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Read the book: «L'enfer et le paradis de l'autre monde», page 8

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S’adressant à Borrowdale avec un clignement d’yeux à Fleesham:

– C’est fâcheux, cher monsieur, bien fâcheux qu’il n’y ait pas un mot de croyable dans cette histoire, que ce soit une fable du commencement à la fin; de fait, monsieur, pour un œil professionnel, l’histoire est moins que rien…

– Mais, Fleesham, dit Borrowdale fort dégoûté de la pompeuse impertinence de l’officiel, vous ne permettrez jamais cela, jamais…

– Je suis déterminé, Borrowdale, répliqua brusquement Fleesham. Il faut maintenant que la justice suive son cours. Je ne me laisserai pas voler et piller impunément sous le nez. Il vous convient peut-être de vous constituer le défenseur de cette gredine, car vous n’êtes pas le perdant. Mais moi je suis enfoncé et pas pour un petit montant, s’il vous plaît. D’ailleurs, cette histoire est la plus improbable que j’aie jamais entendue. Où sont les complices de cette fille? Où est la bande qui a décampé pendant la nuit où fut commis le vol? Ah! vous en entendrez bien d’autres, avant longtemps.

– Dites-moi, fit Shaver à Madeleine, vous refusez positivement d’en dire davantage? Ne vous inculpez pas vous-même, c’est inutile; la loi ne l’exige pas.

– Je vous ai tout dit; je ne puis rien vous dire de plus, que vous dirais-je? répliqua-t-elle en pleurant.

– Bien, bien, ne vous inculpez pas vous-même, fit Shaver avec un clignement d’yeux qui semblait dire: «Parfait, nous nous comprenons; tous deux professionnels, chacun dans son genre; très bien, je suis content».

– Passons au nègre, s’il vous plaît, dit-il ensuite. White n’est-il pas son nom? Noir et blanc[8], ah! ah! Pardon, messieurs, je n’ai pas l’habitude de plaisanter dans de pareils cas; mais réellement c’est significatif, sinon professionnel.

Le nègre arriva, amené par Borrowdale.

– Nous allons, dit Shaver, vous demander encore le récit de cette petite histoire, s’il vous plaît; puis…

– Non, moé pas dire un autre mot à vous, pas un seul, jamais en ce gueux de monde, cria le noir signant cette déclaration d’un violent coup de poing sur la table. Moé avoir tout dit, moé plus rien dire.

– Oh! vous voulez simplement dire que vous n’avez rien à déposer? dit Shaver se préparant à fermer son livre.

– Moé avoir dit vérité d’abord, tout vérité, et plus rien à dire. Ça être assez!

– Oh! précisément, et ça met fin à l’affaire, dit Shaver se levant d’un air roide et se disposant à endosser son manteau.

– Fini, répéta en écho Fleesham.

– Puisque, reprit l’homme professionnel, les deux inculpés refusent de faire d’autres aveux, c’est terminé. Maintenant, je dois agir, n’est-ce pas, monsieur Fleesham? Vous confiez formellement la jeune fille…

– Oh! sauvez-moi! sauvez-moi! s’écria la pauvre Madeleine se jetant au côté de Borrowdale, le saisissant par le bras et tombant à genoux. Sauvez-moi! je suis innocente! Je ne puis pas, je ne veux pas aller en prison.

– Quoi, quoi! que veut dire ça? fit le nègre reculant vers la jeune fille et se mettant sur la défensive. Elle innocente comme enfant nouvellement né. Elle ne pas aller en prison, non pas!

– Chers messieurs, dit Borrowdale ému jusqu’aux larmes, regardez-la! regardez-la! et vous ne pourrez la soupçonner plus longtemps. C’est impossible! L’innocence, la vertu parlent par sa bouche. Fleesham, mais voyez-la donc!

– Oh! ne vous alarmez pas, monsieur, dit Shaver, dont le flegme augmentait à mesure que la scène devenait plus dramatique. Ça ne nous fait rien à nous; ne vous alarmez pas. Un homme professionnel est parfaitement à l’aise dans ces sortes de petites transactions. De fait, c’est le genre d’affaires qui nous sourit le plus. Au milieu d’elles nous sommes tout comme chez nous.

