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La vie infernale

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Mais d’un autre côté, lâcherait-il ainsi une proie de 500,000 francs pour le moins… Une fortune, l’indépendance, la sécurité de son avenir…

Non, mille fois non, c’était trop tentant!..

C’est pourquoi le lundi, sur les dix heures, un peu pâle par l’émotion, et plus grave que d’ordinaire il se présenta chez M. Wilkie.

– Causons peu et bien, lui dit-il d’une voix brève. Le secret que je vais vous révéler vous fera riche; mais je serais peut-être perdu si on savait que vous le tenez de moi. Vous allez donc me jurer, sur… sur votre honneur, que jamais, en aucune circonstance, pour quelque raison que ce soit, vous ne me trahirez.

M. Wilkie étendit la main, et d’un accent solennel:

– Je le jure! prononça-t-il.

– Parfait! me voilà tranquille… Cela me dispense d’ajouter que si vous parlez vous êtes un homme mort… Vous me connaissez, n’est-ce pas? Vous savez comment je manie une épée, ne l’oubliez pas…

Il était si menaçant que l’autre frissonna.

– On vous interrogera certainement, reprit M. de Coralth; vous répondrez que vous avez tout su par un ami de M. Patterson… Maintenant, signons notre traité.

C’est bien sans voir, assurément, que M. Wilkie signa.

– Au fait, disait-il, au fait… ces millions… cette succession!..

Mais M. de Coralth, une fois encore relisait le traité. Ayant fini:

– La succession qui vous revient, prononça-t-il, est celle de M. le comte de Chalusse, votre oncle… il laisse, assure-t-on, huit ou dix millions…

Au geste convulsif de M. Wilkie, à l’éclat de ses yeux, on eût dit que sa cervelle ne pouvait supporter une chance si prodigieuse et qu’il devenait fou.

– Je savais bien que j’appartenais à une grande famille, s’écria-t-il. Le comte de Chalusse, mon oncle! Je suis très-noble, n’est-ce pas?.. C’est les petits camarades qui vont faire un nez! J’aurai une couronne à l’angle de mes cartes de visite. C’est cela qui est chic!

D’un geste, M. de Coralth lui imposa silence.

– Oh!.. attendez avant de vous réjouir, fit-il. Oui, votre mère est une demoiselle de Chalusse, et c’est par elle que vous héritez. Seulement… ne vous désolez pas trop… il y a des exemples de malheurs semblables dans les plus grandes familles… les circonstances, la dureté des parents, quelquefois… un amour plus puissant que la raison…

Non, en vérité, M. de Coralth n’avait pas de préjugés, et cependant, au moment d’apprendre à cet intéressant jeune homme ce qu’était sa mère, il hésitait…

– Et alors?.. insista M. Wilkie.

– Eh bien!.. Votre mère étant jeune fille… à vingt ans… s’est enfuie de la maison paternelle, avec… un homme qu’elle aimait… Abandonnée, elle s’est trouvée dans une misère profonde… il fallait vivre, n’est-ce pas?.. Vous aviez faim… Elle a changé de nom… et maintenant elle s’appelle Lia d’Argelès…

M. Wilkie, à ce nom, bondit.

– Lia d’Argelès!.. fit-il.

Et éclatant de rire, il ajouta:

– C’est égal, je la trouve raide!..

V

– Cet homme qui sort emporte ton secret, tu es perdue!..

Voilà ce qu’une voix sinistre, la voix du pressentiment criait à Mme Lia d’Argelès au moment où M. Isidore Fortunat, brusquement congédié par elle refermait sur lui la porte du salon.

Cet homme l’avait saluée de cet antique et illustre nom de Chalusse qu’elle n’avait pas entendu prononcer, qu’elle s’était interdit d’articuler depuis plus de vingt ans… Cet homme savait qu’elle, la d’Argelès, comme on disait, elle était une Durtal de Chalusse!

Cette affreuse certitude l’écrasait.

Il lui avait affirmé, ce Fortunat, que sa visite était absolument désintéressée… L’intérêt qu’il portait à la famille de Chalusse, la commisération que lui inspirait le sort d’une malheureuse jeune fille, Mlle Marguerite, étaient, à ce qu’il avait prétendu, les uniques mobiles de sa démarche…

Mais Mme d’Argelès avait de la vie une trop cruelle expérience pour croire à ce beau désintéressement… Les temps sont difficiles, les sentiments chevaleresques sont hors de prix, elle l’avait éprouvé.

