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La dégringolade

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Déjà le nouveau colonel connaissait les raisons qui avaient fait hâter son départ. Il les avait apprises en mettant le pied sur les quais d'Alger.

Notre colonie était en feu.

Partout, en Algérie et dans le Maroc, on prêchait la guerre sainte et on soulevait les populations. Une formidable expédition s'organisait dans le but de rejeter les Français à la mer et de rétablir les gloires et la puissance de l'islamisme.

Le fils de l'empereur du Maroc était le chef de cette croisade.

Il campait sur les bords de l'Isly, occupant avec ses troupes un espace de plus de deux lieues. Chaque jour des contingents nouveaux ajoutaient à ses forces et à son orgueil.

Et il se croyait si sûr de la victoire, que déjà il avait choisi parmi ses chefs ceux qui commanderaient en son nom à Tlemcen, à Oran et à Mascara.

Seulement il comptait sans le héros «à la casquette», le maréchal, ou plutôt, comme on disait alors, «le père Bugeaud».

Reconnaissant le danger de rester plus longtemps sur la défensive, sentant bien que notre inaction exaltait les espérances et le fanatisme des tribus, le maréchal venait de se décider à attaquer.

Ayant rallié la division Bedeau, il se hâtait de réunir tout ce qu'il avait de troupes à sa portée.

Si bien que le colonel Delorge n'était pas à Oran depuis tout à fait quarante-huit heures, lorsqu'il reçut du «père Bugeaud» l'ordre de lui amener sur-le-champ son régiment.

C'est à quatre heures du soir que cet ordre lui arriva, et il dut se hâter de rentrer chez lui pour prendre ses dernières dispositions.

Intérieurement, il se félicitait d'être arrivé à temps pour marcher à l'ennemi, ce qui n'empêche que le cœur lui battait un peu, au moment d'annoncer à sa jeune femme cette grave nouvelle.

– Le régiment part à minuit! lui dit-il de l'air le plus gai qu'il put prendre.

Il s'attendait à une émotion terrible, à des larmes, à une scène déchirante, peut-être… Point.

Elle pâlit, ses beaux yeux se voilèrent, mais c'est d'un ton ferme qu'elle répondit simplement:

– C'est bien.

Et tout aussitôt, sans réflexions vaines, sans inutiles questions, elle se mit à s'occuper de ce que son mari emporterait, veillant autant qu'il était en elle à ce qu'il ne manquât de rien, quoi qu'il pût arriver, lui préparant de la charpie et des bandes, et tout ce qu'il faut pour un pansement provisoire sur le champ de bataille.

Plus ému de ce sang-froid qu'il ne l'eût été par des larmes, il s'efforçait de la rassurer.

– Bast! lui disait-il, est-ce que j'aurai besoin de tout cela! Laisse donc faire Krauss, c'est un vieil Africain, qui connaît son affaire…

Les vingt mille habitants d'Oran étaient sur pied cette nuit-là, et une immense acclamation salua le régiment lorsqu'il sortit de la ville, étendard déployé et trompettes sonnant.

Mme Delorge avait été stoïque…

Dominant l'émotion terrible qui l'écrasait, c'est avec un bon sourire aux lèvres qu'elle embrassa son mari, qui avait déjà le pied à l'étrier.

Sa voix d'un timbre si pur ne trembla pas, lorsqu'elle dit à son fils:

– Embrasse ton père et dis-lui: Au revoir!

– Au revoir, papa! bégaya l'enfant…

Il est vrai que, rentrée chez elle, elle s'évanouit…

– Sois sans crainte, lui avait dit Pierre Delorge, avant la fin du mois nous serons de retour, ayant ôté pour longtemps aux Arabes l'envie de recommencer.

Pour cette fois, il devait avoir raison, car, à huit jours de là, le «père Bugeaud» gagnait, avec dix mille hommes contre trente mille, la bataille d'Isly.

Lancé avec ses quatre escadrons de guerre contre une masse de dix ou douze mille cavaliers marocains, le colonel Delorge n'avait pas peu contribué au succès de la journée.

