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La vie infernale

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– Mon avis, objecta Mme Férailleur, est qu’il serait prudent et habile de faire savoir à cette malheureuse jeune fille que sa dame de compagnie est une créature de Valorsay, chargée de l’espionner.

Pascal ouvrait la bouche pour approuver, mais réfléchissant:

– Marguerite doit être surveillée de très-près, répondit-il, et si je cherchais à la voir, si même je me hasardais à lui écrire, nos ennemis en seraient sans doute informés… Et alors, adieu les chances les plus favorables de la partie que je joue en ce moment, et que je gagnerai.

– Tu préfères la laisser exposée à toutes sortes d’embûches?..

– Oui… en admettant toutefois qu’elle y soit exposée, ce qui n’est rien moins que certain… Marguerite doit à son passé une expérience bien au-dessus de son âge et de sa situation, et on me dirait qu’elle a pénétré Mme Léon, que je n’en serais pas bien surpris.

Il importait cependant de savoir ce que devenait Mlle Marguerite, et Pascal se creusait la tête, quand tout à coup:

– Et la Vantrasson!.. s’écria-t-il… Nous l’avons, utilisons-la… Trouver un prétexte pour l’envoyer à l’hôtel de Chalusse ne doit pas être la mer à boire… Elle fera bavarder les domestiques, nous la laisserons causer, et ainsi nous serons au courant de tout…

C’était une héroïque résolution que prenait là Pascal, et qui, la veille, l’eût fait reculer… Mais l’héroïsme est facile, à qui espère, et il voyait, d’heure en heure, pour ainsi dire, croître ses chances de succès, et s’aplanir des obstacles que tout d’abord il avait jugés presque insurmontables.

L’opposition même de sa mère, qu’il avait considérée d’abord comme un immense malheur, avait cessé de le préoccuper.

Comment s’inquiéter et que craindre après la surprenante preuve d’équité que venait de donner cette rigide bourgeoise en établissant la fausseté du billet, c’est-à-dire en déchargeant Mlle Marguerite du soupçon d’avoir abandonné Pascal…

Il dormit peu et mal pourtant, cette nuit-là et de toute la journée du lendemain il ne bougea pas de la maison et ne desserra pas les dents…

C’est qu’il avait à mûrir le plan d’attaque qu’il projetait contre M. le marquis de Valorsay…

Ses avantages étaient considérables, grâce au baron Trigault, qui mettait à sa disposition cent mille francs… L’important était de se servir de cette somme assez habilement pour capter la confiance du marquis et l’amener à se livrer.

Du moins, ses méditations ne furent pas perdues…

Et le moment de se rendre chez son ennemi venu:

– J’ai trouvé, dit-il à sa mère, et si le baron me permet d’agir à ma guise… Valorsay est à moi!

XII

Douter de l’empressement du baron Trigault à se mettre à ses ordres et à accepter les yeux fermés toutes les mesures qu’il lui proposerait, était, de la part de Pascal, un pur enfantillage…

Il eût dû se rappeler que leurs intérêts étaient les mêmes, qu’ils haïssaient d’une haine pareille les mêmes ennemis, qu’ils étaient semblablement altérés de vengeance.

Et certes, les événements survenus depuis leur entrevue n’étaient pas de nature à modifier les intentions du baron.

Depuis, il avait assisté à la scène qui avait eu lieu entre Mme d’Argelès et le spirituel M. Wilkie, scène honteuse et abominable où il avait reconnu la scélératesse du vicomte de Coralth.

Mais le malheur rend timide et soupçonneux…

Les dernières défiances de Pascal ne s’évanouirent qu’à la rue de la Ville-l’Évêque.

A la façon dont le reçurent les domestiques, il put comprendre en quelle estime le tenait le baron Trigault… car il serait plus simple qu’il ne convient, celui qui, au seul accueil des valets, ne saurait pas exactement à quoi s’en tenir sur les dispositions du maître à son égard.

– Que Monsieur prenne la peine de me suivre, lui dit, après un respectueux salut, le domestique auquel il remit sa carte, M. le baron est en affaires, mais peu importe, M. le baron a recommandé d’introduire Monsieur dès qu’il se présenterait.