– Si cet homme est venu, murmurait-elle, c’est qu’il voit un avantage pour lui à ce que je me présente pour recueillir l’héritage de mon pauvre frère… En repoussant ses sollicitations, je le prive du bénéfice qu’il espérait. C’est un ennemi que je viens de me faire, et ce qu’il sait, il va s’empresser de le publier partout… Ah! j’ai été folle de le renvoyer ainsi… Je devais paraître l’écouter, me l’attacher par toutes sortes de promesses… je devais…

Elle s’arrêta court… Un espoir lui venait. M. Fortunat n’était sans doute pas loin encore, si on le rejoignait, si on le lui ramenait, ne pourrait-elle pas atténuer sinon réparer complétement sa faute?..

Sans perdre une seconde, elle descendit et ordonna à un domestique et à son concierge de courir après le Monsieur qui venait de sortir, de tâcher de le rattraper et de le prier de revenir, qu’elle avait réfléchi…

Ils s’élancèrent dehors et elle les attendit dans la cour, le cœur serré par l’anxiété du résultat…

Trop tard!.. Ses émissaires, au bout d’un quart d’heure, reparurent l’un après l’autre, seuls… Ils avaient eu beau se hâter, ils n’avaient aperçu personne ressemblant au visiteur qu’ils poursuivaient… Ils s’étaient informés aux boutiquiers de la rue, aucun d’eux ne l’avait vu…

– C’est un petit malheur!.. balbutia Mme d’Argelès d’un ton qui démentait manifestement ce qu’elle disait.

Et pressée de se dérober à la curiosité et aux conjectures de ses gens, elle gagna le petit salon où elle se tenait habituellement.

M. Fortunat lui avait laissé sa carte, c’est-à-dire son adresse, rien n’était si simple que de courir chez lui ou de lui dépêcher un domestique… Elle en eut la tentation… Puis elle se dit que mieux valait attendre, qu’une heure de plus ou de moins importait peu…

Elle avait envoyé un homme de confiance, Jobin, à la rencontre du baron Trigault, il allait le lui ramener d’un moment à l’autre, et le baron la conseillerait… il verrait mieux qu’elle et plus juste quel parti il y avait à prendre…

Et elle attendit…

Et cependant elle sentait le terrain brûlant sous ses pieds, et plus elle réfléchissait, plus le danger lui semblait pressant et terrible.

La conduite de M. Fortunat, qui se représentait à son esprit, qu’elle discernait et jugeait maintenant, lui donnait tout à craindre de cet astucieux personnage.

Car il lui avait tendu un traquenard, elle le reconnaissait, et elle s’y était laissée prendre… Peut-être soupçonnait-il seulement son identité, quand il s’était présenté chez elle… Il lui avait annoncé brusquement la mort du comte de Chalusse, elle s’était trahie et lui n’avait plus douté.

– Que n’ai-je eu la présence d’esprit de nier audacieusement! murmurait-elle. Ah! si j’avais eu l’affreux courage, au lieu de fondre en larmes, d’éclater de rire, de répondre que je ne comprenais absolument rien à ce qu’il me racontait, cet homme se serait retiré, persuadé qu’il s’était trompé…

Et encore, cet agent d’affaires si rusé lui avait-il dit tout ce qu’il avait pénétré du mystère dont elle s’entourait? C’était peu probable.

Il l’avait conjurée d’accepter la succession, sinon pour elle, du moins pour un autre… Et quand elle lui avait demandé pour qui… il avait répondu: Mlle Marguerite; mais c’est à Wilkie certainement qu’il pensait!..

Ainsi, cet homme, cet Isidore Fortunat savait qu’elle avait un fils… Peut-être connaissait-il personnellement M. Wilkie… Il y avait cent à parier contre un que, furieux de sa déconvenue, il irait tout lui révéler…

La malheureuse femme, à cette pensée, se tordait les mains de désespoir… Quoi!.. elle n’avait pas assez expié sa faute, il fallait encore qu’elle fût frappée dans son fils!..

Pour la première fois, un doute poignant, douloureux comme un fer rouge, déchirait son âme.