Un instant, son régiment avait disparu, comme englouti au milieu du plus effroyable tourbillon.

Mais commandés par un tel chef, les soldats français sont tous des héros. Les siens se battirent en désespérés, laissant le temps aux spahis de Jussuf et aux fantassins de Bedeau de se reformer et de venir les dégager.

Lui-même devait en être quitte à assez bon marché.

– A très bon marché même, affirmait Krauss, pour un homme qui étrenne ses épaulettes d'une pareille façon!

Lancé au plus épais de la mêlée, le colonel Delorge avait eu deux chevaux tués sous lui. Ses habits n'étaient plus qu'une loque, tant ils avaient été hachés littéralement de coups de yatagan. Mais il n'avait reçu qu'une blessure au bras droit.

– Va! j'étais bien sûre que tu me reviendrais, lui dit sa femme, lorsque le régiment rentra à Oran… Est-ce que si tu avais été tué là-bas, je ne l'aurais pas senti, moi, ici!..

Cependant sa blessure, que plusieurs jours de fatigue et de chaleurs excessives avaient envenimée, fut longue à guérir…

Et encore lui laissa-t-elle pour toujours une roideur gênante dans le bras, lui rendant difficiles certains mouvements, comme celui de mettre le sabre en main, qui exige un renversement du coude et une torsion du poignet.

En revanche, il fut une fois de plus porté à l'ordre du jour de l'armée, et investi d'un grand commandement, où éclatèrent ses rares aptitudes et ses qualités d'organisateur.

C'est en parlant de lui que le ministre de la guerre disait, en 1847, à la Chambre des députés: «Avec des officiers de cette trempe, je répondrais de la colonisation parfaite de l'Algérie en dix ans!»

Sa réputation de soldat et d'administrateur n'avait donc plus rien à gagner, lorsque arriva la révolution de 1848… S'il s'en préoccupa, ce fut pour bénir la destinée, qui l'éloignait de Paris en une année où la guerre civile y fit couler des flots de sang.

Mais il ne s'en préoccupa guère, distrait par un souci meilleur.

Sa femme venait de lui donner une fille qui reçut le nom de Pauline.

Alors Mme Delorge n'avait plus aucune de ces vagues appréhensions des premiers mois de son mariage… Accoutumée à son bonheur, elle s'y endormait en sécurité profonde, entre son mari et ses enfants.

Pauvre femme!.. Le malheur est un créancier impitoyable qui vient toujours… Il venait.

III

On arrivait à la fin de mars 1849, le prince Louis-Napoléon Bonaparte était président de la République française, lorsque les cercles militaires d'Oran commencèrent à se préoccuper de trois «pékins» arrivés depuis peu de France, et descendus à l'Hôtel de la Paix.

L'un était un homme jeune encore, et d'un extérieur «avantageux», portant toute sa barbe, et qui se faisait appeler M. le vicomte de Maumussy.

L'autre était plus âgé. Déjà ses moustaches, fort longues et outrageusement cirées, grisonnaient. Attitude, démarche, coupe de vêtements, tout en lui trahissait, ou plutôt affectait cet on ne sait quoi qui distingue les officiers en bourgeois. Il était inscrit à l'hôtel sous le nom de Victor de Combelaine.

Ces deux messieurs étaient décorés.

Le troisième, plus humble, était aussi plus indéchiffrable.

Il était gros et court, fort rouge, très chauve, et d'une vulgarité que rehaussaient encore les énormes chaînes de montre qui battaient sa bedaine et les bagues qui cerclaient ses doigts noueux.

Les autres l'appelaient, encore qu'il ne parût pas très âgé, le père Coutanceau.

Tous trois venaient en Afrique, disaient-ils partout, à tout propos et très haut, pour obtenir des concessions et faire de l'agriculture en grand.

C'était fort possible, après tout.

Seulement, leurs agissements démentaient leurs assertions.

Ce n'était pas des colons qu'ils recherchaient, ni des fermiers, mais presque exclusivement des militaires.

