Vitres Teintées

Text
Read preview
Mark as finished
How to read the book after purchase
Font:Smaller АаLarger Aa

CHAPITRE DEUX

Ce fut Craddock qui débuta l’interrogatoire. Quand il le fit, il avait un léger sourire aux lèvres. C’était sûrement destiné à la mettre plus à l’aise, mais on aurait presque dit qu’il trouvait du plaisir à l’idée de la torturer avec ses questions.

« Agent Fine, comment avez-vous su où se trouvait votre sœur ? »

La vérité, c’était que Danielle l’avait appelée depuis une cabine téléphonique. Mais bien sûr, ça, elle ne pouvait pas leur dire. Alors elle leur sortit la version qu’elles avaient créée de toutes pièces, au moment où elles avaient enterré leur père.

« Franchement, ça a été un coup de chance. Quand je me suis rendu compte que quelque chose ne tournait pas rond, j’ai essayé de deviner où mon père pourrait l’avoir emmenée. À une certaine époque, Danielle avait vécu à Millseed – à un moment de sa vie où elle était hostile à notre père. Elle m’avait plusieurs fois dit qu’un jour, alors qu’elle était allée lui rendre visite en prison, il lui avait dit qu’un endroit comme Millseed, c’était vraiment tout ce à quoi elle pouvait aspirer. Une petite ville minable. Il lui avait dit que ça devait être un endroit horrible où mourir mais que peut-être c’était tout ce qu’elle méritait. »

« Est-ce que votre père est toujours aussi théâtral et porté sur les présages ? » demanda Kirsch.

« Excusez-moi, mais je n’ai aucune envie de discuter avec vous de la personnalité de mon père, » dit Chloé. « Est-ce que le but, c’est de dresser le profil psychologique de mon père, ou de me poser à nouveau des questions sur ce qui s’est passé ? »

Craddock et Kirsch échangèrent un regard troublé, avant de continuer de l’interroger. Johnson la regarda d’un air réprobateur, l’air de dire : Baisse d’un ton.

« Est-ce que vous pouvez nous raconter en détails ce qui s’est exactement passé quand vous êtes arrivée ? » demanda Kirsch.

« L’endroit fut facile à trouver, » dit Chloé. « Danielle m’avait raconté des histoires concernant certaines choses pas très légales qu’elle avait faites dans ce vieil entrepôt avec ses amis de l’époque. Je me suis arrêtée dans un magasin et j’ai demandé comment y arriver. Quand je suis arrivée sur les lieux, mon père avait attaché Danielle sur une chaise et il la giflait. Je me suis interposée, on s’est battu et il est parvenu à s’échapper. »

« Est-ce que vous pouvez définir exactement ce que vous entendez par le fait de se battre, » dit Craddock.

« L’usage des poings pour se frapper l’un l’autre. Mais aussi des coups de pieds. Une tentative de maîtriser son adversaire par la force physique. »

« Agent Fine, » dit Kirsch, « je vous conseille de prendre cet interrogatoire très au sérieux. »

« Oh, mais c’est ce que je fais. Et je l’ai également pris très au sérieux les deux autres fois où j’ai été interrogée en détails sur ce qui s’était passé. » Elle s’interrompit un instant et prit une profonde inspiration pour essayer de se calmer. « Écoutez. Je comprends que vous ayez besoin de savoir exactement ce qui s’est passé et je reconnais entièrement que c’était une erreur d’essayer de régler ça par moi-même. Mais il faut que vous compreniez… ce n’est pas une simple affaire. Il s’agit de ma sœur et de mon père, et de tout ce lourd passé qui nous lie. Et ce n’est vraiment pas agréable pour moi d’être encore et encore interrogée à ce sujet. »

Son petit plaidoyer avait dû marcher un peu, car Craddock et Kirsch échangèrent un regard affligé. Puis ils regardèrent Johnson, qui haussa légèrement les épaules.