Ce qui lui avait paru l’effort le plus sublime de l’amour maternel, n’était-ce pas une faute, et bien plus grande que la première? Elle avait fait de son honneur de femme la rançon du bonheur de son fils… Avait-elle ce droit? L’argent qu’elle lui avait prodigué, ne portait-il pas en soi, pour ainsi dire, tous les germes du malheur, de la corruption et de la honte!..

Quelles ne seraient pas la douleur et la rage de son Wilkie si jamais la vérité arrivait jusqu’à lui?

Hélas!.. il n’admettrait pas de transactions, lui, ni d’excuses!.. Il serait impitoyable comme l’honneur!.. Il n’aurait que haine et mépris pour une mère tombée des sommets de la société au rang des créatures perdues…

Il lui semblait entendre la voix indignée de ce fils, lui criant:

– Mieux eût valu me laisser mourir de faim que me donner du pain au prix de celui que j’ai mangé! De quel droit m’avoir flétri et déshonoré de vos abominables richesses? Tombée, vous deviez vous relever par le travail, dût-il être manuel et le plus pénible de tous… Il fallait faire de moi un ouvrier, et non pas un désœuvré, incapable de gagner sa vie!.. Bâtard d’une pauvre fille séduite et lâchement abandonnée, avec qui je partagerais mon salaire, j’irais le front haut et fier… Où voulez-vous qu’il aille cacher sa honte, le fils de Lia d’Argelès, après avoir pendant vingt ans joué au gentilhomme avec l’argent de Lia d’Argelès!

Oui, ainsi parlerait Wilkie, s’il venait à savoir… et il saurait, elle en était sûre… Comment espérer garder un secret que connaissaient le baron Trigault, M. Patterson, le vicomte de Coralth et M. Fortunat… quatre personnes! Elle se croyait sûre des deux premières, elle pensait tenir le vicomte, mais l’autre, ce Fortunat…

Le temps passait, cependant, et Jobin ne reparaissait pas… Que signifiait ce retard? Ne savait-il pas où trouver le baron?.. Avait-il rencontré des amis et était-il allé boire avec eux!..

Décidément, le malheur était sur elle!.. Quand la catastrophe est imminente, tout devient contraire, tout manque, tout avorte, tout trahit!..

 

Au moment où M. Fortunat s’était présenté, Mme d’Argelès causait avec le baron Trigault.

Ce digne homme soupçonnait déjà l’infâme guet-apens dont Pascal Férailleur avait été victime, guet-apens dont elle n’était que trop certaine, hélas!.. et il venait lui proposer de s’allier à lui pour démasquer l’infamie du vicomte de Coralth…

Et elle avait refusé… N’était-elle pas à la discrétion du vicomte!.. Elle avait sacrifié un innocent à l’intégrité de son secret… Pour n’être pas trahie, elle était devenue la complice du plus odieux et du plus lâche des crimes…

Même, elle avait traité de chimères les soupçons du baron, et elle avait défendu Coralth avec une telle véhémence, que le baron, le seul ami qu’elle eût, s’était retiré blessé et indigné…

Mon Dieu!.. que n’était-il là pour la conseiller… Au milieu de l’étrange complication des événements, sa tête se perdait, elle se sentait prise du vertige; elle n’y voyait plus clair…

Et pourtant, en dépit de son trouble, elle comprenait qu’il fallait agir, décider quelque chose, prendre un parti, si désespéré qu’il pût être.

Pouvait-elle tolérer que l’homme préféré par Mlle Marguerite, la fille de son frère, sa nièce par le sang sinon par la loi, que Pascal Férailleur fût sacrifié, égorgé, perdu par M. de Coralth, un misérable, au profit du marquis de Valorsay?

Lui était-il permis d’endurer que Mlle Marguerite devînt contre son gré et contre son cœur la femme du marquis?..

Plus son frère avait été pour elle dur et impitoyable, plus c’était, lui semblait-il, un devoir de protéger Marguerite, de la sauver…

Elle ne savait que trop ce que deviennent les femmes abandonnées… Laisserait-elle Marguerite rouler au fond de l’abîme où elle-même se débattait?..

Mais telle était l’inexorable fatalité qui pesait sur Mme d’Argelès, qu’elle ne pouvait essayer de secourir Pascal et Marguerite sans se perdre sûrement elle-même.

Et encore, les sauverait-elle, en bravant pour eux un malheur qui lui paraissait mille fois pire que la mort!..

