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Read the book: «La Terre», page 33

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Buteau continuait de serrer Lise entre ses bras. Maintenant, tous deux brûlaient, comme si un désir leur eût allumé le sang des veines. Il la lâcha tout d'un coup, sauta à son tour pieds nus sur le carreau.

– Je vas voir aussi.

La chandelle au poing, il disparut, tandis qu'elle, retenant sa respiration, écoutait, les yeux grands ouverts dans le noir. Mais les minutes s'écoulaient, aucun bruit ne lui arrivait de la pièce voisine. A la fin, elle l'entendit revenir sans lumière, avec le frôlement mou de ses pieds, si oppressé, qu'il ne pouvait contenir le ronflement de son haleine. Et il s'avança, jusqu'au lit, il tâta pour l'y retrouver, lui souffla dans l'oreille:

– Viens donc, j'ose pas tout seul.

Lise suivit Buteau, les bras tendus, de crainte de se cogner. Ils ne sentaient plus le froid, leur chemise les gênait. La chandelle était par terre, dans un coin de la chambre du vieux. Mais elle éclairait assez pour qu'on le distinguât, allongé sur le dos, la tête glissée de l'oreiller. Il était si raidi, si décharné par l'âge, qu'on l'aurait cru mort, sans le râle pénible qui sortait de sa bouche largement ouverte. Les dents manquaient, il y avait là un trou noir, où les lèvres semblaient rentrer, un trou sur lequel tous les deux se penchèrent, comme pour voir ce qu'il restait de vie au fond. Longuement, ils regardaient, côte à côte, se touchant de la hanche. Mais leurs bras mollissaient, c'était très facile et si lourd pourtant, de prendre n'importe quoi, de boucher le trou. Ils s'en allèrent, ils revinrent. Leur langue sèche n'aurait pu prononcer un mot, leurs yeux seuls se parlaient. D'un regard, elle lui avait montré l'oreiller: allons donc! qu'attendait-il? Et lui battait des paupières, la poussait à sa place. Brusquement, Lise exaspérée empoigna l'oreiller, le tapa sur la face du père.

– Bougre de lâche! faut donc que ce soit toujours les femmes!

Alors Buteau se rua, pesa de tout le poids de son corps, pendant qu'elle, montée sur le lit, s'asseyait, enfonçait sa croupe nue de jument hydropique. Ce fut un enragement, l'un et l'autre foulaient, des poings, des épaules, des cuisses. Le père avait eu une secousse violente, ses jambes s'étaient détendues avec des bruits de ressorts cassés. On aurait dit qu'il sautait, pareil à un poisson jeté sur l'herbe. Mais ce ne fut pas long. Ils le maintenaient trop rudement, ils le sentirent sous eux qui s'aplatissait, qui se vidait de l'existence. Un long frisson, un dernier tressaillement, puis rien du tout, quelque chose d'aussi mou qu'une chiffe.

– Je crois bien que ça y est, gronda Buteau essoufflé.

Lise, toujours assise, en tas, ne dansait plus, se recueillait, pour voir si aucun frémissement de vie ne lui répondait dans la peau.

– Ça y est, rien ne grouille.

Elle se laissa glisser, la chemise roulée aux hanches, et enleva l'oreiller. Mais ils eurent un grognement de terreur.

– Nom de Dieu! il est tout noir, nous sommes foutus!

En effet, pas possible de raconter qu'il s'était mis lui-même en un pareil état. Dans leur rage à le pilonner, ils lui avaient fait rentrer le nez au fond de la bouche; et il était violet, un vrai nègre. Un instant, ils sentirent le sol vaciller sous eux: ils entendaient le galop des gendarmes, les chaînes de la prison, le couteau de la guillotine. Cette besogne mal faite les emplissait d'un regret épouvanté. Comment le raccommoder, à cette heure? On aurait beau le débarbouiller au savon, jamais il ne redeviendrait blanc. Et ce fut l'angoisse de le voir couleur de suie qui leur inspira une idée.

– Si on le brûlait, murmura Lise.

Buteau, soulagé, respira fortement.

– C'est ça, nous dirons qu'il s'est allumé lui-même.