« Bien sûr que c’est quelque chose que nous essayons de prendre en considération, » dit Craddock. Puis, en choisissant soigneusement chacun de ses mots, il ajouta : « Est-ce que vous pensez l’avoir blessé au cours de la lutte ? »

Peut-être que finalement, son plaidoyer n’était pas aussi convaincant que ça. Agacée, elle répondit à la question. Elle mentit, en leur disant qu’elle pensait lui avoir brisé des côtes en lui assénant un coup. C’était un détail futile, mais dans ce genre d’interrogatoires, elle savait que c’était le genre de détails auxquels ils s’attendaient.

Pendant qu’ils continuaient à l’interroger, elle comprit exactement ce qu’ils cherchaient à faire. Ils lui faisaient répéter sa version des faits, mais en partant d’une autre perspective, afin de voir si elle allait en changer certains éléments. Ils essayaient de la piéger… mais elle ne savait pas pourquoi.

Peut-être qu’ils ont découvert quelque chose qui contredit ma version, pensa-t-elle. Mais elle en doutait. Si c’était le cas, ils lui auraient posé des questions plus directes et ils l’auraient peut-être même accusée.

Mais non… au lieu de ça, ils cherchaient des failles dans son récit. Et Chloé n’avait nullement l’intention d’en laisser transparaître une seule.

Mais elle ne put s’empêcher de se demander ce qu’il en serait si c’était Danielle qui était assise à sa place. S’ils se mettaient à l’interroger une troisième fois – dans un environnement plus officiel avec ces agents en costume – est-ce que Danielle saurait gérer la situation ?

Chloé eut peur rien qu’à l’idée. Alors elle fit de son mieux pour ne pas y penser. Elle ravala sa colère et continua à répondre à leurs questions, comme une petite fille docile.

***

Ce fut plus rapide qu’elle pensait, finalement. Craddock et Kirsch prirent congé un quart d’heure plus tard. Quand ils furent partis, Johnson la regarda. Chloé se demanda s’il allait essayer de jouer le rôle du type sympathique ou s’il allait prendre parti pour le duo qui venait juste de sortir de son bureau.

« Désolé de vous faire à nouveau passer par là, » dit-il.

« Vraiment ? J’ai plutôt eu l’impression que vous étiez de leur côté. »

« Fine… Je sais que vous faites actuellement face à une pression émotionnelle énorme, mais je vous conseille de faire attention à votre ton et à votre attitude. J’essaie d’être aussi raisonnable que possible, mais je rédigerai un rapport pour insubordination si vous continuez à me parler sur ce ton. »

Elle fit de son mieux pour ravaler sa colère et son amertume. Elle hocha la tête. « J’ai compris. Je peux m’en aller, maintenant ? »

« Oui. Vous trouverez vos prochaines assignations sur votre bureau. Des écoutes téléphoniques et une demande d’informations venant d’un agent sur le terrain à Philadelphie, je crois. »

« C’est une blague ? »

Elle sortit de son bureau avant qu’il n’ait eu le temps de répondre. Bien qu’elle ne se croie pas au-dessus du travail banal de bureau que la plupart des agents devaient effectuer toutes les semaines, elle avait néanmoins l’impression que c’était une régression. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander si c’était une sorte de punition – et si c’était le cas, combien de temps ça allait durer.

En général, elle parvenait à maîtriser ses émotions, mais là, Chloé luttait vraiment pour contrôler sa colère. Elle prit tout son temps pour retourner à son box, en sachant qu’elle allait être encore plus contrariée quand elle verrait le boulot insignifiant que lui avait assigné Johnson.

Elle était tellement accaparée par ses pensées qu’elle ne remarqua pas le visage familier qui venait de sortir d’un bureau au bout du couloir. C’était Rhodes. Elle avait les yeux baissés sur son téléphone. Quand elle les leva et vit Chloé, elle eut d’abord l’air inquiète, puis soulagée.

« Tout va bien ? » demanda Rhodes.