Souvent, à la nuit tombante, on voyait se glisser chez eux, et non sans précautions pour n'être point vus, des officiers des districts cantonnés au loin, à Mers-el-Kébir, à Arzew, à Sidi-bel-Abbès.

De leur côté, ils étaient toujours par voies et par chemins, tantôt à pied et tantôt en voiture, visitant les postes militaires, et parfois demeurant des deux et trois jours à Mostaganem ou à Mascara.

L'argent ne paraissait pas leur manquer.

Les poches de M. Coutanceau, des poches immenses, où il avait toujours les mains plongées jusqu'au coude, sonnaient comme un clocher de village.

Et ils faisaient grande chère, prenant leurs repas à part et ne ménageant ni le vin de Bordeaux des grands crus, ni le vin de Champagne.

– Positivement, ces gaillards-là nous inquiètent, disait un soir à sa femme le colonel Delorge. On dirait des agents de recrutement. Mais qui viendraient-ils recruter dans la colonie? Pour qui? pour quoi?

– Que ne vous mettez-vous en quête de renseignements! répondait simplement Mme Delorge.

On s'enquit, et on en obtint d'un sous-intendant, qui avait été longtemps employé au ministère des finances, et qui savait son Paris sur le bout du doigt.

M. le vicomte de Maumussy s'appelait de son vrai nom Chingrot, et il eût été bien habile celui qui eût su dire où se trouvait sa vicomté.

C'était un de ces viveurs de troisième ordre qui font cortège aux fils de famille en train de dévorer leur légitime, et qui sans un sou vaillant affichent tous les dehors du luxe, jouent gros jeu et roulent voiture.

L'enlèvement d'une pauvre jeune femme qu'il avait ensuite ruinée, un duel heureux et une nuit de veine au baccarat avaient marqué l'apogée de l'honorable carrière de M. Chingrot de Maumussy.

Depuis, il n'avait fait que déchoir. Il se noyait, selon l'expression consacrée, buvant une gorgée plus amère et coulant plus profondément à chacune de ses tentatives pour remonter à la surface.

Et Dieu sait s'il en avait risqué de ces tentatives, en finances, en industrie, en journalisme et en politique!..

Car il était dévoré d'ambitions, de convoitises et de rancunes, et se croyait apte à tout.

Et, de fait, il ne manquait ni d'intelligence, ni d'esprit, ni de savoir-faire. Causeur facile et agréable, il était rompu à toutes les intrigues et avait cette imperturbable audace de l'homme qui n'a plus rien à perdre.

 

Accusé d'un bonheur trop constant au jeu, perdu de dettes, traqué par des créanciers qui le menaçaient non plus de Clichy mais de la police correctionnelle, exclu de tous les cercles, exécuté en dernier lieu à la Bourse, où il carottait des différences, M. Chingrot de Maumussy avait fait un plongeon définitif et disparu du boulevard lors des journées de février 1848.

Non moins mouvementée devait avoir été l'existence de son compagnon, M. Victor de Combelaine, dans une sphère inférieure, toutefois.

Et il faut dire: devait, au conditionnel, parce que nul ne savait rien au juste des parents, ni même du pays de cet honorable… gentilhomme.

D'aucuns soutenaient que nulle part jamais n'exista un M. de Combelaine père. Sa mère était, assurait-on, une noble demoiselle hongroise, que la sensibilité de son cœur avait perdue.

Le positif, c'est que le Combelaine avait été militaire.

Des gens l'avaient connu lorsqu'il venait de s'engager dans un régiment de hussards, et les fournisseurs de toutes les villes où il avait tenu garnison gardaient de lui de cuisants souvenirs et des liasses de billets protestés.

En dépit de tout, et si piètre serviteur qu'il pût être, il avait dû à de mystérieuses influences un avancement scandaleusement rapide.

Il était capitaine, et se plaignait de moisir en ce grade, quand, à la suite d'une aventure dont le secret fut bien gardé, il essaya de se suicider.

S'étant manqué, il reprit goût à la vie, mais il donna sa démission, volontairement, prétendaient les uns; parce qu'il ne pouvait faire autrement, assuraient les autres.

Comment vivre, cependant? Il s'improvisa voyageur en parfumerie. Une querelle avec son patron l'ayant rejeté sur le pavé, il entreprit de fonder une salle d'armes. Tireur de premier ordre, il réussissait, il gagnait de l'argent… Une légèreté le contraignit à fermer boutique. Un de ses élèves étant menacé d'un duel sérieux, il avait, moyennant finance, pris le duel à son compte et tué l'adversaire.

Obligé de fuir, il s'était réfugié en Belgique, s'était fait comédien, et avait, pendant dix mois, essuyé les sifflets de Bruxelles.

Remercié par son directeur, il s'était lancé dans la politique, avait conspiré, en avait vécu, et finalement s'était trouvé englobé dans un procès où son attitude lui avait attiré de la part de ses coaccusés l'épithète de mouchard…

C'était d'ailleurs, selon son expression, un «noceur» féroce, dévoré de convoitises malsaines et d'appétits honteux, sans foi, sans loi, sans mœurs, brave peut-être, mais ayant, à coup sûr, moins de bravoure que de confiance en son adresse de spadassin, prêt à tout pour de l'argent, capable, selon son intérêt, de tuer un homme pour une vétille ou de digérer un soufflet sans sourciller.

Comparé à ces deux honorables personnages, leur compagnon, M. Coutanceau, pouvait passer pour un petit saint.

Ce dernier n'était, à vrai dire, qu'un vulgaire faiseur, qui depuis quinze ans naviguait sur les récifs du Code, toujours entre le bagne et la maison centrale.

Pris la main dans le sac, il en avait été quitte pour treize mois de prison, mais il s'était vu du même coup contraint de prendre sa retraite.

Il ne s'en consolait pas, encore bien qu'il eût la prudence de se garder pour la soif une poire de quatre-vingt mille livres de rentes. Avec ses apparences de bonhomie et de rondeur, il était vaniteux follement et ambitieux plus encore. Parce qu'il s'était adroitement tiré de quelques tripotages, il se croyait l'étoffe d'un financier de génie, et était, ma foi! prêt à risquer tout ce qu'il possédait pour le prouver.

Enfin, il était avéré que ces trois associés s'étaient trouvés mêlés à toutes les agitations inspirées par une société bonapartiste qui est restée célèbre sous le nom de Club des culottes de peau.

C'est dire la surprise de Mme Delorge quand, un matin, elle aperçut dans la cour M. le vicomte de Maumussy et M. de Combelaine. Ils demandaient à parler au colonel Delorge quand on les conduisit près de lui…

Que voulaient-ils? Mme Delorge ne se le demanda même pas. Elle s'occupait de tout autre chose, quand son attention fut attiré par de grands éclats de voix.

Elle prêta l'oreille: c'était son mari qui jurait, en proie, à ce qu'il lui parut, à une terrible colère…

Presque aussitôt, des pas rapides retentirent dans l'escalier… Évidemment, les deux visiteurs se retiraient beaucoup plus vite qu'ils n'étaient venus.

Mais le colonel descendait sur leurs talons, et quand il arriva dans la cour:

– Krauss, cria-t-il à son ordonnance, regarde bien ces deux individus, et souviens-toi que si jamais ils viennent me demander, je n'y suis pas…

La colère du colonel Delorge avait dû être des plus violentes, car son visage en gardait encore les traces, une heure après, lorsqu'il se mit à table pour déjeuner.

Et cependant, il était visible qu'il faisait les plus grands efforts pour reprendre son sang-froid et écarter de son esprit quelque pensée importune.

Il parlait plus que de coutume, et avec une certaine véhémence, encore qu'il ne parlât que de choses indifférentes. Il s'emporta contre son fils à propos d'une niaiserie, et sa fille, la petite Pauline, étant venue à pleurer, il s'écria en jurant qu'il était insupportable d'entendre continuellement crier des enfants.

