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La grande ombre

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V – L'HOMME DOUTRE-MER

Je n'étais point homme à rester assis et geignant près d'une cruche cassée.

Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le rôle qui convient à un homme c'est de n'en plus parler.

Pendant des semaines j'eus le coeur endolori, et j'avoue qu'il l'est encore un peu, quand j'y pense, après tant dannées et un heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le jour de la promenade sur la côte.

Je fus pour elle un frère, rien de plus.

Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la nécessité de tirer durement sur le mors.

Même alors elle tournait autour de moi, avec ses façons câlines, ses histoires que Jim était bien rude avec elle, et combien elle avait été heureuse au temps où j'étais bien disposé pour elle.

Il lui fallait parler ainsi: elle avait cela dans le sang, et ne pouvait agir autrement.

Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, étaient fort heureux.

Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu dès qu'il serait reçu docteur.

Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine à West Inch avec nous.

Mes parents en étaient contents et je faisais de mon mieux pour être content de mon côté.

Il y eut peut-être un peu de froideur entre lui et moi dans les commencements.

Ce n'était plus de lui à moi cette vieille amitié de camarades d'école. Mais plus tard, quand la douleur fut passée, il me semble qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste motif pour me plaindre de lui.

Nous étions donc restés amis, jusqu'à un certain point.

Il avait oublié toute sa colère contre elle. Il eût baisé l'empreinte laissée par ses souliers dans la boue.

Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades.

C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler.

Nous avions dépassé Brampton House et contourné le bouquet de pins qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott.

On était alors au printemps.

La saison était en avance, de sorte qu'à la fin d'avril les arbres étaient déjà bien en feuilles.

Il faisait aussi chaud qu'en un jour dété.

Aussi fûmes-nous extrêmement surpris de voir un immense brasier grondant sur la pelouse qui s'étendait devant la porte du Major.

Il y avait là la moitié d'un pin, et les flammes jaillissaient jusquà la hauteur des fenêtres de la chambre à coucher.

Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fûmes bien autrement stupéfaits de voir le major sortir, un grand pot d'un quart à la main, suivi de sa soeur, vieille dame qui dirigeait son ménage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du feu.

C'était un homme très doux, tranquille, comme on le savait dans tout le pays, et voilà qu'il se prenait le rôle du vieux Nick à la danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa pinte au-dessus de sa tête.

Nous arrivâmes au pas de course.

Il n'en mit que plus d'entrain à l'agiter, quand il nous vit approcher.

– La paix! braillait-il! Hourra! mes enfants, la paix!

À ces mots, nous nous mîmes aussi à danser et chanter, car depuis si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait que de guerre.

On était excédé; l'ombre avait plané si longtemps au-dessus de nous, que nous étions tout étonnés de sentir qu'elle avait disparu.

Vraiment c'était un peu trop fort à croire, mais le major dissipa nos doutes par son dédain.

– Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'écria-t-il en s'arrêtant, et appuyant la main sur son côté. Les Alliés ont occupé Paris. Boney a jeté le manche après la cognée, et tous ses hommes jurent fidélité à Louis XVIII.

– Et l'Empereur? demandai je, est-ce qu'on l'épargnera?

– Il est question de l'envoyer à l'île d'Elbe, où il sera hors d'état de nuire. Mais ses officiers! Il en est qui ne s'en tireront pas à aussi bon compte. Il a été commis pendant ces derniers vingt ans des actes qui n'ont point été oubliés, et il y a encore quelques vieux comptes à régler. Mais c'est la Paix! la Paix.

Et il se remit à ses gambades, le pot en main, autour de son feu de joie.

Nous passâmes quelques instants avec le major.

Puis nous descendîmes, Jim et moi, vers la plage, en causant de cette grande nouvelle et de ce qui sen suivrait.

Il savait peu de choses.