« Oui. Mais on s’est vues hier. Pourquoi est-ce que tu me poses cette question maintenant ? »

« J’ai entendu dire que tu avais été convoquée à une réunion avec Johnson, » dit Rhodes. « Et que le directeur Craddock allait être présent. Je me suis dit que c’était pour te réprimander. »

« Non, pas vraiment. C’était juste… ils continuent à vouloir me faire répéter chaque détail de cette affaire avec ma sœur et mon père. Et j’en ai marre. »

Rhodes regarda autour d’elle, comme si elle voulait s’assurer que personne ne pouvait l’entendre. « Peut-être que c’est seulement pour savoir si ça ne t’a pas trop affectée émotionnellement… et voir si tu es capable de travailler après un événement aussi personnel et traumatisant. »

« J’en doute. »

« Je ne sais pas. Mais ça expliquerait pourquoi on vient juste de m’assigner une enquête sans que tu en fasses partie. Je sais que nous ne sommes pas officiellement coéquipières, mais cette affaire, c’est vraiment ton rayon. »

« Quoi ? Quand est-ce qu’on te l’a assignée ? »

« Il y a une demi-heure. Là, j’organise mon départ. Johnson m’a dit qu’il n’était pas sûr que tu sois prête émotionnellement. Il pense qu’il va te falloir un peu de temps pour récupérer. »

Chloé fit la grimace, en faisant de son mieux pour ravaler sa colère. « Je vais très bien. Apparemment, sa conception de la récupération, c’est de me faire travailler sur des appels sur écoute et aider le service de recherche. »

« Ma pauvre, » dit Rhodes. « Si tu veux, je peux demander qu’on te mette dessus. »

« Merci, » dit-elle, « mais je vais faire la demande moi-même. »

Rhodes hocha la tête, mais il était clair qu’elle n’était pas à l’aise avec la manière dont leur conversation se déroulait. « Mais n’insiste pas de trop. Je ne voudrais pas que tu t’attires des problèmes. »

« Non, ne t’inquiète pas. »

Elle était sur le point de faire demi-tour pour retourner au bureau de Johnson, quand elle se rendit soudain compte de quelque chose. Ce n’était pas le genre de Rhodes d’exprimer de la préoccupation. Cette phrase, je ne voudrais pas que tu t’attires des problèmes, ce n’était pas son genre.

« Rhodes… est-ce que tu as entendu quelque chose ? Au sujet de moi ou de ma sœur ? »

« Rien de plus que ce que tout le monde sait. Que tu es partie pour le Texas et que tu as eu une confrontation avec ton père. La plupart des gens trouvent que c’est héroïque de ta part. Et je suis sûre que Johnson pense également la même chose… mais il doit rendre des comptes à ses supérieurs. »

 

Chloé ne savait pas pourquoi, mais elle avait l’impression qu’elle lui mentait. Elle commençait à bien connaître Rhodes, et il y avait quelque chose qui clochait dans la manière dont elle avait répondu à la question. Mais si elle voulait qu’on lui assigne cette affaire, elle allait devoir laisser couler pour l’instant.

Elle fit demi-tour pour se diriger vers le bureau de Johnson, mais elle tomba sur lui dans le couloir.

« J’ai parlé à Rhodes, » dit-elle. « Pourquoi est-ce qu’on ne m’a pas donné l’opportunité de travailler sur cette affaire avec elle ? »

« Bien que je ne doive pas me justifier à vous, je vous dirai juste que je ne pensais pas que vous étiez prête à retourner sur le terrain, vu tout ce que vous veniez de traverser. »

« J’apprécie votre préoccupation, monsieur. Mais je pense qu’au contraire, ça pourrait m’aider. »

Il lui sourit. « Est-ce que ça aiderait également à vous débarrasser de cette attitude insubordonnée que vous avez dernièrement ? »

« Ça, je ne peux pas vous le promettre, » dit-elle. Elle avait dit ça sur un ton de plaisanterie, en espérant que ça l’adoucisse un peu.

« Elle part dans quelques heures. Est-ce que vous êtes prête à l’accompagner ? »

« Oui, monsieur. »

Johnson réfléchit un instant avant de soupirer. « C’est vrai que cette affaire, c’est tout à fait votre rayon. » Il haussa légèrement les épaules et dit, « OK. Allez voir Rhodes et demandez-lui de vous envoyer tous les détails de l’enquête. Vous êtes officiellement sur l’affaire, mais je veux que vous agissiez de manière responsable. Si vous vous rendez compte que vous n’êtes pas prête, je veux que vous vous retiriez immédiatement. »

« Bien sûr. Merci, monsieur. »

Elle tourna les talons et se dirigea vers le bureau de Rhodes, avant qu’il puisse changer d’avis.

