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La vie infernale

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Il lui semblait se revoir encore, les pieds demi-nus dans la boue, pleurant de lassitude et demandant à manger… Et alors l’infortunée qui lui donnait la main le prenait entre ses bras et le portait, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, elle fût forcée de le poser de nouveau à terre.

Une image confuse de cette femme, sa mère vraisemblablement, était restée dans sa mémoire.

Elle était, selon son expression, crânement belle, assez grande et très-blonde… Il avait été surtout frappé de sa pâleur et de la profusion de ses beaux cheveux.

Tout autre que lui, abandonné comme il l’était, eût conservé de cet épisode de son enfance une émotion douloureuse. Lui, qui était un esprit fort, en riait.

– Quelle «dèche,» mes chers bons!.. disait-il quand il lui arrivait de raconter cette aventure, quelle «dèche!»

Cette misère cependant n’avait pas duré. Il se souvenait d’avoir été, peu après, installé dans un très-bel appartement. Un homme, assez jeune encore, qu’on appelait M. Jacques, – il avait retenu ce nom, – venait tous les jours et lui apportait des friandises et des jouets.

D’après son estimation, il pouvait avoir quatre ans à cette époque.

Il n’y avait guère plus d’un mois qu’il jouissait de ce bien-être, quand un matin un étranger se présenta qui s’entretint longtemps avec sa mère, ou du moins avec la femme qu’il nommait ainsi. Il ne comprenait rien à ce qu’ils disaient, et cependant il avait peur.

L’événement devait justifier son effroi instinctif. La conversation terminée, sa mère le prit sur ses genoux et se mit à l’embrasser avec une tendresse convulsive. Elle sanglotait, et répétait d’une voix étouffée:

– Pauvre enfant!.. mon Wilkie bien-aimé… Ne plus l’embrasser jamais… jamais!.. Hélas! il le faut… Donnez-moi du courage, mon Dieu!..

Elle avait dit exactement cela, M. Wilkie en était positivement sûr, il lui semblait encore entendre cet adieu désespéré.

Car c’était bien un adieu. On le remit à cet étranger qui l’emporta malgré ses cris et ses efforts pour lui échapper.

– Car je la trouvais mauvaise!.. ne manquait-il jamais d’ajouter, quand il en était là de son récit…

Cet étranger, à qui on le confiait, n’était autre qu’un digne marchand de soupe de Saint-Germain, dont la femme était la meilleure et la plus patiente des créatures… Ce qui n’empêche que dans les premiers temps, il ne cessait de pleurer et de demander sa mère… Peu à peu, il l’oublia…

Il n’était pas malheureux chez ce maître de pension, on le soignait et on le choyait plus que tous les autres élèves. On se gardait bien surtout de le tourmenter pour apprendre quoi que ce fût, et ses journées se passaient à jouer sur la terrasse ou à vagabonder…

Mais cette vie charmante ne pouvait durer éternellement.

Il venait d’avoir dix ans, toujours d’après son calcul, lorsqu’un dimanche, vers la fin d’octobre, il vit arriver un monsieur à physionomie grave, raide, strictement vêtu de noir, étalant de longs favoris roux sur une cravate blanche, lequel lui déclara se nommer M. Patterson, et être chargé par sa famille de le placer dans un lycée pour y continuer son éducation.

Le jeune Wilkie se récria beaucoup et se lamenta. M. Patterson, qui était payé pour remplir un certain mandat, ainsi qu’il le dit, ne l’en conduisit pas moins à Louis-le-Grand, où il fut admis pensionnaire.

Là, pendant des années, il s’ennuya prodigieusement. Ne faisant rien, doué d’une intelligence médiocre, il n’apprit rien.

Tous les dimanches et les jours de fête, à dix heures précises, M. Patterson venait le prendre, le promenait gravement dans Paris ou aux environs, le faisait déjeuner et dîner dans les meilleurs restaurants, lui achetait tout ce dont il avait envie et, à neuf heures sonnant, le reconduisait au lycée.

Pendant les vacances, M. Patterson gardait le lycéen près de lui, ne lui refusant aucune distraction, prévenant ses désirs, mais ne le perdant pas de vue une minute.