Pascal, sans mot dire, suivit…

La physionomie de l’hôtel Trigault était toujours celle qu’il lui avait vue, et qui l’avait frappé… C’était toujours le même luxe, éclatant en toutes choses, prodigue, insoucieux, royal… Les gens, – une véritable armée – allaient et venaient, s’empressant lentement… Une paire de chevaux de mille louis, attelés à un léger coupé trois quarts, le coupé de la baronne – piaffait au milieu de la cour… Les fleurs du vestibule renouvelées du matin embaumaient…

Seulement, à sa première visite, Pascal n’avait vu que le rez-de-chaussée de l’hôtel. Cette fois, son guide lui annonça qu’il allait le conduire au premier étage, au cabinet de M. le baron.

Il gravissait lentement l’escalier de marbre, à rampe de bronze doré, admirant le tapis magnifique, les fresques, les précieuses statues, quand un grand frou frou de soie retentit au-dessus de lui… Il n’eut que le temps de se jeter de côté, et une femme passa rapidement, sans détourner la tête, sans daigner le voir…

Elle paraissait à peine quarante ans, et était très-belle encore, avec ses cheveux d’un blond ardent, relevés très-haut sur la nuque en un énorme chignon… Son costume, voyant à faire cabrer les chevaux de fiacre, et de la coupe la plus excentrique et la plus hasardée, seyait admirablement à son genre de beauté…

– C’est Mme la baronne, souffla le domestique à l’oreille de Pascal.

Il n’avait pas besoin qu’on le lui dît… Il ne l’avait vue qu’une fois, l’espace d’une seconde, mais en de telles circonstances qu’il ne devait l’oublier de sa vie…

En ce moment, d’ailleurs, et après ce qu’il savait, il s’expliqua l’impression terrible et jusqu’alors inexpliquée qu’il avait ressentie en la voyant…

Mlle Marguerite était comme un portrait vivant de cette femme, à la couleur des cheveux près…

Qu’eût-ce donc été, si la baronne eût consenti à rester telle qu’elle était! Car ses cheveux étaient noirs naturellement, comme ceux de Mlle Marguerite, et noirs elle les avait portés jusqu’à trente-cinq ans. Elle, n’était rousse que depuis que la mode de cette couleur sévit avec la violence d’une épidémie… Et même, tous les quatre jours, son coiffeur venait lui enduire la tête d’une certaine préparation, après quoi elle avait la patience de rester plusieurs heures à sécher au soleil, ce qui donne une nuance plus dorée…

N’importe! Pascal était encore tout bouleversé de cette rencontre, quand le domestique lui ouvrit la porte du cabinet du baron, une pièce immense, grande à elle seule comme un appartement de trois mille francs, et meublée avec le faste particulier des gens assez riches pour satisfaire sur-le-champ toutes leurs fantaisies…

Là était le baron, fort affairé au milieu de plusieurs messieurs très-occupés à mettre en ordre des montagnes de paperasses…

Dès que parut Pascal, il se leva vivement, et s’avançant vers lui, la main largement tendue:

– Ah!.. vous voici, monsieur Mauméjan!.. dit-il.

Ainsi, il n’avait pas oublié le nom sous lequel se cachait Pascal!.. Ce détail était du plus favorable augure.

– Je viens, monsieur… commença le jeune homme…

– Oui, je sais, je sais, interrompit le baron… arrivez, nous avons à causer ensemble…

Et, lui prenant le bras, il l’entraîna dans sa chambre à coucher, séparée de son cabinet par une porte double, dont les battants avaient été enlevés et remplacés par une portière…

Une fois là, et après avoir fait signe qu’on pouvait être entendu de la pièce voisine et qu’il fallait parler bas:

– Vous venez, dit-il, chercher les cent mille francs que j’ai promis à ce cher marquis de Valorsay…

– En effet, monsieur…

– Eh bien!.. je vais vous les remettre… Je vous attendais et je les ai préparés; ils sont là…

Il ouvrit son secrétaire, en effet, et en retira une liasse de trente billets de mille francs et un bon de soixante-dix mille francs sur la Banque de France, qu’il tendit à Pascal en disant:

– Voilà!.. Regardez si le compte y est bien…

Mais Pascal, devenu tout à coup plus rouge que le feu, se taisait…

C’est qu’au contact de ces valeurs une idée lui était venue, toute simple, toute naturelle, et qui pourtant ne s’était point encore présentée à son esprit.