CHAPITRE TROIS

Danielle avait plutôt bien géré l’après Millseed, Texas. Vu qu’elle avait toujours préféré la solitude au fait d’être proactive, elle était restée toute seule dans son appartement ces cinq derniers jours. La seule sortie qu’elle avait faite, c’était pour aller consulter le médecin. Elle avait souffert une légère commotion et elle s’était foulé la cheville, mais rien de plus.

Elle avait néanmoins mal un peu partout. Elle avait lu quelque part que le corps gardait le souvenir de tout ce qui lui arrivait – même sans un traumatisme physique, les muscles et les terminaisons nerveuses se rappelaient les tensions vécues.

Et apparemment, c’était exactement ce que son corps faisait.

Elle avait également dû faire face au fait qu’elle ne ressentait aucun regret. Elle était contente que ce salopard soit mort – et encore plus contente d’avoir quelque chose à voir avec son décès. Quand elle se revoyait creuser sa tombe et y jeter son corps, elle était envahie d’une sensation de soulagement et de fierté et elle ne ressentait aucune tristesse.

C’était quelque chose qu’elle ne dirait jamais à Chloé. Elle était bien consciente que sa sœur avait toujours pensé qu’elle était un peu dérangée. Mais c’était difficile de savoir ce que Chloé pensait exactement. Danielle avait la sensation que sa sœur abordait tout ça avec soulagement, mais parfois, elle avait aussi l’impression que Chloé la méprisait un peu pour ce qu’elle avait fait.

Franchement, Danielle avait juste envie de retourner à une vie normale – de recommencer à travailler et prétendre que son père n’avait jamais existé. Elle trouvait très injuste de sa part d’avoir refait surface comme ça, alors qu’elle avait passé la majorité de sa vie à essayer de l’effacer de sa mémoire.

Aujourd’hui, cinq jours après être rentrée de Millseed, Danielle était assise sur son divan et essayait de décider ce qu’elle allait regarder sur Netflix. Elle savait qu’elle devrait prendre une douche et appeler son boulot pour savoir si elle pouvait retourner travailler. Mais elle savait que si elle faisait ça, sa vie allait recommencer. Maintenant que son père était mort, un nouveau chapitre de sa vie allait commencer dès le moment où elle se lèverait de ce divan.

Ce fut à ce moment-là que son téléphone se mit à sonner. Il était posé sur la table basse du salon et quand elle tendit la main pour le prendre, elle fut surprise de voir que c’était Chloé. Elles ne s’étaient parlé qu’une seule fois depuis qu’elles étaient rentrées du Texas. C’était inhabituel de la part de Chloé de prendre autant ses distances après un événement aussi énorme, mais Danielle se disait qu’elle devait avoir ses raisons. Les mensonges qu’elles avaient créés de toutes pièces étaient tellement nombreux et complexes qu’elle devait sûrement penser qu’il valait mieux qu’elles ne se parlent pas pendant quelques temps.

Alors pourquoi est-ce qu’elle m’appelle ?

Curieuse, elle décrocha. « Salut, sœurette. »

« Salut, Danielle. Comment tu vas ? »

« Je vais bien, je pense. Je me sens reposée. Et toi ? »

« Idem. Mais je ne dors pas très bien. Je ressens le besoin de reprendre le cours de ma vie, tu vois ? »

« Oui, très bien, » dit Danielle. « Tes problèmes de sommeil… tu fais des cauchemars ? »

« Non. C’est juste de l’anxiété, je crois. Écoute, Danielle… il y a quelque chose de bizarre qui se passe au boulot et je voulais te prévenir. J’ai à nouveau été interrogée ce matin concernant ce qui s’est passé au Texas. Mais cette fois-ci, ce n’était pas seulement par mon directeur. Il y avait d’autres personnes haut placées – le genre de personnes qui interviennent seulement quand la situation est potentiellement grave. »

« Et comment ça s’est passé ? » demanda Danielle. Elle savait combien sa sœur pouvait être prudente. Elle ne pensait pas que Chloé pouvait craquer sous la pression, mais elle n’en était pas absolument certaine non plus. Si l’une d’entre elles faisait un faux pas et que leur version des faits ne correspondait plus, elles allaient avoir de sérieux problèmes.