Et si Wilkie se révoltait de cette incessante surveillance, M. Patterson avait une façon de répondre: – «J’ai un mandat à remplir,» qui coupait court à toute espèce de discussion.

Ainsi les choses marchèrent, jusqu’au jour où M. Wilkie eut achevé sa philosophie. L’épreuve du baccalauréat lui restait à subir.

Il se présenta à l’examen, et comme de juste fut refusé.

Par bonheur M. Patterson était un homme d’expédients.

Il plaça son élève dans un établissement spécial, et moyennant cinq billets de mille francs, dénicha un pauvre diable qui consentit à risquer trois ans de prison et qui passa l’examen sous le nom et à la place de M. Wilkie.

Maître à ce prix du précieux diplôme qui ouvre toutes les carrières, M. Wilkie espérait qu’on allait garnir amplement ses poches et lui donner la volée… Erreur! M. Patterson le remit aux mains d’un vieux précepteur chargé de lui faire visiter l’Europe et de l’initier à la pratique de la vie et des hommes.

Ce précepteur avait la bourse, force lui fut de le suivre en Allemagne, en Angleterre et en Italie.

Quand il revint à Paris, il avait vingt ans.

Dès le lendemain, M. Patterson le conduisit rue du Helder, à l’appartement qu’il occupait encore, et de son air le plus solennel:

– Vous êtes ici chez vous, M. Wilkie prononça-t-il… Vous êtes en âge de mesurer vos actions, j’espère donc que vous vous conduirez en honnête homme… De ce moment, vous êtes libre… On souhaite que vous fassiez votre droit; à votre place, j’obéirais… Si vous voulez être quelque chose et avoir toujours du pain, travaillez, car vous n’avez rien, je vous en avertis, à attendre de personne… La pension, trop considérable, à mon avis, qu’on vous alloue, peut, je ne vous le cache pas, être supprimée du jour au lendemain… Jusque-là, j’ai ordre de vous remettre, chaque trimestre, 5,000 francs… les voici. Dans trois mois, je vous enverrai pareille somme… Je dis enverrai, parce que mes intérêts m’obligent de retourner en Angleterre et de m’y fixer. Voici mon adresse à Londres, s’il vous survenait quelque embarras sérieux… écrivez-moi. Sur quoi, mon mandat étant rempli… Salut!..

– Eh! va-t-en au diable, vieux serin!.. gronda M. Wilkie en refermant la porte sur M. Patterson… A Chaillot, les gêneurs!..

Voilà tout ce que son excellent cœur lui inspira, en se séparant, peut-être pour toujours, de l’homme qui, pendant dix années, lui avait, en définitive, tenu lieu de famille.

C’est que déjà, à cette époque, M. Wilkie était un garçon très-fort, au moins en théorie, et bien au-dessus des préjugés du commun.

S’il avait été rebelle à toutes les études du lycée, il s’y était instruit de quantité de choses que les professeurs n’enseignent pas.

Quelques «cancres,» ses intimes, dont les parents étaient riches, et qui jouissaient de leur liberté aux jours de sortie, l’avaient initié aux grandes façons et lui avaient appris à discerner ce qui est chic de ce qui ne l’est pas.

Il n’y a pas de circulaire de M. Duruy qui tienne, on retrouvera toujours au fond des lycées, à Paris surtout, comme un reflet des mœurs du temps. Le portier peut surveiller la contrebande du tabac et des liqueurs, il ne saurait arrêter à l’entrée les idées bêtes et malsaines que certains élèves rapportent du dehors.

Que les «crevés» actuels se rassurent, les successeurs ne leur manqueront pas.

Des sages conseils de M. Patterson, rien ne resta dans l’esprit de M. Wilkie. Ils lui entrèrent, comme on dit familièrement, par une oreille et sortirent par l’autre.

Un seul fait, pour lui, se dégagea de ce dernier entretien, c’est qu’il était son maître désormais et qu’il avait une fortune… quel rêve!.. C’est-à-dire, non, c’était bien une réalité, il y avait là sur la table, pour l’attester, cinq mille francs en beaux louis, vivants, frétillants, grouillants…

S’il eût pris la peine de visiter attentivement cet appartement devenu tout à coup le sien, M. Wilkie eût peut-être reconnu qu’il avait été arrangé avec amour.