Certes, si quelqu’un en ce monde était bien alors dans son milieu, c’était le philosophe Shaver.

Borrowdale était stupéfait.

– Allons, monsieur, dit en souriant Shaver, soyez assez bon pour me laisser cette misère. N’ayez pas peur. La jeune fille est sous ma garde, ajouta-t-il en avançant.

– Jamais! Moé pas vouloir, s’écria le nègre.

Il se jeta entre l’officier et Madeleine, et assenant un nouveau coup de poing sur la table:

– Jeune fille pas quitter cette chambre avant que moé mourir. Jamais; non, jamais! Venez prendre elle, si vous osez, cria-t-il à Shaver, en le regardant en face.

Une rixe allait sans doute être la conséquence de ce défi; mais, à ce moment, la porte s’ouvrit, un domestique entra et remit une carte à son maître, en lui communiquant quelque chose à voix basse.

– Comment! comment! Bon Dieu, est-ce possible! s’écria Borrowdale pris d’un grand accès d’agitation.

– Oui, monsieur? répliqua respectueusement le domestique.

– Excusez-moi, messieurs! dit Borrowdale aux autres personnes. Un moment, ne faites rien avant mon retour. Quelle coïncidence extraordinaire!

Après ces mots il s’élança hors du salon.

Le nègre se posta devant Madeleine avec la ferme détermination de la protéger s’il était besoin.

Shaver se mit à fournir à Fleesham certaines informations professionnelles au moyen de ces hochements de tête silencieux et éloquents qui semblaient constituer la principale occupation de son crâne officiel.

– Rien de nouveau pour la profession là-dedans, marmotta-t-il en remarquant que l’importateur était indifférent; ces sortes de choses et nous, nous nous connaissons de longue date; de fait, professionnellement parlant, ces tours-là sont usés, trop vieux; ça ne prend plus; de fait, on voit clair à travers, ah!

X. Les nouveaux venus – Fleesham déconfit

Quand Borrowdale entra dans le passage, après avoir soigneusement fermé la porte du salon derrière lui, il se trouva devant trois individus à l’aspect étrange.

Il leur ordonna de le suivre dans un appartement voisin.

Deux de ces individus étaient misérablement vêtus, et portaient sur leur physionomie comme sur leurs vêtements l’empreinte du dénuement. Privations, fatigues, chagrins, souffrances physiques et morales, leur extérieur annonçait tout cela.

Quoique pâle et les vêtements en désordre, le troisième paraissait être d’une autre trempe.

Ce fut lui qui le premier attira l’attention de Borrowdale quand ils passèrent dans la chambre.

– Vous, Morland! s’écria-t-il en se frottant les yeux comme s’il craignait d’être le jouet d’une illusion, vous! mais c’est miraculeux, providentiellement miraculeux! Ah! c’est du bonheur, un grand bonheur! Vous arrivez à temps pour réparer le mal que vous avez commis, jeune homme! J’aurais pu vous pardonner, vous pardonner tout, Morland, mais la…

– Pardon, mes amis, ajouta-t-il en s’arrêtant pour s’adresser aux deux autres; vous avez l’air fatigué, voulez-vous vous asseoir? Morland, j’ai besoin de vous parler seul, un moment.

– Il n’est rien, monsieur, que vous ne puissiez dire ici; ils savent tout, répliqua le jeune homme, les yeux baissés sur le plancher.

Borrowdale hésita quelques secondes et regarda tour à tour les compagnons de Morland.

– Oui, Morland, reprit-il après cet examen, j’aurais pu vous pardonner tout; mais votre cruauté à l’égard de cette jeune fille… Cela, monsieur… Mais qu’est-ce?

Le jeune homme, était devenu mortellement pâle, et les deux autres s’étaient levés d’une seule pièce en fixant sur Borrowdale des regards avides.

– Savez-vous, savez-vous quelque chose, monsieur? balbutia l’un.

– Si je sais quelque chose… sur quoi?

– Elle, c’est d’elle que je veux parler!

– Elle? eh! Madeleine? mais elle est chez moi à ce moment!

