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Read the book: «Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 2», page 6

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VII

Pendant que les chrétiens zélés de Cordoue étaient livrés aux pénibles rêves d’une ambition nourrie dans l’ombre, aigrie dans l’inaction, un événement se passa qui doubla, s’il était possible, leur haine et leur fanatisme.

Un prêtre de l’église de saint Aciscle, nommé Perfectus, était sorti un jour pour les affaires de son ménage, lorsque des musulmans l’abordèrent, car il parlait assez bien l’arabe. Bientôt la conversation tomba sur la religion et les musulmans demandèrent à Perfectus son opinion sur Mahomet et sur Jésus-Christ. «Quant au Christ, répondit-il, c’est mon Dieu; mais quant à votre Prophète, je n’ose dire ce que nous autres chrétiens nous pensons de lui; car si je le faisais, je vous offenserais et vous me livreriez au cadi, qui me condamnerait à la mort. Cependant, si vous m’assurez que je n’ai rien à craindre, je vous dirai en confidence ce qu’on lit à son sujet dans l’Evangile, et de quelle renommée il jouit parmi les chrétiens. – Vous pouvez vous fier à nous, répondirent les musulmans; ne craignez rien et dites ce que vos coreligionnaires pensent de notre Prophète; nous jurons de ne pas vous trahir. – Eh bien, dit alors Perfectus, dans l’Evangile on lit: «Il s’élèvera de faux prophètes, qui feront des prodiges et des miracles, pour séduire les élus mêmes, s’il était possible.» Le plus grand de ces faux prophètes, c’est Mahomet.» Une fois lancé, Perfectus alla plus loin qu’il n’avait voulu: il éclata en injures contre Mahomet et l’appelait un serviteur de Satan.

Les musulmans le laissèrent partir en paix; mais ils lui gardaient rancune, et quelque temps après, voyant arriver Perfectus et ne se croyant plus liés par leur serment, ils crièrent au peuple: «Cet insolent que voilà a vomi en notre présence de si horribles blasphèmes contre notre Prophète, que le plus patient d’entre vous, s’il les avait entendus, aurait perdu son sang-froid.» Aussitôt Perfectus, «comme s’il eût fâché une ruche,» dit Euloge, se vit entouré par une multitude furieuse, qui se précipita sur lui et le traîna devant le tribunal du cadi avec tant de vitesse que ses pieds touchaient à peine le sol. «Le prêtre que voici, dirent les musulmans au juge, a blasphémé notre Prophète. Mieux que nous, vous savez quelle punition mérite un tel crime.»

Après avoir entendu les témoins, le cadi demanda à Perfectus ce qu’il avait à répondre. Le pauvre prêtre, qui n’était nullement de ceux qui s’étaient préparés au rôle de martyr et qui tremblait de tous ses membres, ne trouva rien de mieux que de nier les paroles qu’on lui prêtait. Cela ne lui servit de rien; son crime étant suffisamment prouvé, le cadi, aux termes de la loi musulmane, le condamna à la mort comme blasphémateur. Chargé de chaînes, le prêtre fut jeté dans la prison, où il devait rester jusqu’au jour que Naçr, le chambellan, fixerait pour l’exécution de la sentence.

Il n’y avait donc plus d’espoir pour le pauvre prêtre, victime de la trahison de quelques musulmans, aux serments desquels il avait eu l’imprudence de croire. Mais la certitude de sa mort prochaine lui rendit le courage qui lui avait manqué devant le cadi. Exaspéré par le manque de foi qui allait lui coûter la vie, certain que rien ne pouvait le sauver ni aggraver sa peine, il avouait hautement qu’il avait injurié Mahomet; il en tirait gloire, maudissait sans cesse le faux prophète, sa doctrine et sa secte, et se préparait à mourir en martyr. Il priait, il jeûnait, et rarement le sommeil venait fermer ses paupières. Des mois se passèrent ainsi. Il semblait que Naçr eût oublié le prêtre ou qu’il eût pris à tâche d’allonger sa lente agonie. Le fait est que Naçr avait résolu, avec un raffinement de cruauté, que le supplice de Perfectus aurait lieu pendant la fête que les musulmans célèbrent après le jeûne du mois de Ramadhân, le premier jour du mois de Chauwâl.

