Free

Micah Clarke – Tome III. La Bataille de Sedgemoor

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Font:Smaller АаLarger Aa

– Alors il faut que nous reprenions notre commandement, répondis-je. Si je ne me trompe, je vois flotter nos étendards sur la place du marché.

Nous donnâmes de l'éperon à nos montures fatiguées et avançâmes avec notre petite troupe et les vivres que nous avions réunis.

Nous rentrâmes enfin à nos quartiers où nous fûmes salués par les joyeux vivats de nos camarades affamés.

Avant midi, la bande de jeunes bœufs avait été transformée en rôtis et en grillades.

Nos légumes et le reste de nos vivres contribuèrent à fournir le dîner qui, pour un bon nombre de nos hommes, devait être le dernier repas.

Le Major Hooker revint bientôt après avec une certaine quantité de vivres, mais dans une condition assez fâcheuse, car il avait eu une escarmouche avec les dragons et y avait perdu huit ou dix de ses hommes.

Il alla tout droit au Conseil présenter ses plaintes au sujet de la façon dont nous l'avions abandonné, mais les événements d'importance se multipliaient autour de nous, et on n'avait guère le temps d'éplucher les menues affaires de discipline.

Quant à moi, quand je reporte mon regard sur ce fait, je conviens que comme soldat, il avait parfaitement raison et qu'au point de vue militaire, notre conduite n'admettait pas d'excuse.

Et cependant, même aujourd'hui encore, mes chers enfants, tout courbé sous le poids des années, je suis convaincu qu'un cri de femme en détresse serait un signal qui me ferait accourir à son aide, aussi longtemps que ces membres vieillis pourront me porter. Car notre devoir envers les faibles dépasse tous les autres devoirs. Il est au-dessus de toutes les circonstances, et pour mon compte je ne vois pas pourquoi l'habit du soldat aurait pour effet d'endurcir le cœur de l'homme.

V – La fillette de la lande et la bulle d'eau qui monta à la surface de la fondrière

Tout Bridgewater fut en révolution lorsque nous y fîmes notre entrée à cheval.

Les troupes du Roi étaient à moins de quatre milles, sur la Plaine de Sedgemoor.

Il était très probable qu'elles s'avanceraient encore et qu'elles donneraient l'assaut à la ville.

Quelques ouvrages grossiers avaient été élevés du côté de Eastover.

Derrière eux étaient déployées en armes deux brigades, pendant que le reste de l'armée était gardé en réserve sur la place du marché et la pelouse du château.

Mais dans l'après-midi, des patrouilles de notre cavalerie et des paysans de la région des landes vinrent nous avertir que nous ne courions aucun danger d'un assaut.

Les troupes royales s'étaient installées confortablement dans les petits villages du pays, et quand elles eurent réquisitionné du cidre et de la bière chez les fermiers, elles ne manifestèrent aucune intention de marcher en avant.

La ville était pleine de femmes, les épouses, les mères et les sœurs de nos paysans. Elles étaient venues de loin et de près pour voir encore une fois ceux qu'elles aimaient.

Fleet Street ou Cheapside ne sont pas plus encombrés en un jour d'affaires que ne l'étaient les rues et ruelles étroites de cette ville du comté de Somerset.

Soldats en hautes bottes, en justaucorps de buffle, miliciens en habits rouges, gens de Taunton aux figures brunes et graves, piqueurs vêtus de serge, mineurs en guenilles, aux traits sauvages, paysans en houppelandes, gens de mer téméraires, aux faces hâlées par les intempéries, montagnards dégingandés de la côte du nord, tout ce monde se poussait, se bousculait en une cohue compacte, bariolée.

Partout dans cette foule se voyaient les paysannes, coiffées de chapeaux de paille, au parler sonore, prodiguant les pleurs, les embrassades, les exhortations.

Çà et là, parmi les bigarrures des costumes et les reflets des armes circulait la sombre et austère silhouette de quelque ministre puritain à l'ample manteau noir, au chapeau à visière, distribuant tout autour de lui de courtes et ardentes improvisations, des textes farouches, substantiels, du répertoire belliqueux de la Bible qui chauffaient le sang aux hommes comme l'eût fait une liqueur forte.