– Merci! ô merci! que Dieu vous bénisse, monsieur! cria l’homme de plus en plus agité. Pauvre fille! pauvre chère fille! continua-t-il en se laissant tomber à genoux auprès d’un siège sur le bras duquel il appuya son front, comme si sa tête eût été trop lourde pour porter le poids des émotions auxquelles il était en proie.

Ah! il l’aime, et il l’aime sincèrement, ardemment, le bon Guillaume! il est rude, calleux à la surface, mais il y a un cœur et une âme sous sa rugueuse enveloppe; il y a de la noblesse en lui, quoique jamais il ne fut nourri à la mamelle du luxe et de la délicatesse; quoique la flétrissure humaine, la pénurie dont la vertu des anges eux-mêmes ne pourrait supporter la malédiction l’ait poursuivi impitoyablement depuis le berceau.

Guillaume, la pression de ta bonne et forte main nous ferait du bien. Elle nous donnerait la confiance d’un homme!

– Bon Dieu! c’est extraordinaire, dit Borrowdale. Mais qu’est-ce que ça signifie? Voyons, Morland, expliquez-moi ça.

– Le fait est, monsieur, dit Mark remarquant que le jeune homme était trop confus pour répondre, le fait est que Madeleine est ma sœur, et que mon ami l’a connue dès son enfance. Depuis près de deux semaines, nous battons le pays pour la retrouver et nous craignions presque qu’il ne lui fût arrivé un malheur, quand quelqu’un nous a dit, il y a environ une heure, que vous, monsieur, deviez savoir où elle était. C’est la raison pour laquelle nous avons pris la liberté de venir vous trouver. Nous vous remercions, monsieur, au nom de sa pauvre mère et de son père!

– Où sont-ils? où sont-ils, bonnes gens?

– Nous ne savons pas, monsieur. Ils sont partis d’ici, il y a environ douze jours, pour se rendre aux États-Unis et y chercher de l’ouvrage. Depuis, il nous a été impossible de les trouver, quoique nous les ayons cherchés partout, en pensant que Madeleine était avec eux.

Il se passa quelque temps avant que Borrowdale parvînt à se maîtriser assez pour être à même de leur montrer le point où en étaient les choses et ce qui se passait dans une chambre voisine; cependant il réussit à la fin, mais en supprimant les incidents les plus sombres de cette tragédie intime.

Le jeune homme, le Grantham de nos premiers chapitres, à qui nous continuerons à donner maintenant son vrai nom de Morland, écouta le récit de Borrowdale avec une agitation fiévreuse.

Son visage était blanc comme l’albâtre, ses membres frémissaient; plus d’une fois il parut près de s’évanouir.

Il était facile de voir que le remords s’était emparé de lui et qu’il déplorait amèrement les malheurs que sa mauvaise conduite avait causés.

– Je le verrai, s’écria-t-il quand Borrowdale cessa de parler, je verrai M. Fleesham et je lui dirai tout moi-même.

– Très bien, répliqua Borrowdale; mais, mon cher monsieur, il est furieux, emporté. Bon Dieu! que faire à présent? Impossible de lui faire entendre raison? Oh! Morland, Morland, que ce soit une leçon pour vous? Qu’est-ce que penseraient de vous vos amis, en Angleterre, s’ils apprenaient cela?

– Je ne sais; je ne sais comment j’ai pu faire ça, s’écria le jeune homme; j’étais fou, aveugle; je…

– Bien, assez, dit Borrowdale. J’espère que… Chut! Qu’y a-t-il encore!

Il se précipita vers la porte de la chambre et essaya de la verrouiller.

Il était trop tard!

Avant qu’il eût pu le faire, la porte s’ouvrait violemment, et Fleesham entrait comme un furieux dans l’appartement.

– Quelle voix ai-je entendue? s’écria-t-il en repoussant le philanthrope, qui tentait de l’arrêter.

– Ah! vous voilà, gredin! hurla l’importateur. Enfin, je vous ai donc; je vous tiens, monsieur le voleur!

Il saisit au collet Morland, qui ne fit aucune résistance, et appela:

– Ici, Shaver! ici, Shaver!

L’éclair n’est pas plus rapide que ne le fut le professionnel Shaver.

