est des souvenirs ineffaçables!

– Ah! monsieur le capitaine, s'écria Jenny, que j'aime à vous entendre raconter des histoires!

– Quant à ça, appuya le valet de chambre, si M. Roger voulait narrer quelque événement comme ça au salon, les jours de réception, tout le monde se l'arracherait!

– Il y ajustement fête ce soir, reprit la camériste.

– Une fête? dit le vieux soldat; – j'en suis… Prenez mon uniforme en haut et donnez-lui un fion, l'ami Baptiste… vous brosserez tout ce qui est drap, vous passerez au tripoli tout ce qui est bouton et vous ferez revenir les épaulettes à l'eau seconde. Quelle heure est-il? Dix heures?.. le sergent Niquet n'est pas venu me demander?

– Non, capitaine.

– Ni l'adjudant Palaproie… J'en ai vu encore hier, au travers de la grille, des anciens… Je vas les appeler aujourd'hui, s'ils passent.

M. Baptiste et madame Jenny échangèrent un regard à la dérobée. Le premier dit:

– M. Roger est ici chez lui.

– Je le crois pardieu bien! fit le bonhomme; – sans cela, ce ne serait pas la peine d'avoir un gendre!

Le petit salon donnait sur les jardins. On entendit en ce moment deux voix chevrotantes qui chantaient:

 
Soldat du drapeau tricolore,
D'Orléans, toi qui l'as porté…
 

Roger tendit l'oreille qu'il avait un peu paresseuse.

– Voilà Niquet et Palaproie! s'écria-t-il joyeusement.

– Il faudrait leur dire, s'écria Baptiste cédant à un premier mouvement, – que, dans l'hôtel du comte de Mersanz, on ne chante pas de pareilles platitudes.

– On chante ce qu'on veut partout, mon garçon, répondit superbement le vieux soldat, – quand on a l'honneur d'être l'ami du capitaine Roger… cartouchibus! Je ne serais pas libre chez mon gendre, à présent!

Mademoiselle Jenny toucha le bras du valet de chambre, qui s'inclina très-bas et dit en changeant soudain de ton:

– J'ai parlé sans réflexion et j'en demande bien pardon à M. le capitaine, d'autant que M. le comte a été deux fois aux Tuileries cet hiver… Nous nous rallions tout doucement… On ne peut pas toujours bouder.

Roger bâilla, puis il gagna la fenêtre et l'ouvrit brusquement.

– On y va, les vieux, on y va! cria-t-il.

Sous les massifs ombreux où les grands lilas se mêlaient aux cytises, on apercevait quelque chose de mouvant et d'informe: une masse de couleur bleue au-dessus de laquelle deux bonnets de police s'agitaient.

– Ça va bien? demanda Roger par la fenêtre.

La masse bleue s'ébranla. On vit s'avancer cahin-caha deux respectables invalides, déjà un peu pris de vin malgré l'heure matinale. Ils avaient une paire de jambes pour deux. Le sergent Niquet était amputé à droite, l'adjudant Palaproie était amputé à gauche, de sorte que, quand ils se mettaient au pas, ils étaient toujours sûrs de marcher au moins sur une bonne jambe. La bonne était, bien entendu, la jambe de bois. A chaque instant, on aurait cru qu'ils allaient perdre l'équilibre; mais le joyeux état où ce coup du matin les avait mis leur donnait je ne sais quel chancelant aplomb. Ils étaient comme cette tour de Pise qui penche toujours et qui ne tombe jamais.

– Ah! les bonnes têtes! les bonnes têtes! s'écria Roger, qui referma la fenêtre à tour de bras.

Toutes les vitres du salon vibrèrent et un coup de sonnette violent retentit dans l'antichambre.

– C'est mon gendre qui appelle, dit Roger en sortant à grands pas pour rejoindre sa paire d'invalides; – souhaitez-lui bien le bonjour de ma part.

Au lieu de se rendre à l'appel de son maître, M. Baptiste se rapprocha de la fenêtre où était mademoiselle Jenny. Tous deux se mirent à regarder la rencontre de Roger avec ses deux vieux camarades.

– Le fait est, dit Jenny, – que ce bonhomme Roger est une machine à démarier.