Puis, la pensée des titres lui étant venue, il tapa des mains, tout son visage s'éclaira d'un rire triomphant.

– Ah! nom de Dieu! ça va, on leur fera croire qu'il a flambé les papiers avec lui… Pas de compte à rendre!

Tout de suite, il courut chercher la chandelle. Mais elle, qui avait peur de mettre le feu, ne voulut pas d'abord qu'il l'approchât du lit. Des liens de paille se trouvaient dans un coin, derrière les betteraves; et elle en prit un, elle l'enflamma, commença par griller les cheveux et la barbe du père, très longue, toute blanche. Ça sentait la graisse répandue, ça crépitait, avec de petites flammes jaunes. Soudain, ils se rejetèrent en arrière, béants, comme si une main froide les avait tirés par les cheveux. Dans l'abominable souffrance des brûlures, le père, mal étouffé, venait d'ouvrir les yeux, et ce masque atroce, noir, au grand nez cassé, à la barbe incendiée, les regardait. Il eut une affreuse expression de douleur et de haine. Puis, toute la face se disloqua, il mourut.

Affolé déjà, Buteau poussa un rugissement de fureur, lorsqu'il entendit éclater des sanglots à la porte. C'étaient les deux petits, Laure et Jules, en chemise, réveillés par le bruit, attirés par cette grosse clarté, dans cette chambre ouverte. Ils avaient vu, ils hurlaient d'effroi.

– Nom de Dieu de vermines! cria Buteau en se précipitant sur eux, si vous bavardez, je vous étrangle… V'là pour vous souvenir!

D'une paire de gifles, il les avait jetés par terre. Ils se ramassèrent, sans une larme, ils coururent se pelotonner sur leur matelas, où ils ne bougèrent plus.

Et lui voulut en finir, alluma la paillasse, malgré sa femme. Heureusement, la pièce était si humide, que la paille brûlait lentement. Une grosse fumée se dégageait, ils ouvrirent la lucarne, à demi asphyxiés. Puis, des flammes s'élancèrent, grandirent jusqu'au plafond. Le père craquait là-dedans, et l'insupportable odeur augmentait, l'odeur des chairs cuites. Toute la vieille demeure aurait flambé comme une meule, si la paille ne s'était pas remise à fumer sous le bouillonnement du corps. Il n'y eut plus, sur les traverses du lit de fer, que ce cadavre à demi calciné, défiguré, méconnaissable. Un coin de la paillasse était resté intact, un bout du drap pendait encore.

– Filons, dit Lise, qui, malgré la grosse chaleur, grelottait de nouveau.

– Attends, répondit Buteau, faut arranger les choses.

Il posa au chevet une chaise, d'où il renversa la chandelle du vieux, pour faire croire qu'elle était tombée sur la paillasse. Même il eut la malignité d'enflammer du papier par terre. On trouverait les cendres, il raconterait que, la veille, le vieux avait découvert et gardé ses titres.

– C'est fait, au lit!

Buteau et Lise coururent, se bousculèrent l'un derrière l'autre, se replongèrent dans leur lit. Mais les draps s'étaient glacés, ils se reprirent d'une étreinte violente, pour avoir chaud. Le jour se leva, qu'ils ne dormaient pas encore. Ils ne disaient rien, ils avaient des tressaillements, après lesquels ils entendaient leur coeur battre, à grands coups. C'était la porte de la chambre voisine, restée ouverte, qui les gênait; et l'idée de la fermer les inquiétait davantage. Enfin, ils s'assoupirent, sans se lâcher.

Le matin, aux appels désespérés des Buteau, le voisinage accourut. La Frimat et les autres femmes constatèrent la chandelle renversée, la paillasse à moitié détruite, les papiers réduits en cendres. Toutes criaient que ça devait arriver un jour, qu'elles l'avaient prédit cent fois, à cause de ce vieux tombé en enfance. Et une chance encore que la maison n'eût pas brûlé avec lui!