Il accourut; non, il vola!

Et l’auréole qui resplendit sur son front professionnel, quand son œil professionnel tomba sur le spectacle, était vraiment belle à contempler.

– Ah! fit Fleesham exhalant un soupir de satisfaction, vous voilà! Vite, prenez-moi sous votre garde ce scélérat-là.

– Pardon, dit Borrowdale intervenant, vous ne me forcerez pas à vous rappeler que vous êtes chez moi, Fleesham. Quant à vous, monsieur, veuillez, s’il vous plaît, rester où vous étiez et ne pas nous déranger jusqu’à ce que nous daignions vous appeler. Nous avons à faire. Allez!

Shaver voulut prendre la parole.

– Nous n’avons pas de temps à perdre. Allez, monsieur! lui commanda Borrowdale d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Il poussait en même temps dans le salon Shaver, qui pensait que, décidément, c’était chose nouvelle pour son expérience professionnelle, et s’efforçait de le faire comprendre à Borrowdale, tout en battant prudemment en retraite devant lui.

Ce dernier l’enferma à la clef dans le salon et revint à l’autre chambre.

– Je ne vous comprends pas, Borrowdale, dit Fleesham. Se peut-il que vous cherchiez encore à protéger, à enlever à la justice un voleur reconnu? car…

– Mon bon monsieur, repartit sévèrement l’autre, la compassion vaut quelquefois autant que la justice, et, à mon avis, les sentiments d’un homme comme chrétien valent bien la justice.

– Cela se peut pour vous, monsieur, répondit Fleesham prêtant peu attention à cette remontrance.

Il se tourna brusquement vers le coupable.

– Ce sont vos complices, n’est-ce pas? lui dit-il en lançant un regard méprisant à ses deux compagnons. Vous n’échapperez pas facilement, maintenant. Où est-ce que vous m’avez volé, misérable!

Morland le regarda avec calme et dit:

– Je ne veux pas, monsieur, chercher à atténuer mes torts à votre égard. Ils sont grands, je le sais; j’irai plus loin: ils sont indignes d’un honnête homme. Mais vous devez vous rappeler, monsieur, comment je suis arrivé chez vous, pourquoi vous m’y avez reçu et comment vous m’y avez traité. Vous ne direz pas que vous me traitiez comme votre hôte ou même comme votre obligé. Motifs, raisons, causes, vous savez tout, monsieur, vous savez aussi ce que vous m’avez fait endurer. Je sais cependant que j’ai commis un acte qu’aucune circonstance ne peut excuser, aussi n’ai-je point d’excuse à offrir. Mais je croyais qu’en me repentant assez tôt pour vous rendre tout ce que je vous avais pris, je pourrais, bien que la rigidité de vos principes de probité s’opposât à un acte de clémence de votre part, je pourrais, en vous rappelant…

– Qu’est-ce? s’écria l’intègre Fleesham, devenant mortellement pâle et se mordant les lèvres de fureur; qu’est-ce? Pensez-vous que des mensonges ou de basses calomnies vous protégeront? Vous voudriez essayer de m’influencer par…

– Pardon, monsieur, repartit Morland. Je n’ai pas le désir de vous influencer plus que vos intérêts ne le voudront. Mais je dis que si la justice doit être appliquée dans un cas, elle doit l’être dans l’autre. Vous me comprenez. J’ai commis un délit grave; je ne désire nullement le pallier; je veux seulement faire une réparation, s’il est possible, afin de ne pas souffrir toute la pénalité.

– Allons, malheureux, que veut dire ce verbiage inutile? fit Fleesham débordant de vertueuse indignation; est-ce que vous pensez par hasard que vos insinuations m’intimident?

– Vous intimider, je n’y songe pas.

– Eh bien?

– Eh bien, puisque vous paraissez ne pas vouloir me comprendre, je vais vous parler plus clairement.

Il tira de sa poche un portefeuille, tandis que Fleesham se confondait en imprécations et donnait tous les signes du trouble le plus violent.

– Puis-je attirer votre attention là-dessus? continua Morland exhibant un papier qui ressemblait à un vieux billet de banque, et indiquant du doigt la signature qui était au bas.