Tout y était neuf et cependant tout avait l’empreinte de la vie. Ce n’était pas le froid et morne logis meublé sur commande, bien ou mal selon le prix, par un tapissier.

Les moindres détails trahissaient une main amie, la délicatesse d’une femme, la tendresse prévoyante d’une mère.

Aucune des petites superfluités qui peut flatter un jeune homme n’avait été oubliée. Il y avait des londrès choisis dans une boîte de bois des îles, sur la table et sur la cheminée un pot plein de tabac.

Mais M. Wilkie avait bien le temps de remarquer cela, vraiment!

Il se hâta de couler 500 francs dans son gousset, serra le surplus de ses richesses dans un tiroir et s’élança dehors d’un air aussi fier que si Paris lui eût appartenu ou qu’il eût eu de quoi l’acheter.

C’est qu’il lui fallait quelqu’un pour fêter sa délivrance, et il courait à la recherche de quelqu’un de ses camarades de Louis-le-Grand.

Il en trouva deux. L’un qui était en train de mal tourner, l’autre qui, depuis dix-huit mois qu’ils s’étaient perdus de vue, avait gaspillé le modeste capital qui constituait tout son avoir, une quarantaine de mille francs.

Quoiqu’il en coûtât extraordinairement à son amour-propre, M. Wilkie dut avouer à ses anciens camarades, qu’il jouissait de sa liberté pour la première fois et qu’il en était quelque peu embarrassé.

Eux naturellement, qui avaient le pied marin, à ce qu’ils affirmaient, lui jurèrent qu’ils l’auraient vite mis au fait de la seule vie que puisse mener à Paris un garçon intelligent. Et pour le lui prouver, ils acceptèrent le dîner qu’il s’était empressé de leur offrir.

Ce fut un dîner remarquable. D’autres amis vinrent, on fit au dessert un petit bac de santé, et dans la nuit on dansa…

Et au petit jour, ayant payé son apprentissage au baccarat, M. Wilkie se trouva sans un sou en poche, en face d’une addition de quatre cents et quelques francs qu’il dut courir chercher chez lui sous l’escorte d’un garçon de restaurant.

 

Cette première épreuve eût dû le dégoûter ou tout au moins lui donner à réfléchir… mais non. Dans ce milieu de crevés besogneux et de… demoiselles plâtrées, il s’était senti dans son élément. Il se jura qu’il y resterait et que même il s’y créerait une réputation et une influence.

C’était plus aisé à concevoir qu’à exécuter.

Il s’en aperçut bien, lorsqu’à la fin du mois il compta ce qu’il avait encore des cinq mille francs qu’on lui avait donnés pour un trimestre… Il lui restait quinze louis et quelque menue monnaie.

C’est que vingt mille francs par an, c’est selon qu’on arrange sa vie, la fortune ou la misère.

Vingt mille francs par an donnent environ trois louis par jour… Or, qu’est-ce que trois louis, pour un aimable viveur qui prétend déjeuner et dîner dans les meilleurs restaurants et se faire habiller par les tailleurs illustres qui ne coupent pas un pantalon à moins de cent francs…

Qu’est-ce que trois louis par jour pour un imbécile, qui loue des loges aux premières représentations, qui joue, qui soupe, qui promène des demoiselles à cheveux jaunes et qui commandite un cheval de courses…

Mesurant son budget et son ambition, M. Wilkie reconnut que jamais il ne nouerait les deux bouts.

– Comment donc font les autres? se demanda-t-il.

Question grave?.. Tous les soirs, entre la chaussée-d’Antin et le faubourg Montmartre, mille messieurs se promènent, étincelants de chic, le londrès à la bouche, une fleur à la boutonnière, que tout le monde connaît, qui connaissent tout le monde, et dont l’existence est un insoluble problème.

Comment vivent-ils, et de quoi? Ils n’ont pas de patrimoine, on le sait; ils ne font rien, on le voit, et cependant nulle dépense ne les étonne, ils raillent agréablement le travail et bernent l’économie… De quels filons malpropres tirent-ils leur argent? de quelles industries ténébreuses sont-ils les chevaliers?