– Qu’est-ce? interrogea le baron, surpris de cet embarras si soudain et si visible, qu’est-ce qui vous prend?

– Rien, monsieur, rien! Seulement, je me demande… je ne sais trop… si je dois, si je puis accepter cette somme…

– Bah! Et pourquoi?..

– C’est que, si vous la prêtez à M. de Valorsay, elle est peut-être perdue.

– Peut-être?.. Vous êtes poli!

– Oui, vous avez raison, monsieur, c’est perdue certainement que j’aurais dû dire. De là le trouble où vous me voyez… N’est-ce pas uniquement à cause de moi que vous sacrifiez cette somme qui serait une fortune pour bien des gens, pour moi tout le premier?.. Évidemment si… Eh bien! je me demande s’il m’est bien permis d’accepter un tel sacrifice, ne sachant pas si je pourrai le reconnaître… Aurai-je jamais cent mille francs à vous rendre?..

– Cependant cet argent vous est indispensable pour pénétrer dans l’intimité de Valorsay et forcer sa confiance…

– C’est vrai… et s’il m’appartenait, je n’hésiterais pas…

Le baron estimait singulièrement le caractère de Pascal, et cependant cet excès d’une délicatesse ombrageuse, ces scrupules d’une probité parfaite l’émurent…

Comme tous les gens effroyablement riches, il ne connaissait guère de pauvres que ceux qui portent leur pauvreté sans honneur ni dignité, et qui volontiers ramassent les pièces de vingt francs où elles se trouvent, même dans le ruisseau, et au besoin avec leurs dents…

– Eh bien!.. cher monsieur Férailleur, prononça-t-il, rassurez-vous, ce n’est pas à votre intention que je fais ce sacrifice.

– Oh!..

– Je vous en donne ma parole d’honneur… Sans vous, je prêterais encore les cent mille francs à Valorsay, et si vous ne vouliez pas les lui porter, je les lui enverrais par un autre…

 

Après cela, Pascal eût eu mauvaise grâce à discuter…

Il prit la main que lui tendait le baron et la serra énergiquement en prononçant ce seul mot, qui par son accent valait toutes les protestations:

– Merci!..

Le baron, lui, haussa les épaules, d’un mouvement cordial, en homme qui ne voit à ce qu’il fait aucun mérite, ni que cela vaille même le moindre remercîment…

Puis, de ce ton un peu bourru qui allait si bien à sa large carrure:

– Et vous savez, cher monsieur, reprit-il, vous emploierez cette somme à votre guise, et au mieux de vos intérêts qui sont les miens… Vous la remettrez à M. de Valorsay quand et comme vous le jugerez utile, dans une heure ou dans un mois, en une fois ou en cinquante et aux conditions que vous voudrez… Servez-vous de ces cent mille francs comme de la corde qu’on passe autour du cou d’un chien qu’on veut noyer…

Sous sa triviale bonhomie, le baron dissimulait la plus habile pénétration. Pascal le comprit en se sentant deviné.

– Vous me comblez, monsieur! fit-il.

– Bien!.. bien!..

– Ce que vous m’offrez là, je venais vous le demander.

– Vraiment!.. Alors tout est pour le mieux!

– Souffrez du moins que je vous explique mes intentions…

– Inutile, cher monsieur…

– Permettez!.. Pour suivre mon plan, je vais être forcé d’invoquer votre volonté, de vous attribuer des sentiments, des paroles, des actes même que vous désavoueriez peut-être, et pour ma tranquillité…

D’un geste insouciant, accompagné d’un claquement de doigts, le baron lui coupa la parole…

– Marchez toujours, prononça-t-il, et ne vous inquiétez de rien… Tout ce que vous ferez sera bien fait, qui aura pour but de démasquer ce cher marquis et Coralth, son digne acolyte… Mettez-moi en scène comme vous voudrez, je m’en bats l’œil… Qui serez-vous pour Valorsay? Le sieur Mauméjan, un de mes hommes d’affaires, n’est-ce pas? Je puis toujours vous désavouer…