De temps à autre, une clameur sauvage montait de la foule.

On eût dit le long hurlement d'un mâtin, plein d'ardeur, qui tire sur sa laisse et ne demande qu'à sauter à la gorge de l'ennemi.

Notre régiment avait été dispensé de service, maintenant qu'il était clair que Feversham ne voulait pas marcher en avant et il s'occupait de dépêcher les vivres qu'avait rapportés notre expédition nocturne.

C'était un dimanche, une belle et chaude journée, avec un ciel clair, sans nuages, où soufflait une douce brise chargée des parfums de la campagne.

Pendant tout le jour, les cloches des villages environnants sonnèrent l'alarme, répandant par la campagne ensoleillée leur carillon musical.

Les fenêtres supérieures et les toits de tuiles rouges des maisons étaient encombrés de femmes et d'enfants aux figures pâles, qui fouillaient du regard la direction de l'est, où des éclaboussures rouges sur la teinte brune de la lande indiquaient la position de nos ennemis.

À quatre heures, Monmouth réunit un dernier conseil de guerre sur la tour carrée, qui sert de base au clocher de l'église paroissiale de Bridgewater et d'où l'on voyait fort bien tout le pays environnant.

Depuis mon voyage auprès de Beaufort, j'avais toujours eu l'honneur de recevoir l'ordre d'y assister, en dépit de l'humble rang que j'occupais dans l'armée.

Il y avait là une trentaine de conseillers en tout, autant qu'il pouvait en tenir en cet endroit, soldats et courtisans, Cavaliers et Puritains, tous unis maintenant par le lien d'un commun danger.

À vrai dire, l'approche d'un dénouement dans leur fortune avait fait disparaître en grande partie les différences de manières qui avaient contribué à les séparer.

Le sectaire avait perdu un peu de son austérité, et il se montrait échauffé, plein d'ardeur à la perspective d'une bataille, en même temps que l'homme à la mode, si étourdi, était contraint à une gravité inaccoutumée en considérant le danger de sa position.

Leurs vieilles querelles furent oubliées lorsqu'ils se groupèrent près du parapet et contemplèrent d'un air renfrogné les épaisses colonnes de fumée qui montaient à l'horizon.

Le Roi Monmouth se tenait au milieu de ses chefs, pâle et hagard, la chevelure en désordre, de l'air d'un homme à qui le désarroi de son esprit a fait oublier le soin de sa personne.

Il tenait une lunette double en ivoire, et quand il la portait à ses yeux, un tremblement, des secousses nerveuses, agitaient ses fines et blanches mains, au point que cela faisait peine à voir.

Lord Grey tendit sa lunette à Saxon qui était accoudé sur la grossière bordure de maçonnerie et qui regarda longtemps l'ennemi d'un air grave.

– Ce sont les mêmes hommes que j'ai commandés, dit enfin Monmouth, à demi-voix, comme s'il pensait tout haut. Là-bas, par la droite, je vois le régiment d'infanterie de Dumbarton. Je connais bien ces hommes-là; ils se battront. Si nous les avions de notre côté, tout irait bien.

– Non, Majesté, répondit avec vivacité Lord Grey, vous ne rendez pas justice à vos braves partisans. Eux aussi verseront jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour votre cause.

– Regardez-les, là en bas, dit Monmouth avec tristesse, en montrant le fourmillement des rues au dessous de nous. Jamais cœurs plus braves ne battirent dans des poitrines anglaises, mais remarquez ces vociférations, cette clameur de paysans un samedi soir. Comparez-y le déploiement rigide et régulier des bataillons exercés. Hélas! pourquoi ai-je arraché ces honnêtes créatures à leurs modestes foyers pour livrer une lutte aussi désespérée?

– Écoutez cela, s'écria Wade, ils ne trouvent pas la situation désespérée; et nous pas davantage.

Comme il parlait encore, une clameur furieuse s'éleva de la foule compacte écoutant un prédicant qui la haranguait par une fenêtre.