M. Wilkie n’en chercha pas si long.

– On veut que je crève de faim, se dit-il. Ah! mais non!.. Ce n’est pas à moi qu’on la fait, celle-là! Il faudra voir…

Et pour voir, en effet, il écrivit à M. Patterson.

Le grave Anglais, par le retour du courrier, envoya mille francs… une goutte d’eau. M. Wilkie devant déjà plus que cela, fut indigné.

– Ah!.. il me fait poser, pensa-t-il… Eh bien, je vais lui monter une bonne scie, et nous allons rire…

Et il écrivit de nouveau.

La réponse, cette fois, se fit attendre assez longtemps… Elle vint, cependant. M. Patterson envoyait deux mille francs et une interminable épître où les remontrances n’étaient pas épargnées.

L’intéressant jeune homme jeta l’épître au feu, et s’en alla tout droit retenir une voiture au mois et un domestique.

De ce jour, sa vie se passa à demander et à attendre de l’argent… Petit à petit, il se perfectionnait et il épuisait successivement tous les prétextes qui attendrissent les familles et trouvent le secret des coffres-forts les plus compliqués… Il était malade, il avait perdu au jeu sur parole, il avait imprudemment obligé un ami peu scrupuleux, il était sur le point d’être saisi…

Et selon que les réponses étaient ou non favorables, il se montrait humble ou impertinent, si bien que ses amis, rien qu’à la façon dont il portait sa moustache, savaient à quoi s’en tenir sur l’état de sa bourse…

L’expérience lui venait, cependant. Additionnant toutes les sommes qu’il avait reçues, il ne laissait pas que d’être un peu effrayé du total et il se disait que pour lui donner tant d’argent sa famille devait être bien riche…

De cette réflexion lui vint l’idée d’exploiter, pour éblouir ses amis, le mystère de sa naissance et de ses premières années…

La crédulité des autres aidant, il finit par se persuader, à force de le dire, qu’il était le fils d’un grand seigneur anglais, membre de la chambre haute, et vingt fois millionnaire…

Et il était à moitié de bonne foi quand il affirmait à ses créanciers que son père, le lord, devait arriver d’un jour à l’autre pour payer toutes ses dettes…

Malheureusement, ce ne fut pas son père qui arriva, mais une lettre du digne M. Patterson, ainsi conçue:

«On m’avait confié pour vos besoins imprévus, cher monsieur, une somme considérable. Sur vos sollicitations réitérées, je vous l’ai adressée intégralement, il ne me reste plus un centime à vous… dès lors mon mandat est rempli.

«Évitez-vous la peine et le port de nouvelles demandes, elles resteraient sans réponse. Vous ne recevrez plus un penny au-delà de votre pension, trop considérable déjà, à mon avis, pour un homme de votre âge…»

Cette lettre fut pour M. Wilkie comme un coup de bâton sur la tête.

Que faire? Il savait bien que M. Patterson ne revenait jamais sur une décision prise… Il lui écrivit cependant trois ou quatre lettres éplorées… en vain…

Et jamais ses besoins d’argent n’avaient été si pressants… Ses créanciers s’agitaient, le papier timbré commençait à pleuvoir chez son concierge, l’échéance de son trimestre était encore éloignée, et par le Mont-de-Piété seul il se procurait encore quelque argent de poche…

Il se voyait perdu, réduit à congédier sa voiture, à vendre son tiers de Pompier de Nanterre, déchu dans l’estime de ses spirituels amis.

Son désespoir, enfin, était sans bornes, quand un matin son domestique l’éveilla en lui disant que M. le vicomte de Coralth était là, dans le petit salon, et désirait lui parler pour une affaire très-urgente.

Tirer M. Wilkie du lit, c’était le diable à confesser, ordinairement… Mais le nom que prononçait son domestique avait sur lui un pouvoir qui tenait du prodige.