Et comme s’il eût tenu à prouver qu’il devinait jusqu’en ses détails le plan de son «jeune ami»:

– D’ailleurs, ajouta-t-il, on sait bien ce qu’est l’homme d’affaires d’un millionnaire. C’est le morne revers d’une médaille éblouissante… Un millionnaire qui n’est pas un sot, doit toujours, et à n’importe quelle demande d’argent, sourire et répondre: «Oui, certes, comment donc, trop heureux!..» Seulement il ajoute, «Entendez-vous avec mon homme d’affaires…» C’est ce dernier, qui est chargé de discuter, d’avouer que son client est gêné pour le moment, et finalement de répondre: «Non…»

Pascal insistait encore, mais le baron était têtu…

– Oh! assez!.. fit-il. Ne gaspillons pas un temps précieux en discussions oiseuses… Les jours n’ont que vingt-quatre heures, et tel que vous me voyez, je suis si pressé que depuis avant-hier je n’ai pas touché une carte… C’est que je prépare à Mme Trigault, à ma fille et à M. mon gendre une surprise assez délicate, si j’ose dire, et que je crois réussie.

Il riait, le malheureux homme, mais de quel rire!..

– C’est que, voyez-vous, poursuivit-il, j’en ai assez de payer tous les ans des centaines de mille francs pour être berné par ma femme, bafoué par ma fille, «jobardé» par mon gendre et brutalisé et vilipendé par tous les trois… Je veux bien payer encore, «casquer,» comme dit mon gendre, mais à la condition qu’on me donnera pour mon argent, sinon la réalité, du moins les apparences de l’amour, du dévouement, de l’affection, du respect, de tout ce qui m’eût rendu heureux, enfin!.. Et ces apparences, sacrebleu! je les aurai… Oui, moi, Trigault, je serai choyé, cajolé, dorloté ou… bernique, je suspens mes payements… C’est un de mes vieux amis, un parvenu comme moi, dont j’ai envié pendant des années le bonheur domestique, qui m’a enfin donné sa recette…

«Moi, mon cher, m’a-t-il dit, je suis dans ma maison, entre ma femme, mes enfants et mes gendres, comme un mylord dans une auberge… Je me suis commandé un bonheur de première qualité à tant par mois… Si on me le sert, je paye… si on ne me le sert pas, bonsoir, je ferme le guichet aux pièces de cent sous… Quand on m’invente des gâteries de supplément, je les règle à part, sans marchander… Donnant donnant… Fais comme moi, mon vieux camarade, tu t’en trouveras bien… Un tarif! il n’y a plus que cela.»

– Et je ferai comme lui, M. Férailleur, car je vois que son système est bon, qu’il est pratique et bien «dans le mouvement,» comme on dit… Et, pour en arriver là, j’ai mon idée… J’ai assez joué les père Dindon, comme cela!.. J’aurai pour mes derniers jours une existence de patriarche, ou par le saint nom de Dieu, je laisse tous les miens crever de faim!..

Sa face s’empourprait et les veines de son front se gonflaient, autant de colère que par suite de la contrainte qu’il s’imposait en parlant presque bas.

Il respira longuement, puis d’un ton plus calme:

– Mais il faut que vous réussissiez, M. Férailleur, reprit-il, et vite… et que la… jeune fille que vous aimez, recueille l’héritage de son père… Vous ne savez pas en quelles mains indignes l’héritage du comte de Chalusse est près de tomber…

Sans doute il allait apprendre à Pascal l’histoire de Mme Lia d’Argelès et de l’aimable M. Wilkie, lorsqu’il fut interrompu par le bruit d’une assez vive discussion dans le vestibule.

– Oh!.. commença-t-il, qui est-ce qui se permet chez moi…

Mais il entendit s’ouvrir la porte de son cabinet, et aussitôt une voix flûtée et enrouée crier:

– Quoi!.. personne, c’est trop fort!..

Le baron eut un geste de colère.