– C'est le digne Docteur Ferguson, dit Sir Stephen Timewell, qui venait de monter. Il est comme un homme inspiré qu'un souffle puissant emporte là-haut dans ses paroles. Vraiment on dirait un des anciens prophètes. Il a pris pour texte: «Le Seigneur Dieu des Dieux, il sait, et Israël il le saura. S'il est en rébellion, ou s'il est en état de péché contre le Seigneur, sauve-nous en ce jour.»

– Amen! Amen! crièrent pieusement plusieurs des soldats puritains, pendant qu'une autre acclamation rauque, accompagnée du bruit des faux et des armes entrechoquées, montrait combien ce peuple était profondément remué par les paroles ardentes du fanatique.

– Ils ont vraiment l'air d'avoir soif du combat, dit Monmouth d'un air plus dégagé. Il est bien possible que, quand on a commandé des troupes régulières, comme je l'ai fait, on se sente porté à attacher une importance exagérée à la différence qui résulte de la discipline et de l'entraînement. Les braves garçons paraissent avoir le cœur haut. Que pensez-vous des dispositions de l'ennemi, Colonel Saxon?

– Par ma foi, Majesté, j'en pense fort peu de bien, répondit Saxon avec rudesse. J'ai vu des armées disposées en ligne de bataille dans maints pays du monde et sous bien des généraux. J'ai également lu la section qui traite de ce sujet dans le De re militari de Petrinus Bellus, ainsi que dans les ouvrages d'un Flamand renommé, mais je n'ai rien vu ni entendu qui puisse recommander les dispositions que nous avons sous les yeux.

– Comment appelez-vous le hameau qui est sur la gauche, celui qui a ce clocher carré couvert de lierre? demanda Monmouth au Maire de Brigwater, petit homme à la figure anxieuse, qui paraissait évidemment fort embarrassé du relief où l'avait mis son office.

– Weston-zoyland, Votre Honneur… Votre Grâce, non, c'est: Votre Majesté, que je voulais dire. L'autre, à deux milles plus loin, est Middlezoy, et enfin à gauche, c'est Chedzoy, juste de l'autre côté du Rhin.

 

– Du Rhin, monsieur, que voulez-vous dire, demanda le Roi, sursautant brusquement et interpellant le timide bourgeois d'un ton si violent que celui-ci perdit le peu d'aplomb qui lui restait.

– Mais… le Rhin… Votre Grâce… Votre Majesté… dit-il en bégayant, le Rhin. La Grâce de Votre Majesté ne peut pas l'ignorer, c'est ce que les gens du pays appellent le Rhin.

– C'est un terme courant, Sire, par lequel on désigne de larges et profondes tranchées destinées au drainage des grandes mares de Sedgemoor, dit Sir Stephen Timewell.

La pâleur de Monmouth s'étendit jusqu'à ses lèvres.

Plusieurs des conseillers échangèrent des regards significatifs.

Ils se rappelaient l'étrange et prophétique jeu de mots qui était arrivé de l'atelier du faiseur d'or du laboratoire au camp par mon intermédiaire.

Mais le silence fut interrompu par le Major Hollis, vétéran qui avait servi sous Cromwell.

Il venait de marquer sur un papier la situation des villages où était établi l'ennemi.

– S'il plaît à Votre Majesté, il y a dans leur disposition quelque chose qui me rappelle celle de l'armée écossaise lors de la bataille de Dunbar. Cromwell occupait Dunbar, tout comme nous occupons Bridgewater.

Le terrain environnant, de même marécageux et perfide, était occupé par l'ennemi.

Il n'y avait pas dans toute l'armée un homme qui n'admît que si le vieux Leslie défendait jusqu'au bout sa position, il ne nous restait plus d'autre parti de prendre que de nous rembarquer, en abandonnant nos approvisionnements et notre artillerie, et à faire de notre mieux pour gagner Newcastle.

Mais grâce à la bienveillante Providence, il manœuvra de telle sorte qu'il trouva une fondrière entre son aile gauche et le reste de son armée.