D’un bond, il fut à terre, et, tout en s’habillant à la hâte:

– Ce cher vicomte, chez moi, à cette heure-ci, murmura-t-il, c’est épatant!.. Aurait-il un duel, par hasard, et viendrait-il me demander d’être son témoin?.. Bonne affaire!.. Cela me poserait un peu bien… Pour sûr, il y a quelque chose…

Deviner cela n’était point de sa part une preuve extraordinaire de perspicacité. Ne se couchant jamais avant deux ou trois heures du matin, M. de Coralth se levait toujours très-tard. Si donc il montrait son coupé bleu dans les rues avant neuf heures du matin – un vrai crime de lèse-chic – c’est qu’il devait y être forcé par des raisons majeures.

Ses raisons étaient graves, en effet.

Depuis plusieurs mois qu’il avait pénétré une partie des secrets de Mme d’Argelès, le brillant vicomte ne les avait communiqués à personne.

Ce n’était pas, assurément, par délicatesse qu’il s’était tu, mais parce qu’il n’avait aucun intérêt à parler.

La mort soudaine de M. de Chalusse changea brusquement la situation.

C’est le lendemain soir de la catastrophe qu’il l’apprit, à son cercle, et l’émotion qu’il en ressentit fut telle qu’il refusa de se mêler à une partie de baccarat qui commençait.

– Diable!.. se dit-il, réfléchissons un peu… Voilà la d’Argelès héritière… Se présentera-t-elle pour recueillir les millions? Du caractère dont je la connais, c’est peu probable, la question d’identité l’arrêtera… Quant à aller trouver Wilkie et à lui avouer qu’elle, la d’Argelès, elle est une demoiselle de Chalusse et qu’il est son fils naturel… jamais de la vie. Elle renoncera aux millions pour elle et pour lui, plutôt que de s’y résoudre… Elle est antique, cette femme-là!

Et sur ce, il s’était mis à chercher quel parti tirer de ce qu’il savait.

C’est que M. de Coralth, comme tous les gens dont le présent repose sur une fiction plus ou moins inavouable, avait grand peur de l’avenir… Pour l’instant il avait l’art de se procurer les trente ou quarante mille francs indispensables à son luxe, mais il n’avait pas un rouge liard de côté, et du jour au lendemain le filon qu’il exploitait pouvait tarir…

Que fallait-il pour le précipiter du faîte de ses fausses splendeurs sur le pavé ou plutôt dans la boue?.. Un hasard, une indiscrétion, une maladresse. La sueur perlait à la racine de ses cheveux, quand cette idée le poignait, qu’il n’était qu’un acteur, que la moindre défaillance pouvait perdre. C’est avec passion qu’il souhaitait une situation plus solide, un petit capital qui lui assurât du pain jusqu’à la fin de ses jours et qui éloignât de lui le fantôme de la misère.

Et ce fut cet âpre désir qui lui inspira précisément le plan de M. Fortunat.

– Pourquoi ne préviendrais-je pas Wilkie, se dit-il. Si je lui donne une fortune, ce crétin me devra bien une récompense honnête…

A hasarder cette démarche, il risquait l’inimitié et la vengeance de Mme d’Argelès, et c’était grave… S’il savait d’elle beaucoup de choses, elle connaissait tout de lui… Pour qu’il fût honteusement chassé de partout, elle n’avait qu’à le vouloir.

Cependant, pesant les avantages et les périls, il se décida à agir, persuadé d’un autre côté qu’en s’y prenant bien, Mme d’Argelès ignorerait toujours sa trahison…

Et s’il se trouvait si matin dans le petit salon de M. Wilkie, c’est qu’il craignait de n’être pas le seul à savoir la vérité, et qu’il tremblait d’être prévenu.

– Vous, ici, mon excellent bon! dès l’aurore!.. Qu’arrive-t-il?

Ainsi s’exprima M. Wilkie en entrant tout effaré dans le petit salon.

– A moi? rien, répondit le vicomte, c’est pour vous que je me suis dérangé.

– Allons donc!.. Vous m’effrayez.

– Oh!.. rassurez-vous, je n’ai rien à vous dire que d’agréable.

Et d’un ton léger qui dissimulait fort bien son émotion:

– Je suis venu, mon cher Wilkie, prononça-t-il, pour vous demander ce que vous donneriez bien à l’homme qui vous mettrait en possession de plusieurs millions.