« Ça s’est bien passé, mais j’ai peur qu’ils te convoquent aussi. »

« Est-ce qu’il ne faut pas qu’ils m’arrêtent pour pouvoir m’interroger comme ça ? »

« Non. À ce stade, ce serait considéré comme normal. Ils t’ont déjà interrogée, alors ils s’attendent à ce que tu acceptes de répondre à nouveau à leurs questions. »

« Qu’ils aillent se faire foutre. Pourquoi est-ce que j’accepterais de revivre tout ça à nouveau ? »

« S’ils te contactent, tu ne peux pas avoir ce genre d’attitude. »

Danielle leva les yeux au ciel. « Alors, je souris et j’accepte aussi longtemps qu’ils le décident ? »

« Pendant un temps, oui. Et s’il te plaît… Danielle, tiens-toi à notre version des faits. Ne laisse pas tes émotions ou ton agacement prendre le dessus. »

« C’est pour ça que tu m’appelles ? » demanda Danielle.

« Oui. Ça… mais aussi parce que je sais combien tu as tendance à mariner toute seule quand les choses ne vont pas très bien. Alors je voulais savoir si tu tenais le coup. »

« Je pue, il est vraiment temps que je prenne une douche. Et je ne sais plus quoi regarder sur Netflix. Je pense retourner travailler demain. »

« C’est une bonne idée, » dit Chloé. « Et surtout… ne parle pas à tes collègues de ce qu’on a fait, OK ? »

« Mon dieu, Chloé. Tu me prends vraiment pour une idiote. »

« Non… c’est juste… »

« Chloé, évitons de faire semblant. Pourquoi tu ne reprends pas le cours de ta vie et j’en ferai de même. D’ici quelques semaines, on verra où on en est. Je sais qu’on vient de vivre un truc de dingues. Mais peu importe la manière dont tu le vois, toi et moi, on n’a jamais été particulièrement proches. On n’a pas ce lien étroit entre sœurs… Alors peut-être qu’on n’a pas besoin l’une de l’autre pour surmonter ça. »

Elle avait l’impression qu’elle en avait dit de trop, mais c’était trop tard pour revenir en arrière.

« Oui, peut-être que tu as raison, » dit Chloé. Elle avait une petite voix. Les mots de Danielle lui avaient visiblement fait de la peine.

« Chloé… »

« Je pense que tu devrais retourner travailler, » l’interrompit Chloé. « Reprends le cours de ta vie. Et si le FBI ou la police t’appellent, tout ce que je te demande, c’est que tu gardes ton calme. Ne le prends pas personnellement. Après tout, ils ne font que leur boulot. »

« Oui, je sais. »

« Prends soin de toi. On se parle bientôt. »

Avant que Danielle n’ait eu le temps de répondre, Chloé raccrocha. Danielle reposa lentement son téléphone, en ne sachant pas pourquoi elle était aussi agacée par la manière dont leur conversation s’était terminée. Elle avait toujours été celle que les discussions hostiles ne dérangeaient pas spécialement. Mais maintenant, en sentant qu’elle avait contrarié Chloé, elle avait l’impression de l’avoir laissée tomber.

C’est parce qu’elle t’a sauvé la vie, pensa-t-elle.

Oui, c’est vrai. Au cours des derniers jours, elle avait souvent pensé au fait que Chloé lui avait probablement sauvé la vie. Et ça allait changer leur relation à partir de maintenant. Mais vu que Danielle n’avait jamais été à l’aise avec le fait de devoir quelque chose à quelqu’un, elle ne savait pas très bien comment gérer la situation.

Elle fit à nouveau défiler l’écran de Netflix. Elle regarda son téléphone et envisagea d’appeler son boulot. Peut-être qu’elle pourrait recommencer à travailler dès ce soir.

Après tout, Chloé avait raison. Elle devait reprendre le cours de sa vie. Elle n’avait plus l’ombre de son père qui planait au-dessus d’elle. Non. Maintenant, la seule chose avec laquelle elle allait devoir apprendre à vivre, c’était le fait qu’elle ait joué un rôle important dans la mort de son père.

Oui, ça allait changer toute sa vie à partir de maintenant, mais ce n’était pas une raison pour jeter l’éponge et abandonner. Mais ce qui lui faisait le plus peur, c’était de découvrir – maintenant que son père n’était plus là – qu’il n’avait pas été le seul problème dans sa vie, finalement.

CHAPITRE QUATRE

Chloé s’était jetée sur les dossiers de l’enquête, dès le moment où elle les avait reçus. Elle ne s’en était pas tout de suite rendue compte, mais elle s’était lancée dessus avec la même avidité qu’un alcoolique se jetterait sur une bouteille de whisky. Elle essayait visiblement d’oublier ce qu’elle avait fait avec Danielle. Elle avait l’impression que si elle parvenait à l’enterrer sous une tonne de boulot, elle pourrait peut-être arriver à l’effacer complètement de sa mémoire pendant un petit temps.

Elles roulaient vers la petite ville de Pine Point, en Virginie. À une quinzaine de kilomètres de Winchester, cette municipalité comptait une population de moins de dix mille habitants, qui était constituée en majorité de familles riches. C’était le même genre de petite ville où Chloé et Rhodes avaient jusqu’à maintenant mené leurs enquêtes. Mais la différence cette fois-ci, c’était que les victimes étaient toutes les deux des hommes. D’après les rapports d’enquête, il n’y avait rien de particulier concernant les meurtres. Dans les deux cas, les hommes avaient été brutalement battus à mort et il n’y avait apparemment aucun lien entre les victimes.

« Ça va ? Tu ne commences pas à en avoir marre de ces quartiers de riches ? » demanda Rhodes, en conduisant. Chloé, qui lisait les dossiers de l’enquête sur sa tablette, leva les yeux et regarda par la vitre. Elle se rendit compte qu’elles étaient arrivées. Il ne fallait qu’une heure et demie pour aller de Washington à Pine Point et le trajet était passé rapidement.

« Un peu, » dit Chloé. « Mais quelque part… c’est assez confortable de savoir ce qui nous attend, tu ne trouves pas ? »

« Oui, j’imagine. Mais d’après ce que j’ai lu sur cette affaire… je pense que cette histoire va se résumer à rien de plus qu’un connard déjanté qui passe son temps à agresser ceux qu’il considère inférieurs, ou qu’il voie comme une menace. »

Chloé avait également pensé la même chose, mais elle n’en était pas aussi sûre. Quelqu’un qui tue pour ces raisons pourrait tout aussi bien abattre ses victimes d’une balle dans la tête ou leur trancher la gorge. Battre quelqu’un à mort indiquait quelque chose de bien plus profond et de bien plus sombre.

Il y avait certainement beaucoup d’autres choses à prendre en considération, mais son cerveau était à moitié embrumé. Il y avait plusieurs questions qu’elle avait envie de poser à Rhodes – afin de se faire une petite idée de ce que Johnson et le FBI pouvaient penser de ce qu’elle avait fait avec sa sœur. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander s’ils n’en savaient pas plus qu’ils ne voulaient bien lui dire, mais qu’il leur manquait des preuves pour vraiment pouvoir l’accuser. Après tout, c’était le fait que Johnson soit prêt à envoyer Rhodes seule mener cette enquête qui avait rendu Chloé aussi parano.

 

« Est-ce que je peux te poser une question, Rhodes ? » demanda-t-elle.