La croirait-on, quand elle dénoncerait le crime du vicomte de Coralth et du marquis de Valorsay? Est-ce qu’on ferait seulement attention aux accusations d’une femme comme elle?.. Peut-être atteindrait-elle Coralth, n’ayant pour le démasquer qu’un nom à prononcer et un numéro de la Gazette des Tribunaux à montrer… Mais Valorsay!.. N’était-il pas au-dessus de ses coups par son nom, par sa fortune, par son passé intact!.. Et c’était lui, cependant, qui était le plus coupable, ayant été la tête qui conçoit si l’autre avait été le bras qui exécute; c’était lui qu’il importait surtout de frapper.

Vainement, dans sa détresse, la pauvre femme s’efforçait d’étudier sa situation, elle n’y découvrait aucune issue… C’était comme un cercle de fer qui, de plus en plus, se resserrait autour d’elle… Ce qu’elle apercevait de tous côtés, c’était le mépris, le désespoir, la honte!..

Perdue de douleur et d’épouvante, elle oubliait jusqu’au temps qui s’écoulait, quand le roulement d’une voiture dans la cour la fit tressaillir.

– C’est Jobin, se dit-elle… il ramène le baron…

Hélas! non… Jobin revenait seul.

– Personne!.. prononça-t-il d’un ton découragé.

Et cependant le brave domestique n’avait ménagé ni les peines ni les chevaux de sa maîtresse. Partout où il y avait une chance, si faible qu’elle fût, de rencontrer le baron, il s’était présenté; partout on lui avait répondu qu’on ne l’avait pas vu depuis plusieurs jours.

– En ce cas, dit Mme d’Argelès, il faut courir jusque chez lui, rue de la Ville-l’Évêque… il se peut qu’il y soit.

– Madame sait bien qu’on ne trouve jamais M. le baron chez lui… J’y suis allé, cependant… inutilement.

C’est que depuis trois jours le baron Trigault avait engagé sa fameuse partie avec Kami-Bey, cet ancien ambassadeur si riche. Il avait été convenu qu’ils joueraient jusqu’à ce que l’un d’eux eût perdu 500,000 francs, et pour ne pas gaspiller un temps précieux, ainsi que le disait le baron, ils ne bougeaient plus, en quelque sorte, du Grand-Hôtel, où demeurait Kami-Bey… ils y mangeaient et ils y dormaient.

Même c’était miracle, que le bruit de ce duel au billet de banque ne fût pas venu aux oreilles de Mme d’Argelès… On ne parlait que de cela, dans les cercles… Le Figaro avait déjà publié une description minutieuse du salon où se jouait la partie, et chaque soir il donnait les résultats… Aux dernières nouvelles, le baron avait l’avantage, il gagnait environ 280,000 francs…

– Si je suis rentré, reprit Jobin, c’est que je voulais rassurer madame; je vais me remettre en quête…

– C’est inutile, répondit Mme d’Argelès, le baron viendra ce soir, sans aucun doute… après son dîner… comme tous les soirs…

Elle disait cela, et même elle s’efforçait de le croire, mais la vérité est qu’elle n’osait pas compter, qu’elle ne comptait pas sur le baron…

– Je l’ai blessé, ce matin, pensait-elle. Il est parti fâché comme jamais je ne l’avais vu… il m’en veut, il va me bouder… qui sait combien de jours je serai sans le voir!..

Elle l’attendit cependant, consumée de la fièvre de l’attente, attentive à tous les roulements de la rue, l’oreille au guet, tressaillant chaque fois qu’il lui semblait qu’une voiture s’arrêtait devant son hôtel…

A deux heures du matin, le baron n’avait pas paru.

– Allons, murmura-t-elle, c’est fini, il ne viendra pas!..

A cette heure, cependant, ses souffrances étaient moins intolérables… L’excès même du mal émoussait à la fin sa sensibilité… Une invincible prostration l’envahissait qui paralysait toute son énergie morale et engourdissait sa pensée.

Le désastre lui semblait si certain qu’elle n’avait plus l’idée de l’éviter. Elle l’attendait avec une sorte de résignation idiote, pareille à ces femmes espagnoles qui, dès qu’elles entendent gronder le tonnerre, tombent à genoux, persuadées qu’elle vont être frappées de la foudre…

Elle gagna sa chambre, se soutenant à peine, et sitôt couchée s’endormit.