– De la force de cinq cents chevaux, ajouta M. Baptiste.

Second coup de sonnette, qui éclata sec et court.

– Cette fois, grommela le valet, – le cordon a dû lui rester dans la main… j'y vais.

La chambre à coucher de M. le comte Achille de Mersanz, charmante et pourvue de tout ce que le confortable d'hier peut ajouter au grand luxe d'autrefois, était située de l'autre côté du salon.

M. Baptiste traversa le salon à pas comptés. Il entr'ouvrit la porte du comte et vit celui-ci assis sur son lit, le visage empourpré par la colère.

– Qui donc fait tout ce tapage? demanda le comte doucement.

– C'est le beau-père de M. le comte, répliqua Baptiste.

Le comte étouffa une exclamation courroucée.

– Et pourquoi avez-vous tant tardé à venir?

– Le beau-père de M. le comte me retenait.

M. de Mersanz ouvrait la bouche pour parler, lorsqu'un grand fracas de rires avinés se fit dans le jardin.

– Qu'est cela? demanda-t-il.

– C'est le beau-père de M. le comte qui se divertit avec ses amis, répondit Baptiste.

– Quels amis?

– Deux militaires avec des jambes de bois… un sergent et un adjudant.

– Allez! dit le comte Achille, qui retomba, étouffé de rage, sur son oreiller.

En rentrant au petit salon, M. Baptiste dit à mademoiselle Jenny, qui l'attendait:

– La situation est comme le cordon de la sonnette, si tendue, qu'elle va casser!

II
– Trois invalides. —

– Quoi donc! disait Niquet, le sergent, – n'y en avait pas un seul comme Roger dans toute la brigade!

– Ah! mais non! appuya l'adjudant Palaproie.

Niquet était un grand bouffi aux cheveux blancs, jadis blonds, aux yeux à fleur de tête sous des sourcils incolores, à la langue épaisse, mais trop active, bredouillant le lieu commun soldatesque avec un aplomb imperturbable, – rond comme une boule, malgré ses infirmités, et fervent adorateur de Bacchus.

Palaproie avait la gravité de l'ivrogne émérite. Sa moustache encore noire couvrait complétement sa bouche mince et démeublée. – Il était obligé de la pousser de côté pour boire. Sa capote d'invalide, propre partout excepté aux coudes où trop souvent elle essuyait les tables des cabarets, faisait des plis si bizarres sur ce corps maigre et déjeté, qu'on eût dit qu'elle enveloppait une planche. La guerre et la petite vérole l'avaient balafré cruellement. Il gardait cependant quelques prétentions au titre d'ancien bourreau des cœurs.

Roger était le plus grand des trois, le plus jeune et le mieux conservé. Il ressortait entre ces deux caricatures comme un troupier héroï-comique de Charlet.

Palaproie et Niquet, les vieux braves, étaient un peu Picards. Ils mettaient depuis quelques jours Roger en coupe réglée et n'avaient qu'à s'entretenir un peu le matin à leurs frais, pour ne jamais rester entre deux vins.

C'était devant un admirable massif de lilas en pleines fleurs. Il y avait une table de jardin en fer avec cinq ou six siéges rustiques alentour. Sur la table, on voyait une double canette et trois verres, flanqués, chacun, d'une blague. Les pipes étaient en bouche.

Les blagues du sergent et de l'adjudant étaient vides systématiquement. Il y avait du tabac pour trois dans celle du capitaine.

Nos trois amis se carraient sur leurs siéges et semblaient être les plus heureux gaillards du monde. Ils avaient choisi le meilleur endroit du jardin. Le massif de lilas auquel ils s'adossaient, les protégeait contre le soleil et ne leur masquait point la vue. Ils avaient à leur droite une belle allée de tilleuls qui conduisait à l'hôtel, à leur gauche un labyrinthe dont les arbres au feuillage encore rare laissaient voir les hôtels voisins, donnant rue de Grenelle. Au-devant d'eux s'étalait la grande pelouse, entourant comme une mer l'archipel capricieux des petits îlots de fleurs. Après la pelouse, c'était l'esplanade qu'on apercevait à travers la grille.