VI

Deux jours après, le matin même où le père Fouan devait être enterré, Jean, las d'une nuit d'insomnie, s'éveilla très tard, dans la petite chambre qu'il occupait chez Lengaigne. Il n'était pas allé encore à Châteaudun, pour le procès, dont l'idée seule l'empêchait de quitter Rognes; chaque soir, il remettait l'affaire au lendemain, hésitant davantage, à mesure que sa colère se calmait; et c'était un dernier combat qui l'avait tenu éveillé, fiévreux, ne sachant quelle décision prendre.

Ces Buteau! des brutes meurtrières, des assassins, dont un honnête homme aurait dû faire couper la tête! A la première nouvelle de la mort du vieux, il avait bien compris le mauvais coup. Les gredins, parbleu venaient de le griller vif, pour l'empêcher de causer. Françoise, Fouan: de tuer l'une, ça les avait forcés de tuer l'autre. A qui le tour, maintenant? Et il songeait que c'était son tour: on le savait dans le secret, on lui enverrait sûrement du plomb, au coin d'un bois, s'il s'obstinait à habiter le pays. Alors, pourquoi ne pas les dénoncer tout de suite? Il s'y décidait, il irait conter l'histoire aux gendarmes, dès son lever. Puis, l'hésitation le reprenait, une méfiance de cette grosse affaire où il serait témoin, une crainte d'en souffrir autant que les coupables. A quoi bon se créer des soucis encore? Sans doute, ce n'était guère brave, mais il se donnait une excuse, il se répétait qu'en ne parlant pas, il obéissait à la volonté dernière de Françoise. Vingt fois dans la nuit, il voulut, il ne voulut plus, malade de ce devoir devant lequel il reculait.

Lorsque, vers neuf heures, Jean eut sauté du lit, il se trempa la tête dans une cuvette d'eau froide. Brusquement, il prit une résolution: il ne conterait rien, il ne ferait pas même de procès pour ravoir la moitié des meubles. Le jeu n'en vaudrait décidément pas la chandelle. Une fierté le remettait d'aplomb, content de ne point en être, de ces coquins, d'être l'étranger. Ils pouvaient bien se dévorer entre eux: un fameux débarras, s'ils s'avalaient tous! La souffrance, le dégoût des dix années passées à Rognes, lui remontaient de la poitrine en un flot de colère. Dire qu'il était si joyeux, le jour où il avait quitté le service, après la guerre d'Italie, à l'idée de n'être plus un traîneur de sabre, un tueur de monde! Et, depuis cette époque, il vivait dans de sales histoires, au milieu de sauvages. Dès son mariage, il en avait eu gros sur le coeur; mais les voilà qui volaient, qui assassinaient, maintenant! De vrais loups, lâchés au travers de la plaine, si grande, si calme! Non, non! c'était assez, ces bêtes dévorantes lui gâtaient la campagne! Pourquoi en faire traquer un couple, la femelle et le mâle, lorsqu'on aurait dû détruire la bande entière? Il préférait partir.

A ce moment, un journal que Jean avait monté la veille du cabaret, lui retomba sous les yeux. Il s'était intéressé à un article sur la guerre prochaine, ces bruits de guerre qui circulaient et épouvantaient depuis quelques jours; et ce qu'il ignorait encore au fond de lui, ce que la nouvelle y avait éveillé d'inconscient, toute une flamme mal éteinte, renaissante, se ralluma d'un coup. Sa dernière hésitation à partir, la pensée qu'il ne savait où aller, en fut emportée, balayée comme par un grand souffle de vent. Eh donc! il irait se battre, il se réengagerait. Il avait payé sa dette; mais, quoi? lorsqu'on n'a plus de métier, lorsque la vie vous embête et qu'on rage d'être taquiné par les ennemis, le mieux est encore de cogner sur eux. Tout un allégement, toute une joie sombre, le soulevait. Il s'habilla, en sifflant fortement la sonnerie des clairons qui le menait à la bataille, en Italie. Les gens étaient trop canailles, ça le soulageait, l'espoir de démolir des Prussiens; et, puisqu'il n'avait pas trouvé la paix dans ce coin, où les familles se buvaient le sang, autant valait-il qu'il retournât au massacre. Plus il en tuerait, plus la terre serait rouge, et plus il se sentirait vengé, dans cette sacrée vie de douleur et de misère que les hommes lui avaient faite!

