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Lettres à Mademoiselle de Volland

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LXXXIII

À Paris, le 3 octobre 1762.

Je n'oserais rien prononcer sur les suites de cette maladie; ce sont des jours successivement bons, mauvais et détestables; du dégoût; de l'appétit; des évacuations douloureuses et sanglantes; d'autres qui n'ont aucune de ces mauvaises qualités. On n'y entend rien, sinon que le chagrin et la maigreur augmentent et que les forces s'en vont. Mais un symptôme qui m'effraye plus qu'aucun autre, c'est la douceur de caractère, la patience, le silence et, qui pis est, un retour d'amitié et de confiance vers moi; ni elle, ni personne autour d'elle ne dort. Il n'y a que le médecin qui soit toujours content. J'ai dans l'idée qu'il ne sait ce qu'il fait, et que le mal a une tout autre cause que celle qu'il lui suppose; mais je n'oserais en ouvrir la bouche. Si par hasard je pensais faux, qu'il adoptât mon erreur, et que le changement de méthode eût des suites funestes, je ne m'en consolerais jamais. Il faut donc, depuis le matin jusqu'au soir, présenter à un malade des choses qu'on croit sinon contraires à son état, au moins peu salutaires et mal ordonnées, en voir le mauvais effet, et se taire.

Demain je m'installe chez moi pour n'en sortir que sur le soir. Le soin de mes affaires domestiques, auxquelles on n'est plus en état de veiller, un meilleur emploi de mon temps, et surtout l'éducation abandonnée de ma petite fille, l'exigent.

Je suis seul à Paris; M. d'Holbach lit à Voré; la Baronne s'ennuie au Grandval; Mme d'Épinay seule, n'est pas, je crois, trop contente à la Briche. Grimm s'avance à toutes jambes vers la Westphalie: il était intimement lié avec M. de Castries, qui vient d'être grièvement blessé; il va à deux cent cinquante trois lieues, voir quels secours ou quelles consolations il pourra donner à son ami. C'est toujours lui: il est parti sans que j'aie eu le temps de l'embrasser, à deux heures du matin, sans domestiques, sans avoir mis ordre à aucune de ses affaires, ne voyant que la distance des lieux et le péril de son ami.

Votre cas de conscience ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe. Est-ce qu'il peut y avoir un mauvais procédé sans quelque sorte d'injustice? A-t-on un mauvais procédé quand on satisfit à tout ce que l'on doit? Manque-t-on à quelque chose de ce que l'on doit, sans être injuste en quelque point?

J'ai oublié de vous dire que j'ai reçu, il y a une quinzaine de jours, par le prince Galitzin, une invitation, de la part de l'impératrice régnante de Russie, d'aller achever notre ouvrage à Pétersbourg. On offre liberté entière, protection, honneurs, argent, dignités, en un mot tout ce qui peut tenter des hommes mécontents de leur pays et peu attachés à leurs amis, de s'expatrier et de s'en aller. Il a fallu répondre à Voltaire, qui a joint aussi ses sollicitations à celles de la cour de Russie. Il m'avait envoyé en même temps son Commentaire sur le Cinna de Corneille. Je n'ai pu m'empêcher de lui dire que cela était vrai, juste, intéressant et beau, parce que c'est la vérité; seulement je lui ai trouvé plus d'indulgence que je n'en aurais eu173; il n'a pas repris tout ce qui m'a semblé répréhensible: c'est apparemment parce que la difficulté de l'art lui est moins connue qu'à moi. Il n'y a pas de gens plus offensés de la méchanceté que ceux qui n'ont jamais su ce qu'il en coûte pour être bon.

Nous avons ce matin une conférence avec Damilaville et Mme d'Épinay, pour que la Correspondance de Grimm souffre point de son absence.