– Hein! fit Niquet, c'est-il une chose étonnante que nous nous retrouvons tous les trois après tant d'années de traverses, et juste dans le quartier où était casernée la septième!

– Ah! mais oui! dit Palaproie.

Niquet avait une voix de ténor; Palaproie était baryton; Roger, basse-taille, fournit aussi sa note avec plaisir.

– C'est étonnant et ce n'est pas étonnant, prononça-t-il sentencieusement. – Paris est le rendez-vous de l'univers.

– Ça y est, dit Palaproie.

– Jamais embarrassé, Roger Bontemps! ajouta Niquet.

Et Palaproie conclut.

– Ah! mais non!

Ainsi étaient faites généralement les conversations de ce valeureux trio. Niquet poussait une flatterie, Palaproie l'approuvait à l'unanimité. Roger discutait un petit peu; le sergent et l'adjudant se rangeaient aussitôt à son opinion avec cette rigueur et cet ensemble qui distinguent les exercices militaires.

– Nous étions tout de même trois fameux lurons! reprit Niquet, – quoique Roger Bontemps nous fît la barbe à tous deux.

Palaproie: Ah! mais oui!

Niquet: Il buvait mieux, il se battait mieux, il plaisait davantage aux femmes, ce coquin de Roger!

Palaproie: Coquin! coquin!.. ça y est!

Roger ôta sa pipe de sa bouche, et il se fit un grand silence.

– Chacun, dit-il, naît avec les avantages variés que la nature lui a communiqués. J'étais d'un tempérament vigoureux et même robuste; j'avais du courage, je possédais une tournure séduisante. C'est de quoi se pousser dans sa carrière, si l'on sait s'en servir, et jouir de plus d'agrément que le commun des martyrs.

Niquet: Il en a eu, de l'agrément, ce Roger Bontemps!

Palaproie: Ah! mais oui!

Niquet: Sans compter les épaulettes.

Palaproie: Ça y est!

Niquet: A la santé de l'ami Roger!

Palaproie: Des deux mains, par exemple!

Roger: Cartouchibus! les vieux, vous êtes de bons enfants!

Palaproie: Ah! mais oui!

Niquet, après avoir bu: C'est froid, la bière.

Palaproie: Il y a bière et bière, quant à ça.

Niquet, frappant sur l'épaule de Roger: En voilà un qui est l'heureux des heureux, quoi!.. S'il trouve la bière trop froide, eh bien, il se fait servir du vin.

Palaproie: Ah! mais oui.

Niquet: Et il serait bien bête de se gêner!

Roger se mit à sourire en caressant à poignée sa grosse moustache.

– On a un gendre ou l'on n'en a pas, dit-il avec fatuité.

– Un gendre, appuya le sergent Niquet, qu'est la fleur des pois de l'ancien régime et qui a des millions de milliasses.

Palaproie dit:

– Ça y est!

– Et bon diable! reprit Roger, pas fier du tout… Moi, quand ça me rit, je lui tape tout uniment sur le ventre.

– Dame, fit Niquet, c'est comme qui dirait un enfant à toi, ce comte-là… Et dire que nous avons vu ce Roger petit tambour de la septième.

Roger: Tu étais déjà caporal, toi, Niquet.

Palaproie: Ah! mais oui.

Roger: Et toi, fourrier, je crois.

Palaproie: Ça y est!

Niquet, joignant les mains: Comme il nous a marché sur le corps, ce galopin-là, tout de même… mais je n'ai pas de rancune… Tu as monté parce que tu étais digne de ton sort… n'y a pas eu de passe-droit…

Palaproie: Ah! mais non!

Niquet: A la santé de Roger Bontemps… quoique ça soit dommage de porter ça avec de la petite bière… Si j'avais un gendre, moi…

Palaproie: Ah! ah!.. et moi donc!

Roger: Qu'est-ce que vous feriez si vous aviez un gendre?

Niquet, caressant: Dame, vieux… un gendre a une cave ou il n'en a pas…

Palaproie: Ça y est!

Roger: La cave de mon gendre, foutrimaquette! Les anciens, il y a de quoi noyer dedans les invalides depuis le premier jusqu'au dernier!