Lorsque Jean fut descendu, il mangea deux oeufs et un morceau de lard, que Flore lui servit. Ensuite, appelant Lengaigne, il régla son compte.

– Vous partez, Caporal?

– Oui.

– Vous partez, mais vous reviendrez?

– Non.

Le cabaretier, étonné, le regardait, tout en réservant ses réflexions.

Alors, ce grand nigaud renonçait à son droit?

– Et qu'est-ce que vous allez faire, à cette heure? Peut-être bien que vous redevenez menuisier?

– Non, soldat.

Lengaigne, du coup, les yeux ronds de stupéfaction, ne put retenir un rire de mépris. Ah! l'imbécile!

Jean avait déjà pris la route de Cloyes, lorsqu'un dernier attendrissement l'arrêta et lui fit remonter la côte. Il ne voulait pas quitter Rognes sans dire adieu à la tombe de Françoise. Puis, c'était autre chose aussi, le désir de revoir une fois encore se dérouler la plaine immense, la triste Beauce, qu'il avait fini par aimer, dans ses longues heures solitaires de travail.

Derrière l'église, le cimetière s'ouvrait, enclos d'un petit mur à moitié détruit, si bas, que, du milieu des tombes, le regard allait librement d'un bout à l'autre de l'horizon. Un pâle soleil de mars blanchissait le ciel, voilé de vapeurs, d'une finesse de soie blanche, à peine avivée d'une pointe de bleu; et, sous cette lumière douce, la Beauce, engourdie des froids de l'hiver, semblait s'attarder au sommeil, comme ces dormeuses qui ne dorment plus tout à fait, mais qui évitent de remuer, pour jouir de leur paresse. Les lointains se noyaient, la plaine en semblait élargie, étalant les carrés déjà verts des blés, des avoines et des seigles d'automne; tandis que, dans les labours restés nus, on avait commencé les semailles de printemps. Partout, au milieu des mottes grasses, des hommes marchaient, avec le geste, l'envolée continue de la semence. On la voyait nettement, dorée, ainsi qu'une poussière vivante, s'échapper du poing des semeurs les plus proches. Puis, les semeurs se rapetissaient, se perdaient à l'infini, et elle les enveloppait d'une onde, elle ne semblait être, tout au loin, que la vibration même de la lumière. A des lieues, aux quatre points de l'étendue sans borne, la vie de l'été futur pleuvait dans le soleil.

Devant la tombe de Françoise, Jean se tint debout. Elle était au milieu d'une rangée, et la fosse du père Fouan, ouverte, attendait à côté d'elle. Des herbes folles envahissaient le cimetière, jamais le conseil municipal ne s'était résigné à voter cinquante francs au garde champêtre, pour qu'il nettoyât. Des croix, des entourages, avaient pourri sur place; quelques pierres rouillées résistaient; mais le charme de ce coin solitaire était son abandon même, sa tranquillité profonde, que troublaient seuls les croassements des corbeaux très anciens, tournoyant à la pointe du clocher. On y dormait au bout du monde, dans l'humilité et l'oubli de tout. Et Jean, pénétré de cette paix de la mort, s'intéressait à la grande Beauce, aux semailles qui l'emplissaient d'un frisson de vie, lorsque la cloche se mit à sonner lentement, trois coups, puis deux autres, puis une volée. C'était le corps de Fouan qu'on levait et qui allait venir.

Le fossoyeur, un bancal, arriva en traînant la jambe, pour donner un regard à la fosse.

– Elle est trop petite, fit remarquer Jean, qui restait ému, désireux de voir.

– Ah! ouiche, répondit le boiteux, ça l'a réduit, de se rôtir.

Les Buteau, l'avant-veille, avaient tremblé jusqu'à la visite du docteur Finet. Mais l'unique préoccupation du docteur était de signer vivement le permis d'inhumer, pour s'éviter des courses. Il vint, regarda, s'emporta contre la bêtise des familles qui laissent de la chandelle aux vieux dont la tête déménage; et, s'il conçut un soupçon, il eut la prudence de ne pas l'exprimer. Mon Dieu! ce père obstiné à vivre, quand on l'aurait grillé un peu! Il en avait tant vu, que ça ne comptait guère. Dans son insouciance, faite de rancune et de mépris, il se contentait de hausser les épaules: sale race, que ces paysans!