Je vois, par les offres qu'on nous fait, qu'on ignore que notre manuscrit ne nous appartient point; que ce sont les libraires qui en ont fait toute la dépense, et que nous ne pourrions en soustraire une feuille sans infidélité. Eh bien! qu'en dites-vous? C'est en France, dans le pays de la politesse, des sciences, des arts, du bon goût, de la philosophie, qu'on nous persécute! et c'est du fond des contrées barbares et glacées du nord qu'on nous tend la main! Si l'on écrit ce fait dans l'histoire, qu'en penseront nos descendants? N'est-ce pas là un des plus énormes soufflets qu'il était possible de donner au sieur Omer de Fleury174, qui nous chassait, il y a un ou deux ans, dans ce beau réquisitoire que vous savez.

Dans une autre situation d'âme, cet incident me ferait quelque plaisir; mais mon âme s'est refermée à toute sorte de sentiments doux: il y a peu de choses dans la vie qui puissent me faire sourire dans ce moment. Vous avez raison, Uranie, tout est vain, tout est trompeur; ce n'est guère la peine de vivre pour tout cela. Il vaut mieux que je m'arrête là tout court que de suivre ces idées, dans lesquelles ceux que j'aime le plus verraient peut-être quelque chose de désobligeant. Mais faut-il que je me contraigne de peur de les blesser? Et puis quand je me contraindrai, est-ce que je dirai, ou bien ce qui se passera au fond de mon cœur, ce que je penserai, ce que je sentirai, ce que je résoudrai, même à leur insu, qui les offensera? Je ne demande pas mieux que d'être heureux. Est-ce ma faute, si je ne le suis pas? Est-ce ma faute si je vois en tout des vices qui y sont et qui m'affligent; si toute la vie n'est qu'un mensonge, qu'un enchaînement d'espérances trompeuses? On sait cela trop tard: nous le disons à nos enfants qui n'en croient rien; ils ont des cheveux gris lorsqu'ils en sont convaincus. Adieu, portez-vous bien, jetez ce maussade bavardage de côté. Si j'allais troubler un instant vos plaisirs, votre bonheur, votre tranquillité, je ressemblerais à un gros homme, gros comme six autres, qui étouffait dans la presse et qui criait: Quelle maudite presse! quelle cohue! etc., etc. Quelqu'un qui lui était voisin lui dit: «Eh! maudite barrique ambulante, de quoi te plains-tu? Ne vois-tu pas que si tout le monde te ressemblait, cette presse serait cinquante mille fois plus grande?» Moi qui donne peut-être du chagrin à tout ce qui m'environne, qui empoisonne la vie pour ceux qui me sont les plus chers, de quoi m'avisé-je de crier contre la vie! Si tous les autres criaient aussi haut que moi, on ne s'entendrait pas; ce serait sur la terre le plus insupportable vacarme. Si tous les autres étaient aussi quinteux, injustes, incommodes, sensibles, ombrageux, jaloux, fous, sots, bêtes et loups-garous, il n'y aurait pas moyen d'y tenir. Allons, puisque nous ne valons pas mieux que ceux que nous disons ne valoir rien, souffrons-les et taisons-nous. Je souffre donc et me tais. Adieu.

Voilà le moment de m'arrêter; je finirai par vous faire aimer la campagne.

LXXXIV

Paris, le 15 mai 1765.