En dix secondes, le visage de M. Wilkie passa deux ou trois fois alternativement du blanc au pourpre, et c’est d’une voix altérée qu’il répondit:

– Très-bonne, celle-là!.. je la trouve bien bonne!.. J’en rirai plusieurs jours, excepté pendant les repas…

Il essayait de railler, mais il était bouleversé… Il s’était bercé de tant de chimères que rien ne devait plus lui paraître invraisemblable.

– De ma vie je n’ai parlé plus sérieusement, insista le vicomte.

L’autre ne répondit pas tout d’abord… Ses regards effarés disaient quel combat se livrait en lui, entre des espérances décevantes et la crainte d’être dupe de quelque mauvaise plaisanterie…

– Voyons, cher, dit-il enfin, voulez-vous me faire poser?.. Ce ne serait pas gentil… Un débiteur, c’est sacré, et je vous dois 25 louis… Ce n’est pas le moment de me parler de millions, allez… Ma famille m’a coupé les vivres, mes créanciers me la font au papier timbré… enfin, ça ne boulotte pas…

M. de Coralth l’arrêta, et d’un air solennel:

– Sur l’honneur, prononça-t-il, je ne plaisante pas… Que donneriez-vous à l’homme qui vous…

– Eh!.. je lui donnerais la moitié de ce qu’il me ferait avoir…

– C’est trop.

– Non, non!..

Il était de bonne foi, très-certainement. Que ne promet-on pas, dans la sincérité de son âme, au mortel généreux qui promet de l’argent quand on n’en a pas, quand on en veut, quand il en faut… Alors aucune commission ne paraît exorbitante… C’est plus tard, l’échéance venue, au moment de payer, qu’on suppute le taux de l’intérêt…

– Si je vous déclare que la moitié est trop, c’est que c’est vrai… Et mieux que personne j’en puis être juge, puisque l’homme qui peut vous mettre en possession d’une fortune énorme… c’est moi!

M. Wilkie recula d’un pas, abasourdi, hébété de surprise.

– Cela vous étonne!.. fit le vicomte, et pourquoi, s’il vous plaît? Serait-ce parce que j’exige une commission?..

– Oh!.. pas du tout.

– Ce n’est peut-être pas très… gentilhomme, mais c’est pratique. Je suis dans le mouvement, moi; les affaires sont des affaires. Passé midi, au restaurant, au cercle, chez les petites dames, je suis tout ce qu’il y a de plus vicomte et grand seigneur; les questions d’argent me donnent des nausées, pouah!.. je suis insouciant, facile à la poche, obligeant pour mes amis… Mais dans la matinée, je suis tout simplement le sieur Coralth, un bourgeois qui ne paye pas ses fournisseurs avec des noyaux de pêche et qui surveille sa fortune parce qu’il n’a pas envie de faire le plongeon et de terminer sa brillante carrière simple soldat dans une légion étrangère quelconque…

M. Wilkie ne le laissa pas continuer… il croyait, et sa joie débordait, folle, délirante.

– Assez, interrompit-il, assez! Une difficulté entre nous, jamais! C’est à la vie et à la mort, vicomte… vous m’entendez… Combien vous faut-il? Voulez-vous tout?

Mais le vicomte restait de glace.

– Il ne m’appartient pas, répondit-il, de fixer moi-même l’indemnité qui m’est due. Je consulterai un homme du métier… Et je vous fixerai sur ce point après-demain, en vous exposant l’affaire.

 

– Après-demain! Vous me laisserez quarante-huit heures le bec dans l’eau…

– Il le faut… J’ai à me procurer encore quelques renseignements… Si je suis accouru, si j’ai parlé avant de pouvoir tout dire, c’est que je tenais à vous mettre en garde… Il se peut que quelque écornifleur vous vienne faire des propositions… défiez-vous. Il est de ces gaillards qui si on leur laisse mettre le nez dans une succession l’ont bientôt dévorée.

– Il s’agit donc d’une succession?

– Oui… Ainsi, ne traitez avec personne.

– Oh! soyez tranquille…

– Je le serais bien davantage si j’avais une lettre de vous.