Soulagés, les Buteau n'eurent plus qu'à soutenir le choc de la famille, prévu, attendu de pied ferme. Dès que la Grande se montra, ils éclatèrent en larmes, pour avoir une contenance. Elle les examinait, surprise, jugeant ça peu malin, de trop pleurer; d'ailleurs, elle n'accourait que dans l'idée de se distraire, car elle n'avait rien à réclamer sur l'héritage. Le danger commença, lorsque Fanny et Delhomme parurent. Justement, celui-ci venait d'être nommé maire, à la place de Macqueron, ce qui gonflait sa femme d'un tel orgueil, qu'elle en claquait dans sa peau. Elle avait tenu son serment, son père était mort sans qu'elle se fût réconciliée; et la blessure de sa susceptibilité saignait toujours, au point qu'elle demeura l'oeil sec, devant le cadavre. Mais il y eut un bruit de sanglots, Jésus-Christ arrivait, très soûl. Il trempa le corps de ses larmes, il beugla que c'était un coup dont il ne se relèverait point.

Pourtant, dans la cuisine. Lise avait préparé des verres et du vin; et l'on causa. Tout de suite, on mit en dehors les cent cinquante francs de rente provenant de la maison; car il était convenu qu'ils resteraient à celui des enfants qui aurait eu soin du père, dans ses derniers jours. Seulement, il y avait le magot. Alors, Buteau conta son histoire, comment le vieux avait repris les titres sous le marbre de la commode, et comment ça devait être, en les regardant, pour le plaisir, la nuit, qu'il s'était allumé le poil du corps; même qu'on avait retrouvé la cendre des papiers: du monde en ferait témoignage, la Frimat, la Bécu, d'autres. Pendant ce récit, tous le regardaient, sans qu'il se troublât, se tapant sur la poitrine, attestant la lumière du jour. Évidemment, la famille savait, et lui s'en fichait, pourvu qu'on ne le taquinât point et qu'il gardât l'argent. D'ailleurs, avec sa franchise de femme orgueilleuse, Fanny se soulagea, les traita d'assassins et de voleurs: oui! ils avaient flambé le père, ils l'avaient volé, ça sautait aux yeux! Violemment, les Buteau répondirent par des injures, par des accusations abominables. Ah! on voulait leur faire arriver du mal! et la soupe empoisonnée dont le vieux avait failli crever chez sa fille? Ils en diraient long sur les autres, si l'on en disait sur eux. Jésus-Christ s'était remis à pleurer, à hurler de tristesse, en apprenant que de semblables forfaits étaient possibles. Nom de Dieu! son pauvre père! est-ce que, vraiment, il y avait des fils assez canailles pour rôtir leur père! La Grande lâchait des mots, qui attisaient la querelle, quand ils étaient à bout de souffle. Alors, Delhomme, inquiet de cette scène, alla fermer les portes et les fenêtres. Il avait désormais sa situation officielle à défendre, il était toujours du reste pour les solutions raisonnables. Aussi finit-il par déclarer que de pareilles affaires n'étaient pas à dire. On serait bien avancé, si les voisins entendaient. On irait en justice, et les bons y perdraient peut-être plus que les mauvais. Tous se turent: il avait raison, ça ne valait rien de laver son linge sale devant les juges. Buteau les terrifiait, le brigand était bien capable de les ruiner. Et il y avait encore, au fond du crime accepté, du silence volontaire fait sur le meurtre et sur le vol, cette complicité des paysans avec les révoltés des campagnes, les braconniers, les tueurs de gardes-chasse, dont ils ont peur et qu'ils ne livrent pas.

