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Read the book: «Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même – Tome II», page 14

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FRAGMENT
DE LA SUITE DES MÉMOIRES
DE FRANKLIN 73

Ce fut vers ce temps que je formai le hardi et difficile projet de parvenir à la perfection morale. Je désirois de passer ma vie sans commettre aucune faute dans aucun moment; je voulois me rendre maître de tout ce qui pouvoit m'y entraîner: la pente naturelle, la société, ou l'usage. Comme je connoissois, ou croyois connoître, le bien et le mal, je ne voyois pas pourquoi je ne pouvois pas toujours faire l'un et éviter l'autre; mais je m'apperçus bientôt que j'avois entrepris une tâche plus difficile que je ne l'avois d'abord imaginé. Pendant que j'appliquois mon attention, et que je mettais mes soins à me préserver d'une faute, je tombois souvent, sans m'en appercevoir, dans une autre: l'habitude se prévaloit de mon inattention, ou bien le penchant étoit trop fort pour ma raison.

Je conclus à la fin que quoiqu'on fût spéculativement persuadé qu'il est de notre intérêt d'être complétement vertueux, cette conviction étoit insuffisante pour prévenir nos faux pas; qu'il falloit rompre les habitudes contraires, en acquérir de bonnes et s'y affermir, avant de pouvoir compter sur une constante et uniforme rectitude de conduite: en conséquence, pour y parvenir, j'imaginai la méthode suivante.

Dans les différentes énumérations des vertus morales que j'avois vues dans mes lectures, le catalogue étoit plus ou moins nombreux, suivant que les écrivains renfermoient plus ou moins d'idées sous la même dénomination. La tempérance, par exemple, suivant quelques-uns, n'avoit de rapport qu'au manger et au boire, tandis que d'autres en étendoient le sens jusqu'à la modération dans tous les autres plaisirs, dans tous les appétits, inclinations ou passions du corps ou de l'ame, et même jusqu'à l'avarice et l'ambition. Je me proposai, pour plus de clarté, de faire plutôt usage d'un plus grand nombre de mots, en attachant à chacun peu d'idées, que de me servir de moins de termes, en les liant à plus d'idées. Je renfermai sous treize noms de vertus, toutes celles qu'alors je regardois comme nécessaires ou désirables, et j'attachai à chacune d'elles un court précepte qui montrait pleinement l'étendue que je donnois à leur signification.

Voici ces noms de vertus avec leur précepte:

1. Sobriété. Ne mangez pas jusqu'à être appesanti; ne buvez pas assez pour que votre tête en soit affectée.

2. Silence. Ne dites que ce qui peut être utile aux autres et à vous-mêmes.

Évitez les conversations frivoles.

3. Ordre. Que chaque chose ait chez vous sa place, et chaque partie de vos affaires son temps.

4. Résolution. Soyez résolu de faire ce que vous devez, et faites, sans y manquer, ce que vous avez résolu.

5. Économie. Ne faites aucune dépense que pour le bien des autres ou pour le vôtre, c'est-à-dire, ne dépensez rien mal à propos.

6. Application. Ne perdez point de temps; soyez toujours occupé à quelque chose d'utile; abstenez-vous de toute action qui ne l'est pas.

7. Sincérité. N'usez d'aucuns déguisemens nuisibles; que vos pensées soient innocentes et justes, et conformez-vous quand vous parlez.

8. Justice. Ne nuisez à personne, soit en lui fesant du tort, soit en négligeant de lui faire le bien auquel vous oblige votre devoir.

9. Modération. Évitez les extrêmes; gardez-vous de vous offenser des torts d'autrui, autant que vous croyez en avoir sujet.

10. Propreté. Ne souffrez aucune malpropreté sur votre corps, sur vos habits et dans votre maison.

11. Tranquillité. Ne vous laissez troubler ni par des bagatelles, ni par des accidens ordinaires ou inévitables.

12. Chasteté. Livrez-vous rarement aux plaisirs de l'amour, n'en usez que pour votre santé, ou pour avoir des descendans, jamais au point de vous abrutir ou de perdre vos forces, et jusqu'à nuire au repos et à la réputation de vous ou des autres.