Oui, tendre amie, il y aura encore un concert, et ce concert sera un enchantement: c'est M. Grimm qui me le promet. Que je sache donc, dimanche prochain, si vous irez, et combien vous irez, afin que je me pourvoie de billets. Je vous prie de faire en sorte que M. Gaschon en soit. Quand je connais un grand plaisir, je ne puis m'empêcher d'en souhaiter la jouissance à tous ceux que j'aime. Vous en reviendrez tous ivres d'admiration et de joie; je reprendrai partie de ces sentiments, en vous revoyant, en vous écoutant, en vous regardant. Oh! les belles physionomies que vous aurez! Mais puisque la physionomie d'un homme transporté d'amour et de plaisir est si belle à voir, et que vous êtes la maîtresse d'avoir, quand il vous plaît, sous vos yeux ce tableau si touchant et si flatteur, pourquoi vous en privez-vous? Quelle folie! Vous êtes enchantée, si un homme bien épris attache sur vos yeux ses regards pleins de tendresse et de passion; leur expression passe dans votre âme, et elle tressaille. Si ses lèvres brûlantes touchent vos joues, la chaleur qu'elles y excitent vous trouble, si ses lèvres s'appuient sur les vôtres, vous sentez votre âme s'élancer pour venir s'unir à la sienne; si dans ce moment ses mains serrent les deux vôtres, il se répand sur tout votre corps un frémissement délicieux, tout vous annonce un bonheur infiniment plus grand, tout vous y convie: et vous ne voulez pas mourir et foire mourir de plaisir! Vous vous refusez à un moment qui a bien aussi son délire: celui où cet homme, vain d'avoir possédé cet objet qu'il prise plus que l'univers entier, en répand un torrent de larmes! Si vous sortez de ce monde sans avoir connu ce bonheur, pouvez-vous vous flatter d'avoir été heureuse et d'avoir vu et fait un heureux?

N'oubliez pas de me faire savoir si l'affaire du contrat est faisable, ou non, soit par M. Duval, soit par M. Le Gendre.

Bonjour, tendre amie. Combien je vous estime et combien je vous aime! Le beau tableau que je verrais et que je vous montrerais si vous vouliez! Mais vous ne vous y connaissez pas: cela est fâcheux pourtant.

LXXXV

À Paris, le 20 mai 1765.

Voilà, chère amie, la troisième fois que nous allons, M. Vialet et moi, chez M. de Sartine, pour son projet, et trois matinées de perdues pour mon atelier. Quoiqu'à midi je sois à votre porte, je n'aurai pas le plaisir de vous voir. La même voiture qui me conduira rue Neuve-Saint-Augustin me ramènera ici, où je suis rappelé par une masse énorme de besogne laissée en arrière. Je suis bien las d'être commandé par les besoins. Quand serai-je donc délivré de toute autre occupation que celle de vous plaire? Jamais, jamais. Je mourrai sans avoir pu vous apprendre combien je sais aimer. Faites bien mes excuses à Mme Le Gendre. Tout s'éloigne, tout se sépare; une infinité de choses tyranniques s'interposent entre les devoirs de l'amour et de l'amitié; et l'on ne fait rien de bien; on n'est ni à son ambition, ni à son goût, ni à sa passion: l'on vit mécontent de soi Un des grands inconvénients de l'état de la société, c'est la multitude des occupations, et surtout la légèreté avec laquelle on prend des engagements qui disposent de tout le bonheur. On se marie; on prend un emploi; on a une femme, des enfants, avant que d'avoir le sens commun. Ah! si c'était à recommencer! c'est un mot de repentir qu'on a perpétuellement à la bouche. Je l'ai dit de tout ce que j'ai fait, excepté, chère et tendre amie, de la liaison douce que j'ai formée avec vous. Si je regrette quelque chose, ce sont tous les moments qui lui sont ravis. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Voilà un fardeau de lettres que vous remettrez à leurs adresses.

 

LXXXVI

À Paris, le 20 mai 1765.

Demain, bonne et tendre amie, entre huit et neuf heures, vous aurez un carrosse à votre porte, dont vous, madame votre mère et Mme Le Gendre, pourrez disposer toute la matinée.

J'espère que Mme Le Gendre ne me refusera pas à dîner. Après dîner, qu'il fesse beau ou laid, nous irons nous promener à Saint-Cloud, où je vous quitterai pour un quart d'heure. À ce moment-là près, que je regretterai encore, j'aurai le plaisir de passer toute la journée avec celle que j'aime, ce qui n'est pas surprenant, car qui ne l'aimerait pas? mais que j'aime, après huit ou neuf ans, avec la même passion qu'elle m'inspira le premier jour que je la vis. Nous étions seuls ce jour-là, tous deux appuyés sur la petite table verte. Je me souviens de ce que je vous disais, de ce que vous me répondîtes. Oh! l'heureux temps que celui de cette table verte! Bonsoir, bonne amie, mille amitiés et autant de respects.