– Oh! oh!.. fit le sergent Niquet d'un air de doute.

Palaproie souffla dans ses joues et sa longue figure s'enfla comme une vessie. On put voir clairement que ce genre de mort ne lui était point du tout antipathique.

Roger se renversa sur sa chaise pour lancer au ciel une orgueilleuse bouffée de tabac.

– J'y suis descendu, reprit-il en scandant chaque syllabe, – histoire d'inspecter tout ça… car ils sont mariés, pas vrai?.. La chose appartient à ma fille aussi bien qu'à mon gendre.

– Parbleu! fit Niquet.

– Ah! mais oui! ajouta Palaproie.

– Ça tombe sous le sens, continua Roger; – j'ai donc jeté un coup de pied jusqu'à la cave avec le sommelier, un jour que j'étais de bonne humeur… On dirait un chais du quai Saint-Bernard, ma parole! Il y a des perspectives de tonneaux, des horizons de planches à bouteilles… un caveau tout entier, rien que pour le rhum!

– Rien que pour le rhum! répéta le sergent.

L'adjudant répéta:

– Rien que pour le rhum!

Et tous deux ajoutèrent ensemble:

– Un caveau tout entier!

– Et pour le cognac aussi, poursuivit Roger, – et pour le kirsch de la forêt Noire… Ça vous a un flair quand on entre là dedans!

Les narines des deux invalides se gonflèrent.

– Le fait est, dit Niquet, – que ça doit sentir fièrement bon!

– Je ne parle pas des liqueurs, poursuivit encore Roger; – si quelqu'un s'amusait à aligner les bouteilles de curaçao et d'anisette qu'il y a, ça irait d'ici jusqu'au perron.

– C'est moi qui voudrais bien jouer à ce jeu-là, avoua Palaproie.

– Quant aux vins, dame, vous entendez. Le père du comte était un gourmet; le comte ne boit pas beaucoup, mais il a la gloriole de sa cave.

– A-t-il du beaune? demanda Niquet.

– Oh! le beaune! fit Palaproie avec mélancolie.

Roger haussa les épaules.

– Pour ces gens-là, dit-il, – le beaune est vin ordinaire, le médoc aussi… C'est une rangée de grands fûts qui n'en finit pas… Ce qu'il faut voir, c'est la chambre des hauts-bordeaux: le beranne-mouton, le cos d'Argelès, le château-laffitte, le château-margaux… tout bonnes années… un beaune!.. Le chambertin et consorts ont aussi leur chapelle tout auprès de la première cave aux vins blancs.

– Eh! eh! dit Niquet, – le petit blanc!

– Sauterne à vingt francs la bouteille, riposta Roger.

L'adjudant et le sergent faillirent tomber à la renverse.

– Mais ce qui est curieux pour les connaisseurs, continua Roger, – ce sont les pierres à fusil, le vin du Rhin; corbleu! le plus beau vin du monde! Le comte a habité Aix et Cologne. Le cellier où sont ses rheinwein et ses moselwein est un palais. Il a de l'eucharinsberger de 1799, dont chaque bouteille vaut vingt thalers.

La langue de Niquet vint caresser ses lèvres. Palaproie but avec tristesse le reste de son verre de bière.

– Il a, reprit Roger, – du drohnerhofberger des crus du prince de Wagram, qui ressemble à de l'or liquide; il a du schwarzhofberger nonpareil, que les dieux de la Fable n'auraient pas pu se procurer… Je ne parle pas de son marckbrunner ni de son rüdesheimer, c'est du nectar… mais son rauenthaler-hinterhaus est au-dessus de tout, – et, quand M. le prince de Metternich vint goûter son schloss-johannisberg, à Cologne, en 1827, Son Altesse avoua qu'elle n'en avait pas de pareil!

– Mais c'est un paradis que c'te cave-là! s'écria Niquet.

– Ça y est! approuva Palaproie.

Roger se prit deux poignées de moustaches.

– On a un gendre, dit-il en souriant avec orgueil, – qui n'est pas absolument piqué des chenilles.

– Et tu nous auras mis comme ça l'eau à la bouche… commença le sergent.

– Le vin, rectifia l'adjudant.