« Bien sûr. »

« Est-ce que tu as entendu parler qu’une enquête interne ait été ouverte sur la manière dont j’ai agi avec ma sœur ? »

Elle observa attentivement la réaction de Rhodes pour essayer de savoir ce qu’elle pensait, mais sa coéquipière garda un visage impassible. Après quelques instants, elle secoua la tête. « Non, je n’ai rien entendu de tel. Je sais qu’il y avait des questions concernant ton père et le fait qu’il ait enlevé ta sœur, mais je n’ai pas entendu dire qu’il y avait une enquête interne sur la manière dont tu avais agi. » Elle hésita un instant, avant de hausser les épaules. « Si ce qui te préoccupe, c’est le fait que Johnson ne t’ait pas immédiatement assignée sur cette affaire, je ne m’en ferais pas de trop. Je pense qu’il essayait juste de prendre en compte ton bien-être émotionnel. »

« Peut-être. »

« Maintenant… c’est à moi à te poser une question, » dit Rhodes. « Et s’il te plaît, ne le prends pas mal. Ça reste entre nous, mais il faut que je sache. Est-ce qu’il y a quoi que ce soit que je devrais savoir ? Est-ce qu’il a quoi que ce soit que tu aies peur qu’ils découvrent ? »

« Non, » dit Chloé. Elle eut l’impression d’avoir répondu trop vite, avec trop de vigueur dans sa voix.

« Il fallait que je te pose la question, » dit Rhodes. « Avec le fait qu’on travaille ensemble sur cette affaire… Je ne suis pas en mesure de comprendre exactement ce que tu traverses, alors je ne vais pas essayer de te dire comment tu devrais te sentir. Mais j’ai besoin de savoir que tu te sens assez bien pour travailler sur cette enquête. En fait, j’aurais probablement dû te poser la question avant même que tu ailles parler à Johnson. »

« Je vais bien. »

C’était plus ou moins vrai, mais maintenant, Chloé ne pouvait s’empêcher de se demander si les questions de Rhodes n’avaient pas un autre but. Est-ce que Johnson avait parlé à Rhodes avant qu’elles partent de Washington, en lui demander d’essayer d’obtenir des infos ? Ce n’était pas le genre de Rhodes de poser des questions aussi personnelles. Normalement, elle préférait en rester à un niveau plus superficiel.

« Tant mieux, » dit Rhodes. « Et sache que si tu as besoin de parler ou quoi que ce soit, tu peux compter sur moi. »

« Merci, » dit Chloé. Mais ce commentaire ne fit que la rendre encore plus méfiante.

Le silence s’installa entre elles. Le GPS de Rhodes indiqua qu’elles devaient tourner dans moins d’un kilomètre pour arriver à leur destination, la scène de crime où la seconde victime avait été assassinée.

***

Deux policiers les attendaient, comme prévu. Ils avaient garé leur voiture sur le côté de la rue, à quelques mètres d’une intersection. L’un des policiers était une femme rousse de très grande taille. Elle leur sourit et leur indiqua la place qui se trouvait directement derrière leur voiture de patrouille. Rhodes s’y gara, en disant : « Elle a l’air plutôt autoritaire, celle-là. »

Chloé et Rhodes sortirent de voiture et rejoignirent les deux policiers sur le trottoir. La femme les salua en premier. Elle avait un magnifique sourire aux lèvres. Le deuxième policier était un homme afro-américain qui devait avoir la quarantaine. Il avait l’air conscient d’œuvrer dans l’ombre de sa coéquipière. Quand il serra la main de Chloé et de Rhodes, en se présentant sous le nom de Benson, il le fit avec un sourire terne.

La femme rousse s’appelait Anderson et elle parlait avec un léger accent du Sud. « Enchantée de vous rencontrer, » dit-elle, en terminant sa phrase sur une note chantante.

« Alors, » dit Anderson, « les faits sont assez simples. Un type du nom de Viktor Bjurman a été retrouvé sur ce trottoir hier soir. Ce sont deux adolescents à vélo qui l’ont découvert. Le sang était encore frais. Il a été déclaré mort dès l’arrivée de l’ambulance. Le rapport qu’on a reçu ce matin dénombre plusieurs causes de décès : traumatisme crânien, une côte brisée qui lui a transpercé le cœur, une poitrine complètement broyée, ou une embolie pulmonaire. Vous avez l’embarras du choix. »

« Est-ce qu’on a une idée de l’arme qui aurait pu être utilisée ? » demanda Chloé.