– Qu’est-ce? qu’est-ce? exclama l’importateur.

Et il fondit sur Morland pour lui arracher le papier des mains.

Mais le jeune homme avait deviné ce mouvement.

Fermant les doigts, il tendit le billet à Borrowdale, fort surpris et fort intrigué par cette scène.

– Voulez-vous, monsieur Borrowdale, me faire le plaisir de prendre cela? dit Morland. Je ne désirerais pas exposer…

– Arrêtez! arrêtez! s’écria Fleesham. Morland, accordez-moi une minute de tête-à-tête, rien qu’une minute!

– Volontiers.

– Par ici, Morland, par ici. Excusez, Borrowdale. C’est une affaire qui vous est étrangère. D’un mot je puis la régler. Excusez!

Fleesham était vaincu.

Oui, le vertueux détaillant de moralité et de justice, l’immaculé Fleesham était vaincu, complètement battu.

Du trône où se carrait complaisamment son rigorisme, il tombait dans le ruisseau de l’infamie.

En traversant avec Morland le passage où il n’était que trop heureux de cacher sa honte, la dégradation de sa physionomie, le tremblement qui l’agitait de la racine des cheveux à la plante des pieds faisaient mal à voir.

C’était un bouleversement de toute cette âme aussi osseuse que l’enveloppe où elle grouillait.

Il se passa quelque temps avant que Morland et Fleesham rentrassent.

À la fin le premier revint seul, au grand étonnement des témoins de la scène précédente.

Le jeune homme était tranquille, mais un triste sourire plissait le coin de ses lèvres.

– Il est parti, monsieur, dit-il à Borrowdale; parti emmenant son acolyte avec lui. Je suis heureux de vous apprendre cette nouvelle. Écoutez, la porte se referme sur eux. Je n’ai pas besoin de vous raconter comment j’ai pu obtenir cela de lui. Mais je suis content de vous dire que l’affaire sera arrangée sans qu’on ait recours à la prison, quoique pour mon compte je la mérite bien. Je ne saurais m’excuser. Je suis méprisable au delà de toute expression et le dernier des êtres, dit-il en donnant une énergie puissante à l’expression de ses sentiments.

Raconter les paroles ou les actes ou les joyeuses folies du bon vieux philanthrope en recevant cette excellente nouvelle, et surtout quand le retentissement de la porte, en retombant sur Fleesham et Shaver, lui annonça positivement leur départ, serait accomplir un miracle littéraire, peindre sur le papier quelque chose que l’imagination n’a jamais conçu, que les yeux n’ont jamais vu, le comble des «impossibles impossibilités».

Il courait comme un insensé, de haut en bas, de long en large à travers la chambre, se croisant les bras, les étendant, faisant claquer ses doigts, se frottant les mains, les jetant sur sa tête, s’arrêtant pour rire à gorge déployée, puis se remettant en marche, en gesticulant et faisant des folies.

Pendant quelques minutes, il fut vraiment comme un maniaque.

Saisissant ensuite Morland par le bras, il l’entraîna précipitamment dans les appartements supérieurs.

Puis il redescendit, prit la jeune fille par les mains et la conduisit dans la pièce où se trouvaient son frère et son amant.

Quelques paroles prononcées à la hâte avaient à demi préparé Madeleine à cette soudaine réunion.

Après avoir contemplé un instant les trois personnages pétrifiés par la succession des émotions qu’ils éprouvaient depuis le matin, Borrowdale sortit, retourna au salon, serra cordialement et nerveusement la main du nègre dans la sienne, tomba dans un fauteuil et fondit en larmes.

Resterons-nous dans la chambre où ils se retrouvent enfin?

Dévoilerons-nous le tableau de cette noble simplicité, de cet amour inculte qui s’exhalent de ces cœurs ingénus en déversant l’un sur l’autre la surabondance de leurs sensations, et sanctifient l’atmosphère par leur sainte douleur et leur naïve joie?

Contemplerons-nous Madeleine dans ces bras tremblants? surprendrons-nous les honnêtes émotions qui apparaissent sur sa douce et angélique physionomie en recevant les caresses de son frère et de son ami?