– C’est Kami-Bey, fit-il, ce Turc avec qui j’ai lié cette grosse partie… Le diable l’emporte!.. Mais il viendrait nous relancer ici… rejoignons-le, monsieur Férailleur…

De retour dans le cabinet, Pascal vit un gros homme à barbe rare, au nez aplati, très-rouge, avec de fort petits yeux en biais et d’énormes lèvres sensuelles ou plutôt bestiales…

Il était vêtu d’une manière de tunique noire boutonnée et coiffé d’un fez, ce qui lui donnait l’aspect d’une bouteille pansue cachetée de cire rouge…

Tel était Kami-Bey, le type accompli de ces étrangers chargés d’or comme un galion, barbares à peine frottés de civilisation parfois, qu’attirent à Paris, non les splendeurs et les gloires de la grande ville, mais ses corruptions et ses hontes, qui arrivent persuadés que tout y est à vendre, et qui s’en retournent souvent avec la même conviction…

Seulement, celui-ci était plus impudent, plus cynique et plus arrogant que les autres… qui le sont prodigieusement d’ordinaire. Étant plus riche, il avait été plus entouré, plus fêté, plus flatté, plus caressé… Il avait été plus exploité aussi, par toute cette tourbe d’intrigants et de filles de la haute vie, pour qui tout étranger est une proie.

Il parlait passablement le français, ou plutôt l’argot des cabinets particuliers et des tripots, mais avec un accent abominable.

– Enfin, vous voilà, vous!.. s’écria-t-il, quand entra le baron, j’étais inquiet…

– Et de quoi, prince!..

On appelait Kami prince sans que personne sût pourquoi… ni lui non plus. Peut-être, parce que le laquais qui avait ouvert sa voiture à son arrivée au Grand-Hôtel l’avait salué de ce nom…

– Comment de quoi?.. répondit-il… Vous me gagnez en ce moment plus de 300,000 fr… je me suis dit: Ferait-il Charlemagne!..

Le baron fronça le sourcil et du coup supprimant le titre de prince…

– Il me semble, cher monsieur, fit-il, que d’après nos conventions, nous devons jouer jusqu’à ce que l’un de nous gagne à l’autre 500,000 fr.

– C’est vrai… mais nous devions jouer tous les jours…

– Possible… mais je suis occupé… Je vous l’ai fait dire, n’est-ce pas?.. Si cela vous inquiète, déchirons le livre où sont inscrits les résultats des séances et qu’il ne soit plus question de la partie… Vous y gagnerez cent mille écus, cher monsieur…

Kami-Bey sentit bien que le baron ne tolérerait pas ses arrogances, et d’un ton beaucoup plus humble:

– C’est que je deviens méfiant, fit-il… On se moque beaucoup de moi… Parce que je suis étranger et immensément riche, c’est à qui me volera… Hommes, femmes, gentilshommes, marchands, tout le monde s’en mêle… Si j’achète des tableaux, on me vend des croûtes un prix fou… Des chevaux, on m’extorque des sommes ridicules et on ne me livre que des rosses… Dès que je m’asseois à une table de bac, il se trouve un grec pour me voler… Tout le monde m’emprunte de l’argent, personne ne me le rend… Je finirai par me fâcher…

Il s’était assis, le baron vit bien qu’il ne s’en débarrasserait pas de sitôt; aussi s’approchant de Pascal:

– Partez, lui dit-il à l’oreille, ou vous manqueriez Valorsay… Et tenez-vous bien, car il est fin, le mâtin… Allons, courage et bonne chance…

Du courage!..

Ah! il n’était pas besoin d’en souhaiter à Pascal… Comment en aurait-il manqué, lui qui avait triomphé des lâches suggestions du désespoir en ces heures terribles où il avait pu supposer que Mlle Marguerite, le jugeant indigne, l’abandonnait…

Tant qu’il avait été condamné à l’inaction ou réduit à s’agiter dans le vide, fatalement il avait été en proie à tous les flottements de l’incertitude…

Mais maintenant qu’il savait où attaquer et comment, et que l’instant d’engager la lutte était venu, d’indomptables énergies s’éveillaient en lui, il devenait de bronze, sûr qu’il n’était plus désormais d’événements capables de le déconcerter ou seulement de le troubler.