LXXXVII

21 juillet 1765.

Ils ont bien dit que c'était un songe. Mais pourquoi n'ont-ils pas dit tout d'une voix que c'était un mauvais songe? Y en avait-il parmi eux quelques-uns à qui la nature eût accordé un meilleur esprit, une âme plus douce, une santé plus continue, plus d'amis sûrs qu'à moi, une meilleure amie que la mienne? Non. C'est que cette nature est une folle qui gâte d'une main ce qu'elle fait bien de l'autre, c'est qu'elle s'est amusée à mêler de chicotin le peu de bonbons qu'elle donne à ses enfants; c'est que le système des deux principes, l'un bienfaisant, l'autre malfaisant, système qui a été si généralement répandu sur la terre, n'est pas aussi extravagant qu'on le dit en Sorbonne; c'est qu'il faut en passer par là, ou croire au Jupiter d'Homère qui a renfermé dans deux tonneaux tous les biens et tous les maux de la vie dont il forme une pluie mêlée qui tombe sans cesse sur la tête des pauvres mortels, dont les uns un peu plus ou un peu moins mouillés de mal ou de bien que les autres, mais qui tous arrivent au dernier gîte presque également trempés. Si la vie n'allait pas ainsi, qui est-ce qui pourrait se résoudre à la quitter? Si c'était un fil de bonheur pur et sans mélange, qui est-ce qui voudrait l'exposer pour sa patrie, la sacrifier pour son père, sa mère, sa femme, ses enfants, son ami, sa maîtresse? Personne. Les hommes ne seraient qu'un vil troupeau d'êtres heureux; plus d'actions héroïques. Ils vivraient ivres, et mourraient enragés. Voilà, mon amie, un préambule honnêtement long; c'est qu'il faut que tout, jusqu'à cette lettre, ait le caractère des choses d'ici-bas.

Depuis le bienfait de l'impératrice, si vous en exceptez quelques moments doux que vous savez, tout le reste n'a été qu'ennuis, déplaisances ou chagrins. Ce sont des bonnes amies qu'on faisait raffoler et sécher sur pied; et quand ces bonnes amies-là ne sont pas heureuses, il faut aussi que je souffre. Ce sont les embarras de leur déménagement, qui m'a fait trembler pour leur santé: croyez-vous que tandis qu'elles se brisaient les reins à faire des paquets, à les porter, à les arranger, et qu'elles avalaient de la poussière, moi je fusse à mon aise? C'est un départ qui me sépare d'elles, Dieu sait pour combien de temps, et qui me laisse désolé. C'est, depuis que je ne les ai plus, un enchaînement d'événements qui finiront par me chasser, sinon de Paris, du moins de la société. Vous savez que M. Tronchin avait été appelé en poste à Lyon pour la maladie de son associé, et que mes seize mille livres175 étaient restées entre les mains de M. Colin de Saint-Marc. D'abord, il est inouï combien ma sécurité, bien ou mal fondée là-dessus, m'a attiré de petites querelles domestiques. J'en étais là, lorsque je reçois de M. Tronchin une lettre pour M. de Saint-Marc. Je la garde sept ou huit jours, parce que les choses d'intérêt ne sont pas celles qui me remuent; cependant sur les six heures du soir, un jour que j'allai causer avec la chère sœur, je me trouve à la porte de l'hôtel des Fermes; je me ressouviens de ma lettre, et j'entre. M. de Saint-Marc n'était pas à son bureau, mais il allait y entrer: c'est ce que ses commis me dirent, car ils sont fort polis. En effet il arrive, comme ils me parlaient. Je vais au-devant de M. Colin de Saint-Marc, qui ne m'entend pas. M. Colin de Saint-Marc, le chapeau sur la tête, marche; je le suis presque en courant. Il arrive dans la seconde pièce de son bureau; il s'assied dans son fauteuil, et je reste droit. Je lui présente ma lettre; il la prend, l'ouvre, et la lit; se met à regarder un moment au plafond, et, me rendant ma lettre en la jetant sur un coin de sa table, me dit: Je n 'ai pas mémoire de cela; puis il prend une plume, se met à écrire, et me laisse debout, là, sans me parler davantage. Tandis qu'il écrivait sans me regarder, je lui déclinais mon nom, et je lui faisais mon histoire. Sur la fin de cette histoire, mon homme s'arrête, et ce tracassant avec un de ses doigts la main droite, il me dit: «Ah! oui, je me rappelle cela. J'ai touché vos lettres de change. Je n'ai point de billets à vous donner. Ils veulent tous de ces billets; c'est une rage, je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas quand j'en aurai; je n'irai point dépouiller pour vous ceux qui en ont. Revenez; mais ne revenez pas demain: dans huit jours, dans un mois, dans deux»; et puis mon homme se remet à écrire, et moi je m'en vais.