Aussi Cromwell tomba-t-il sur cette aile dès l'aube et la tailla en pièces, avec tant de succès, que l'armée ennemie tout entière prit la fuite, et que nous la poursuivîmes, en la sabrant, jusqu'aux portes même de Leith.

Sept mille Écossais perdirent la vie, mais il ne périt qu'une centaine d'hommes au plus du côté des honnêtes gens.

Or, Votre Majesté peut voir, grâce à ses lunettes, qu'il y a un mille de terrain marécageux entre ces villages, et que le plus rapproché, qui est Chedzoy – c'est son nom, je crois – pourrait être abordé sans que nous ayons à traverser le marais.

Je suis très convaincu que si le Lord Général était avec nous, il nous engagerait à risquer une attaque de ce genre.

– C'est bien hardi de faire attaquer de vieux soldats par des paysans qui ne sont pas formés, dit Sir Stephen Timewell. Mais, s'il faut le faire, je ne crois pas qu'aucun des hommes qui ont vécu au son des cloches de Sainte Marie-Madeleine, recule devant cette tache.

– Voilà qui est bien parlé, Sir Stephen, dit Monmouth. À Dunbar, Cromwell avait derrière lui des vétérans, et en face de lui des gens qui n'avaient qu'une faible expérience de la guerre.

– Cependant il y a beaucoup de bon sens dans ce qu'a dit le Major Hollis, remarqua Lord Grey. Il nous faut attaquer ou nous laisser corner peu à peu, puis affamer.

Cela étant ainsi, pourquoi ne profiterions-nous pas tout de suite de la chance que nous offre l'ignorance ou l'insouciance de Feversham?

Demain, si Churchill réussit à se faire entendre de son chef, je ne doute guère que nous ne trouvions leur camp disposé autrement et qu'ainsi nous n'ayons lieu de regretter notre occasion manquée.

– Leur cavalerie est postée à Weston-zoyland, dit Wade. Maintenant le soleil est si ardent que son éclat et la buée, qui monte des marais, nous empêche presque de voir. Mais il n'y a qu'un instant, j'ai pu, à l'aide de mes lunettes, distinguer deux longues lignes de chevaux au piquet sur la lande au delà du village.

En arrière, à Middlezoy, il y a deux mille hommes de milice et à Chedzoy, où se ferait notre attaque, cinq régiments d'infanterie régulière.

– Si nous pouvions rompre ces derniers, tout irait bien, s'écria Monmouth. Quel est votre avis, Colonel Buyse?

– Mon avis est toujours le même, répondit l'Allemand. Nous sommes ici pour nous battre, et plus tôt nous nous mettrons à la besogne, mieux cela vaudra.

– Et le vôtre, Colonel Saxon? Êtes-vous du même avis que votre ami?

– Je crois, comme le Major Hollis, Sire, que Feversham, par ses dispositions, s'est exposé à une attaque et que nous devons en profiter sans retard.

Toutefois, considérant que des soldats exercés et une nombreuse cavalerie ont une grande supériorité en plein jour, je serais porté à conseiller une camisade ou attaque de nuit.

– La même pensée m'est venue à l'esprit, dit Grey. Nos amis d'ici connaissent chaque pouce du terrain, et ils nous guideraient à Chedzoy dans les ténèbres aussi bien qu'en plein jour.

– J'ai entendu dire, ajouta Saxon, qu'il est arrivé à leur camp des quantités de bière et de cidre, ainsi que du vin et des liqueurs fortes.

S'il en est ainsi, nous pouvons leur donner le réveil pendant que leur tête sera encore toute troublée par la boisson et qu'ils ne sauront guère si c'est nous qui tombons sur eux ou si ce sont les diables bleus.

Un chœur unanime d'approbations de tout le Conseil prouva qu'on accueillait avec empressement la perspective d'en venir enfin aux mains, après les marches et les retards énervants des dernières semaines qui s'étaient écoulées.

– Y a-t-il quelque cavalier qui ait des objections contre ce plan? demanda le Roi.

Nous échangeâmes tous un coup d'œil, mais bien que maintes physionomies exprimassent le doute ou le découragement, aucune voix ne s'éleva contre l'attaque de nuit.