Dans cette année 850, le premier Chauwâl tombait un jour de printemps (18 avril). Dès l’aurore, les rues de Cordoue, qui, durant les matinées des trente jours du carême, avaient été silencieuses et désertes, présentaient un spectacle animé et tant soit peu grotesque. A peine étaient-elles assez larges pour la foule immense qui se précipitait vers les mosquées. Les riches étaient habillés de magnifiques habits neufs; les esclaves avaient revêtu ceux que leurs maîtres venaient de leur donner; les petits garçons se pavanaient dans les longues robes de leurs pères. Toutes les montures avaient été mises en réquisition, et chacune d’elles portait sur son dos autant de personnes que possible. La joie se peignait sur tous les visages; des amis, en se rencontrant, se félicitaient et s’embrassaient. La cérémonie religieuse achevée, les visites commencèrent. Les mets les plus exquis et les meilleurs vins attendaient partout les visiteurs, et les portes des riches étaient encombrées de pauvres qui s’abattaient, comme une nuée de corbeaux avides, sur les miettes des festins. Même pour les femmes, tenues pendant le reste de l’année sous de triples verrous, ce jour-là était un jour de fête et de liberté. Tandis que leurs pères et leurs maris buvaient et s’enivraient, elles parcouraient les rues, des branches de palmier à la main et distribuant des gâteaux aux pauvres, pour se rendre aux cimetières, où, sous le prétexte de pleurer les défunts, elles nouaient mainte intrigue179.

Dans l’après-midi, lorsque des embarcations innombrables, remplies de musulmans à demi ivres, couvraient le Guadalquivir, et que les Cordouans se réunissaient dans une grande plaine, de l’autre côté du fleuve, pour y entendre un sermon à ce qu’ils prétendaient, mais en réalité pour s’y livrer à de nouvelles réjouissances, on vint annoncer à Perfectus que, d’après l’ordre de Naçr, son supplice allait avoir lieu sur l’heure. Perfectus savait que les exécutions avaient lieu dans cette même plaine où la foule joyeuse se réunissait en ce moment. Il était préparé à monter sur l’échafaud; mais l’idée d’y monter au milieu de la joie et de l’allégresse générales, l’idée que la vue de son supplice serait pour la multitude un divertissement, un passe-temps d’un nouveau genre, le remplissait de douleur et de rage. «Je vous le prédis, s’écria-t-il enflammé d’une juste colère, ce Naçr, cet homme orgueilleux devant lequel se courbent les chefs des plus nobles et des plus anciennes familles, cet homme qui exerce en Espagne un pouvoir souverain, – cet homme ne verra pas l’anniversaire de cette fête à laquelle il a eu la cruauté de fixer mon supplice!»

Perfectus ne donna aucun signe de faiblesse. Pendant qu’on le conduisait à l’échafaud, il criait: «Oui, je l’ai maudit, votre prophète, et je le maudis encore! Je le maudis, cet imposteur, cet adultère, cet homme diabolique! Votre religion est celle de Satan! Les peines de l’enfer vous attendent tous!» Répétant sans cesse ces paroles, il monta d’un pas ferme sur l’échafaud, autour duquel se pressait la populace, aussi fanatique que curieuse, et fort contente de voir décapiter un chrétien qui avait blasphémé Mahomet.

Pour les chrétiens Perfectus devint un saint. Ayant à leur tête l’évêque de Cordoue, ils descendirent son cercueil, avec beaucoup de pompe, dans la fosse où reposaient les ossements de saint Aciscle. En outre, ils publiaient partout que Dieu lui-même s’était chargé de venger le saint homme. Le soir après son exécution, un bateau avait chaviré; sur huit musulmans qu’il contenait, deux s’étaient noyés. «Dieu, disait alors Euloge, a vengé la mort de son soldat. Nos cruels persécuteurs ayant envoyé Perfectus au ciel, le fleuve a englouti deux d’entre eux pour les livrer à l’enfer!» Les chrétiens eurent encore une autre satisfaction: la prédiction de Perfectus s’accomplit: avant une année révolue, Naçr mourut d’une manière aussi subite que terrible180.