Eh bien, comment cela vous semble-t-il? Parce que M. Colin de Saint-Marc a cent mille écus de rente, il faut qu'il me traite comme un faquin. J'étais enragé dans ce moment de n'être pas le comte de Charolais, ou quelque autre personnage important, et de ne pouvoir renouveler avec M. Colin de Saint-Marc la scène du président de Meinières176 avec un procureur au Parlement. C'était le matin; il était en redingote, en mauvaise perruque ronde, en bas de laine gris, un mouchoir de soie autour du cou, ce qui n'était pas propre à sauver sa mauvaise mine. Il était pour une somme considérable dans un état de créances que ce procureur ne se pressait pas d'acquitter. Il entre dans l'étude sans façon, il s'adresse au procureur honnêtement, parce que le président de Meinières est l'homme de France le plus doux et le plus honnête, qu'il en a la réputation, et que c'est ainsi que je l'ai vu chez lui et chez moi «Monsieur, il y a longtemps que j'attends, pourriez-vous me dire quand je serai payé? – Je n'en sais rien.» Le président était debout, le procureur assis; le président chapeau bas, le procureur la tête couverte de son bonnet; le président parlait, le procureur écrivait. «Monsieur, c'est que je suis pressé. – Ce n'est pas ma faute. – Cela se peut. Cependant voilà mes titres; je les ai apportés, et vous m'obligerez de les regarder. – Je n'ai pas le temps. – Monsieur, de grâce, faites-moi ce plaisir. – Je ne saurais, vous dis-je. – Monsieur… – Vous m'interrompez. Est-ce que vous croyez, mon ami, que je n'ai que votre affaire en tête? Vous serez payé avec les autres. Allez-vous-en, et ne m'ennuyez pas davantage. – Monsieur, je suis fâché de vous ennuyer, mais vous n'êtes pas le premier. – Tant pis, il ne faut ennuyer personne. – Il est vrai, mais il ne faut brusquer personne. – Cela fait le plaisant! – Le plus plaisant des deux, je vous jure, monsieur, que ce n'est pas moi; on me doit, j'ai besoin, je voudrais toucher mon argent. Je ne vous demande que de jeter un coup d'œil sur mes titres. – Voyons donc, voyons ces titres; si on avait affaire à deux hommes comme vous par jour, il faudrait renoncer au métier.» Le président déploie ses titres, et le procureur lit: Monsieur le président de Meinières, etc.; et aussitôt le voilà qui se lève: «Monsieur le président, je vous demande mille pardons…; je n'avais pas l'honneur de vous connaître…; sans cela… » Le président le prend par la main, l'éloigné de son fauteuil, s'y place, et lui dit: «Maître un tel, vous êtes un insolent; il ne s'agit pas de moi, je vous pardonne; mais je viens de voir la manière indigne et cruelle dont vous en usez avec les malheureux qui ont affaire à vous. Prenez garde à ce que vous ferez à l'avenir; s'il me revient jamais une plainte sur votre compte, je vous fais perdre un état que vous remplissez si mal. Adieu.» Eh bien, qu'en pensez-vous? Tandis que M. Colin de Saint-Marc me traitait comme le procureur, n'aurait-il pas été fort doux d'être le président? Vous riez de cela, et j'en ris aussi à présent. Mme Le Gendre dit qu'elle se serait assise sur la table de M. Colin de Saint-Marc; mais on est si surpris, si peu fait à se trouver tout à coup un valet…