Pas de vains scrupules, pas de doute, pas d’accusation; la confiance est entre eux un rite consacré.

C’est une sœur, c’est une amante, le frère et l’amant songent au bonheur de la retrouver vivante, souriante.

Ils ne vont pas au delà. Leur visage parle de la joie de leur cœur. Rien ne les trouble maintenant. Nulle arrière-pensée n’obscurcit leur félicité.

La questionner? Est-ce qu’ils y pensent? Voudraient-ils la blesser, la froisser?

La nature, mieux que l’instruction, leur a appris que l’humanité est fragile, que tous nous sommes sujets à l’erreur. Ils s’en tiennent là!

Braves gens! nobles esprits autant que nobles cœurs!

Toujours elle a été bonne, obligeante, douce, vertueuse, c’est pour cela qu’ils l’ont aimée. Aussi la pressent-ils avec une tendresse inaltérée sur leur large poitrine.

Ils l’aiment autant, plus peut-être encore qu’auparavant.

Elle a souffert! Mieux que le riche, le pauvre sait ce qu’il y a d’amour dans ce mot: – souffrir!

Laissons-les à leurs récits, à leurs larmes, à leur bonheur; ce bonheur, ces larmes, cet entretien sont sacrés. Oh! non, nous ne les troublerons pas!

XI. Le champion du peuple et le philanthrope

Squobb était dans son cabinet éditorial et les traits de Squobb étaient empreints de l’ombre d’une profonde idée.

Un nuage de mystère impénétrable voilait le visage de Squobb, et Squobb paraissait plongé dans les abîmes incommensurables de sa pensée.

Enfin il passa la main sur son front, promena lentement les yeux autour du cabinet et les arrêta sur son sous-rédacteur.

Ledit sous-rédacteur écrivait un Premier Toronto.

La préoccupation gravée sur le visage du précité sous-rédacteur indiquait que l’inspiration ne coulait pas à flots au bout de sa plume.

Il fallait faire ce Premier, dût le monde en trembler, dût la chrétienté être révolutionnée et dussent les empires être renversés de fond en comble!

Avant toute considération, le sous-rédacteur était tenu de remplir sa tâche: – Réformer l’univers et immortaliser le champion du peuple!

– Scratch! dit mystérieusement Squobb.

Scratch laissa tomber la plume rebelle, s’arracha aux réflexions et releva sa tête.

– Eh bien! fit Scratch.

– Scratch, dit Squobb, le pays court à sa ruine. Protection – Industrie indigène – ce sujet gagne du terrain. Que faire?

– Libre-échange – magnifique expression; la perdre ce serait un irréparable malheur! répliqua Scratch avec un geste dramatique.

– C’est vrai; libre-échange, voilà une magnifique expression, qui fait un effet merveilleux sur les masses, dit Squobb. Mais c’est le mot, le mot seul! Si ces imbéciles avaient appelé leur protection libre-échange, nous aurions pu travailler de concert avec eux. Il est déplorable que ces deux expressions soient si différentes, car, en définitive, leur protection implique tous les principes de libre-échange des vieux pays, et, de fait, du monde entier. Mais, quant à notre libre-échange, il est sans précédent. Il n’est pas douteux, Scratch, entre nous soit dit, qu’il ne réussit qu’à appauvrir le pays et à priver nos manufacturiers et nos artisans du travail qu’autrement on pourrait leur procurer ici.

– Mais l’expression, l’expression! s’écria Scratch.

– C’est vrai, l’expression ou le terme, c’est une armée. Libre-échange est un terme populaire. Les gens l’aiment, Scratch, comme ils aiment leur vie. Quant aux principes, bah! qu’est-ce qu’ils en connaissent? La bonne plaisanterie, ah! ah! ah! Les principes! Pourtant, il faut appuyer Fleesham et nos amis sur ce point. Nous ne pourrions tenir une heure sans eux. Et ça me rappelle justement une petite note…

Tirant son éternel carnet, il continua:

– Voyons, c’est cela, c’est cela. Fleesham dit… Voyons… Ah! j’y suis: «Prendre les fermiers; ne pas parler des marchands et des importateurs. Frapper dur sur les accapareurs!» Ça va. Mais comment procéderons-nous, Scratch? Dites-moi ça un peu.