« Tout le monde est d’accord pour dire qu’il s’agit d’une batte de baseball, » dit Anderson. « Le médecin légiste pense également que c’est le cas. Mais si c’est ça, il s’agit d’une batte en aluminium. Bjurman a été frappé avec une telle force qu’une batte en bois aurait laissé des échardes. »

« Est-ce qu’il y a un quelconque lien entre Bjurman et la première victime ? » demanda Rhodes.

« Pas qu’on sache, » dit Benson. « La première victime – un type du nom de Steven Fielding – a été retrouvé chez lui. Sa femme l’a découvert gisant sur le sol de leur salon. »

« On a d’abord pensé qu’il s’agissait d’un cambriolage qui avait mal tourné, » dit Anderson. « Quelqu’un était entré par effraction, était tombé sur le propriétaire et l’avait battu à mort avant d’emporter quelques objets de valeur. Mais rien n’a été volé. Alors si c’était vraiment une entrée par effraction, c’était uniquement pour tuer Fielding. »

« Dans le dossier, il est indiqué que le premier meurtre n’était pas aussi brutal que le second, c’est bien ça ? » demanda Chloé.

« Ça dépend de votre définition de brutal, » dit Anderson. « Il a été violemment frappé au crâne et au visage avec quelque chose de dur – qui pourrait également être une batte de baseball en aluminium. Le nez de Fielding a été complètement broyé. C’est le truc le plus sanglant que j’ai jamais vu. »

« Et d’un autre côté, » dit Benson, « le visage de Bjurman n’a pas été frappé une seule fois. Il n’a reçu qu’un seul coup au sommet du crâne. »

Chloé s’avança de quelques pas et regarda l’endroit du trottoir où Viktor Bjurman avait visiblement trouvé la mort. Le sang séché était encore visible, bien que les équipes municipales de nettoyage avaient fait de leur mieux pour essayer d’en effacer toute trace.

« Est-ce qu’il y a quelque chose de particulier à cette intersection ? » demanda-t-elle.

« Rien du tout, » dit Benson. « C’est juste une intersection comme les autres. »

Chloé s’avança jusqu’au bout de la rue et regarda sur la droite. Si c’était l’endroit où Bjurman avait été attaqué, c’était là que son assaillant se serait caché. Ça aurait été assez facile. Il n’y avait pas de feu rouge, juste un stop. Mais avant le stop, il y avait un énorme chêne entouré de buissons qui avaient à moitié perdu leurs feuilles. En dépit de ça, ils offraient suffisamment d’espace pour que quelqu’un puisse s’accroupir derrière pour se cacher.

« Dans le dossier, il est indiqué que Bjurman était entraîneur sportif, » dit Chloé. « Vous savez de quelle sorte ? »

« Oui, c’était un coach personnel de fitness, » dit Anderson. « Il travaillait dans une salle de sport privée, mais il faisait également des séances à domicile. »

« Dans quelle salle de sport travaillait-il ? »

« Au fitness Fulbright. Cet endroit super cher avec yoga, sauna, etc. »

« Et Fielding ? » demanda Rhodes. « Qu’est-ce qu’il faisait comme métier ? »

« Vendeur de voiture le jour, barman la nuit, » dit Anderson.

Pour l’instant, Chloé ne voyait pas vraiment de lien entre les deux victimes et la manière dont elles avaient été tuées. Elle commençait à se dire qu’il ne devait pas s’agir pas d’un tueur en série. Mais il n’empêche que deux hommes avaient été violemment assassinés.

« La première victime ne vivait pas ici à Pine Point, c’est bien ça ? » demanda Chloé.

« C’est presque comme si c’était le cas, » dit Benson. « Il vivait à quelques kilomètres, mais plus près de Winchester. Une petite ville du nom de Colin. »

Un autre point qui semble aller à l’encontre de la théorie du tueur en série, pensa Chloé.

« Est-ce que quelqu’un a parlé à la femme de Bjurman ? » demanda Rhodes.