Ce puissant eunuque fut la victime de sa propre perfidie. La sultane Taroub voulait assurer le droit de succéder à la couronne à son propre fils Abdallâh, au préjudice de Mohammed, l’aîné des quarante-cinq fils d’Abdérame II, qui l’avait eu d’une autre femme, nommée Bohair; mais si grande que fût son influence sur son époux, elle n’avait pas réussi à lui faire adopter son projet. Alors elle eut recours à Naçr, dont elle connaissait la haine pour Mohammed, et le pria de la débarrasser et de son époux et du fils de Bohair. L’eunuque lui promit de faire en sorte qu’elle fût contente, et, voulant commencer par le père, il s’adressa au médecin Harrânî, qui était venu d’Orient, et qui, en peu de temps, avait acquis à Cordoue une grande réputation et une fortune considérable, grâce à la vente d’un remède très-efficace contre les maux de ventre, remède dont il possédait le secret, et qu’il vendait au prix exorbitant de cinquante pièces d’or la bouteille181. Naçr lui demanda s’il attachait quelque prix à sa faveur, et le médecin lui ayant répondu que ses vœux n’avaient point d’autre objet, il lui donna mille pièces d’or en lui enjoignant de préparer un poison fort dangereux, connu sous le nom de bassoun al-molouc.

Harrânî avait deviné le projet de l’eunuque. Partagé entre la crainte, ou d’empoisonner le monarque, ou de s’attirer le courroux du puissant chambellan, il prépara le poison et l’envoya à Naçr; mais en même temps il fit dire secrètement à une femme du harem qu’elle devait conseiller au sultan de ne pas prendre la potion que Naçr lui offrirait.

L’eunuque étant venu voir son maître et l’ayant entendu se plaindre de sa mauvaise santé, il lui recommanda de prendre un excellent remède, qu’un médecin célèbre lui avait donné. «Je vous l’apporterai demain, ajouta-t-il, car il faut le prendre à jeun.»

Le lendemain, quand l’eunuque eut apporté le poison, le monarque lui dit après avoir examiné la fiole: «Ce remède pourrait bien être nuisible; prends-le d’abord toi-même.» Stupéfait, mais n’osant désobéir, ce qui aurait prouvé son intention criminelle; espérant d’ailleurs que Harrânî saurait bien neutraliser le poison, Naçr l’avala. Aussitôt qu’il put le faire sans exciter des soupçons, il vola à son palais, fit chercher Harrânî, lui raconta en deux mots ce qui était arrivé, et lui demanda un antidote. Le médecin lui prescrivit de prendre du lait de chèvre. Mais il était trop tard182. Le poison lui ayant brûlé les entrailles, Naçr expira dans une violente diarrhée183.

Les prêtres chrétiens ignoraient ce qui s’était passé à la cour. Ils savaient bien que Naçr était mort subitement, et même le bruit se répandit parmi eux qu’il avait été empoisonné; mais ils ne savaient rien de plus. La cour, ce semble, tâcha de tenir caché ce complot avorté, auquel beaucoup de personnes haut placées avaient prêté la main, et qui ne nous est connu que par les curieuses révélations d’un client des Omaiyades, qui écrivait à une époque où l’on pouvait parler librement, attendu que les conspirateurs avaient tous cessé de vivre. Mais ce qui était parvenu à la connaissance des prêtres leur suffisait; ce qui pour eux était l’essentiel, c’est que la prédiction de Perfectus, connue d’un grand nombre de chrétiens et de musulmans renfermés avec lui dans la même prison, s’était accomplie de la manière la plus frappante.

Quelque temps après, l’excessive et injuste rigueur avec laquelle les musulmans traitèrent un marchand chrétien, exaspéra encore davantage le parti exalté.

Jean – le marchand en question – était un homme parfaitement inoffensif, et jamais il ne lui était passé par la tête que son destin l’appelât à souffrir pour la cause du Christ. Ne songeant qu’à son négoce, il faisait de bonnes affaires, et comme il savait que le nom de chrétien n’était pas une recommandation auprès des musulmans qui venaient acheter au marché, il avait pris la coutume, en faisant valoir sa marchandise, de jurer par Mahomet. «Par Mahomet, ceci est excellent! Par le Prophète (que Dieu lui soit propice!), vous ne trouverez pas chez qui que ce soit de meilleures choses qu’ici!» ces sortes de phrases lui étaient habituelles, et pendant longtemps il n’eut pas à s’en repentir. Mais ses concurrents, moins favorisés des acheteurs, enrageaient en voyant sa prospérité toujours croissante; ils lui cherchaient noise, et un jour qu’ils l’entendirent de nouveau jurer par Mahomet, ils lui dirent: «Tu as toujours le nom de notre Prophète à la bouche, afin que ceux qui ne te connaissent pas, te prennent pour un musulman. Et puis, c’est vraiment insupportable de t’entendre jurer par Mahomet chaque fois que tu débites un mensonge.» Jean protesta d’abord que, s’il employait le nom de Mahomet, il ne le faisait pas dans l’intention de blesser les musulmans; mais ensuite, la dispute s’échauffant, il s’écria: «Eh bien, je ne prononcerai plus le nom de votre Prophète, et maudit soit celui qui le prononce!» A peine eut-il dit ces paroles, qu’on le saisit en criant qu’il avait proféré un blasphème, et qu’on le traîna devant le cadi. Interrogé par ce dernier, Jean soutint qu’il n’avait point eu le dessein d’injurier qui que ce fût, et que, si on l’accusait, c’était par jalousie de métier. Le cadi, qui devait ou l’absoudre, s’il le jugeait innocent, ou le condamner à la mort, s’il le croyait coupable, ne fit ni l’un ni l’autre. Il prit un moyen terme: il le condamna à quatre cents coups de fouet, au grand désappointement de la populace, qui criait que Jean avait mérité la mort. Le pauvre homme subit sa peine; puis on le plaça sur un âne, la tête en arrière, et on le promena par les rues de la ville, tandis qu’un héraut marchait devant lui en criant: «Voici comment on châtie celui qui ose se moquer du Prophète!» Ensuite on l’enchaîna et on l’enferma dans la prison. Lorsqu’Euloge l’y trouva quelques mois plus tard, les sillons que le fouet avait tracés dans ses chairs étaient encore visibles184.

Peu de jours après, les exaltés, qui depuis longtemps se reprochaient leur inaction, entrèrent dans la lice. Le but où tendaient tous leurs souhaits, c’était de mourir de la main des infidèles. Pour en obtenir l’accomplissement, ils n’avaient qu’à injurier Mahomet. Ils le firent. Le moine Isaäc leur donna l’exemple.