13. Humilité. Imitez Jésus et Socrate.

Mon intention étant d'acquérir l'habitude de toutes ces vertus, je pensai qu'il seroit bon, au lieu de diviser mon attention en entreprenant de les acquérir toutes à-la-fois, de la fixer pendant un temps sur une d'elles; et lorsque je m'en serois assuré, de passer à une autre, et ainsi de suite, jusqu'à ce que je les eusse parcourues toutes les treize. Et comme l'acquisition préalable de quelques-unes, pouvoit faciliter celle de quelques autres, je les rangeai dans cette vue comme on vient de voir: la sobriété étoit la première, parce qu'elle tend à procurer le sang-froid et la netteté de tête si nécessaires lorsqu'il faut observer une vigilance constante, et se tenir en garde contre l'attrait toujours subsistant des anciennes habitudes, et la force des tentations continuelles.

Cette vertu une fois obtenue et affermie, le silence devenoit beaucoup plus aisé. Mon désir étant d'acquérir des connoissances en même-temps que je me perfectionnois dans la vertu, je considérai que, dans la conversation, on y parvenoit plutôt par le secours de l'oreille que par celui de la langue; et voulant, en conséquence, rompre l'habitude qui me gagnoit de babiller, de faire des pointes et des plaisanteries qui ne pouvoient me rendre admissible que dans des compagnies frivoles, je donnai la seconde place au silence.

J'espérois par son moyen, et avec l'ordre qui vient après, obtenir plus de temps pour suivre mon projet et mes études. La résolution une fois devenue habituelle, devoit m'affermir dans mes efforts pour obtenir les autres vertus. L'économie et l'application en me délivrant de ce qui me restoit de dettes, et me procurant l'abondance et l'indépendance, devoient me rendre plus aisée la pratique de la sincérité et de la justice, etc, etc.

Je conclus alors que, conformément aux avis de Pythagore, contenus dans ses vers d'or, un examen journalier étoit nécessaire, et pour le diriger j'imaginai la méthode suivante:

Je fis un petit livre dans lequel j'assignai pour chacune des vertus, une page que je réglai avec de l'encre rouge, de manière qu'elle eût sept colonnes, une pour chaque jour de la semaine, que je marquai de la lettre initiale de ce jour; je fis sur ces colonnes treize lignes rouges transversales, plaçant au commencement de chacune, la première lettre d'une des vertus. Dans cette ligne, et la colonne convenable, je pouvois marquer avec un petit trait d'encre toutes les fautes que, d'après mon examen, je reconnoîtrois avoir commis ce jour-là contre cette vertu.

FORME DES PAGES
Sobriété

Ne mangez pas jusqu'à être appesanti; ne buvez pas jusqu'à ce que votre tête soit affectée.


Je pris la résolution de donner, pendant une semaine, une attention rigoureuse à chacune des vertus successivement. Ainsi dans la première, je pris grand soin d'éviter de donner la plus légère atteinte à la sobriété, abandonnant les autres vertus à leur chance ordinaire; seulement je marquois chaque soir les fautes du jour: ainsi dans le cas où j'aurois pu, pendant la première semaine, tenir nette ma première ligne marquée sobriété, je regardois l'habitude de cette vertu connue assez fortifiée, et ses ennemis, les penchans contraires, assez affoiblis pour pouvoir hasarder d'étendre mon attention, d'y réunir la suivante, et d'obtenir la semaine d'après deux lignes exemptes de marques.

En procédant ainsi jusqu'à la dernière, je pouvois faire un cours complet en treize semaines, et quatre cours en un an; de même que celui qui a un jardin à mettre en ordre, n'entreprend pas d'arracher toutes les mauvaises herbes en une seule fois, ce qui excéderoit le pouvoir de ses bras et de ses forces; il ne travaille en même-temps que sur une planche, et lorsqu'il a fini la première, il passe à une seconde. Je devois jouir (je m'en flattois du moins) du plaisir encourageant de voir sur mes pages mes progrès dans la vertu, en effaçant successivement les marques de mes lignes, jusqu'à ce qu'à la fin, après plusieurs répétitions, j'eusse le bonheur de voir mon livre entièrement blanc, au bout d'un examen journalier de treize semaines.

Mon petit livre avoit pour épigraphe ces vers du Caton d'Addison.

 
Here will I hold: if there is a power above us
(And that there is, all nature cries aloud
Thro' all her works) he must delight in virtue,
 

And that which he delights in, must be happy.

«Je persévérerai: s'il y a un pouvoir au-dessus de nous (et la nature entière crie à haute voix dans toutes ses œuvres qu'il y en a un), la vertu doit faire ses délices, et ce qui fait ses délices doit être le bonheur.»

Un autre de Cicéron.