En effet, il était, évident que dans tous les cas il fallait hasarder notre action et que celle-là avait au moins le mérite d'offrir plus de chances de succès que l'autre.

Et pourtant, mes chers enfants, je puis le dire, les plus hardis d'entre nous se sentaient le cœur défaillir à la vue de notre chef, de son air abattu, mélancolique, et nous nous demandions si c'était bien là l'homme fait pour amener à un heureux dénouement une entreprise aussi hasardeuse.

– Si nous sommes d'accord, prenons pour mot de passe «Soho» et attaquons-les le plus tôt possible après minuit.

Ce qui reste à décider pour l'ordre de bataille pourra être réglé d'ici à ce moment-là.

Maintenant, gentilshommes, vous allez rejoindre vos régiments, et vous vous souviendrez que, quoiqu'il arrive de ceci, soit que Monmouth mette sur sa tête la couronne d'Angleterre, soit qu'il devienne un fugitif en tous lieux pourchassé, tant que son cœur battra, il gardera toujours la mémoire des braves amis qui lui sont restés fidèles en cette heure de peine.

Cette allocution simple et cordiale fit passer sur tous les fronts la flamme du dévouement.

Au moins, il en fut ainsi pour moi, en même temps que j'éprouvais une pitié profonde pour ce pauvre faible gentilhomme.

Nous nous serrâmes autour de lui, la main sur la poignée de nos épées, en lui jurant que nous lui resterions fidèles, dût l'univers entier se dresser entre lui et ses droits.

Il n'y eut pas jusqu'aux rigides et impassibles Puritains, qui ne fussent émus, qui ne laissassent entrevoir un sentiment de loyauté, pendant que les gens de cour, transportés de zèle, tiraient leurs rapières et lançaient des appels à la foule, qui fut envahie par cet enthousiasme et emplit l'air de ses acclamations.

Les yeux de Monmouth reprirent leur éclat, ses joues leur couleur, pendant qu'il prêtait l'oreille à ses cris.

Pendant un instant, il parut ce qu'il aspirait à être, un Roi.

– Je vous remercie, chers amis et sujets, cria-t-il. L'issue est aux mains du Tout-Puissant, mais ce que l'homme peut faire, j'en suis convaincu, vous le ferez cette nuit. Si Monmouth ne peut posséder l'Angleterre, il aura au moins six pieds de son sol. En attendant, retournez à vos régiments et que Dieu défende la juste cause.

– Que Dieu défende la juste cause! répéta le conseil, d'une voix solennelle.

Puis, il se sépara et laissa le Roi prendre avec Grey les dernières dispositions en vue de l'attaque.

– Les mirliflors de la Cour sont assez disposés à brandir leurs rapières et à crier quand il y a quatre grands milles entre eux et l'ennemi, dit Saxon, pendant que nous nous faisions passage à travers la foule.

Je crains qu'ils ne soient moins prompts à se mettre en avant, quand ils sont face à face avec une ligne de mousquetaires, et peut-être avec une brigade de cavalerie qui les chargera par le flanc.

Mais voici l'ami Lockarby, qui apporte des nouvelles, à en juger par sa physionomie.

– J'ai un rapport à faire, Colonel, dit Ruben accourant à nous tout essoufflé. Vous vous rappelez sans doute que moi et ma compagnie nous étions de garde aujourd'hui à la porte de l'Est?

Saxon acquiesça dans un mouvement de tête.

– Comme je désirais en savoir aussi long que possible sur l'ennemi, je grimpai sur un grand arbre qui se trouve juste à la sortie de la ville.

De cet endroit, avec l'aide d'une lunette, je pus distinguer leurs lignes et leur camp.

Pendant cet examen, le hasard me fit apercevoir un homme qui marchait furtivement à l'abri des bouleaux, et qui se trouvait à moitié chemin de leurs lignes et de la ville.

Je le suivis des yeux et je m'aperçus qu'il se dirigeait de notre côté.