– Oh! mon Dieu, nous ferons comme d’habitude, c’est mon opinion. Ce maudit Protectionist nous fait une rude guerre, vous savez? C’est le pire. Pourtant, il ne serait pas mauvais de le ménager. Supposez que nous tâchions d’enrayer les fermiers par rapport au traité de réciprocité avec les Américains! Menaçons de le faire rappeler, bien que ça ne puisse se faire d’ici à huit années. Mais qu’est-ce qu’ils savent de ça? Qu’est-ce que quelques traîneurs de charrues connaissent aux traités commerciaux! Dites-leur que leur blé va baisser de valeur, et ça suffira pour mettre, pendant six mois, en déroute tous les arguments des protectionnistes.

– Bien, c’est très bien, mon cher Scratch, vous avez parfaitement compris l’affaire, dit Squobb réjoui. Soulever les fermiers, les prendre par leur faible, puis les épouvanter. Bravo! Fleesham sera satisfait.

– Puis, continua Scratch enchanté, nous exciterons le reste du peuple par quelques variantes du vieux cri sur la taxation du plus grand nombre au profit du plus petit.

– Admirable, dit Squobb se frottant les mains. Un avocat de Philadelphie y perdrait son talent. C’est superbe. Fleesham sera aux anges. Justement, nous avons un petit billet échéable ces jours-ci… Très bon! – Logez quelques chiffres dans votre tartine, mon cher ami. Il n’y a rien de meilleur que les chiffres pour prendre les niais. Allez! nous marcherons comme sur des roulettes.

– Puis, continua Scratch ravi des éloges de son rédacteur en chef, j’assaisonnerai le tout d’un peu de loyauté, quelque chose sur la mère patrie, par exemple. Ça donnera une sorte de vernis patriotique, et le peuple aime ça, vous savez.

– Splendide, splendide! idée magnifique!

Les deux patriotes échangèrent un coup d’œil suivi d’un rire patriotique, signe évident de la patriotique entente qu’ils avaient dans leurs patriotiques intentions.

Ils riaient encore, quand la porte du cabinet s’ouvrit pour laisser passer le bon M. Borrowdale gras et fleuri comme à son ordinaire.

– Ah! mon cher Squobb, je suis enchanté de vous trouver, dit-il; si vous n’êtes pas occupé, venez vite, j’ai quelque chose à vous montrer.

– Volontiers.

– Bon, bon! Vous pouvez disposer d’un quart d’heure, n’est-ce pas?

– Eh! sans doute.

– Allons alors; ces pauvres gens, ils sont en bas! Ils ne peuvent trouver d’emploi. Personne ne veut les écouter. C’est déplorable. Aussi je suis en chasse pour eux. Venez, vous aurez un magnifique sujet d’article, Squobb, magnifique! je vous le promets.

C’était un puissant argument pour le patriote Squobb, et il céda sur-le-champ.

Tous deux sortirent.

– Tenez, les voici, dit Borrowdale quand ils furent arrivés au bas de l’escalier.

– Où ça?

– Là; approchez, mes amis, dit le philanthrope à un groupe de quatre individus qui se tenaient sur le trottoir.

Ces quatre personnes étaient Mark, Guillaume et Madeleine doucement appuyée à son bras, et le nègre White.

Leur extérieur avait reçu de grands et heureux changements.

Mark et Guillaume, dépouillés de leurs haillons et proprement vêtus, n’étaient plus ces vagabonds que nous avons vus dernièrement.

Mais ils avaient l’air de deux bons ouvriers sobres, industrieux et prêts à remplir leurs devoirs d’honnêtes citoyens dans la société.

White, l’excellent Africain, avait eu part à la métamorphose.

Il portait un habillement décent provenant de la défroque de Borrowdale et il avait, ma foi, bonne façon sous ce nouveau costume.

Ses yeux disaient sa joie et sa reconnaissance pour son bienfaiteur.

Quant à Madeleine, elle avait tous les attraits que peuvent donner à une aimable fille la beauté, la simplicité et la propreté.