C'est avec un étonnement profond que sa femme le considérait. Jamais elle ne l'avait vu ainsi. Et, cependant, elle n'osait l'interroger en présence des domestiques, qui allaient et venaient pour le service.

Mais lui, dès qu'on eut servi le café:

– Te serait-il bien agréable, demanda-t-il à sa femme, d'être madame la générale?..

Ainsi que toutes les femmes qui aiment, Mme Delorge était très ambitieuse pour son mari, n'apercevant personne qui pût lui être comparé.

Croyant à quelque bonne nouvelle, elle eut un mouvement de joie, et très vivement:

– Oui, certes! répondit-elle. Mais pourquoi cette question?

– C'est qu'on cherche des généraux.

– Qui?

– Les deux estimables personnages que j'ai vus ce matin, parbleu!

Et sans laisser à sa femme le temps de revenir de sa surprise:

– C'est comme cela, poursuivit-il. Les officiers généraux actuels ne suffisent plus. Bedeau, Bugeaud, Lamoricière, Changarnier et les autres, deviennent gênants. Il en faut de nouveaux, très vite, parmi lesquels probablement on choisira le ministre de la guerre. Et comme on les voudrait glorieux et populaires, nous allons, à leur intention, entreprendre une grande expédition en Kabylie, contre les Beni-Sliman et les Oustani…

Mme Delorge pâlit au souvenir de ses transes nouvelles lors de la bataille d'Isly, et d'une voix un peu tremblante:

– Ainsi, tu vas partir, Pierre?.. commença-t-elle.

– Si j'en reçois l'ordre… évidemment. Mais rassure-toi, l'ordre ne viendra pas. Je n'ai aucune des qualités requises. Ainsi, je ne crois pas que, d'ici longtemps, tu sois madame la générale Delorge… si tu l'es jamais, toutefois, – ce qui, depuis ce matin, est devenu diablement problématique.

Sur quoi, roulant sa serviette, il la jeta violemment sur une chaise et sortit en sifflant.

– Signe d'orage! grommela Krauss.

Ce n'était absolument rien que cette scène, et dans quatre-vingt-quinze ménages sur cent, elle eût passé inaperçue. Mais de même qu'il suffit d'un grain de sable qui tombe pour ternir le pur cristal d'une source, une seule parole violente devait troubler étrangement la paisible harmonie de cet heureux intérieur.

– Il n'y a pas à en douter, pensait Mme Delorge, il est arrivé quelque chose à Pierre, quelque chose de très grave… et cela, du fait de ces deux chevaliers d'industrie…

Mais c'est en vain qu'elle s'épuisait à imaginer une relation admissible entre le vicomte de Maumussy ou M. de Combelaine et le loyal colonel Delorge…

Cependant, ces honorables associés n'en étaient plus à leur isolement des premiers jours. Ils avaient réussi à se constituer une société. Le vicomte de Maumussy se faisait une réputation d'homme politique. M. de Combelaine, invité à un assaut d'armes, y avait fait merveille. M. Coutanceau jouait et perdait le plus galamment du monde. Deux ou trois officiers supérieurs des environs ne les quittaient pour ainsi dire plus. Ils donnaient des dîners où on buvait sec, en choquant les verres, et qui étaient suivis de soirées où l'on absorbait d'immenses quantités de punch.

Jusqu'à ce qu'enfin, un beau matin, ils partirent tout à coup, comme ils étaient arrivés.

Mme Delorge respira. Elle avait compris que ces trois hommes ne pouvaient être que des émissaires politiques.

– Maintenant, pensa-t-elle, Pierre va redevenir lui-même…

Point. Le colonel, au contraire, devenait plus soucieux de jour en jour. Cette expédition de Kabylie dont il avait parlé se préparait, et il semblait se préoccuper prodigieusement de savoir si son régiment en ferait ou non partie.

C'était, du reste, la grande et unique affaire de tous ses officiers, et il ne se passait pas de jour sans qu'on lui demandât vingt fois:

– Eh bien! mon colonel, en sommes-nous?