Né à Cordoue de parents nobles et riches, Isaäc avait reçu une éducation soignée. Il connaissait l’arabe à fond, et, fort jeune encore, il avait été nommé câtib (employé dans l’administration) par Abdérame II. Mais à vingt-quatre ans, ayant éprouvé tout à coup des scrupules de conscience, il quitta la cour et la carrière brillante qui s’ouvrait devant lui, pour aller s’ensevelir dans le cloître de Tahanos, que son oncle Jérémie avait fait bâtir à ses frais au nord de Cordoue. Situé entre de hautes montagnes et d’épaisses forêts, ce cloître, où la discipline était beaucoup plus rigoureuse qu’ailleurs, passait avec raison pour le foyer du fanatisme. Isaäc y trouva son oncle, sa tante Elisabeth et plusieurs autres de ses parents, qui tous avaient poussé jusqu’aux dernières limites le sombre génie de l’ascétisme. Leur exemple, la solitude, l’aspect d’une nature triste et sauvage, les jeûnes, les veilles, la prière, les macérations, la lecture de la Vie des Saints, tout cela avait développé dans l’âme du jeune moine un fanatisme qui approchait du délire, lorsqu’il se crut appelé par le Christ à mourir pour sa cause. Il partit donc pour Cordoue, et, se présentant au cadi: «Je voudrais me convertir à votre foi, lui dit-il, si vous vouliez bien m’instruire. – Très-volontiers,» lui répondit le cadi, qui, heureux de pouvoir faire un prosélyte, commença à lui exposer les doctrines de l’islamisme; mais Isaäc l’interrompit au milieu de son discours en s’écriant: «Il a menti, votre prophète, il vous a trompés tous; qu’il soit maudit, l’infâme souillé de tous les crimes, qui a entraîné avec lui tant de malheureux au fond de l’enfer! Pourquoi vous, qui êtes un homme sensé, n’abjurez-vous pas ces doctrines pestilentielles? Pouvez-vous croire aux impostures de Mahomet? Embrassez le christianisme; le salut est là!» Hors de lui-même par l’audace inouïe du jeune moine, le cadi remua les lèvres, mais sans pouvoir articuler une parole, versa des larmes de rage, et appliqua un soufflet sur la joue d’Isaäc.

– Eh quoi! s’écria le moine; tu oses souffleter une figure que Dieu a formée à son image? Tu en rendras compte un jour!

– Calmez-vous, ô cadi, dirent à leur tour les conseillers assesseurs; souvenez-vous de votre dignité, et rappelez-vous que notre loi ne permet pas d’outrager qui que ce soit, pas même celui qui a été condamné à la mort.

– Malheureux, dit alors le cadi en s’adressant au moine, tu es ivre peut-être, ou bien tu as perdu la raison et tu ne sais pas ce que tu dis. Ignores-tu donc que la loi immuable de celui que tu outrages si inconsidérément, condamne à mort ceux qui osent parler de lui de la manière dont tu l’as fait?

– Cadi, répliqua tranquillement le moine, je suis dans mon bon sens et je n’ai pas bu du vin. Brûlant d’amour pour la vérité, j’ai voulu la dire à toi et à ceux qui t’entourent. Condamne-moi à la mort; loin de la craindre, je la désire, car je sais que le Seigneur a dit: «Bienheureux sont ceux qui sont persécutés pour la vérité, car le royaume des cieux est à eux!»

Alors le cadi prit en pitié ce moine fanatique. L’ayant fait mettre en prison, il alla demander au monarque la permission d’appliquer une peine mitigée à cet homme évidemment aliéné d’esprit. Mais Abdérame, exaspéré contre les chrétiens par les honneurs qu’ils avaient rendus au corps de Perfectus, lui ordonna de suivre la rigueur des lois, et, voulant empêcher les chrétiens d’enterrer le corps d’Isaäc avec pompe, il lui enjoignit en outre de prendre soin que ce corps demeurât suspendu pendant quelques jours à un gibet la tête en bas, qu’ensuite il fût brûlé, et que les cendres fussent jetées dans la rivière. Ces ordres furent exécutés (3 juin 851); mais, bien que le monarque eût privé ainsi le cloître de Tabanos de reliques précieuses, les moines s’en dédommagèrent en mettant Isaäc au rang des saints et en racontant des miracles qu’il aurait opérés, non-seulement pendant son enfance, mais même avant de venir au monde185.