Semblable à ces rudes capitaines qui ne jouissent de la plénitude de leurs facultés que là où les autres, les faibles, perdent leur sang-froid, c’est-à-dire au moment de la bataille, Pascal sentait se dissiper les brouillards qui avaient obscurci son cerveau, et son intelligence se dégageait, acquérant une lucidité nouvelle et extraordinaire…

Les armes dont il allait se servir, lui répugnaient c’est vrai, mais ce n’était pas lui qui les avait choisies… Et puisque ses ennemis ne connaissaient que l’astuce ignoble et la duplicité, il était résolu à les dépasser et à les vaincre en ruses et en fourberies…

Aussi, tout en gagnant d’un pas rapide la demeure du marquis de Valorsay, inventoriait-il ses chances, récapitulant ses ressources, cherchant bien s’il n’oubliait rien, si par imprévoyance, il ne laissait pas quelque porte ouverte aux hasards contraires…

S’il échouait, – car il admettait la possibilité d’un premier échec sans y croire, – il ne voulait pas avoir à s’adresser de reproches.

Les imbéciles, seuls, se consolent en se répétant:

– Qui pouvait prévoir cela!..

Les forts prévoient… Et Pascal pensait bien avoir tout prévu.

Le matin, avant de sortir, il avait composé sa toilette avec un soin extrême.

Il avait compris que le costume subalterne qu’il avait revêtu la première fois n’était plus de mise. Un homme d’affaires du baron Trigault ne pouvait avoir l’air besogneux, car on se dore, à se frotter aux millionnaires, comme on se réchauffe en approchant du feu.

Strictement habillé de noir, ni trop élégant ni trop peu, le menton posé sur une haute cravate blanche, le visage glabre et les cheveux courts, il avait précisément cette gravité fûtée que l’imagination prête aux conseillers des remueurs d’argent.

De chance contre lui, immédiate et décisive, il n’en apercevait qu’une…

M. de Valorsay le connaissait peut-être physiquement.

Il était persuadé que non, mais il n’était pas sûr, il pouvait se tromper…

Songeant à cela, et inquiet, il avait d’abord eu la pensée de déguiser son visage… La réflexion le fit renoncer à cet expédient… Un déguisement imparfait attire l’attention et éveille les soupçons… Saurait-il véritablement déguiser sa physionomie?.. Assurément non… Combien d’hommes sont capables de ce tour de force, et encore après bien des expériences… On cite deux ou trois policiers et une demi-douzaine d’acteurs.

Evaluant les probabilités pour et contre, il s’était déterminé à se présenter tel quel chez le marquis…

Il risquait, il est vrai, de rencontrer dans la rue des personnes de sa connaissance, ou quelqu’un des gens qu’on devait avoir mis en campagne pour retrouver ses traces, mais il estimait que, grâce au sacrifice qu’il avait fait de sa barbe, – ce qui le changeait beaucoup, – grâce aussi à la rapidité de sa marche, on ne le reconnaîtrait pas…

Cependant, lorsqu’il approcha de l’hôtel de M. de Valorsay, vers le haut de l’avenue des Champs-Élysées, prudemment il ralentit le pas, et même il s’arrêta pour explorer de l’œil les abords.

L’hôtel, entre cour et jardin, élevé de deux étages, lui parut très-vaste et très-beau. Les écuries et les remises occupaient d’élégants pavillons de chaque côté de la cour… Devant la grille entr’ouverte, cinq ou six domestiques en tenue du matin causaient et s’amusaient à agacer un gros chien terrier.

 

Bien en prit à Pascal de s’être attardé à cet examen.

Juste comme il se disait qu’il n’apercevait rien de suspect, il vit le groupe des domestiques s’écarter et se découvrir; la grille s’ouvrit tout à fait, et M. de Coralth en personne sortit, donnant le bras à un tout jeune homme très-blond, aux moustaches retroussées et à l’air singulièrement impertinent.

Ces deux messieurs se dirigèrent du côté de l’Arc-de-Triomphe…

Pascal eut un tressaillement de joie.