– Pour nous servir un méchant verre de bière! acheva Niquet; – ça n'est pas gentil!

– Ah! mais non! fit Palaproie.

Un léger embarras se peignit sur les traits du brave capitaine.

– C'est que… dit-il, – M. le comte de Mersanz…

– Il te refuserait une demi-douzaine de bouteilles?

– Les convenances, mes braves, les convenances!.. Vous n'êtes pas très-forts là-dessus, je le sais bien, parce que vous n'avez pas fréquenté la grande société… mais…

– On a un gendre ou l'on n'en a pas! s'écria Niquet, – c'est toi qui l'as dit.

– Ah! mais oui! soutint Palaproie.

– Est-ce boire que vous voulez? dit Roger; – on peut faire venir du blanc et du rouge de chez le débitant ici près.

Palaproie et Niquet se regardèrent.

– En voilà une situation! grommela Niquet; – avoir un comte pour gendre… un comte qui possède une cave comme celle de la Société œnophile! et envoyer chercher son vin au cabaret!

– C'est que ça y est! ricana Palaproie.

Roger fronça le sourcil.

– Ne te fâche pas, vieux, reprit Niquet; – tu as peur de ton gendre. Ça se voit, ces choses-là… on ne t'en veut pas.

– Cartouchibus! s'écria Roger piqué au vif, vous allez voir si j'ai peur de quelqu'un.

Il prit le pot de bière vide et frappa à tour de bras sur la table de fer. La table ainsi maltraitée rendit ce son éclatant qui sort parfois des ateliers de taillanderie.

En ce moment, la fenêtre de l'hôtel de Tresnoy qui donnait sur le jardin s'ouvrit; plusieurs dames parurent sur le balcon et de petits éclats de rire s'élevèrent. En même temps, une cavalcade passa devant la grille, quatre ou cinq parfaits gentlemen, bien à cheval et merveilleusement montés.

L'un d'eux s'arrêta.

– Voici Achille qui déjeune en plein air, dit-il avec étonnement.

Il salua de la main.

– Prends ton lorgnon, vicomte! lui cria un de ceux qui étaient en avant.

Le vicomte, suivant ce conseil, mit son lorgnon à l'œil.

– Charmant, charmant! s'écria-t-il en riant de tout son cœur, – j'aurais dû m'en douter, c'est le fameux beau-père!

Il rejoignit ses compagnons, qui riaient aussi.

– Ah çà! dit-il, – ce pauvre Achille est affligé là d'un bien terrible inconvénient!.. Où diable a-t-il pêché un pareil entourage?

– Achille est un original, répondit M. Frémieux, gentleman bourgeois, ennobli par le commerce des bêtes.

– Et la comtesse Béatrice est ravissante! ajouta le baron Montmorin, qui se baissa jusqu'à la crinière de son cheval pour saluer le groupe de femmes que nous venons de voir au balcon de l'hôtel du Tresnoy.

Les autres cavaliers firent de même.

Le vicomte de Grévy, celui qui avait pris le vieux Roger pour Achille, demanda:

– Qui donc saluons-nous là-bas?.. Les dames du Tresnoy ne sont pas seules.

– Ma parole d'honneur! s'écria Frémieux, – la myopie de Grévy devient intéressante! Il ne reconnaît plus sa femme!

– Dangereux! fit observer Montmorin; – Grévy nous donnera quelque jour un sujet de comédie: il fera la cour à sa femme sans le savoir.

Le vicomte salua de nouveau ces dames et riposta:

– Frémieux me chercherait querelle!

– Outre la vicomtesse, reprit Montmorin, – nous avons là-haut une revenante et un astre nouveau… Madame la marquise de Sainte-Croix, qui rentre dans le monde pour présenter sa fille.

– On la dit adorable! s'écria Grévy.

– Un miracle de beauté, tout simplement, répliqua Frémieux.

– Est-elle plus belle que la comtesse Béatrice?

– Elle est plus neuve… C'est une figure qui promet un esprit de démon!

– D'où sort cette comète?

– D'un horizon un peu bourgeois, la pension Géran.