O vitæ Philosophia dux! ô virtutum indagatrix, expultrixque vitiorum! Unus dies benè et ex præceptis tuis actus peccanti immortalitati est anteponendus.

«Ô philosophie! guide de la vie, source des vertus et fléau des vices! Un seul jour employé au bien, et suivant tes préceptes, est préférable à l'immortalité passée dans le vice.»

Un autre, d'après les proverbes de Salomon, parlant de la sagesse et de la vertu.

«La longueur des jours est dans sa main droite, et dans sa gauche la richesse et les honneurs; ses voies sont des voies de douceur, et tous ses sentiers sont ceux de la paix». Prov. ch. III. v. 16 et 17.

Et considérant Dieu comme la source de la sagesse, je pensai qu'il étoit juste et nécessaire de solliciter son assistance pour l'obtenir. Je composai en conséquence la courte prière qui suit, et je la mis en tête de mes tables d'examen, pour m'en servir tous les jours.

«Ô bonté puissante! père bienfaisant! guide miséricordieux, augmente en moi la sagesse pour que je puisse connoître mes vrais intérêts; fortifie ma résolution pour exécuter ce qu'elle prescrit, agrée mes bons offices à l'égard de tes autres enfans, comme le seul acte de reconnoissance qui soit en mon pouvoir pour les faveurs continuelles que tu m'accordes.»

Je me servois aussi de cette prière, tirée des poëmes de Thompson.

 
Father of light and life, thou Good supreme!
O Teach me what is Good, teach me thyself.
Save me from folly, vanity, and vice,
From every low pursuit, and fill my soul
With knowledge, conscious peace and virtue pure,
Sacred, substantial, never fading bliss.
 

«Père de la lumière et de la vie! Ô toi, le bien suprême! instruis-moi de ce qui est bien, instruis-moi de toi-même; sauve-moi de la folie, de la vanité, du vice, de toutes les inclinations basses, et remplis mon ame de savoir, de paix intérieure, et de vertu pure; bonheur sacré, véritable, et qui ne se ternit jamais.»

Le précepte de l'ordre demandant que chaque partie de mes affaires eût son temps assigné, une page de mon livret contenoit le plan qui suit pour l'emploi des vingt-quatre heures du jour naturel.

Plan pour l'emploi des 24 heures du jour naturel.

Question du matin: Quel bien puis-je faire aujourd'hui?



Question du soir: Quel bien ai-je fait aujourd'hui?

J'entamai l'exécution de ce plan par mon examen, et je continuai pendant un certain temps, l'interrompant dans quelques occasions. Je fus surpris de trouver combien j'étois plus rempli de défauts que je ne l'avois imaginé; mais j'eus la satisfaction de les voir diminuer.

Pour éviter l'embarras de renouveler, de temps en temps, mon livret, qui, en grattant le papier pour effacer les marques des vieilles fautes, afin de faire place aux nouvelles dans un nouveau cours, étoit devenu rempli de trous, je transcrivis mes tables et mes préceptes sur les feuilles d'ivoire d'un souvenir: les lignes y furent tracées, d'une manière durable, avec de l'encre rouge, et j'y marquai mes fautes avec un crayon de mine de plomb, dont je pouvais effacer les traces aisément, en y passant une éponge mouillée.

Après un temps, je ne fis plus qu'un cours pendant l'année, et, par la suite, un seul en plusieurs années, jusqu'à ce qu'à la fin je n'en fisse plus du tout, étant employé, hors de chez moi, par des voyages, des occupations et une multitude d'affaires. Cependant, je portois toujours mon petit livre avec moi. Mon projet d'ordre me donna le plus de peine, et je trouvai que, quoiqu'il fût praticable, lorsque les affaires d'un homme sont de nature à lui laisser la disposition de son temps, comme celles d'un ouvrier imprimeur, par exemple, il ne l'étoit plus pour un maître, qui doit avoir des relations avec le monde, et recevoir souvent les gens à qui il a affaire, à l'heure qui leur convient. Je trouvai très-difficile aussi d'observer l'ordre, en mettant à leur place les effets, les papiers, etc. Je n'avois pas été accoutumé, de bonne heure, à cette règle; et, comme j'avois une excellente mémoire, je sentois peu l'inconvénient qui résulte de manquer d'ordre. Cet article me contraignit à une attention pénible; mes fautes, à cet égard, me tourmentèrent tellement, mes progrès étoient si foibles et mes rechutes si fréquentes, que je me décidai presque à prendre mon parti sur ce défaut.