La Grande demeura pour boire le café de la veillée, les autres partirent, impolis, comme on sort de chez des gens qu'on méprise. Mais les Buteau en riaient, du moment qu'ils tenaient l'argent, avec la certitude à cette heure de n'être plus tourmentés. Lise retrouva sa parole haute, et Buteau voulut faire les choses bien, commanda le cercueil, se rendit au cimetière s'assurer de la place où l'on creusait la fosse. Il faut dire qu'à Rognes les paysans qui se sont exécrés pendant leur vie, n'aiment pas à dormir côte à côte, quand ils sont morts. On suit les rangées, c'est au petit bonheur de la chance. Aussi, lorsque le hasard fait que deux ennemis meurent coup sur coup, cela cause-t-il de gros embarras à l'autorité, car la famille du second parle de le garder, plutôt que de le laisser mettre près de l'autre. Justement, du temps que Macqueron était maire, il avait abusé de sa situation pour s'acheter un terrain, en dehors du rang; le malheur était que ce terrain touchait celui où se trouvait le père de Lengaigne, où Lengaigne lui-même avait sa place gardée; et, depuis cette époque, ce dernier ne décolérait pas, sa longue lutte avec son rival s'en enrageait encore, la pensée que sa carcasse pourrirait à côté de la carcasse de ce bougre, lui gâtait le reste de son existence. Ce fut donc dans le même sentiment que Buteau s'emporta, dès qu'il eut inspecté le terrain échu à son père. Celui-ci aurait à sa gauche Françoise, ce qui allait bien; seulement, la malechance voulait qu'à la rangée supérieure, juste en face, se rencontrât la tombe de la défunte du père Saucisse, près de laquelle son homme s'était réservé un coin; de sorte que ce filou de père Saucisse, quand il serait enfin crevé, aurait les pieds sur le crâne du père Fouan. Est-ce que cette idée-là pouvait se supporter une minute? Deux vieux qui se détestaient, depuis la sale histoire de la rente viagère, et le coquin des deux, celui qui avait fichu l'autre dedans, lui danserait sur la tête pendant l'éternité! Mais, nom de Dieu! si la famille avait eu le mauvais coeur de tolérer cela, les os du père Fouan se seraient retournés entre leurs quatre planches, contre ceux du père Saucisse! Tout bouillant de révolte, Buteau descendit tempêter à la mairie, tomba sur Delhomme, pour le forcer, maintenant qu'il était le maître, à désigner un autre terrain. Puis, comme son beau-frère refusait de sortir de l'usage, en alléguant le déplorable exemple de Macqueron et de Lengaigne, il le traita de capon, de vendu, il gueula du milieu de la route que lui seul était un bon fils, puisque les autres de la famille se foutaient de savoir si le père serait à l'aise ou non dans la terre. Il ameutait le village, il rentra, indigné.

Delhomme venait de se heurter à un embarras plus grave. L'abbé Madeline était parti l'avant-veille, et Rognes, de nouveau, se trouvait sans prêtre. L'essai d'en nourrir un à demeure, ce luxe coûteux d'une paroisse, avait en somme si mal réussi, que le conseil municipal s'était prononcé pour la suppression du crédit et le retour à l'ancien état, l'église simplement desservie par le curé de Bazoches-le-Doyen. Mais l'abbé Godard, bien que monseigneur l'eût raisonné, jurait de ne jamais y rapporter le bon Dieu, exaspéré du départ de son collègue, accusant les habitants de l'avoir à moitié assassiné, ce pauvre homme, dans le but unique de le forcer, lui, à revenir. Déjà, il criait partout que Bécu pourrait sonner la messe jusqu'aux vêpres, le dimanche suivant, lorsque la mort brusque de Fouan avait compliqué la situation, passée du coup à l'état aigu. Un enterrement, ce n'est point comme une messe, ça ne se garde pas pour plus tard. Heureux au fond de la circonstance, malicieux dans son bon sens, Delhomme prit le parti de se rendre en personne à Bazoches, près du curé. Dès que ce dernier l'aperçut, ses tempes se gonflèrent, son visage noircit, il le repoussa du geste, sans lui laisser ouvrir la bouche. Non! non! non! Plutôt y perdre sa cure! Et, quand il apprit que c'était pour un convoi, il en bégaya de fureur. Ah! ces païens faisaient exprès de mourir, ah! ils croyaient de la sorte l'obliger à céder: eh bien! ils s'enfouiraient tout seuls, ce ne serait fichtre pas lui qui les aiderait à monter au ciel! Paisiblement, Delhomme attendait que ce premier flot fût passé; puis il exprima des idées, on ne refusait l'eau bénite qu'aux chiens, un mort ne pouvait rester sur les bras de sa famille; enfin, il fit valoir des raisons personnelles, le mort était son beau-père, le beau-père du maire de Rognes. Voyons, ce serait pour le lendemain dix heures. Non! non! non! L'abbé Godard se débattait, s'étranglait, et le paysan, tout en espérant que la nuit lui porterait conseil, dut le quitter sans l'avoir fléchi.