– Peste! dit Montmorin, – bonne provenance! C'est de là que sort aussi la petite Césarine de Mersanz, un astre blond, rieur… ou plutôt un bouton de rose; car la métaphore céleste est naturellement fatigante…

– Un bouton de rose, interrompit Frémieux, – dont la tige a huit cent mille livres de rente!

– Chère fleur! conclut le vicomte de Grévy en soupirant.

– Ne parle-t-on de rien pour ces demoiselles? reprit-il.

Ils arrivaient au boulevard des Invalides. Montmorin mit son cheval au pas; les autres firent comme lui.

– Serez-vous discrets? demanda-t-il.

– Parbleu! lui fut-il répondu à l'unanimité.

Il sembla hésiter.

– Allons! fit la cavalcade, – fallait-il te promettre d'être indiscrets?

– C'est que, dit Montmorin, – la chose est grave.

– Voyons! voyons!

– Eh bien, il y a des bruits étonnant, voilà!

– Quels bruits?

– Vous savez qu'Achille s'est marié en Belgique.

– A Namur, dit Frémieux, – qui était alors au roi de Hollande.

Montmorin arrêta tout à fait son cheval et prononça tout bas:

– En Belgique, ils ont le divorce.

– Chansons! s'écria Grévy.

– Chansons! répéta Frémieux, – en ce sens que les nouvelles de Montmorin sont de l'eau sucrée à côté des miennes… Pour épouser la belle Maxence, Achille n'aurait pas même besoin de la loi belge ni du divorce…

– Comment? comment?

– Expliquez-vous!

– Oh! devinez! dit Frémieux, qui poussa son alezan et prit un temps de galop. – La comtesse Béatrice reçoit ce soir; allez-y: vous verrez!..

Sur le balcon de l'hôtel du Tresnoy, on causait aussi. Madame la vicomtesse de Grévy, charmante blonde un peu passée, aussi clairvoyante que son mari était myope, jalouse de la comtesse Béatrice parce que celle-ci est plus jeune qu'elle et plus belle, tournait de bien bon cœur en ridicule la position du comte Achille. Les dames du Tresnoy, la mère et deux demoiselles, faisaient chorus tant qu'elles pouvaient. Maxence écoutait, silencieuse et froide; madame la marquise de Sainte-Croix n'ouvrait la bouche que pour placer quelque douce et bonne parole.

C'était là qu'on pouvait bien voir si le faubourg Saint-Germain avait raison de regarder la marquise de Sainte-Croix comme la meilleure personnification de la charité chrétienne embellie et parée de tout l'esprit du monde.

Madame du Tresnoy, veuve de l'illustre jurisconsulte, pair de France, qui présida dans les dernières années de la Restauration à la police parisienne, était fort lancée dans les bonnes œuvres. Son mari ne lui avait laissé qu'une fortune modeste: c'était un vrai gentilhomme de robe, austère en ses mœurs, probe jusqu'au scrupule et généreux de son labeur. Ceux-là n'atteignent que bien rarement les jours de la vieillesse; ils ne font jamais fortune. Madame la marquise de Sainte-Croix, en se retirant du monde, avait gardé avec la baronne du Tresnoy des relations de bienfaisance. Aujourd'hui qu'elle désirait produire sa fille, madame du Tresnoy était sa première visite.

Les deux demoiselles du Tresnoy étaient laides, grandes et très-élégantes. Au bal, elles ne dansaient pas toujours autant qu'elles l'eussent voulu. Cela les rendait un peu libres avec les hommes qu'elles voulaient attirer et très-peu charitables vis-à-vis des femmes. Elles accablaient, ce matin, Maxence de compliments et de gentillesses. Elles la détestaient déjà. On la regardait très-spécialement parmi leurs connaissances comme de la graine de vieilles filles. L'aînée avait vingt ans, la cadette dix-huit. Elles s'appelaient Juliette et Dorothée.

– Est-ce qu'il y a longtemps qu'il se passe ainsi de joyeuses choses à l'hôtel de Mersanz? demandait madame la vicomtesse de Grévy.

– Au moins trois semaines, répondit Dorothée; – nous ne nous serions jamais doutés que ce brave homme fût le père de madame la vicomtesse.