Quelque chose aussi, qui prétendoit être la raison, me suggéroit, de temps en temps, que cette extrême délicatesse, que j'exigeois de moi-même, pouvoit bien être une espèce de sottise en morale, qui me rendroit ridicule, si elle étoit connue; qu'un caractère parfait pourroit éprouver l'inconvénient d'être un objet d'envie et de haine, et que celui qui veut le bien, doit se souffrir un petit nombre de défauts, pour mettre ses amis à leur aise.

Dans le vrai, je me trouvai incorrigible, par rapport à l'ordre; et à présent que je suis devenu vieux, et que ma mémoire est mauvaise, j'en sens vivement le besoin; mais, après tout, quoique je ne sois jamais arrivé à la perfection à laquelle j'avois tant d'envie de parvenir, et que j'en sois même resté bien loin, cependant, mes efforts m'ont rendu meilleur et plus heureux que je n'aurois été, si je n'avois pas formé cette entreprise; comme celui qui tâche de se faire une écriture parfaite, en imitant un exemple gravé, quoiqu'il ne puisse jamais atteindre la même perfection; néanmoins, les efforts qu'il fait rendent sa main meilleure et son écriture passable.

Il peut être utile, à ma postérité, de savoir que c'est à ce petit artifice, à l'aide de Dieu, que leur ancêtre a dû le bonheur constant de sa vie, jusqu'à sa soixante et dix-neuvième année, pendant laquelle ceci est écrit. Les revers, qui peuvent accompagner le reste de ses jours, sont entre les mains de la Providence; mais, s'ils arrivent, la pensée de son bonheur passé doit l'aider à les supporter avec résignation. Il attribue, à la sobriété, sa longue et constante santé, et ce qui lui reste encore d'une bonne constitution; à l'application et à l'économie, l'aisance qu'il s'est procurée de bonne heure, l'acquisition de sa fortune, et des connoissances qui l'ont mis en état d'être un citoyen utile, et lui ont donné quelque réputation parmi les savans; à la sincérité et à la justice, la confiance de son pays, et les emplois honorables dont on l'a revêtu. Enfin, c'est à l'influence de toutes ces vertus, quelqu'imparfaitement qu'il ait pu les atteindre, qu'il croit devoir cette égalité d'humeur et cette gaieté dans la conversation, qui fait encore rechercher sa compagnie, même par des gens plus jeunes que lui. Il espère que quelques-uns de ses descendans suivront cet exemple, et s'en trouveront bien.

On remarquera que, quoique mon plan ne fût pas entièrement sans rapport avec la religion, il ne s'y trouvoit pas de traces d'aucun dogme: je l'avois évité à dessein, car j'étois persuadé de l'utilité et de l'excellence de ma méthode; je croyois qu'elle devoit être utile aux hommes, quelle que fût leur religion, et me proposois de la publier quelque jour.

J'avois dessein d'écrire un petit commentaire sur chaque vertu, dans lequel j'aurais fait voir l'avantage de les posséder, et les maux qui suivent les vices qui leur sont opposés; j'aurois intitulé mon livre: l'Art de la Vertu, parce qu'il auroit montré les moyens et la manière d'acquérir la vertu, ce qui l'auroit distingué d'une simple exhortation qui, n'indiquant pas les moyens de parvenir à être homme de bien, ressemble au langage de celui dont, pour employer l'expression d'un apôtre, la charité n'est qu'en paroles, et qui, sans montrer à ceux qui sont nuds et qui ont faim, les moyens d'avoir des habits et des vivres, les exhorte à se nourrir et à s'habiller. (Jacques, chapitre XI, vers. 15, 16).

Mais les choses ont tourné, de manière que mon intention d'écrire et de publier ce commentaire, n'a jamais été remplie. De temps en temps, à la vérité, je mettois, par écrit, de courtes notes sur les sentimens, les raisonnemens, etc. que j'y devois employer, et j'en ai encore quelques-unes; mais l'attention particulière qu'il m'a fallu donner, dans les premières années de ma vie, à mes affaires personnelles, et, depuis, aux affaires publiques, m'ont obligé de le remettre à d'autre temps; et, comme il est lié, dans mon esprit, avec un grand et vaste projet, dont l'exécution demande un homme tout entier, et dont une succession imprévue d'emplois m'a empêché de m'occuper jusqu'à présent, il est resté imparfait.