Autre chose. Thomas concourt pour le prix de l'Académie; il me lit son discours: j'en suis confondu. Plein de l'impression que j'en ai reçue, je vais dîner chez le Baron. Après dîner, nous nous trouvons seuls; nous allons nous promener au bout des Champs-Élysées. Là, à propos d'éloquence, le Baron me dit: «Ma foi, nous ne manquerons pas d'orateurs, il y a dix-sept Éloges de Descartes.» Je lui réponds que j'en connais un qui pliera les seize autres comme des capucins de cartes. «N'est-ce pas celui qui commence par ces mots: En quinze cent et tant, on apporta de Stockholm les cendres de Descartes…?– Celui-là même. Oui, on dit qu'il est beau. Vous en connaissez donc l'auteur? – Je le connais, et il ne faut pas avoir le moindre tact en style pour n'en pas savoir autant que moi à la dixième ligne: son nom est écrit partout.»

Là-dessus le Baron devine Thomas, et s'en va confier à d'autres que Thomas m'a lu son discours, que c'est une belle chose; et il oublie que la loi de l'Académie exclut du concours tout homme qui s'est nommé177 Le bavardage du Baron revient à Thomas; Thomas se désespère. Barthe vient m'apporter le désespoir de son ami, et je vous laisse à juger de mon état. Le bienfait de l'impératrice ne m'a pas fait un plaisir que je puisse comparer à la peine que j'ai soufferte. J'ai cessé de boire, de manger, de dormir, je me traîne, la tête me tourne. Mais il y a bien pis… Voilà Barthe lui-même qui m'interrompt, et il but que j'entende la lecture d'une comédie et que je rie.

 

Eh bien, mon amie, il a lu sa comédie, et j'ai ri; c'est le genre de Molière pour le fond, avec le ton d'aujourd'hui178. Vous croyez qu'il n'y avait plus rien à dire sur les maladies et les médecins; vous verrez.

Le pis pour Thomas et pour moi, c'est qu'on ignorait qu'il eût concouru; c'est qu'il a des ennemis dans l'Académie; c'est que parmi tes Éloges, il y en a de la plus grande force et qu'on pourrait bien préférer au sien; c'est que, quelque bien fondée que cette préférence puisse être, à moins qu'elle ne soit justifiée par un suffrage universel, Thomas croira toujours que c'est mon indiscrétion qui lui ôte le prix et qui peut-être l'éloigne de l'Académie, où il eût été reçu s'il ne se fût retiré lorsque Marmontel se présenta. Je verrai Marmontel aujourd'hui; je ne lui dirai que deux mots, mais ils sont propres à faire impression: c'est qu'il risque, si Thomas n'est pas couronné et qu'il te mérite, à passer non-seulement pour un homme sans goût, reproche qu'il partagera avec te reste des juges, mais pour un ingrat, reproche infiniment plus cruel, qui restera sur lui seul.

Vous croyez que c'est là tout? Franchement c'en était bien assez; mais écoutez. Je vais avant-hier dîner chez le Baron, au lieu d'aller rompre le tête-à-tête en question. Après le dîner, Marmontel me tire à l'écart et me dit: «Mon ami, je suis perdu. – Qu'est-ce qu'il y a? – Je suis perdu, on a une copie de mon poëme179. C'est Damilaville qui l'a dit à Merlin, et c'est Merlin qui me l'a dit. Je ne l'ai prêté qu'à vous et à un autre. Ne l'avez-vous confié à personne? – Non, je l'ai lu à des amies, mais je ne te leur ai pas laissé. Grimm, Mme d'Épinay, Damilaville, M. de Saint-Lambert l'ont lu, mais sous mes yeux. Qui est-ce cet autre à qui vous l'avez encore confié? – J'étais à une maison de campagne; je n'eus pas le courage de te refuser au fils de la maison, qui te prit pour une nuit. Le lendemain il partit pour Paris; il fut quatre jours absent, et dans cet intervalle je sais déjà qu'un de ses amis l'a possédé pendant deux fois vingt-quatre heures. J'ai vu cet ami qui a été violemment tenté d'en prendre copie, mais il n'en a rien fait.» – Je lui dis: «Envoyons chercher une voiture, et courons chez Damilaville; car je ne saurais vivre que cette affaire ne soit éclaircie. – Ni moi non plus.»