Bientôt il fut si proche que je pus reconnaître qui il était, je connais bien cet homme-là, mais au lieu d'entrer dans la ville, il fit un détour en profitant des fossés à tourbe et sans doute trouva le moyen d'entrer par un autre endroit.

Mais j'ai des motifs pour croire que cet homme n'est pas sincèrement affectionné à la cause.

Je suis convaincu qu'il est allé au Camp Royal donner avis de ce que nous faisons et qu'il est revenu chercher de nouvelles informations.

– Ha! Ha! fît Saxon, en levant les sourcils. Et comment se nomme cet homme-là?

– Il s'appelle Derrick. Il était auparavant premier apprenti de Maître Timewell à Taunton. Maintenant il a un grade dans l'infanterie de Taunton.

– Quoi, c'est ce jeune godelureau qui a levé les yeux sur Mistress Ruth. Et maintenant voici que l'amour fait de lui un traître?

Et moi qui le prenais pour un des Élus! Je l'ai entendu sermonner les piquiers.

Comment se fait-il qu'un individu de sa façon apporte son concours à la cause de l'Épiscopat?

– Toujours l'amour, fis-je. Le dit amour est une jolie fleur, quand il pousse sans être contrarié, mais s'il rencontre des obstacles, c'est une bien mauvaise herbe.

– Il y a dans le camp bien des gens auxquels il veut du mal, dit Ruben, et il perdrait l'armée pour se venger sur eux, de même qu'un gredin ferait couler à pic un navire rien que pour noyer un ennemi.

Sir Stephen s'est attiré sa haine en refusant de contraindre sa fille à accepter ses hommages.

Maintenant il est retourné au camp et je suis venu vous faire mon rapport à ce sujet afin que vous décidiez s'il y a lieu d'envoyer un peloton de piquiers le prendre par les talons pour l'empêcher de faire de l'espionnage une fois de plus.

– Cela vaudrait peut-être mieux, dit Saxon, après avoir bien réfléchi, mais sans doute notre homme a une histoire toute prête, et qui aurait plus d'apparence que nos simples soupçons. Ne pourrions-nous pas le prendre sur le fait?

Une idée me vint à l'esprit.

J'avais remarqué du haut du clocher un cottage entièrement isolé à environ un tiers du chemin qui allait au camp ennemi.

Il s'élevait au bord de la route dans un endroit situé entre deux marais.

Quand on traversait le pays, on était obligé de passer par là.

Si Derrick tentait de porter nos plans à Feversham, on pourrait lui couper la route à cet endroit-là, au moyen d'un poste mis à l'affût pour l'attendre.

– Excellent, parfait! s'écria Saxon quand je lui eus fait connaître ce projet. Mon érudit Flamand lui-même n'eût point inventé une pareille ruse de guerre. Emmenez autant de pelotons que vous le croirez nécessaire sur ce point, et je ferai en sorte que Maître Derrick soit convenablement amorcé en fait de nouvelles pour Mylord Feversham.

– Non, dit Ruben, une troupe qui sortirait mettrait toutes les langues en mouvement. Pourquoi n'irions-nous pas, Micah et moi?

– En effet, cela vaudrait mieux, répondit Saxon, mais il faut engager votre parole que, quoi qu'il arrive, vous serez de retour avant le coucher du soleil, car vos hommes doivent être sous les armes une heure avant l'ordre de marcher.

Nous nous empressâmes de faire la promesse demandée.

Puis, nous étant assurés que Derrick était bien revenu au camp, Saxon s'arrangea de façon à laisser échapper devant lui quelques mots relativement à nos plans pour la nuit, pendant que nous nous rendions en hâte à notre poste.

 

Quant à nos chevaux, nous les laissâmes derrière nous.

Puis, nous franchîmes à la dérobée la porte de l'est, nous cachant de notre mieux, jusqu'au moment où nous fûmes sur la route déserte et nous nous trouvâmes devant la maison.

C'était un cottage simple, blanchi à la chaux, à toiture de chaume.

Au-dessus de la porte, un petit écriteau informait que la fermière vendait du lait et du beurre.