J'avois dessein de prouver, dans cet ouvrage, qu'en considérant seulement la nature de l'homme, les actions vicieuses n'étoient pas nuisibles, parce qu'elles étoient défendues, mais qu'elles sont défendues, parce qu'elles sont nuisibles; qu'il est de l'intérêt, de ceux même qui ne souhaitent que le bonheur d'ici-bas, d'être vertueux; et, considérant qu'il y a toujours, dans le monde, beaucoup de riches commerçans, de princes, de républiques, qui ont besoin, pour l'administration de leurs affaires, d'agens honnêtes, et qu'ils sont rares, j'aurais entrepris de convaincre les jeunes gens, qu'il n'y a point de qualités plus capables de conduire un homme pauvre à la fortune, que la probité et l'intégrité.

Ma liste des vertus n'en contenoit d'abord que douze; mais un quaker de mes amis m'avertit, avec bonté, que je passois généralement pour être orgueilleux; que j'en donnois souvent des preuves; que, dans la conversation, non content d'avoir raison lorsque je disputois quelque point, je voulois encore prouver aux autres qu'ils avoient tort; que j'étois, de plus, insolent; ce dont il me convainquit, en m'en rapportant différens exemples. Je résolus d'entreprendre de me guérir, s'il étoit possible, de ce vice ou de cette folie, en même temps que des autres, et j'ajoutai sur ma liste l'humilité.

Je ne puis pas me vanter d'un grand succès pour l'acquisition réelle de cette vertu; mais j'ai beaucoup gagné, quant à son apparence. Je me prescrivis la règle d'éviter de contredire directement l'opinion des autres, et je m'interdis toute assertion positive en faveur de la mienne. J'allai même, conformément aux anciennes loix de notre Junto74, jusqu'à m'interdire l'usage d'aucune expression qui marquât une opinion définitivement arrêtée, comme certainement, indubitablement, et j'adoptai, à leur place: je conçois, je soupçonne, ou j'imagine qu'une chose est ainsi, ou il me paroît, en ce moment, que. – Quand quelqu'un affirmoit une chose qui me paraissoit être une erreur, je me refusois le plaisir de le contredire brusquement, et de lui montrer sur-le-champ quelqu'absurdité dans sa proposition; et, dans ma réponse, je commençois par observer que, dans certains cas ou certaines circonstances, son opinion seroit juste; mais que, dans celle dont il étoit question, il me sembloit qu'il y avoit quelque différence, etc.

Je reconnus bientôt l'avantage de ce changement dans mes manières: les conversations dans lesquelles je m'engageois en devinrent plus agréables; le ton modeste avec lequel je proposois mes opinions, leur procuroit un plus prompt accueil et moins de contradictions; je n'éprouvois pas autant de mortifications, lorsqu'il se trouvoit que j'avois tort, et j'obtenois plus facilement des autres, d'abandonner leurs erreurs et de se réunir à moi, lorsqu'il arrivoit que j'avois raison.

Cette disposition, à laquelle je ne pus pas d'abord m'assujétir sans faire quelque violence à mon penchant naturel, me devint, à la fin, si facile et si habituelle, que personne, depuis cinquante ans peut-être, n'a pu, je crois, s'appercevoir qu'il me soit échappé une seule expression tranchante. C'est à cette habitude, jointe à ma réputation d'intégrité, que je dois principalement d'avoir obtenu, de bonne heure, une grande confiance parmi mes concitoyens, lorsque je leur ai proposé de nouvelles institutions, ou quelques changemens aux anciennes, et une si grande influence dans les assemblées publiques, lorsque j'en suis devenu membre; car je n'étois qu'un mauvais orateur, jamais éloquent, souvent sujet à hésiter, rarement correct dans mes expressions, et cependant, je fesois généralement prévaloir mon avis.

Aucune de nos dispositions naturelles n'est peut-être plus difficile à dompter que l'orgueil. Qu'on le mortifie, qu'on lui fasse la guerre, qu'on le terrasse, qu'on l'étouffe vivant, il perce de nouveau; il se montre de temps en temps. Vous l'appercevrez, sans doute, souvent dans cette histoire, peut-être au moment même où je parle de le subjuguer, et vous pourrez me retrouver orgueilleux jusque dans mon humilité.

73.Ce morceau qui se rapporte à l'année 1730 ou 1731, et fait suite à ce que Franklin a écrit des Mémoires de sa Vie, a été tiré, à Philadelphie, d'un manuscrit prêté au citoyen Delessert. Ce dernier, qui l'a déjà fait insérer dans la Décade, a bien voulu permettre qu'il reparût ici.
74.Nom du club formé à Philadelphie par Franklin.