– Oh!.. fit madame de Grévy; – j'ai toujours pensé… il y a en elle quelque chose…

– C'est une des plus charmantes femmes que j'aie eu occasion d'admirer en ma vie, dit très-simplement la marquise de Sainte-Croix.

Madame de Grévy sourit avec malice en mordillant le coin de son mouchoir brodé.

Vous ne l'eussiez pas reconnue, cette marquise de Sainte-Croix. Si quelqu'un vous eût dit, quelqu'un de sérieux et de croyable: «J'ai vu cette femme dans un bouge du boulevard extérieur, attablée devant une bouteille d'eau-de-vie,» vous auriez répondu: «Vous mentez, ou vous êtes fou.» Elle était belle, mais sans aucune arrière-nuance de prétentions à plaire; elle était belle de la sereine et grave beauté des mères. Sa beauté se complétait et s'éclairait en quelque sorte par celle de Maxence.

Les deux demoiselles du Tresnoy s'étaient déjà dit en regardant celle-ci:

– En voici une qui n'a pas l'air embarrassé!

Par le fait, l'air pensif et un peu triste de cette belle Maxence ne se mêlait à aucune apparence de timidité. – Elle semblait indifférente à ce qui l'entourait, et ces petits émois qui prennent les fillettes à leur entrée dans le monde ne se montraient point en elle.

– Figurez-vous, reprit Juliette du Tresnoy en s'adressant à Maxence, – que ce bonhomme fait notre joie! On l'entend d'ici raconter ses batailles!

– Il connaît tous les invalides, ajouta Dorothée, la jeune sœur.

– Tous ces vieux, dit madame de Grévy, vont finir par se croire un peu les beaux-pères du comte.

Les deux demoiselles du Tresnoy éclatèrent de rire et la vicomtesse acheva:

– De sorte que M. Mersanz fera pendant à la fille du régiment: ce sera le gendre de l'hôtel royal des Invalides.

– Que vous êtes méchante, chère belle! fit madame du Tresnoy quand la gaieté fut calmée; vous scandalisez madame la marquise.

– Je ne suis plus du monde, madame, répliqua Flavie en souriant doucement; – madame la vicomtesse a la bonne humeur du bonheur et de la jeunesse… A mon âge, on ne voit plus les choses de la même façon: la conduite de M. le comte de Mersanz envers l'homme que vous appelez son beau père me plaît et m'attire… Ne peut-on passer quelques légers ridicules à ces pauvres vieux soldats qui ont été notre gloire?.. A juger le fait d'un esprit plus sérieux, depuis quand y a-t-il déshonneur pour un gentilhomme français à épouser la fille d'un soldat?

– Déshonneur, non… dit la vicomtesse; – je n'emploie guère ces gros mots, madame.

– Ridicule, aurais-je dû dire… Chez nous, le ridicule tue mieux encore que le déshonneur… Si donc M. le comte Achille de Mersanz a pris pour femme la fille de ce pauvre capitaine Roger, je ne vois que le côté honorable et même touchant de sa conduite…

– Notez, dit tout bas la vicomtesse à madame du Tresnoy, – que madame la marquise va beaucoup plus loin que moi, sans avoir l'air d'y toucher… Avez-vous remarqué comme elle parle? «L'homme que vous appelez son beau père… Si M. le comte a pris pour femme…» Le doute est honnêtement exprimé… et je trouve, moi, que la charité chrétienne est une bien admirable vertu!

Dorothée et Juliette avaient des oreilles de mohicans. On avait beau baisser la voix, elles entendaient toujours. Elles se pincèrent les lèvres en échangeant un regard moqueur.

Maxence avait les yeux fixés sur les fenêtres de l'hôtel de Mersanz, qu'on voyait au travers des arbres. Elle rêvait.

– Vous êtes l'intime amie de mademoiselle Césarine? lui demanda Juliette.

– Je l'aime de tout mon cœur, répondit Maxence.

– Quelle ravissante enfant! s'écria Dorothée.

– J'espère, madame la marquise, reprit la baronne, – que nous aurons le plaisir de vous voir à la réunion de ce soir?

– Non, madame, répondit Flavie.

– M'est-il permis de vous demander pourquoi?