Ils n'en furent pas, et ce leur fut une grande mortification. Jamais, en aucune occasion, on n'avait fait autant mousser une expédition. Jamais campagne heureuse ne donna lieu à de plus nombreuses promotions.

– Ah çà! pensèrent-ils, est-ce que notre colonel serait en disgrâce?..

Ils n'en doutèrent plus lorsqu'ils virent lui «passer sur le corps» plusieurs colonels qui n'avaient ni ses services, ni ses blessures, ni surtout sa haute valeur.

Cependant, on comprit sans doute qu'il serait impolitique de sacrifier ouvertement un homme de cette valeur, aimé et estimé dans l'armée comme pas un.

Et, dans les premiers jours de 1851, et au moment où, certes, il ne s'y attendait aucunement, le colonel Delorge reçut sa nomination au grade de général, et l'ordre de venir à Paris se mettre à la disposition du ministre de la guerre…

Mais cet avancement, qui eût dû combler ses vœux, l'irrita. Tout le monde remarqua de quel sourire contraint il accueillait les félicitations qui lui arrivaient de toutes parts.

Et le soir, lorsqu'il fut seul avec sa femme:

– Sais-tu, lui dit-il, ce que je ferais, si j'étais sage? Je donnerais ma démission et nous irions vivre à Glorière… Nous avons huit mille livres de rentes…

Elle ne le laissa pas poursuivre:

– Ah! ce serait un acte de folie, s'écria-t-elle, et que tu ne feras pas, si j'ai quelque influence sur toi!..

Toute puissante était l'influence de Mme Delorge sur son mari.

Et la preuve, c'est qu'elle obtint de lui qu'il renonçât, au moins pour le moment, à sa détermination, déjà presque arrêtée, de quitter le service.

C'était grave, ce qu'elle faisait là, c'était assumer pour l'avenir une terrible responsabilité, elle ne se le dissimulait pas.

Mais forte de sa conscience de mère et d'épouse, croyant avoir un devoir à remplir, elle le remplissait.

Nulle ambition, aucune considération personnelle ne la guidaient. Loin de là. Cette retraite à Glorière, cette perspective de la plus paisible des existences la séduisaient, et c'est de ses séductions mêmes qu'elle se défiait.

Ne semblait-elle pas d'ailleurs obéir à toutes les règles de la prudence humaine, ne paraissait-elle pas avoir raison mille fois quand elle disait:

– Patiente, Pierre, réfléchis! Ne cède pas à un mouvement d'humeur ou de découragement dont tu aurais regret. Ne sera-t-il pas toujours temps de donner ta démission!..

Ah! s'il lui eût dit la vérité!.. Mais non, il se tut. Et ils quittèrent Oran, suivis du dévoué Krauss.

C'était à Paris même qu'on réservait un emploi au général Delorge. Il l'apprit lorsqu'il se présenta au ministère de la guerre.

Dès lors, ils n'avaient plus, sa femme et lui, qu'à prendre toutes leurs dispositions pour un assez long séjour.

Après bien des recherches et des courses, ils s'installèrent à Passy, rue Sainte-Claire, dans une jolie villa entourée d'un grand jardin. Le prix en était peut-être excessif, eu égard à leur peu de fortune, mais ils avaient été décidés par les avantages que le jardin offrait à leurs enfants, à Raymond, qui allait avoir dix ans, et à la petite Pauline.

Hélas! ils n'y étaient pas depuis un mois encore, que déjà Mme Delorge se repentait amèrement d'avoir combattu les résolutions de son mari.

Certes, il restait toujours le même pour elle, affectueux et tendre, mais elle sentait qu'il lui échappait en quelque sorte.

Le général ne s'était jamais occupé de politique, et même il professait cette opinion qu'un pays est bien malade quand ses généraux se mêlent aux luttes des partis, quittent l'épée pour la plume, descendent de cheval pour monter à la tribune, et livrent au public le secret de leurs rivalités et de leurs rancunes.