Oui, elle s’endormit de ce sommeil de plomb qui suit toutes les grandes crises de l’âme, et qui est comme la trève de Dieu de la douleur…

Son premier mouvement, à son réveil, fut de sonner sa femme de chambre pour qu’elle portât à Jobin l’ordre de se remettre à la poursuite du baron.

Mais le digne serviteur avait deviné et prévenu les intentions de sa maîtresse. Il était parti de lui-même, depuis assez longtemps déjà.

Quand il rentra, il était plus de midi, mais sa figure ridée rayonnait, et c’est d’une voix triomphante qu’il annonça:

– M. le baron Trigault!

Quand on se noie, qu’on se sent couler, qu’on en est à la dernière gorgée, le brin d’herbe qui flotte semble une planche de salut et on s’y raccroche…

C’est avec un cri de joie que Mme d’Argelès accueillit le baron, comme s’il eût pu faire que ce qui était ne fût pas…

Elle espéra, elle qui, la minute d’avant, répétait encore: «C’en est bien fait, tout est bien perdu!»

– Ah!.. vous êtes bon d’être venu, s’écria-t-elle… Si vous saviez avec quelles angoisses je vous attendais… Ah!.. vous êtes bon!..

Il ne répondit pas.

Lui, assez vif d’ordinaire, en dépit de son embonpoint et de sa continuelle oppression, il s’avançait d’un pas roide et lourd, l’œil injecté, la joue blême, tout frémissant encore des horribles scènes qu’il venait de subir à son hôtel.

Et encore, fallait-il qu’il eût sur lui un prodigieux empire, pour ne pas paraître plus bouleversé après l’accès de rage provoqué par la baronne, après les confidences de Pascal Férailleur et les révélations du marquis de Valorsay.

– Si vous saviez, poursuivait Mme d’Argelès, si vous saviez!..

Mais-elle s’interrompit, frappée à la fois, malgré le désordre de son esprit, de l’attitude et de la physionomie du baron.

Il s’était arrêté au milieu du salon, et immobile, il dardait sur elle un regard étrange, persistant, où se reflétaient les sentiments contradictoires qui s’agitaient et s’entrechoquaient en lui: la colère et la haine, la pitié et le pardon…

Mme d’Argelès frissonna…

La mesure n’était-elle donc pas comble, un malheur nouveau allait-il fondre sur elle!.. Était-ce une aggravation de peine que lui apportait le baron, et non un soulagement!..

– Pourquoi me regardez-vous ainsi, demanda-t-elle d’une voix altérée par l’anxiété… que vous ai-je fait?..

Il hocha tristement la tête, et doucement:

– Vous! ma pauvre Lia… Rien!..

– Alors… qu’y a-t-il, ô mon Dieu, vous me faites peur!..

Il se rapprocha d’elle et lui prit la main, comme si par ce contact de la chair il eût voulu la pénétrer mieux et plus intimement de ce qu’il ressentait.

– Ce qu’il y a? fit-il, je vais vous le dire. Vous savez, n’est-ce pas, que j’ai été lâchement dupé et joué, que ma vie a été brisée par un misérable qui a séduit la femme que j’aimais de la plus folle passion… ma femme?.. Vous avez entendu mes serments de vengeance, si jamais j’arrivais à le connaître… Eh bien! Lia, je le connais maintenant… L’homme qui m’a volé ma part de bonheur ici-bas, c’est le comte de Chalusse, c’est votre frère!..

D’un brusque mouvement, Mme d’Argelès arracha sa main de celle du baron, et, terrifiée comme si elle eût vu devant elle se dresser un spectre, le bras étendu, elle recula jusqu’au mur en poussant un grand cri:

– Mon Dieu!..

Un amer sourire crispa les lèvres du baron.

– Que craignez-vous? fit-il. Votre frère n’est-il pas mort?.. Il m’a volé jusqu’au bonheur de la vengeance…

Quand il se fût agi de sauver d’un seul mot la vie de son fils, de son Wilkie, Mme d’Argelès n’eût pu prononcer ce mot.

Elle savait, elle, les horribles déchirements qui avaient conduit le baron à une sorte de suicide moral, qui l’avaient amené à lier des parties de cartes où il risquait un demi-million et qui duraient une semaine à douze heures par jour.