Quoiqu’il y eût sur ses joues une teinte légère de mélancolie, et que ses yeux restassent la plupart du temps baissés vers la terre, elle était charmante au possible! On ne pouvait s’empêcher de la remarquer, de l’admirer et de l’aimer.

– Et d’une, dit Borrowdale d’un ton de bienveillance qui n’excluait pas un brin de malice.

– Qu’est-ce? murmura Squobb.

– Venez, venez, mon cher. Par ici, Madeleine! Et vous, jeunes gens, promenez-vous, en nous attendant, car il ne fait pas chaud.

Ils s’arrêtèrent bientôt devant un magasin de Yonge street.

Plusieurs jeunes personnes travaillaient dans ce magasin et faisaient marcher des couseuses mécaniques.

Ils entrèrent.

Toutes les ouvrières levèrent les yeux sur Madeleine, et échangèrent un regard significatif, puis sourirent d’une manière plus significative encore, comme si elles comprenaient ce que voulait dire cette arrivée.

– Ah! ah! Stitch, dit Borrowdale après avoir trouvé le propriétaire de l’établissement, je vous cherchais pour vous demander une faveur.

– Si ça se peut…

– Ne pourriez-vous donner de l’emploi à cette pauvre fille? Elle a travaillé à ces machines en Angleterre et les connaît parfaitement.

Stitch fit un signe de tête qui équivalait à une négation.

– Je crains bien que cela me soit impossible, dit-il ensuite. J’aurais grand plaisir à vous obliger, monsieur Borrowdale, et j’aimerais bien employer cette jeune personne; mais les lois du pays sont contre nous, monsieur. J’avais l’intention d’employer trois ou quatre cents jeunes filles, ici, cet hiver, au lieu d’une ou deux que j’ai maintenant, mais votre tarif m’en a empêché. Je ne puis entrer en concurrence sur vos marchés avec les géants des États-Unis, quoique mes marchandises soient en réalité aussi bonnes et à aussi bas prix que les leurs; car ils arrivent ici avec les mêmes avantages que moi au moyen d’une interprétation particulière du nouveau tarif. Ainsi l’ouvrage se fait aux États, et l’argent s’en va aux États, tandis que des centaines de familles qui pourraient trouver de l’aisance ici par ce seul travail vivent de charité ou manquent peut-être de pain.

– Ah! ah! Squobb, à l’œuvre, mon cher! voilà le sujet d’un article. Prenez note de ça, un article là-dessus vaudrait mieux que des centaines de soupes de charité, hein! Stitch?

– Les soupes de charité, dit le fabricant, sont le résultat de la négligence publique. Je veux bien que maintenant on nourrisse les pauvres par charité, mais ne serait-il pas aussi facile et mieux d’en faire des citoyens honnêtes, indépendants, industrieux, payant leurs taxes et se subvenant à eux-mêmes?

– C’est bien, dit Squobb, dont le cahier de notes ne se produisait pas encore; mais ces sortes de gens…

– Le Globe, monsieur! trois sous seulement! glapit un gamin en guenilles passant sa tête à travers la porte entrebâillée.

– Non, pas aujourd’hui, mon garçon, dit Stitch.

– Ah! je t’ai vu! je t’y prends, polisson! s’écria Squobb s’élançant sur le gamin, l’empoignant par le bras et le ramenant dans le magasin.

– Voyez, c’est là un nouveau tour! fit-il d’un ton victorieux en arrachant à l’enfant une clef en cuivre que le petit malheureux était parvenu à enlever de la serrure et qu’il avait cachée dans son journal.

– Oui, c’est un nouveau tour, poursuivit l’éditeur furieux. Où est la police, je vous le demande? Ah! j’en dirai quelque chose, pas plus tard que demain.

Sortant de sa poche son carnet, il se mit à écrire dessus avec une ardeur patriotique.

Madeleine, qui avait tressailli au premier son de la voix de l’enfant, jeta un coup d’œil sur son visage et poussa un cri en tombant à genoux devant lui.

– Jean! Jean! s’écria-t-elle. Comment, c’est toi? Toi ici? Mais qu’as-tu fait, petit méchant?

Et s’adressant à Borrowdale tout étonné: