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Les fleurs du mal

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LXXXVIII. À une mendiante rousse



Blanche fille aux cheveux roux,

Dont la robe par ses trous

Laisse voir la pauvreté

Et la beauté,

Pour moi, poète chétif,

Ton jeune corps maladif,

Plein de taches de rousseur,

À sa douceur.

Tu portes plus galamment

Qu’une reine de roman

Ses cothurnes de velours

Tes sabots lourds.

Au lieu d’un haillon trop court,

Qu’un superbe habit de cour

Traîne à plis bruyants et longs

Sur tes talons;

En place de bas troués,

Que pour les yeux des roués

Sur ta jambe un poignard d’or

Reluise encor;

Que des nœuds mal attachés

Dévoilent pour nos péchés

Tes deux beaux seins, radieux

Comme des yeux;

Que pour te déshabiller

Tes bras se fassent prier

Et chassent à coups mutins

Les doigts lutins,

Perles de la plus belle eau,

Sonnets de maître Belleau

Par tes galants mis aux fers

Sans cesse offerts,

Valetaille de rimeurs

Te dédiant leurs primeurs

Et contemplant ton soulier

Sous l’escalier,

Maint page épris du hasard,

Maint seigneur et maint Ronsard

Épieraient pour le déduit,

Ton frais réduit!

Tu compterais dans tes lits

Plus de baisers que de lis

Et rangerais sous tes lois

Plus d’un Valois!

– Cependant tu vas gueusant

Quelque vieux débris gisant

Au seuil de quelque Véfour

De carrefour;

Tu vas lorgnant en dessous

Des bijoux de vingt-neuf sous

Dont je ne puis, oh! pardon!

Te faire don.

Va donc, sans autre ornement,

Parfum, perles, diamant,

Que ta maigre nudité,

Ô ma beauté!



LXXXIX. Le Cygne

À Victor Hugo



I



Andromaque, je pense à vous! Ce petit fleuve,

Pauvre et triste miroir où jadis resplendit

L’immense majesté de vos douleurs de veuve,

Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

A fécondé soudain ma mémoire fertile,

Comme je traversais le nouveau Carrousel.

Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville

Change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel);

Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques,

Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,

Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques,

Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.

Là s’étalait jadis une ménagerie;

Là je vis, un matin, à l’heure où sous les cieux

Froids et clairs le Travail s’éveille, où la voirie

Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,

Un cygne qui s’était évadé de sa cage,

Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,

Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.

Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,

Et disait, le cœur plein de son beau lac natal:

«Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre?»

Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,

Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide,

Vers le ciel ironique et cruellement bleu,

Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,

Comme s’il adressait des reproches à Dieu!



II



Paris change! mais rien dans ma mélancolie

N’a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

Aussi devant ce Louvre une image m’opprime:

Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,

Comme les exilés, ridicule et sublime,

Et rongé d’un désir sans trêve! et puis à vous,

Andromaque, des bras d’un grand époux tombée,

Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,

Auprès d’un tombeau vide en extase courbée;

Veuve d’Hector, hélas! et femme d’Hélénus!

Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,

Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard

Les cocotiers absents de la superbe Afrique

Derrière la muraille immense du brouillard;

À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve

Jamais, jamais! à ceux qui s’abreuvent de pleurs

Et tètent la Douleur comme une bonne louve!

Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!

Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile

Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!

Je pense aux matelots oubliés dans une île,

Aux captifs, aux vaincus! … à bien d’autres encor!



XC. Les sept vieillards

À Victor Hugo





Fourmillante cité, cité pleine de rêves,

Où le spectre en plein jour raccroche le passant!

Les mystères partout coulent comme des sèves

Dans les canaux étroits du colosse puissant.

Un matin, cependant que dans la triste rue

Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,

Simulaient les deux quais d’une rivière accrue,

Et que, décor semblable à l’âme de l’acteur,

Un brouillard sale et jaune inondait tout l’espace,

Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros

Et discutant avec mon âme déjà lasse,

Le faubourg secoué par les lourds tombereaux.

Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes,

Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,

Et dont l’aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,

Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,

M’apparut. On eût dit sa prunelle trempée

Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas,

Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,

Se projetait, pareille à celle de Judas.

Il n’était pas voûté, mais cassé, son échine

Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,

Si bien que son bâton, parachevant sa mine,

Lui donnait la tournure et le pas maladroit

D’un quadrupède infirme ou d’un juif à trois pattes.

Dans la neige et la boue il allait s’empêtrant,

Comme s’il écrasait des morts sous ses savates,

Hostile à l’univers plutôt qu’indifférent.

Son pareil le suivait: barbe, œil, dos, bâton, loques,

Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,

Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques

Marchaient du même pas vers un but inconnu.

À quel complot infâme étais-je donc en butte,

Ou quel méchant hasard ainsi m’humiliait?

Car je comptai sept fois, de minute en minute,

Ce sinistre vieillard qui se multipliait!

Que celui-là qui rit mon inquiétude,

Et qui n’est pas saisi d’un frisson fraternel,

Songe bien que malgré tant de décrépitude

Ces sept monstres hideux avaient l’air éternel!

Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième,

Sosie inexorable, ironique et fatal,

Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même?

– Mais je tournai le dos au cortège infernal.

Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,

Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,

Malade et morfondu, l’esprit fiévreux et trouble,

Blessé par le mystère et par l’absurdité!

Vainement ma raison voulait prendre la barre;

La tempête en jouant déroutait ses efforts,

Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre

Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords!



XCI. Les petites vieilles

À Victor Hugo



I



Dans les plis sinueux des vieilles capitales,

Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements,

Je guette, obéissant à mes humeurs fatales

Des êtres singuliers, décrépits et charmants.

Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,

Éponine ou Laïs! Monstres brisés, bossus

Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des âmes.

Sous des jupons troués et sous de froids tissus

Ils rampent, flagellés par les bises iniques,

Frémissant au fracas roulant des omnibus,

Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,

Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus;

Ils trottent, tout pareils à des marionnettes;

Se traînent, comme font les animaux blessés,

Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes

Où se pend un Démon sans pitié! Tout cassés

Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,

Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit;

Ils ont les yeux divins de la petite fille

Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit.

– Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles

Sont presque aussi petits que celui d’un enfant?

La Mort savante met dans ces bières pareilles

Un symbole d’un goût bizarre et captivant,

Et lorsque j’entrevois un fantôme débile

Traversant de Paris le fourmillant tableau,

Il me semble toujours que cet être fragile

S’en va tout doucement vers un nouveau berceau;

À moins que, méditant sur la géométrie,

Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords,

Combien de fois il faut que l’ouvrier varie

La forme de la boîte où l’on met tous ces corps.

– Ces yeux sont des puits faits d’un million de larmes,

Des creusets qu’un métal refroidi pailleta…

Ces yeux mystérieux ont d’invincibles charmes

Pour celui que l’austère Infortune allaita!



II



De Frascati défunt Vestale enamourée;

Prêtresse de Thalie, hélas! dont le souffleur

Enterré sait le nom; célèbre évaporée

Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,

Toutes m’enivrent; mais parmi ces êtres frêles

Il en est qui, faisant de la douleur un miel,

Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes:

Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu’au ciel!

L’une, par sa patrie au malheur exercée,

L’autre, que son époux surchargea de douleurs,

L’autre, par son enfant Madone transpercée,

Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!



III



Ah! que j’en ai suivi de ces petites vieilles!

Une, entre autres, à l’heure où le soleil tombant

Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,

Pensive, s’asseyait à l’écart sur un banc,

Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,

Dont les soldats parfois inondent nos jardins,

Et qui, dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre,

Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.

Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle,

Humait avidement ce chant vif et guerrier;

Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle;

Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier!



IV



Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,

À travers le chaos des vivantes cités,

Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,

Dont autrefois les noms par tous étaient cités.

Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,

Nul ne vous reconnaît! un ivrogne incivil

Vous insulte en passant d’un amour dérisoire;

Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.

Honteuses d’exister, ombres ratatinées,

Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs;

Et nul ne vous salue, étranges destinées!

Débris d’humanité pour l’éternité mûrs!

Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,

L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,

Tout comme si j’étais votre père, ô merveille!

Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins:

Je vois s’épanouir vos passions novices;

Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus;

Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices!

Mon âme resplendit de toutes vos vertus!

Ruines! ma famille! ô cerveaux congénères!

Je vous fais chaque soir un solennel adieu!

Où serez-vous demain, Èves octogénaires,

Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu?



XCII. Les aveugles



Contemple-les, mon âme; ils sont vraiment affreux!

Pareils aux mannequins; vaguement ridicules;

Terribles, singuliers comme les somnambules;

Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie,

Comme s’ils regardaient au loin, restent levés

Au ciel; on ne les voit jamais vers les pavés

Pencher rêveusement leur tête appesantie.

Ils traversent ainsi le noir illimité,

Ce frère du silence éternel. Ô cité!

Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,

Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,

Vois! je me traîne aussi! mais, plus qu’eux hébété,

Je dis: Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles?



XCIII. À une passante



La rue assourdissante autour de moi hurlait.

Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

Une femme passa, d’une main fastueuse

Soulevant, balançant le feston et l’ourlet;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.

Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,

La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit! – Fugitive beauté

Dont le regard m’a fait soudainement renaître,

Ne te verrai-je plus que dans l’éternité?

Ailleurs, bien loin d’ici! trop tard! jamais peut-être!

Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais!



XCIV. Le squelette laboureur

I



Dans les planches d’anatomie

Qui traînent sur ces quais poudreux

Où maint livre cadavéreux

Dort comme une antique momie,

Dessins auxquels la gravité

Et le savoir d’un vieil artiste,

Bien que le sujet en soit triste,

Ont communiqué la Beauté,

On voit, ce qui rend plus complètes

Ces mystérieuses horreurs,

Bâchant comme des laboureurs,

Des Écorchés et des Squelettes.



II



De ce terrain que vous fouillez,

Manants résignés et funèbres,

De tout l’effort de vos vertèbres,

Ou de vos muscles dépouillés,

Dites, quelle moisson étrange,

Forçats arrachés au charnier,

Tirez-vous, et de quel fermier

Avez-vous à remplir la grange?

Voulez-vous (d’un destin trop dur

Épouvantable et clair emblème!)

Montrer que dans la fosse même

Le sommeil promis n’est pas sûr;

Qu’envers nous le Néant est traître;

Que tout, même la Mort, nous ment,

Et que sempiternellement,

Hélas! il nous faudra peut-être

Dans quelque pays inconnu

Écorcher la terre revêche

Et pousser une lourde bêche

Sous notre pied sanglant et nu?



XCV. Le crépuscule du soir



Voici le soir charmant, ami du criminel;

Il vient comme un complice, à pas de loup; le ciel

Se ferme lentement comme une grande alcôve,

Et l’homme impatient se change en bête fauve.

Ô soir, aimable soir, désiré par celui

Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd’hui

Nous avons travaillé! – C’est le soir qui soulage

Les esprits que dévore une douleur sauvage,

Le savant obstiné dont le front s’alourdit,

Et l’ouvrier courbé qui regagne son lit.

Cependant des démons malsains dans l’atmosphère

S’éveillent lourdement, comme des gens d’affaire,

Et cognent en volant les volets et l’auvent.

À travers les lueurs que tourmente le vent

La Prostitution s’allume dans les rues;

Comme une fourmilière elle ouvre ses issues;

Partout elle se fraye un occulte chemin,

Ainsi que l’ennemi qui tente un coup de main;

Elle remue au sein de la cité de fange

Comme un ver qui dérobe à l’Homme ce qu’il mange.

On entend çà et là les cuisines siffler,

Les théâtres glapir, les orchestres ronfler;

Les tables d’hôte, dont le jeu fait les délices,

S’emplissent de catins et d’escrocs, leurs complices,

Et les voleurs, qui n’ont ni trêve ni merci,

Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,

Et forcer doucement les portes et les caisses

Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.

Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,

Et ferme ton oreille à ce rugissement.

C’est l’heure où les douleurs des malades s’aigrissent!

La sombre Nuit les prend à la gorge; ils finissent

Leur destinée et vont vers le gouffre commun;

L’hôpital se remplit de leurs soupirs. – Plus d’un

Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,

Au coin du feu, le soir, auprès d’une âme aimée.

Encore la plupart n’ont-ils jamais connu

La douceur du foyer et n’ont jamais vécu!



XCVI. Le jeu



Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,

Pâles, le sourcil peint, l’œil câlin et fatal,

Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles

Tomber un cliquetis de pierre et de métal;

Autour des verts tapis des visages sans lèvre,

Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,

Et des doigts convulsés d’une infernale fièvre,

Fouillant la poche vide ou le sein palpitant;

Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres

Et d’énormes quinquets projetant leurs lueurs

Sur des fronts ténébreux de poètes illustres

Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs;

Voilà le noir tableau qu’en un rêve nocturne

Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant.

Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne,

Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,

Enviant de ces gens la passion tenace,

De ces vielles putains la funèbre gaieté,

Et tous gaillardement trafiquant à ma face,

L’un de son vieil honneur, l’autre de sa beauté!

Et mon cœur s’effraya d’envier maint pauvre homme

Courant avec ferveur à l’abîme béant,

Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme

La douleur à la mort et l’enfer au néant!



XCVII. Danse macabre

À Ernest Christophe

 





Fière, autant qu’un vivant, de sa noble stature,

Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,

Elle a la nonchalance et la désinvolture

D’une coquette maigre aux airs extravagants.

Vit-on jamais au bal une taille plus mince?

Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,

S’écroule abondamment sur un pied sec que pince

Un soulier pomponné, joli comme une fleur.

La ruche qui se joue au bord des clavicules,

Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,

Défend pudiquement des lazzi ridicules

Les funèbres appas qu’elle tient à cacher.

Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres,

Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,

Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.

Ô charme d’un néant follement attifé.

Aucuns t’appelleront une caricature,

Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,

L’élégance sans nom de l’humaine armature.

Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher!

Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,

La fête de la Vie? ou quelque vieux désir,

Éperonnant encor ta vivante carcasse,

Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir?

Au chant des violons, aux flammes des bougies,

Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,

Et viens-tu demander au torrent des orgies

De rafraîchir l’enfer allumé dans ton cœur?

Inépuisable puits de sottise et de fautes!

De l’antique douleur éternel alambic!

À travers le treillis recourbé de tes côtes

Je vois, errant encor, l’insatiable aspic.

Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie

Ne trouve pas un prix digne de ses efforts;

Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie?

Les charmes de l’horreur n’enivrent que les forts!

Le gouffre de tes yeux, plein d’horribles pensées,

Exhale le vertige, et les danseurs prudents

Ne contempleront pas sans d’amères nausées

Le sourire éternel de tes trente-deux dents.

Pourtant, qui n’a serré dans ses bras un squelette,

Et qui ne s’est nourri des choses du tombeau?

Qu’importe le parfum, l’habit ou la toilette?

Qui fait le dégoûté montre qu’il se croit beau.

Bayadère sans nez, irrésistible gouge,

Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués:

«Fiers mignons, malgré l’art des poudres et du rouge,

Vous sentez tous la mort! Ô squelettes musqués,

Antinoüs flétris, dandys à face glabre,

Cadavres vernissés, lovelaces chenus,

Le branle universel de la danse macabre

Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus!

Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,

Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir

Dans un trou du plafond la trompette de l’Ange

Sinistrement béante ainsi qu’un tromblon noir

En tout climat, sous tout soleil, la Mort t’admire

En tes contorsions, risible Humanité,

Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,

Mêle son ironie à ton insanité!»



XCVIII. L’amour du mensonge



Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,

Au chant des instruments qui se brise au plafond

Suspendant ton allure harmonieuse et lente,

Et promenant l’ennui de ton regard profond;

Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,

Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,

Où les torches du soir allument une aurore,

Et tes yeux attirants comme ceux d’un portrait,

Je me dis: Qu’elle est belle! et bizarrement fraîche!

Le souvenir massif, royale et lourde tour,

La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche

Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.

Es-tu le fruit d’automne aux saveurs souveraines?

Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,

Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,

Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs?

Je sais qu’il est des yeux, des plus mélancoliques,

Qui ne recèlent point de secret précieux;

Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,

Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux!

Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence,

Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité?

Qu’importe ta bêtise ou ton indifférence?

Masque ou décor, salut! J’adore ta beauté.



XCIX.



Je n’ai pas oublié, voisine de la ville,

Notre blanche maison, petite mais tranquille;

Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus

Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus,

Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,

Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,

Semblait,