Le toit ne laissait point échapper de fumée et les volets de la fenêtre étaient clos; d'où nous conclûmes que les habitants avaient fui loin de cet emplacement périlleux.

Des deux côtés s'étendait le marécage, couvert de joncs et peu profond sur ses bords, mais plus profond à quelque distance, avec une écume verte qui en dissimulait la surface traîtresse.

Nous frappâmes à la porte, que le temps avait salie, mais n'ayant pas reçu de réponse, ainsi que nous nous attendions, je m'arc-boutai contre elle et bientôt j'eus fait sauter les clous de la gâche.

Il n'y avait qu'une pièce.

Dans un coin, une échelle droite menait, par une ouverture carrée du plafond, à la chambre à coucher sous le toit.

Trois ou quatre chaises et escabeaux étaient épars sur le sol de terre battue, et sur un des côtés une table, faite de planches brutes, supportait de grandes tasses à lait de faïence brune.

Des plaques vertes sur les murs et l'affaissement d'un des côtés de la maison témoignaient des effets que produisait sa position dans un endroit humide, au voisinage des marais. Nous fûmes surpris de trouver encore un habitant dans l'intérieur.

Au milieu de la pièce, en face de la porte par où nous étions entrés, se tenait debout une fillette charmante aux boucles dorées, âgée de cinq ou six ans.

Elle avait pour costume une petite blouse blanche, propre, serrée à la taille par une coquette ceinture de cuir, avec une boucle brillante.

Deux petites jambes potelées se laissaient entrevoir, sous la blouse, avec des chaussettes et des souliers de cuir, et elle se tenait fièrement campée, un pied en avant, en personne décidée à défendre son poste.

Sa mignonne tête était rejetée en arrière, et ses grands yeux bleus exprimaient le plus vif étonnement mêlé à la bravade.

À notre entrée, la petite sorcière agita de notre côté son mouchoir et nous fit: «Pfoutt!», comme si nous étions tous les deux de ces volailles importunes qu'elle avait l'habitude de chasser de la maison.

Ruben et moi, nous nous arrêtâmes sur le seuil, hésitants, décontenancés, comme deux grands flandrins d'écoliers, contemplant cette petite reine des fées dont nous avions envahi les royaumes, et nous demandant s'il nous fallait battre en retraite ou apaiser sa colère par de douces et caressantes paroles.

– Allez-vous-en, cria-t-elle sans cesser d'agiter les mains et de secouer son mouchoir. Grand-mère m'a dit de dire à tous ceux qui viendraient de s'en aller.

– Et s'ils ne veulent pas s'en aller, demanda Ruben, que deviez-vous faire alors, petite ménagère?

– Je devais les mettre à la porte, répondit-elle s'avançant hardiment contre nous et multipliant les coups de mouchoir. Vous, méchant, vous avez cassé le verrou de grand-mère.

– Eh bien, je vais le raccommoder, répondis-je d'un air content.

Puis, ramassant une pierre, j'eus bientôt consolidé la gâche déplacée.

– Voilà, petite femme. La grand-mère ne s'apercevra jamais de la différence.

– Faut vous en aller tout de même, insista-t-elle. C'est la maison à grand-mère, pas la vôtre.

Que faire en présence de cette petite entêtée de dame des marais?

Une nécessité impérieuse nous ordonnait de rester dans la maison, car il n'y avait pas d'autre moyen de nous cacher que nous abriter parmi ces terribles marécages.

Et pourtant elle s'était mis en tête de nous expulser, avec une décision, une intrépidité qui eussent fait honte à Monmouth.

– Vous vendez du lait, dit Ruben. Nous sommes las et altérés. Nous sommes donc venus en boire un coup.

– Ah! s'écria-t-elle, tout épanouie, souriante, est-ce que vous me paierez tout comme les gens paient grand-mère? Ah! cœur vivant, ce sera bien beau!

Et sautant légèrement sur un escabeau, elle puisa dans les bassins qui étaient sur la table de quoi remplir de grandes écuelles.

– Un penny, s'il vous plaît.

C'était chose étrange à voir que la façon dont la petite ménagère cacha sa pièce de monnaie dans son tablier.