– Je vous dis que non! lui jeta une dernière fois le prêtre, de sa porte.

Ne faites pas sonner… Non! mille fois non!

Le lendemain, Bécu reçut du maire l'ordre de sonner à dix heures. On verrait bien. Chez les Buteau, tout se trouvait prêt, la mise en bière avait eu lieu la veille, sous l'oeil exercé de la Grande. La chambre était lavée déjà, rien ne demeurait de l'incendie, que le père entre ses quatre planches. Et la cloche sonnait, lorsque la famille, réunie devant la maison, pour la levée du corps, vit arriver l'abbé Godard par la rue à Macqueron, essoufflé d'avoir couru, si rouge et si furieux, qu'il balançait son tricorne d'une main violente, tête nue, de peur d'une attaque. Il ne regarda personne, s'engouffra dans l'église, reparut tout de suite, en surplis, précédé de deux enfants de choeur, dont l'un tenait la croix et l'autre le bénitier. Au galop, il lâcha sur le corps un balbutiement rapide; et, sans s'inquiéter si les porteurs l'accompagnaient avec le cercueil, il revint vers l'église, où il commença la messe, en coup de vent. Clou et son trombone, ainsi que les deux chantres, s'effaraient à le suivre. Assise au premier rang était la famille, Buteau et Lise, Fanny et Delhomme, Jésus-Christ, la Grande. M. Charles, qui honorait le convoi de sa présence, avait apporté les excuses de madame Charles, partie à Chartres depuis deux jours, avec Élodie et Nénesse. Quant à la Trouille, au moment de venir, s'étant aperçu que trois de ses oies manquaient, elle avait filé à leur recherche. Derrière Lise, les petits, Laure et Jules, ne bougeaient pas, très sages, les bras croisés, les yeux noirs et tout grands. Et, sur les autres bancs, beaucoup de connaissances se pressaient, des femmes surtout, la Frimat, la Bécu, Coelina, Flore, enfin une assistance dont il y avait vraiment lieu d'être fier. Avant la préface, quand le curé se tourna vers les fidèles, il ouvrit les bras terriblement, comme pour les gifler. Bécu, très soûl, sonnait toujours.

En somme, ce fut une messe convenable, quoique menée trop vite. On ne se fâchait pas, on souriait de la colère de l'abbé, qu'on excusait; car il était naturel qu'il fût malheureux de sa défaite, de même que tous s'égayaient de la victoire de Rognes. Une satisfaction goguenarde épanouissait les visages, d'avoir eu le dernier mot avec le bon Dieu. On l'avait bien forcé à le rapporter, son bon Dieu, dont on se fichait au fond. La messe finie, l'aspersoir passa de main en main, puis le cortège se reforma: la croix, les chantres, Clou et son trombone, le curé suffoquant de sa hâte, le corps porté par quatre paysans, la famille, puis la queue du monde. Bécu s'était remis à sonner si fort, que les corbeaux du clocher s'envolèrent, avec des croassements de détresse. Tout de suite, on entra dans le cimetière, il n'y avait que le coin de l'église à tourner. Les chants et la musique éclatèrent plus sonores, au milieu du grand silence, sous le soleil voilé de vapeurs, qui chauffait la paix frissonnante des herbes folles. Et, ainsi baigné de plein air, le cercueil apparut brusquement d'une telle petitesse que tous en furent frappés. Jean, demeuré là, en éprouva un saisissement. Ah! le pauvre vieux si décharné par l'âge, si réduit par la misère de la vie, à l'aise dans cette boîte à joujoux, une toute petite boîte de rien! Il ne tiendrait pas grand'place, il n'encombrerait pas trop cette terre, la vaste terre, dont l'unique passion l'avait brûlé jusqu'à fondre ses muscles. Le corps était arrivé au bord de la fosse béante, le regard de Jean qui le suivait, alla plus loin, au delà du mur, d'un bout à l'autre de la Beauce; et, dans le déroulement des labours, il retrouvait les semeurs, à l'infini, avec leur geste continu, l'ondée vivante de la semence, qui pleuvait sur les sillons ouverts.