Moi je ne savais presque rien; mais nous ajustâmes tout cela, nous dîmes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient où ils voudraient en sécurité, que nous démolirions tous les signaux de feu établis sur la côte, car désormais nul ennemi nétait à craindre.

Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, et nous regardions l'antique Mer du Nord.

Et Jim, qui allait à grands pas près de moi, si plein de santé et d'ardeur, il ne se doutait guère qu'à ce moment même il avait atteint le point culminant de son existence, et que désormais il ne cesserait de descendre la pente.

Il flottait sur la mer une légère buée, car les premières heures de la matinée avaient été très brumeuses et le soleil n'avait pas tout dissipé.

Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vîmes tout à coup émerger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du côté de la terre en se balançant.

Un seul homme était assis à la manoeuvre, et le bateau louvoyait comme si l'homme avait de la peine à se décider pour atterrir sur la plage ou s'éloigner.

À la fin, comme si notre présence lui eût fait prendre son parti, il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les galets, juste à nos pieds.

Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traîna l'avant sur la plage.

– Grande Bretagne, je crois? dit-il en faisant promptement demi- tour pour s'adresser à nous.

C'était un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais d'une maigreur excessive.

Il avait les yeux perçants, très rapprochés, entre lesquels se dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat.

Il était vêtu fort convenablement, d'un costume brun à boutons de cuivre, et chaussé de grandes bottes que l'eau de mer avait durcies et rendues fort rugueuses.

Il avait la figure et les mains d'un teint si foncé qu'on aurait pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau pour nous saluer, nous vîmes que son front était très blanc et que la nuance si foncée de son teint n'était que superficielle.

Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La question ainsi faite était facile à comprendre, mais on eût dit qu'il y avait derrière elle une menace, on eût dit qu'il comptait sur la réponse comme sur une obligation et non comme sur une faveur.

– Grande Bretagne? demanda-t-il encore, en frappant vivement de sa botte sur les galets.

– Oui, dis-je, pendant que Jim éclatait de rire.

– Angleterre? Écosse?

– Écosse, mais c'est l'Angleterre de lautre côté de ces arbres, là-bas.

– Bon, je sais où je suis, maintenant! Je me suis trouvé dans le brouillard sans boussole pendant près de trois jours, et je ne m'attendais plus à revoir la terre.

Il parlait l'anglais très couramment, mais de temps à autre avec des tournures étranges de phrases

– Alors d'où venez-vous? demanda Jim.

– J'étais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brièvement.

Quelle est cette ville, par là-bas?

– C'est Berwick.

– Ah! très bien! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller plus loin.

Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il vacilla fortement, et il serait tombé s'il n'avait pas saisi la proue.

Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les yeux flambants comme ceux d'une bête sauvage.

– Voltigeurs de la garde! cria-t-il d'une voix qui avait la sonorité d'un coup de clairon, puis de nouveau… Voltigeurs de la garde!

Il agita son chapeau au-dessus de sa tête, et brusquement, la tête en avant, il s'abattit, tout recroquevillé, en un tas brun, sur le sable.

Jim Horscroft et moi, nous restions là stupéfaits à nous regarder.

L'arrivée de cet homme avait été si étrange, ainsi que ses questions, et ce brusque incident!

Nous le prîmes chacun par une épaule et létendîmes sur le dos.

Il était ainsi allongé, avec son nez proéminent, sa moustache de chat, mais les lèvres exsangues, la respiration si faible, qu'elle eût à peine agité une plume.

– Il se meurt, Jim, m'écriai je.

– Oui, il meurt de faim et de soif; il n'y a pas une miette de pain dans le bateau. Peut-être y a-t-il quelque chose dans le sac?

Il s'élança et rapporta un sac noir en cuir.

Avec un grand manteau bleu, c'était les seuls objets qui se trouvassent dans le bateau.

Le sac était fermé, mais Jim l'ouvra en un instant; il était à moitié plein de pièces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais vu autant, non, pas même la dixième partie.

Il devait y en avoir des centaines; cétaient des souverains anglais tout brillants, tout neuf.