– Mais ce n’est pas tout; reprit-il, écoutez encore… J’étais sûr, je vous l’ai dit souvent, que ma femme, en mon absence, était devenue mère… Je l’ai cherché des années, cet enfant maudit, espérant que par lui j’arriverais jusqu’à son père… Eh bien, je l’ai retrouvé!.. Cette enfant est aujourd’hui une belle jeune fille… Elle vivait à l’hôtel de Chalusse, près de votre frère… On l’appelle Mlle Marguerite.

Accotée contre le mur, les bras pendants et inertes, plus tremblante que la feuille, Mme d’Argelès écoutait.

Et c’était à douter qu’elle comprît, tant il y avait dans ses yeux d’égarement et de détresse…

C’est que l’horreur de l’événement dépassait ses appréhensions les plus affreuses…

L’étrangeté de la réalité outrait les plus sinistres caprices du cauchemar…

Sa raison vacillait sous tant de coups répétés, et son fils, son frère, Marguerite, Pascal Férailleur, Coralth, Valorsay, tous ceux qu’elle aimait, craignait ou haïssait, tourbillonnaient comme des spectres dans le chaos de son cerveau…

Ce qui redoublait sa stupeur, c’était le sang-froid du baron.

Tant de fois elle l’avait entendu exhaler en menaces terribles sa douleur et sa haine, qu’elle ne pouvait croire qu’il se résignât ainsi.

Son calme était-il sincère? Ne masquait-il pas plutôt une effroyable colère tout près d’éclater?

Lui cependant poursuivait:

– C’est ainsi que la destinée se joue de nous et se raille de nos desseins… Vous souvient-il, Lia, du jour où je vous rencontrai, errant à travers les rues de Paris, votre enfant sur les bras, pâle, exténuée de fatigue et de besoin, désespérée, sans asile et sans pain… Vous n’aperceviez plus d’autre refuge que la mort, m’avez-vous dit depuis. Comment m’imaginer, quand je vous recueillis, que je sauvais du suicide la sœur de mon ennemi le plus cruel, la sœur de l’homme que je poursuivais en vain avec un acharnement furieux.

Sa respiration devenait haletante, et machinalement il passait et repassait la main sur son front, comme s’il eût pu, par ce geste, chasser une pensée qui l’obsédait.

– Tout ne serait pas dit, cependant, si je le voulais bien, continua-t-il avec un mauvais sourire… Le comte est mort, mais je puis encore lui rendre honte pour honte… Il m’a déshonoré, autrefois!.. Qui m’empêche aujourd’hui de flétrir d’un ineffaçable opprobre ce grand nom de Chalusse dont il était si fier!.. Il a séduit ma femme, je puis demain apprendre à tout Paris ce qu’a été, ce qu’est devenue sa sœur!..

Ah! c’était là, oui c’était là ce que redoutait Mme d’Argelès.

Elle se laissa glisser à genoux, et les mains jointes, d’une voix suppliante:

– Grâce!.. balbutia-t-elle, grâce, pardonnez!.. Ayez pitié de moi… N’ai-je donc pas toujours été pour vous une amie fidèle et dévouée. Souvenez-vous de ce passé que vous invoquiez!.. Qui donc vous a aidé à porter l’écrasant fardeau de vos chagrins? Ne vous rappelez-vous donc plus que vous aussi, un jour, vous vouliez mourir!.. Une femme s’est trouvée dont les douces paroles ont écarté de vous l’idée du suicide, et cette femme, c’est moi!..

 

Il la considéra un moment d’un œil attendri!.. de grosses larmes coulaient le long de ses joues…

Puis, tout à coup, il se pencha vers elle, la releva et l’assit dans un fauteuil en s’écriant:

– Eh!.. vous savez bien que je ne ferai pas ce que je dis!.. Ne me connaissez-vous donc pas, sacrebleu!.. N’êtes-vous donc pas sûre de mon affection et que vous êtes sacrée pour moi!..

Il cherchait à se remonter évidemment, et à maîtriser son émotion.

– D’ailleurs, ajouta-t-il, avant de venir ici, j’avais déjà pardonné… C’est stupide, peut-être, pour rien au monde je ne l’avouerais au cercle, mais c’est ainsi. Je me venge, mais d’une certaine façon… Je n’ai qu’à me tenir coi, et la fille du comte de Chalusse et de Mme Trigault est une femme perdue, n’est-ce pas?.. Eh bien! je lui tendrai la main… Que cela soit ou non un ridicule, ajouté à tous ceux dont je suis orné, je m’en moque, j’ai promis!.. Eh!.. morbleu!.. est-ce sa faute, à cette pauvre fille, si son père débauchait les femmes mariées et si sa mère était une coquine! Je me déclare pour elle, moi!..