Sans mot dire, M. Wilkie se précipita à une table et rédigea un petit traité par lequel il s’engageait à compter à M. Fernand de Coralth la moitié de l’héritage dont le susdit lui indiquerait l’existence…

Cet engagement, M. de Coralth le lut, et l’ayant glissé dans sa poche:

– Eh bien!.. à lundi, dit-il en prenant son chapeau.

Mais déjà l’étourdissement de M. Wilkie se dissipait, et ses défiances revenaient.

– A lundi, soit… fit-il; mais jurez-moi que vous ne vous moquez pas de moi…

– Comment!.. vous doutez encore!.. Quelle preuve vous faut-il donc?..

M. Wilkie se recueillit un moment, puis tout à coup une triomphante inspiration illuminant sa cervelle:

– Si vous dites vrai, cher, dit-il, je serai riche avant peu… Mais en attendant la vie est dure. Pas le sou!.. Et ce n’est pas drôle, allez… J’ai un cheval qui court demain, Pompier de Nanterre, vous le connaissez bien. Il a énormément de chances… De sorte que si cinquante louis ne vous gênaient pas…

– Comment donc, interrompit cordialement le vicomte, bien à votre service…

Et tirant de sa poche un ravissant petit calepin, il en sortit, non pas un, mais deux billets de mille francs qu’il remit à M. Wilkie en lui disant:

– Monsieur me croit-il maintenant?.. Oui, n’est-ce pas… Alors, à bientôt!..

Ce n’était pas pour son plaisir, on peut le croire, ni par caprice, que M. de Coralth remettait au surlendemain ses confidences.

Il savait son Wilkie sur le bout du doigt et sentait tout ce qu’il y avait de périlleux à laisser cet intelligent jeune homme errer par la ville avec la moitié d’un secret de cette importance.

Différer, c’est presque toujours fournir au hasard des armes contre soi.

Mais agir autrement lui avait paru impossible…

S’il s’était hâté de faire signer un engagement à M. Wilkie, c’est que sans connaître M. Fortunat, il connaissait l’industrie des dénicheur d’héritages, et qu’il craignait d’être devancé par quelque habile limier…

S’il avait remis au lundi à dire son dernier mot, c’est qu’il n’avait pu rejoindre le marquis de Valorsay depuis qu’il savait la mort du comte de Chalusse et qu’il n’osait rien conclure de définitif sans le consulter…

Car telle était la situation que lui faisait son passé, qu’il était, entre les mains du marquis comme un œuf entre celles d’un fort de la halle… Au moindre soupçon de trahison M. de Valorsay fermait la main, et lui, Coralth, il était écrasé…

C’est donc chez ce redoutable associé qu’il se rendit en sortant de chez M. Wilkie, et tout d’une haleine il lui conta ce qu’il savait, et les projets qu’il avait conçus…

Grande dut être la stupeur du marquis en apprenant que la d’Argelès était une demoiselle de Chalusse, mais il sut rester impassible. Il écouta sans interrompre, et lorsque le vicomte eut achevé:

– Pourquoi, demanda-t-il, avoir attendu si tard pour me dire tout cela?

– Jusqu’ici, cela ne vous intéressait en rien, ce me semble!..

Le marquis l’enveloppa d’un regard perspicace, et d’une voix très-calme:

– En d’autres termes, prononça-t-il, vous vous étiez jusqu’ici demandé quel serait pour vous le plus avantageux d’être avec ou contre moi…

– Oh!.. pouvez-vous croire…

– Je ne crois pas, je suis sûr… Tant que j’ai été pour vous un solide appui, vous m’étiez dévoué… je chancelle, vous êtes prêt à me trahir.

– Pardon! la démarche que je fais…

– Eh! pouviez-vous ne pas la faire? interrompit vivement M. de Valorsay.

Puis, haussant les épaules:

– Notez, ajouta-t-il, que je ne vous adresse pas le moindre reproche. Seulement, retenez bien ceci, ou nous surnagerons ou nous périrons ensemble.

A la flamme qui passa devant les yeux de M. de Coralth, le marquis dut comprendre tout ce qu’il y avait de haines et de révoltes dans le cœur de son associé.