À vrai dire, cette vue nous avait si fortement intéressés que nous ne songions plus du tout à leur possesseur jusqu'au moment où il nous rappela près de lui par une plainte.

Il avait les lèvres plus bleues que jamais. Sa mâchoire inférieure retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses rangées de dents blanches comme les dents de loup.

– Mon dieu! il passe! cria Jim. Par ici, Jock, courez au ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami, ou il est perdu. En attendant, je défais ses vêtements.

 

Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute, rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry.

Jim avait déboutonné l'habit et la chemise de l'homme.

Nous répandîmes de l'eau sur lui et nous en fîmes pénétrer quelques gouttes entre les lèvres.

Cela produisit un bon effet, car après deux ou trois fortes inspirations, il se mit sur son séant et se frotta lentement les yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond.

Mais, à ce moment-là, ce n'était point sa figure que Jim et moi nous considérions; c'était sa poitrine découverte.

On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au- dessous de la clavicule et l'autre à peu près au milieu du côté droit.

La peau de son corps était extrêmement blanche jusqu'à la ligne brune du cou. Aussi les trous froncés et rouges n'en apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte générale.

D'en haut je pus voir qu'il y avait une dépression correspondante dans la dos à un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour l'autre.

Si dépourvu d'expérience que je fusse, je pouvais dire ce que cela signifiait.

Deux balles avaient pénétré dans sa poitrine. L'une delles l'avait traversée; l'autre y était restée.

Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit sa chemise d'un air soupçonneux.

– Qu'est-ce que j'ai fait? dit-il. Ai-je perdu la tête? Ne faites pas attention à ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai crié?

– Vous avez crié au moment même où vous êtes tombé.

– Qu'est-ce que j'ai crié?

Je le lui répétai, quoique ce fussent des mots à peu près dépourvus de toute signification pour moi.

Il nous regarda fixement l'un après l'autre, puis haussa les épaules:

– Ça fait partie d'une chanson, dit-il. Bon! Je me pose cette question: que vais-je faire à présent? Je ne me serais pas cru si faible. Où êtes-vous allés prendre cette eau?

Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas incertain.

Là il s'étendit sur le ventre et se mit à boire, si longtemps que je crus qu'il n'en finirait pas.

Son long cou plissé se tendait comme celui d'un cheval, et il faisait à chaque gorgée un fort bruit de lapement avec ses lèvres.

Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa moustache avec sa manche.

– Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose à manger?

J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala.

Puis, il sortit les épaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa les côtes de la paume de sa main.

– Je suis sûr que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez été très bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu l'occasion d'ouvrir ma sacoche.

– Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous avez perdu connaissance.

– Ah! je n'ai pas grand-chose là dedans, tout au plus… comment dites-vous cela?.. quelques économies. Ce n'est pas une grosse somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'à ce que je trouve quelque chose à faire. D'ailleurs il me semble qu'on pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait été impossible de tomber sur un pays plus paisible, où il n'y a peut- être pas l'ombre d'un gendarme à cette distance de la ville.

– Vous ne nous avez pas encore dit qui vous êtes, d'où vous venez, ni ce que vous avez été, dit Jim d'un ton rébarbatif.

L'étranger le toisa des pieds à la tête, d'un air connaisseur.

– Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, j'aurais le droit de m'en fâcher, s'il s'agissait de tout autre que vous, mais vous avez le droit d'être renseigné, après m'avoir traité avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de Dunkerque; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le bateau.

– Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je.

Mais il me lança ce regard direct qui décèle l'honnête homme.

– C'est vrai, mais le navire était de Dunkerque, et ce bateau est une de ses chaloupes. L'équipage est parti sur le grand canot, et le navire a coulé si rapidement que je n'ai eu le temps de rien embarquer. C'était lundi.

– Et nous voici au jeudi! Vous êtes resté trois jours sans aliments ni boissons?