 

Cependant il lui était bien difficile, avec sa situation, de se désintéresser des affaires publiques, en cette fatale année de 1851, et à un moment où tant d'ambitions insoucieuses de la France se disputaient le pouvoir.

Les incertitudes et les menaces de l'avenir troublaient alors profondément Paris. Chaque jour, quelque bruit étrange circulait, justifié par l'arrivée aux affaires des personnages les plus inquiétants. De tous côtés surgissaient, comme pour une curée, tous les faillis de la vie, les fruits secs de toutes les carrières, les ambitieux, les incapables, les coquins…

M. le vicomte de Maumussy, au retour d'une mission diplomatique en Allemagne, avait été nommé à un poste important.

Un journal avait mis en avant, pour une préfecture, M. Coutanceau.

M. le comte de Combelaine – car il était comte désormais – occupait une situation toute de confiance près du prince Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République française.

Quel parti prit le général Delorge dans cette mêlée d'égoïstes intérêts; en prit-il même un?

C'est ce que Mme Delorge ne sut jamais.

Le temps n'était plus où elle était la confidente des plus secrètes pensées de son mari. Il ne lui disait rien de ses occupations ni de ses projets. Et si elle l'interrogeait, il n'avait que des réponses vagues, lorsqu'il ne détournait pas la conversation.

Le connaissant comme elle le connaissait, elle observait en lui comme une constante préoccupation de ne la pas inquiéter qui redoublait ses angoisses.

Le positif, c'est qu'il sortait beaucoup, et qu'il recevait un assez grand nombre de visiteurs, parmi lesquels quatre ou cinq députés…

Enfin, dans le courant d'octobre, il consentit, à deux reprises, à recevoir un des hommes qu'il avait autrefois honteusement chassés… M. de Combelaine…

Enfin, on peut dire que Mme Delorge s'attendait vaguement à quelque catastrophe, lorsque arriva le 30 novembre…

Journée fatale, dont les moindres circonstances devaient rester ineffaçablement gravées dans la mémoire de la malheureuse femme…

C'était un dimanche.

Le général s'était levé beaucoup plus gai que d'ordinaire, et, après le déjeuner, malgré le froid et la brume, il était descendu avec son fils, pour tirer quelques balles à un tir qu'il avait fait établir au bout du jardin.

En remontant, Raymond avait dit à sa mère:

– Je n'ai manqué le carton que six fois, mais papa ne l'a pas manqué, lui, quoiqu'il ait été obligé de tirer de la main gauche.

– Il est de fait, avait ajouté le général, que mon maudit bras droit me fait terriblement souffrir aujourd'hui… c'est à peine si je peux le remuer.

Sur quoi, s'étant assis près du feu, il avait proposé à sa femme de la conduire au spectacle le soir, et ils en étaient à choisir un théâtre, lorsque Krauss était entré tenant une lettre qu'on venait d'apporter.

A la seule vue de l'adresse, le général avait froncé les sourcils. Il l'avait lue d'un coup d'œil, puis la froissant violemment, il l'avait jetée dans la cheminée en s'écriant:

– Non! mille fois non!..

Cependant, il avait paru réfléchir. Puis au bout d'un moment:

– Tu n'auras pas, ma pauvre Élisabeth, avait-il dit à Mme Delorge, le plaisir que je te promettais… Me voici forcé de me rendre à un rendez-vous que me demande, ou plutôt que m'impose cette lettre…

Puis, sonnant Krauss, il lui avait dit:

– Prépare pour ce soir ma grande tenue… Je m'habillerai à huit heures et demie…

Mais c'en était fait de la gaieté du général.

Il n'avait pas tardé à regagner son cabinet, et il y était resté enfermé jusqu'au dîner…

A neuf heures, cependant, il était prêt, et il avait envoyé Krauss lui chercher une voiture… Embrassant alors sa femme:

– Je rentrerai de bonne heure, lui avait-il dit; sois sans inquiétude…

Et il était parti…