La carrière était maintenant ouverte. Deux jours après le supplice d’Isaäc, le Français Sancho, qui servait dans la garde du sultan et qui avait assisté aux leçons d’Euloge, blasphéma Mahomet et fut décapité186. Le dimanche suivant (7 juin), six moines, parmi lesquels on distinguait Jérémie (l’oncle d’Isaäc) et un certain Habentius qui demeurait toujours reclus dans sa cellule, se présentèrent au cadi en criant: «Nous aussi, nous disons ce qu’ont dit nos saints frères, Isaäc et Sancho!» Et, après avoir blasphémé Mahomet, ils ajoutèrent: «Venge maintenant ton prophète! Traite-nous avec la plus grande cruauté!» On leur coupa la tête187. Puis Sisenand, prêtre de l’église de saint Aciscle, qui avait été l’ami de deux de ces moines, crut les voir descendre du ciel pour l’inviter à souffrir aussi le martyre: il fit comme eux et fut décapité. Avant de monter sur l’échafaud, il avait exhorté le diacre Paul à suivre son exemple: ce dernier eut la tête tranchée quatre jours après (20 juillet). Ensuite un jeune moine de Carmona, nommé Théodemir, subit le même sort188.

Onze martyrs en moins de deux mois, c’était pour le parti exalté un triomphe dont il était bien fier; mais les autres chrétiens, qui ne demandaient qu’à vivre en repos, s’inquiétaient avec raison de cet étrange fanatisme, qui aurait peut-être pour résultat que les musulmans se défieraient de tous les chrétiens et se mettraient à les persécuter. «Le sultan, disaient-ils aux exaltés, nous permet l’exercice de notre culte et ne nous opprime pas: à quoi peut donc servir ce zèle fanatique? Ceux que vous appelez des martyrs, ne le sont nullement; ce sont des suicides, et ce qu’ils ont fait leur a été suggéré par l’orgueil, la source de tous les péchés. S’ils avaient connu l’Evangile, ils y auraient lu: «Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent.» Au lieu d’éclater en injures contre Mahomet, ils auraient dû savoir que, selon les paroles de l’apôtre, les médisants n’hériteront point le royaume de Dieu. Les musulmans nous disent: «Si Dieu, voulant montrer que Mahomet n’est point un prophète, eût inspiré à ces fanatiques la résolution qu’ils ont prise, il eût opéré des miracles qui nous auraient convertis à votre foi. Et loin de là, Dieu a toléré que les corps de ces soi-disant martyrs fussent brûlés et que leurs cendres fussent jetées dans la rivière. Votre secte ne tire point d’avantage de ces supplices, et la nôtre n’en souffre aucunement: n’est-ce donc pas une folie que de se suicider de la sorte?» Que devons-nous répondre à ces objections qui ne nous semblent que trop fondées189

Tel était le langage que tenaient non-seulement les laïques, mais la plupart des prêtres190. Euloge se chargea de leur répondre; il se mit à composer son Mémorial des Saints, dont le premier livre est une amère et violente diatribe contre ceux qui, «de leur bouche sacrilège, osaient injurier et blasphémer les martyrs191.» Pour réfuter ceux qui vantaient la tolérance des mécréants, Euloge trace avec les plus sombres couleurs le tableau des vexations dont les chrétiens, et surtout les prêtres, étaient accablés. «Hélas! s’écrie-t-il, si l’Eglise subsiste en Espagne comme un lis entre les épines, si elle brille comme un flambeau au milieu d’un peuple corrompu et pervers, il ne faut pas attribuer ce bienfait à la nation impie à laquelle nous obéissons pour le châtiment de nos péchés, mais à Dieu seul, à lui qui a dit à ses disciples: Je suis toujours avec vous jusques à la fin du monde!» Puis il accumule des citations tirées de la Bible et des légendes, afin de prouver que non-seulement il est permis de s’offrir spontanément au martyre, mais que c’est une œuvre pieuse, méritoire et recommandée par Dieu. «Sachez, dit-il à ses adversaires, sachez, vous, impurs, qui ne craignez pas de rapetisser la gloire des saints, sachez qu’au jugement dernier vous serez confrontés avec eux, et qu’alors vous répondrez devant Dieu de vos blasphèmes!»