– C'est trop long, dit-il. Déjà je me suis trouvé en pareille situation, mais jamais si longtemps que cela. Eh bien, je vais laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente de la côte. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par là-bas?

– C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Français:

Il se réjouit parce que la paix a été conclue.

– Ah! vous avez un voisin qui a servi! J'en suis content, car de mon côté j'ai fait un peu la guerre ici et là.

Il n'avait point l'air content, car il avait froncé ses sourcils très bas sur ses yeux perçants.

– Vous êtes Français, n'est-ce pas? demandai-je pendant que nous descendions ensemble.

Il tenait à la main sa sacoche noire et avait jeté sur son épaule son grand manteau bleu.

– Ah! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens sont plus Allemands que Français. Pour moi, j'ai été dans tant de pays que je me trouve chez moi n'importe où. J'ai été grand voyageur. Et où pensez-vous que je pourrais trouver un logement?

Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est écoulé depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce singulier personnage.

Il m'avait inspiré, je crois, de la défiance, et pourtant il exerçait sur moi de la fascination.

Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses façons de s'exprimer, je ne sais quoi qui différait entièrement de tout ce que j'avais vu jusqu'alors.

Jim Horscroft était un bel homme, et le Major Elliott un homme brave, mais il manquait à tous deux quelque chose que possédait cet inconnu: c'était ce coup d'oeil alerte et vif, cet éclat des yeux, cette distinction indéfinissable à décrire.

Puis, nous l'avions sauvé alors qu'il gisait, respirant à peine, sur les galets, et on a toujours le coeur tendre envers un homme à qui lon a rendu service.

– Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis à peu près sûr de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-là, vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements.

Il ôta son chapeau et s'inclina avec toute la grâce imaginable.

Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entraîna à l'écart.

– Vous êtes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir vous mêler de ses affaires?

Mais j'étais l'être le plus obstiné qu'ait jamais chaussé une paire de bottes, et la plus sûre façon de me faire aller en avant, c'était de me tirer en arrière.

– C'est un étranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur lui, dis-je.

– Vous en serez fâché, dit-il.

– Cela se peut.

– Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser à votre cousine Edie.

– Edie est parfaitement capable de se garder elle-même.

– Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il vous plaira! s'écria-t-il en un de ses brusques accès de colère.

Et sans ajouter un mot, pour prendre congé de l'un ou de l'autre de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du côté de la maison de son père.

Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous descendions ensemble.

– Je crois bien que je ne lui ai guère plu, dit-il. Je vois très bien qu'il vous a cherché querelle parce que vous m'emmenez chez vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi? Est-ce qu'il se figure par hasard que j'ai volé l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien, qu'est-ce qu'il craint?

– Peuh! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est égal. Pas un étranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit.

VI – UN AIGLE SANS ASILE

Mon père me parut être presque de l'avis de Jim Horscroft, car il ne montra pas un empressement extrême à l'égard de ce nouvel hôte; il le toisa du haut en bas d'un air très interrogateur.

Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se réduisait toujours à deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fini, ses yeux se fermèrent d'eux-mêmes, car je crois bien que pendant ces trois jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mangé.

C'était une bien pauvre chambre que celle où je le conduisis, mais il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et s'endormit aussitôt.

Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre était contiguë à la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous avions un hôte sous notre toit.

Le lendemain matin, quand je descendis, je m'aperçus qu'il m'avait devancé, car il était assis en face de mon père à la table de l'embrasure de la fenêtre, dans la cuisine, leurs têtes se touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de pièces d'or.

À mon entrée, mon père leva sur moi des yeux où je vis un éclair d'avidité que je n'y avais jamais remarqué jusqu'alors.

Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha aussitôt.

– Très bien, monsieur, la chambre est à vous, et vous paierez toujours d'avance le trois du mois.

– Ah! voici mon premier ami, s'écria de Lapp en me tendant la main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute, mais où il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on sourit à son chien.