– La fortune est pour moi!.. se dit-il. Sans ce Kami-Bey, qui m’a retenu un grand quart-d’heure chez le baron, je me trouvais ici nez à nez avec ce misérable vicomte, et tout était perdu…

C’est avec cette encourageante pensée qu’il s’avança vers l’hôtel.

– M. le marquis est très-occupé ce matin, lui répondit un des domestiques, debout devant la grille, et qui était le propre valet de chambre de M. de Valorsay, je doute qu’il puisse vous recevoir.

Mais lorsqu’il eut remis une de ses cartes de visite au nom de Mauméjan, avec cette mention au crayon: De la part de M. le baron Trigault, la figure rogue du valet s’adoucit comme par enchantement.

– Oh! fit-il, c’est une autre paire de manches!.. Du moment où vous êtes envoyé par M. Trigault, bigre!.. On vous attend comme le messie… Arrivez, je vais vous annoncer moi-même…

Et en effet, il daigna interrompre sa conversation et précéder Pascal…

De même que chez le baron, tout chez M. de Valorsay annonçait une grande, une immense fortune… Et cependant, l’œil d’un observateur y eût découvert cette différence qu’on reconnaît entre l’argenterie et le ruolz. Le luxe, rue de la Ville-l’Evêque, avait un caractère réel et massif qu’on ne trouvait pas avenue des Champs-Élysées… Le logis d’un homme, quoi qu’il fasse, le reflète… Chez le marquis, un des princes de la haute vie, tout portait ce cachet de précipitation, que notre époque imprime à ses moindres œuvres…

– Entrez là, dit le valet à Pascal, en lui ouvrant une porte, je vais voir où est monsieur…

Pascal entra dans un salon très-vaste, magnifique, mais dont la magnificence manquait de fraîcheur… Le tapis, une merveille d’ailleurs, était taché par places… On n’avait pas toujours eu soin de tenir les persiennes closes, l’été, et le soleil avait altéré la couleur des rideaux…

Ce qui tirait l’œil, dans ce salon, c’était une quantité de coupes, de vases, de statuettes, de groupes, soit en argent, soit en or… Il y en avait sur toutes les tables…

Une inscription sur chacun de ces objets d’art annonçait qu’il avait été gagné par un cheval appartenant au marquis de Valorsay, et disait où, en quelles circonstances, quel jour de quelle année, et le nom du cheval vainqueur…

C’étaient là les titres de gloire du marquis… Ils lui avaient coûté la moitié de l’immense fortune qu’il avait dévorée…

Tout cela offrait peu d’intérêt à Pascal; aussi ne tarda-t-il pas à s’ennuyer d’attendre.

– Le Valorsay, pensa-t-il, joue au diplomate… Il ne veut pas avoir l’air pressé… Le malheur est que son domestique l’a trahi.

Enfin, il reparut, le domestique.

– Monsieur le marquis vous attend, monsieur, dit-il.

Cette voix remua Pascal comme le premier roulement du tambour battant la charge pour l’assaut d’une batterie.

Mais son sang-froid ne fut en rien altéré.

– Voici le moment décisif!.. pensa-t-il, pourvu qu’il ne me connaisse pas!..

Et d’un pas ferme, il suivit le valet de chambre…

Comme toujours, lorsqu’il restait chez lui, M. de Valorsay se tenait dans une sorte de petit fumoir contigu à sa chambre à coucher. Assis devant une table, il semblait très-occupé à mettre en ordre des journaux de sport… Près de lui étaient une bouteille de vin de Madère et un verre aux trois quarts vide…

Quand son domestique annonça:

– Monsieur Mauméjan!..

Il leva la tête et son regard rencontra celui de Pascal.

Mais son œil ne vacilla pas, aucun des muscles de son visage ne bougea, sa physionomie garda sa froideur hautaine et railleuse…

Il était clair qu’il ne soupçonnait pas que là, devant lui, il avait le malheureux dont il avait essayé si lâchement de se défaire, son plus mortel et son plus redoutable ennemi.

– M. Mauméjan, fit-il, l’homme d’affaires du baron Trigault…

– Oui, monsieur le marquis.