Les Buteau, lorsqu'ils aperçurent Jean, échangèrent un coup d'oeil d'inquiétude. Est-ce que le bougre était venu les attendre là, pour faire un scandale? Tant qu'ils le sentiraient à Rognes, ils ne dormiraient pas tranquilles. L'enfant de choeur qui tenait la croix, venait de la planter au pied de la fosse, tandis que l'abbé Godard récitait vivement les dernières prières, debout devant le cercueil, posé dans l'herbe. Mais les assistants eurent une distraction, en voyant Macqueron et Lengaigne, arrivés en retard, regarder obstinément vers la plaine. Tous alors se retournèrent de ce côté, s'intéressèrent à une grosse fumée, roulant dans le ciel. Ça devait être à la Borderie, on aurait dit des meules qui brûlaient, derrière la ferme.

– Ego sum… lança furieusement le curé.

Les visages revinrent vers lui, les yeux se fixèrent de nouveau sur le corps; et, seul, M. Charles continua à voix basse une conversation commencée avec Delhomme. Il avait reçu le matin une lettre de madame Charles, il était dans l'enchantement. A peine débarquée à Chartres, Élodie se montrait étonnante, aussi énergique et maligne que Nénesse. Elle avait roulé son père, elle tenait déjà la maison. Le don, quoi! l'oeil et la poigne! Et M. Charles s'attendrissait sur sa vieillesse désormais heureuse, dans sa propriété de Roseblanche, où ses collections de rosiers et d'oeillets n'avaient jamais mieux poussé, où les oiseaux de sa volière, guéris, retrouvaient leurs chants, dont la douceur lui remuait l'âme.

– Amen! dit très haut l'enfant de choeur qui portait le bénitier.

Tout de suite, l'abbé Godard entama de sa voix colère:

– De profundis clamavi ad te, Domine.

Et il continua, pendant que Jésus-Christ, qui avait emmené Fanny à l'écart, retombait violemment sur les Buteau.

– L'autre jour, si je n'avais pas été si soûl… Mais c'est trop bête de nous laisser voler comme ça.

– Pour être volés, nous le sommes, murmura Fanny.

– Car, enfin, continua-t-il, ces canailles ont les titres… Et il y a longtemps qu'ils en jouissent, ils s'étaient arrangés avec le père Saucisse, je le sais… Nom de Dieu! est-ce que nous n'allons pas leur foutre un procès?

Elle se recula de lui, elle refusa vivement.

– Non, non, pas moi! j'ai assez de mes affaires… Toi, si tu veux.

Jésus-Christ eut, à son tour, un geste de crainte et d'abandon. Du moment qu'il ne pouvait mettre sa soeur en avant, il n'était pas assez sûr de ses rapports personnels avec la justice.

– Oh! moi, on s'imagine des choses… N'importe, quand on est honnête, la récompense est de marcher le front haut.

La Grande, qui l'écoutait, le regarda se redresser, d'un air digne de brave homme. Elle l'avait toujours accusé d'être un simple jeannot, dans sa gueuserie. Ça lui faisait pitié, qu'un grand bougre pareil n'allât pas tout casser chez son frère, pour avoir sa part. Et, histoire de se ficher de lui et de Fanny, elle leur répéta sa promesse accoutumée, sans transition, comme si la chose tombait du ciel.

Age restriction:
12+
Release date on Litres:
30 September 2017
Volume:
620 p. 1 illustration
Copyright holder:
Public Domain

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