« Me voilà tout à fait remis à présent, grâce à mon excellent souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah! c'est la faim qui ôte à l'homme toute énergie. Cela d'abord, le froid ensuite.

– Oui, c'est vrai, dit mon père, je me suis trouvé sur la lande dans une tempête de neige pendant trente-six heures, et je sais ce que c'est.

– J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et devenaient plus semblables à des singes, et ils venaient presque sur les bords des pontons où nous les gardions; ils hurlaient de rage et de douleur.

« Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les entendaient à peine, tant ils s'étaient affaiblis.

– Et ils moururent? m'écriai-je.

– Ils résistèrent pendant très longtemps. C'étaient des grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un homme pouvait en soulever trois à la fois, comme si c'étaient de petits singes. Cela faisait pitié. Ah! mon ami, voudrez-vous me présenter à Madame et à Mademoiselle?

Cétaient ma mère et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine.

Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus toutes les peines du monde à garder mon sérieux, car au lieu de leur faire, en guise de salut, un simple signe de tête à la mode écossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il avança le pied par une glissade et mit la main sur son coeur de l'air le plus drôle.

Ma mère ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle, mais Edie se montra aussitôt enchantée.

On eût dit que c'était un jeu pour elle, et elle se mit à faire une révérence, mais une révérence si profonde, que je la crus un instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au milieu de la cuisine.

Mais non, elle se redressa aussi légèrement qu'un rembourrage qui fait ressort.

Nous approchâmes tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes servies avec le lait et la bouillie.

Il avait une merveilleuse manière de se conduire avec les femmes, ce gaillard-là.

Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous aurions eu l'air de faire les imbéciles, et les filles nous auraient éclaté de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien avec son genre de physionomie et de langage quon en venait enfin à trouver cela tout naturel.

En effet, quand il s'adressait à ma mère, ou à la cousine Edie – et pour cela il ne se faisait jamais prier – il ne le faisait jamais sans s'être incliné, sans prendre un air à faire croire qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en écoutant ce qu'il avait à dire; et lorsqu'elles répondaient, on eût cru, à voir sa physionomie, que leurs paroles étaient précieuses et dignes d'être conservées à tout jamais.

 

Et pourtant, même quand il sabaissait devant les femmes, il gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme pour donner à entendre que c'était pour elles seules qu'il se faisait aussi doux, mais qu'à l'occasion, il savait faire preuve dassez de raideur.

Pour ma mère, c'était merveille de voir combien elle s'adoucit à son égard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos affaires, lui parla de son oncle à elle, qui était chirurgien à Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son côté.

Elle lui raconta la mort de mon frère Rob, événement que je ne l'avais jamais entendu dire à âme qui vive – et alors on eût cru que de Lapp allait verser des larmes à cette occasion – lui qui venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes mourir de faim.

Quant à Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lançait incessamment de petits coups d'oeil à notre hôte, et une fois ou deux, il la regarda très fixement.

Après le déjeuner, quand il fut rentré dans sa chambre, mon père tira de sa poche huit pièces d'or d'une guinée et les étala sur là table.

– Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe? fit-il.

– Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux béliers noirs, voilà tout.

– Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les quatre semaines.

Mais, en entendant cela, ma mère hocha la tête.

– Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture.

– Ta! ta! s'écria mon père, il peut très bien le faire sans se gêner. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il a offert lui-même.

– Cet argent-là ne portera pas bonheur, dit-elle.

– Eh! Eh! ma femme, vous aurait-il mis la tête à l'envers avec ses façons détranger?

– Oui, il serait bon que les maris écossais eussent quelque peu de ses manières prévenantes, dit-elle.

C'était la première fois de ma vie que je l'entendis riposter à mon père.

De Lapp ne tarda pas à descendre et me demanda si je voulais sortir avec lui.

Lorsque nous fûmes au soleil, il tira de sa poche une petite croix faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse encore vue.

– Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela à Tolède, en Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donné l'autre à une jeune fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir de la grande bonté que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez faire une épingle de cravate.

Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce présent, qui valait plus que tout ce que j'avais possédé en ma vie.

– Je pars pour aller compter les agneaux sur le pâturage d'en haut, lui dis-je. Peut-être vous plairait-il de venir avec moi et de voir un peu le pays.

Il eut un instant d'hésitation, puis il secoua la tête.

– J'ai, dit-il, quelques lettres à écrire le plus tôt possible. Je compte passer la matinée chez moi pour m'acquitter de cette tâche.

Pendant toute la matinée, j'allai et je vins sur les hauteurs; et, comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occupé que de cet étranger que le hasard avait jeté à notre porte.

Où avait-il appris ces manières, cet air de commandement, cet éclat hautain et menaçant du regard?

Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si détaché, quelle étonnante existence que celle où elles avaient trouvé place?

Il avait été bon pour nous, il avait usé d'un langage plein d'amabilités et malgré tout je n'arrivais pas à chasser entièrement la défiance que j'avais éprouvée à son égard.

Peut-être, après tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-être avais je eu tort de l'introduire à West Inch.

Quand je rentrai, il avait l'air d'être né et d'avoir vécu dans la ferme.

Il était assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe le coin de la cheminée, et il avait le chat noir sur ses genoux.

Il tenait les bras étendus, et dune main à l'autre allait un écheveau de laine à tricoter dont ma mère faisait un peloton.

La cousine Edie était assise tout près et, en voyant ses yeux, je m'aperçus qu'elle avait pleuré.

– Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine?

– Ah! Mademoiselle a le coeur tendre, comme toutes les vraies et honnêtes femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose pût l'émouvoir à ce point. Autrement, je n'en aurais point parlé. Je contais les souffrances de quelques troupes qui avaient à traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont je sais quelque chose. Il est bien étrange de voir le vent emporter des hommes par-dessus le bord des précipices, mais le sol était bien glissant, et il n'y avait rien à quoi ils pussent se retenir. Les compagnies entrecroisèrent leurs bras, et cela alla mieux de cette façon, mais la main d'un artilleur resta dans la mienne, comme je la prenais. Elle était gangrenée par le froid depuis trois jours.

Je restais à écouter bouche béante.

« Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine à résister. Et pourtant, s'ils restaient en arrière, les paysans les prenaient, les clouaient à la porte de leurs granges, les pieds en haut, et allumaient du feu sous leur tête. C'était pitié de voir ainsi périr ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus avancer, c'était intéressant de voir comment ils s'y prenaient: ils s'arrêtaient, faisaient leur prière, assis sur une vieille selle, ou sur leur havresac, ôtaient leurs bottes et leurs bas et appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils mettaient leur gros orteil sur la détente, et pouf! c'était fini: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh! l'on à eu une rude besogne par là-bas sur ces montagnes de Guadarama.

– Et quelle armée, était-ce? demandai-je.

– Oh! j'ai été dans tant d'armées que je m'y embrouille quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. À propos, j'ai vu vos Écossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je croyais d'après cela que tout le monde ici portait des … comment appelez-vous cela… des jupons?

– Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands.

– Ah! dans les montagnes. Mais voici là-bas, dehors, un homme. Peut-être est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres à la poste, à ce qu'a dit votre père.

– Oui, c'est le garçon du fermier Whitehead. Voulez-vous que je les lui donne?

– Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre main.

Il les tira de sa poche et me les remit.

Je sortis aussitôt avec ces lettres et chemin faisant mes regards tombèrent sur l'adresse que portait lune d'elles.

Il y avait en très grosse et très belle écriture:

« À sa Majesté

« Le roi de Suède

« Stockholm »

Je ne savais pas beaucoup de français, assez toutefois pour comprendre cela.

Quel était donc cette sorte d'aigle qui était venu se poser dans notre humble petit nid?