Sa figure naïve brillait d'orgueil et de joie, d'avoir fait cette superbe affaire pour la grand-mère absente.

Nous emportâmes notre lait près de la fenêtre.

Nous enlevâmes les volets et nous nous assîmes de manière à bien voir sur la route.

– Au nom du Seigneur, buvez lentement! dit Ruben à demi-voix. Il faut lamper à toutes petites gorgées. Sans quoi elle voudra nous mettre à la porte.

– Maintenant que nous avons payé les droits, elle nous laissera rester, répondis-je.

– Si vous avez fini, il faut vous en aller, dit-elle d'un ton ferme.

– A-t-on jamais vu deux hommes d'armes tyrannisés ainsi par une petite poupée comme celle-là! dis-je en riant. Non, ma petite, nous allons nous arranger avec vous, en vous donnant ce shilling, qui paiera bien tout votre lait. Nous avons le temps de rester ici et de le boire à loisir.

– Jenny, la vache, est justement en train de traverser la mare, fit-elle. C'est presque l'heure de la traite, et je l'amènerai si vous en voulez encore.

– À présent! Dieu m'en garde! s'écria Ruben. Nous finirons par être obligés d'acheter la vache. Où est votre grand-mère, petite demoiselle?

– Elle est allée à la ville, répondit l'enfant. Il y a des hommes méchants avec des habits rouges et des fusils, qui viennent pour voler et se battre, mais grand-mère les fera bientôt partir. Grand-mère est allée arranger tout cela.

– Nous combattons contre les hommes aux habits rouges, ma poulette, dis-je. Nous vous aiderons à garder la maison et nous ne laisserons rien voler.

– Oh! alors, vous pouvez rester, dit-elle en grimpant sur mes genoux, l'air aussi sérieux qu'un moineau perché sur un rameau. Quel grand garçon vous êtes?

– Et pourquoi pas un homme? demandai-je.

– Parce que vous n'avez pas de barbe à la figure. Tenez, grand-mère en a plus que vous au menton. Et puis, il n'y a que les garçons qui boivent du lait. Les hommes boivent du cidre.

– Eh bien, puisque je suis un garçon, je serai votre amoureux.

– Ah! non, s'écria-t-elle en secouant ses boucles dorées. Je n'aurai pas de longtemps l'idée de me marier, mais mon amoureux, c'est Giles Martin de Gommatch. Quelle jolie veste de fer-blanc vous avez, comme elle reluit! Pourquoi les gens portent-ils ces choses-là pour se faire du mal les uns aux autres, puisqu'en vérité, ils sont tous frères?

– Et pourquoi sont-ils tous frères, petite femme? demanda Ruben.

– Parce que grand-mère dit qu'ils sont tous les fils du Père suprême, répondit-elle. Et puisqu'ils ont tous le même père, ils doivent être frères. Il le faut bien, n'est-ce pas?

– De la bouche des petits enfants et des nourrissons… fit Ruben en regardant par la fenêtre.

– Vous êtes une rare fleurette des marécages, dis-je, pendant qu'elle se haussait pour atteindre mon casque d'acier. N'est-ce pas chose étrange à penser, Ruben, qu'il y ait de chaque côté de nous des milliers d'hommes, des chrétiens, tout prêts à verser le sang les uns des autres, et qu'il se trouve ici entre eux un chérubin aux yeux bleus, qui expose en zézayant une philosophie bien faite pour nous renvoyer tous à notre foyer, le cœur calmé, et les membres intacts?

– Un jour passé avec cette enfant me dégoûterait pour toujours de la carrière des armes, répondit Ruben. Quand je l'écoute, je sens trop ce qui rapproche le cavalier du boucher.

– Peut-être faut-il des uns et des autres, dis-je en haussant les épaules. Nous avons mis la main à la charrue. Mais je crois que voici l'homme que nous attendons. Il arrive en se cachant là-bas sous l'ombre de cette rangée de saules têtards.

– C'est lui, c'est certain, s'écria Ruben, en guettant par la fenêtre aux vitres à facettes.