Nous allons chez Damilaville. Il n'y était pas. Nous nous y donnons rendez-vous pour te lendemain. Cependant quelle nuit à passer! Et personne à qui l'on puisse dire sa peine et qui la partage! Où étiez-vous, mon amie? Hier, nous vîmes Damilaville. Il tenait la chose d'un certain Naigeon; c'était un certain Du Coudray qui avait dit à Naigeon qu'il avait possédé la Neuvaine. Ce Du Coudray était cet ami du jeune homme à qui Marmontel l'avait prêtée à la campagne… Que dites-vous de tout cela? Marmontel se maudissait d'avoir fait ce poëme, et moi je me maudissais de l'avoir demandé. Il jurait bien de profiter de cette leçon; c'en était une pour moi que je me promettais bien de ne pas oublier.

Dépêchez-vous, faites-moi préparer une niche grande comme la main, proche de vous, où je me réfugie loin de tous ces chagrins qui viennent m'assaillir. Il ne peut y avoir de bonheur pour un homme simple comme moi au milieu de huit cent mille âmes. Que je vive obscur, ignoré, oublié, proche de celle que j'aime, jamais je ne lui causerai la moindre peine, et près d'elle le chagrin n'osera pas approcher de moi. Est-il prêt, ce petit asile? Venez le partager! Nous nous verrons le matin; j'irai, tout en m'éveillant, savoir comment vous avez passé la nuit; nous causerons; nous nous séparerons pour brûler de nous rejoindre; nous dînerons ensemble; nous nous promènerons au loin, jusqu'à ce que nous ayons rencontré un endroit dérobé où personne ne nous aperçoive. Là nous nous dirons que nous nous aimons, et nous nous aimerons; nous rapporterons sur des fauteuils la douce et légère fatigue des plaisirs et nous passerons un siècle pareil sans que notre attente soit jamais trompée. Le beau rêve!

173Voir cette lettre dans la Correspondance générale.
174Avocat général au Parlement.
175Provenant de la vente de sa bibliothèque à l'impératrice Catherine II.
176J. – B. – F. Durcy de Meinières, né eu 1705, président à la deuxième chambre des requêtes du palais, se retira en 1758 et mourut à Chaillot en 1785. Il aurait collaboré aux Mémoires de Bachaumont. M. le baron J. Pichon a publié une curieuse conversation du président avec Mme de Pompadour, dans les Mélanges de la société des bibliophiles français, 1856, in-8.
177Thomas partagea le prix avec Gaillard. Ce jugement ne fut pas ratifié par le public, qui ne regardait pas le discours du second comme digne de cette récompense. (T.)
178Diderot était, ce jour-là, très-disposé à l'indulgence: nous ne pouvons deviner quelle est la comédie de Barthe qui a pu lui rappeler Molière. (T.)
179La Neuvaine de Cythère, poème de Marmontel, n'a été publiée que dans ses Œuvres posthumes. Paris, Verdière, 1820, in-8. On assure que la famille de l'auteur, redoutant les poursuites du ministère public contre cette production libre, imagina de présenter le manuscrit au roi (Louis XVIII). Ce prince, quoiqu'il n'eût pas eu le temps d'y jeter les yeux, le lui fit rendre, en lui faisant exprimer, dans une lettre très-flatteuse, la satisfaction que la lecture de ce poëme lui avait causée. Muni de cette pièce, on fit imprimer hardiment. (T.)