Mme d’Argelès se dressa, le visage rayonnant d’espérance et de joie.

– Alors, nous sommes peut-être sauvés!.. s’écria-telle. Ah! je savais bien, en vous envoyant chercher, que je ne m’adresserais pas en vain à votre cœur!..

Elle lui prit la main qu’elle voulut porter à ses lèvres; mais il la retira doucement en demandant d’un air étonné:

– Que voulez-vous dire?

– Que je suis cruellement punie de n’avoir pas voulu vous aider à défendre ce malheureux qu’on a déshonoré ici, chez moi, au jeu, l’autre nuit…

– M. Pascal Férailleur?..

– Oui… Il est innocent!.. Le vicomte de Coralth est un misérable!.. C’est lui qui a glissé entre les mains de M. Férailleur les paquets de cartes préparées qui l’ont fait gagner… Et c’est sous la pression du marquis de Valorsay que M. de Coralth a commis cette infamie!..

C’est d’un air stupéfié que le baron examinait Mme d’Argelès…

– Quoi! fit-il, vous saviez et vous avez laissé faire? Vous avez eu le courage de vous taire quand cet honnête homme qu’on égorgeait invoquait votre témoignage!.. Vous avez souffert que ce crime atroce s’accomplît chez vous, sous vos yeux?

– J’ignorais alors jusqu’à l’existence de Mlle Marguerite, j’ignorais que ce jeune homme est aimé de la fille de mon frère, j’ignorais…

Le baron l’interrompit, et d’un accent indigné:

– Ah!.. n’importe!.. s’écria-t-il, c’est une abominable action que vous avez commise!..

Elle baissa la tête, et d’une voix à peine intelligible:

– Étais-je donc libre!.. balbutia-t-elle… J’ai subi une volonté plus forte que la mienne… Que n’avez-vous entendu les menaces de M. de Coralth!.. Il a surpris mon secret, il connaît Wilkie… Je lui appartiens, je suis à sa discrétion… Ne froncez pas ainsi les sourcils, je ne m’excuse pas, j’explique… Ma position est atroce, je n’ai confiance qu’en vous, seul vous pouvez venir à mon secours, écoutez-moi!..

Et rapidement elle lui apprit sa situation vis-à-vis de M. de Coralth, ce qu’elle avait pénétré des projets du marquis de Valorsay, l’effrayante visite de M. Fortunat, ses conseils, ses insinuations, ce qu’elle craignait et enfin la ferme résolution où elle était maintenant d’arracher Mlle Marguerite aux entreprises de ses ennemis.

Le baron s’était assis, et il écoutait haletant, remué par une émotion bien autrement puissante et irrésistible que celle du «bac» le plus corsé.

Les explications de Mme d’Argelès complétant les confidences de Pascal Férailleur et les aveux involontaires du marquis de Valorsay, le baron ne pouvait douter qu’une ténébreuse intrigue ne s’agitât autour des millions du comte de Chalusse…

S’il en avait tout d’abord compris le but, il commençait, croyait-il, à en discerner les moyens…

Il s’expliquait comment et pourquoi Valorsay, ruiné, persistait à vouloir épouser Mlle Marguerite, même sans dot.

– Ce misérable, pensait-il, sait par Coralth que Mme d’Argelès est une Chalusse… Il compte, quand Mlle Marguerite sera sa femme, obliger Mme d’Argelès à accepter la succession de son frère et à la partager avec lui.

Mme d’Argelès, à ce moment même, achevait son récit.

– Et maintenant, ajouta-t-elle, que faire? Quel parti prendre?..

Le baron se caressait le menton, ce qui était un geste familier quand il demandait quelque effort à son intelligence.

– D’abord, répondit-il, nous démasquons Coralth et Valorsay et nous réhabilitons ce brave M. Férailleur. C’est cent mille francs qu’il m’en coûtera très-probablement; mais, ma foi!.. je ne les regretterai pas… Je les perdrais peut-être à un trente et quarante quelconque, l’été prochain, et mieux vaut qu’ils servent à une bonne action qu’à grossir le dividende des actionnaires de mon ami Blanc…

– Malheureusement, M. de Coralth parlera dès qu’il apprendra que j’ai révélé les turpitudes de son passé.