– Veuillez donc vous asseoir… Je termine quelque chose… Je suis à vous à l’instant…

Pascal s’assit.

Une de ses frayeurs avait été de ne pas rester maître de lui quand il se trouverait en présence du misérable qui avait brisé son existence, détruit son bonheur et son avenir, qui lui avait pris plus que la vie en lui prenant l’honneur, et qui, en ce moment même, s’efforçait, par les plus infâmes manœuvres, de lui arracher la femme qu’il aimait, Mlle Marguerite…

– Si le sang me monte à la tête, pensait-il, je suis capable de sauter sur lui et de l’étrangler…

Eh bien!.. non.

Ses artères ne battirent pas plus vite, et c’est avec un calme parfait, – le flegme des forts, – qu’il se mit à observer sournoisement M. de Valorsay…

S’il l’eût connu depuis seulement huit jours, il eût été stupéfié du changement qui s’était opéré en ce brillant gentilhomme, le type achevé des viveurs de la haute vie… Il n’était plus que l’ombre de lui-même.

A cette heure, surtout, où il n’avait pas reçu encore les soins intelligents et discrets de son valet de chambre, où nulle supercherie de toilette ne masquait sa précoce décrépitude, il était effrayant.

Son visage ravagé, son teint terreux marbré de plaques livides, ses paupières rougies et gonflées trahissaient de dures insomnies… Sa lèvre, d’ordinaire sarcastique et fière, pendait; des rides profondes sillonnaient son front crispé, et ses rares cheveux, en désordre, roides encore des cosmétiques de la vieille, ne suffisaient pas à dissimuler sa calvitie…

Mais, plus que tout le reste, son œil morne et sans chaleur accusait une écrasante lassitude, dont il essayait peut-être de triompher à grands coups de vin de Madère.

C’est qu’il avait eu d’effrayantes réflexions depuis une semaine.

On est viveur, «noceur,» on n’a, – et on s’en vante, – ni foi, ni loi, ni conscience, ni moralité; on se moque de Dieu et du diable… Il n’en est pas moins vrai que ce n’est pas sans d’horribles déchirements que, pour la première fois, on va jusqu’au crime positif, prévu par le Code, qualifié, justiciable du jury et punissable des galères…

Et qui eût pu dire combien M. le marquis de Valorsay avait commis de ces crimes, depuis le jour où il avait armé de cartes biseautés son complice, le vicomte de Coralth?

Sans cela, même, n’avait-elle pas quelque chose d’atroce et de poignant, la situation de ce millionnaire ruiné, qui disputait à ses créanciers ses dernières apparences de splendeur avec l’âpre énergie d’un naufragé disputant une épave. N’endurait-il pas les tortures de l’enfer, ainsi qu’il l’avait avoué à M. Fortunat, à vivre, sans un sou vaillant parfois, au milieu de ce grand luxe, et à soutenir cet étonnant mensonge sous l’œil sans pitié de trente valets?

Ses angoisses, enfin, lorsqu’il songeait à combien peu tenait sa position, ne pouvaient-elles pas être comparées à celles du mineur, qui au moment où on le monte du fond de la mine, voit se détendre, éclater brin à brin, le câble où est suspendue sa vie, et qui se demande si les quelques fils qui le soutiennent seront assez forts pour le hisser jusqu’à l’orifice du puits…

Pascal eut la perception très-nette et très-distincte de cette effroyable agonie de son ennemi, et il en éprouva un sentiment de bien-être, comme si une rosée céleste fût descendue sur ses propres douleurs… C’était le commencement de sa vengeance…

Mais le «petit moment» réclamé par M. de Valorsay durait depuis plus d’un quart d’heure, et il n’en finissait pas…

– Que diable fait-il?.. se demandait Pascal, qui suivait curieusement ses moindres mouvements…

Le marquis avait tout autour de lui, sur sa table, sur des chaises, et jusque par terre, des collections de journaux de sport… Il les prenait les uns après les autres, les dépliait, les parcourait d’un regard rapide et exercé, et selon qu’ils contenaient ou non ce qu’il souhaitait, il les jetait ou les plaçait en tas, devant lui, après les avoir annotés au crayon rouge.