Il ne s’en inquiéta pas, et c’est du même ton glacial qu’il poursuivit:

– Du reste, vos projets, loin de contrarier mes desseins, les servent… Oui, il faut que la d’Argelès réclame l’héritage du comte de Chalusse… Si elle hésitait, son fils lui forcerait la main, n’est-ce pas?

– Oh!.. soyez-en sûr.

– Et quand il sera riche, garderez-vous sur lui une certaine influence?

– Pauvre garçon! Riche ou pauvre, je le pétrirai toujours comme une cire molle.

– Alors, très-bien! Marguerite m’échappait, je vais la ressaisir… J’ai une idée!.. Ah! les Fondège prétendent jouer au plus fin avec moi! Nous verrons bien…

Le vicomte l’observait sournoisement; il s’en aperçut, et d’un ton de brusque cordialité:

– Excusez-moi de ne point vous retenir à déjeuner, dit-il, mais il faut que je sorte… le baron Trigault m’attend chez lui. Allons, sans rancune, au revoir… et surtout tenez-moi au courant…

Entré un peu inquiet chez le marquis de Valorsay, M. de Coralth en sortit frémissant de colère.

– Comme il y va, grondait-il. Nous surnagerons ou nous sombrerons ensemble!.. Merci de la préférence… Est-ce ma faute, à moi, s’il a dévoré sa fortune, cet imbécile!.. Ah!.. je commence à en avoir plein le dos de ses menaces et de ses grands airs!..

Cependant, son irritation n’était pas si grande qu’il en oubliât ses intérêts sérieux. Il avait encore à s’informer de la validité de l’acte qu’il se proposait de faire signer à M. Wilkie.

L’homme d’affaires qu’il consulta lui répondit qu’un traité dans des conditions raisonnables serait très-probablement admis par un tribunal en cas de contestation, et il lui rédigea un petit projet qui dans son genre était un chef-d’œuvre…

Il n’était pas midi et le vicomte était libre d’agir! C’est alors qu’il regretta amèrement le délai qu’il avait demandé…

– Il faut que je retrouve Wilkie, se dit-il.

Mais il ne le retrouva que le soir, au café Riche, et en quel état!.. La tête montée par les deux bouteilles de vin qu’il avait bues à son dîner et énumérant à haute voix les fantaisies qu’il se passerait quand il aurait des millions…

– Quelle brute!.. pensa M. de Coralth furieux… Si je le lâche, qui sait les sottises qu’il dira ou fera… Allons, il n’y a pas à balancer, il faut le suivre…

Et il le suivit en effet chez Brébant, et il s’y ennuyait prodigieusement lorsque M. Wilkie eut la fâcheuse idée de faire monter Victor Chupin.

La scène qui eut lieu alors était de nature à émouvoir extraordinairement le vicomte.

Qui pouvait être ce jeune garçon qu’il ne se rappelait pas avoir jamais vu et qui le connaissait, qui savait son passé, qui lui avait jeté à la face comme la plus sanglante injure le prénom de Paul?

Assurément, il y avait là de quoi le faire trembler. Comment ce jeune garçon s’était-il trouvé là si à point pour ramasser le chapeau de M. Wilkie?.. Était-ce par hasard? Non, il ne le croyait pas… Alors, quoi?.. Il «filait» donc, il épiait donc quelqu’un?.. Oui, très-probablement… Qui?.. Lui, Coralth, sans aucun doute…

A traverser la vie comme il la traversait, on sème des ennemis à chaque pas; il s’en savait une collection imposante, et n’avait, pour les tenir en respect, que sa prodigieuse impudence et sa réputation de spadassin.

N’était-il pas tout simple qu’on lui tendît quelque piége?.. C’était miracle qu’on ne lui en eût pas déjà tendu.

Les dangers qu’il entrevoyait étaient si terribles qu’il faillit renoncer à ses desseins sur Mme d’Argelès… Risquer de se faire une ennemie de cette femme, n’était-ce pas trop d’audace?

Toute sa journée du dimanche se consuma en hésitations. Se dégager était bien simple. Il débiterait quelque conte bleu à M. Wilkie et tout serait dit.