– Soit!.. il parlera.

Mme d’Argelès frissonna.

– Mais alors le nom de Chalusse sera flétri, dit-elle, Wilkie saura qui est sa mère…

– Non!..

– Cependant…

– Ah!.. laissez-moi finir, chère amie… j’ai mon plan, il est simple comme bonjour… Dès ce soir, vous allez écrire à votre correspondant de Londres… M. Patterson, je crois, de mander votre fils en Angleterre, sous un prétexte quelconque… sous le prétexte de lui donner de l’argent, par exemple… Tout naturellement il s’y rendra, on l’y retiendra. Coralth ne courra certes pas après lui, et nous serons tranquilles de ce côté…

– Mon Dieu!.. murmura Mme d’Argelès, comment cette idée ne m’est-elle jamais venue!..

Singulièrement troublé, le baron peu à peu recouvrait son sang-froid…

– Ce qui vous concerne, chère amie, poursuivit-il, est plus simple encore… C’est une comédie à jouer. Que vaut votre mobilier? Une centaine de mille francs, n’est-ce pas… Eh bien! vous allez signer, au nom d’un de mes hommes de paille, pour cent mille francs de traites antidatées… Au jour de l’échéance, lundi, par exemple, on vous présente vos traites… vous ne payez pas. On vous poursuit… vous laissez poursuivre. On vous saisit… vous laissez saisir. Je ne sais si je m’explique bien…

– Oh! très bien!

– Donc vous voilà saisie… Vous ne faites pas opposition, et huit jours après, des affiches superbes apprennent à tout Paris que «par autorité de justice,» on vend rue Drouot, au plus offrant et dernier enchérisseur, le mobilier, la garde-robe, les cachemires, les dentelles et les diamants de Mme Lia d’A… Vous voyez d’ici l’effet, n’est-ce pas?.. Il me semble entendre vos amis et les habitués de votre salon s’abordant sur le boulevard: « – Eh bien!.. très cher, et cette pauvre d’Argelès? – Ah! ne m’en parlez pas!.. – C’est une lessive volontaire, sans doute?.. – Pas du tout, elle est décavée, tout ce qu’il y a de plus décavé… – Tiens, tiens! Cela me fâche… c’était une bonne fille… – Oh! excellente; on s’amusait beaucoup chez elle, seulement, entre nous… – Eh bien?.. – Dame! elle n’était plus de la première jeunesse… Enfin, n’importe, tel que vous me voyez, j’irai à sa vente et je pousserai…» Et en effet, chère amie, vos amis ne manqueront pas de se rendre à l’hôtel Drouot, et vos plus intimes s’abandonneront à leur générosité jusqu’à ce point de mettre une enchère de vingt sous sur quelqu’un des minces bibelots de vos étagères…

Écrasée de honte, Mme d’Argelès baissait la tête.

Jamais en si peu de mots on ne lui avait fait sentir toute l’horreur de sa situation… Jamais on ne lui avait si vivement éclairé l’abîme de honte où elle avait roulé.

Et de qui lui venait cette humiliation suprême?.. Du seul ami qu’elle eût, de celui qui était son unique espoir… du baron Trigault…

Et ce qu’il y avait d’affreux, c’est qu’il ne semblait pas avoir conscience de la cruauté de ses paroles, et qu’il continuait d’un ton d’amère ironie:

– Comme de juste, vous aurez une exposition avant la vente, et vous verrez accourir toutes ces poupées du monde, que les fournisseurs, les couturiers, et les imbéciles appellent des «grandes dames»… Elles viendront estimer ce que vaut la vie d’une femme connue et voir s’il n’y aurait pas quelque bon marché à faire… c’est le chic! Les grandes dames que je dis se parent sans façon des diamants qu’elles achètent à la vente d’une fille… Oh! soyez sans crainte, vos bibelots auront la visite de ma femme et de ma fille, de la vicomtesse de Bois-d’Ardou, de Mme de Rochecote et de ses cinq demoiselles… Puis les journaux s’empareront de l’histoire, ils publieront votre déconfiture et le prix de vos tableaux, et tout sera dit…