De son côté, le gouvernement arabe s’alarma avec raison de cette nouvelle espèce de révolte; car chez les exaltés le fanatisme n’était qu’une face de leur être; il s’y mêlait une ardeur martiale et des désirs presque féroces de vengeance politique192. Mais comment empêcher ces insensés de porter eux-mêmes leur tête au bourreau? S’ils blasphémaient Mahomet, il fallait bien les condamner à mort; la loi était inexorable à cet égard. Il n’y avait qu’un seul moyen qui pût être efficace: c’était d’assembler un concile et de lui faire rendre un décret qui défendît aux chrétiens de rechercher ce qu’on appelait le martyre. C’est ce que fit Abdérame II; il convoqua les évêques, et ne pouvant assister en personne à leurs séances, il s’y fit représenter par un chrétien employé dans l’administration.

Euloge et Alvaro ne parlent qu’avec horreur de ce câtib, de cet exceptor, de cet homme inique, orgueilleux, cruel, riche en vices comme en argent; qui n’était chrétien que de nom, et qui, dès le principe, avait été le détracteur et l’ennemi acharné des martyrs193. Ils le haïssent et l’exècrent à un tel point qu’ils évitent soigneusement de prononcer son nom. Ce n’est que par les auteurs arabes194 que nous savons qu’il s’appelait Gomez, fils d’Antonien, fils de Julien. Doué d’un esprit souple et pénétrant, Gomez, qui, de l’aveu unanime des chrétiens et des musulmans195, parlait et écrivait l’arabe avec une pureté et une élégance fort remarquables, avait gagné la faveur d’abord de son chef, Abdallâh ibn-Omaiya196, puis du monarque, et à l’époque dont nous parlons, son influence à la cour était fort grande. Ayant la plus complète indifférence en matière de religion, il méprisait souverainement le fanatisme; cependant, il se serait borné selon toute apparence à lancer des épigrammes et des sarcasmes contre les pauvres fous qui allaient se faire couper la tête sans rime ni raison, s’il n’avait craint que leur folie n’eût pour lui-même les suites les plus fâcheuses. Il croyait déjà s’apercevoir que les musulmans commençaient à traiter les chrétiens avec une certaine froideur voisine de la méfiance; il se demandait avec inquiétude s’ils ne finiraient pas par confondre les chrétiens raisonnables avec les chrétiens fanatiques, et si, dans ce cas, lui et les autres employés chrétiens ne perdraient pas leurs postes lucratifs et même les richesses qu’ils avaient amassées. Au concile, Gomez n’était donc pas seulement l’interprète de la volonté du souverain; son propre intérêt était en jeu et l’obligeait à s’opposer avec vigueur au torrent qui menaçait de l’engloutir.

179.Voir Lane, Modern Egyptians, t. II, p. 266-269; Mission historial de Marruecos, p. 46; Lyon, Travels in northern Africa, p. 108, 109; Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 1.
180.Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 1; Alvaro, Indic. lumin., p. 225-227.
181.Voyez l’article sur Harrânî dans Ibn-abî-Oçaibia.
182.Ibn-al-Coutîa, fol. 31 v., 32 r.
183.Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 1.
184.Alvaro, Indic. lumin., p. 227, 228; Euloge, Memor. Sanct., p. 242, 243, 269.
185.Euloge, Memor. Sanct., p. 237, 238; ibid., L. II, c. 2; Alvaro, Indic. lumin., p. 237, 238; Martyrologe d’Usuard (Esp. sagr., t. X, p. 379).
186.Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 3.
187.Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 4.
188.Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 5, 6.
189.Euloge, Memor. Sanct., p. 243, 245, 247, 248, 249.
190.Plerique fidelium et (heu proh dolor! etiam sacerdotum. Euloge, Memor. Sanct., p. 245.
191.Page 239.
192.Euloge et Alvaro donnent constamment aux martyrs le titre de «soldats de Dieu, allant combattre contre l’ennemi impie.»
193.Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 15; Alvaro, Indic. lumin., p. 243, 244.
194.Ibn-al-Coutîa, fol. 34 r. et v.; Khochanî, p. 291.
195.Euloge, Memor. Sanct., L. III, c. 2; Ibn-al-Coutîa, fol. 34 r.; Khochanî, p. 292.
196.Voyez sur lui, Ibn-al-Abbâr, p. 94.