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Le chemin qui descend

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XI

– Élisabeth; est-ce que nous partons ensemble? questionna Claude. Il va être huit heures et je crois que le concert commence à neuf, si je me souviens bien de ce qu'a dit Hugaye.

Dans la salle à manger, petite mais très claire, avec ce caractère de netteté élégante qui était le luxe de Mme Ronal, toutes deux finissaient leur dîner de femmes pour qui les repas sont sans importance. Mais le couvert était dressé avec soin; et dans une coupe, au milieu de la nappe à damiers bleu pâle, s'épanouissaient de larges chrysanthèmes couleur d'or.

– Oui, mieux vaut que nous partions ensemble… Je n'aime pas à te voir circuler seule, le soir, dans nos rues désertes. Mais tu as raison, il ne faut pas nous attarder, car je dois, en passant, donner à Mme Lefort, le sirop pour la petite Cécile qui tousse très fort…

– Comme vous-même, ce soir, Élisabeth. Comment allez-vous pouvoir faire votre conférence!.. Vous étiez plus qu'en droit de vous décommander!

– Et laisser le pauvre Hugaye en détresse… Tu as de bonnes idées, ma petite Claude.

La jeune fille arrêta sur Mme Ronal ses larges prunelles qui semblaient deux lacs sombres où errait l'ombre de tant de pensées qu'elle ne disait pas. En cet instant, une affectueuse impatience y flottait:

– Grande amie, vous ne vous préoccupez jamais que des autres!

La jeune femme se mit à rire.

– C'est qu'ils me paraissent beaucoup plus intéressants que moi-même, qui m'est trop bien connue.

Claude continuait:

– Je ne sais pas quand vous consentirez à prendre soin de vous…

– Quand je serai devenue une personne fragile ou impotente… Et j'espère bien que ce temps n'est pas près de venir… car ce serait, pour moi, une mort anticipée.

– Élisabeth, vous aimez à ce point votre vie?

– Ah! oui, je l'aime, fit Mme Ronal avec une conviction forte, presque fervente.

– Vous ne la voudriez pas autre?.. moins prise par tous ces pauvres auxquels suffirait bien une simple doctoresse qui n'aurait pas votre valeur? Vous n'étouffez pas dans le cercle étroit où vous vous enfermez volontairement?

– Étroit!.. Claude, comment peux-tu dire cela!.. Il est, au contraire, si vaste!

La jeune femme avait relevé la tête vers Claude debout; et ses yeux pensifs cherchèrent ceux de la jeune fille qui avait parlé, regardant loin devant elle, vers quelque invisible monde.

– Qu'est-ce que tu as, ce soir? Claude. Un ennui?.. Une fatigue qui te fait voir en noir la bonne tâche à remplir?.. Aussi bien que moi, pourtant… presque aussi bien, tu sais que cette tâche est la seule joie qui ne puisse m'être enlevée… Si je ne l'avais pas… – et si je ne t'avais pas, ma fille Claude…! – qu'est-ce que serait ma vie?

Claude, d'un élan rare chez elle, se courba vers la main d'Élisabeth, allongée sur la nappe, et y posa ses lèvres.

– Oh! vous ne seriez pas longue, grande amie, à découvrir quelque nouveau moyen de vous dépenser pour les autres!

Simplement, Mme Ronal dit:

– Quand on a été très éprouvée, on devient incapable de vivre uniquement en soi et pour soi. Le seul vrai viatique, c'est de s'oublier… Mais quelle idée de parler de ces choses, un soir où nous sommes pressées!.. C'est absurde!.. Tu es prête? ma petite.

– Mais oui, Élisabeth. Est-ce que vous ne me trouvez pas suffisamment belle?

Mme Ronal la regarda. Elle portait une robe tout unie de souple crêpe de Chine, d'un chaud coloris de violette. Une guipure rousse ourlait l'échancrure carrée du corsage qui dégageait le cou sous le nœud lâche des cheveux.

– C'est un peu sombre, peut-être, pour tous ces braves gens… Cette robe les flattera moins… Tu aurais dû te mettre en blanc.

– Oh! Lise, il pleut!.. Pour trotter dans les rues, ce serait si gênant d'être en blanc…

– Oui, c'est vrai, tu as raison… Moi-même, je ne suis guère élégante dans mon uniforme noir… Va vite mettre ton manteau. Veux-tu?

Claude obéit. Devant la glace étroite et haute qui surmontait la cheminée, elle se regarda, inspectant son image. Par Élisabeth, elle avait été élevée dans le sentiment que les humbles méritent autant d'égards que leurs frères fortunés. Et c'était pensant à eux seuls, qu'elle prit sur sa cheminée d'admirables roses thé que, le matin même, elle s'était offertes chez une luxueuse fleuriste des Champs-Élysées, insouciante de leur prix, puisqu'il s'agissait de goûter une impression de beauté. Elle les glissa dans sa ceinture, puis s'enveloppa dans le long manteau qui devait la protéger de la pluie pendant sa course pédestre, enroula une écharpe sur ses cheveux; et, sombre chrysalide, alla rejoindre Élisabeth qui l'attendait, parcourant une revue.

Elle sourit à la jeune fille:

– Tu as ton violon?

– Hugaye l'a fait prendre tantôt.

– Bien alors, partons.

La pluie tombait toujours. Les deux femmes, d'ailleurs, n'y prirent pas garde et s'en allèrent d'un pas rapide, à travers la rue déserte où les pavés luisaient sous l'averse. Ni l'une ni l'autre ne parlait. Comme tous les êtres qui ont une forte vie intérieure, elles fuyaient d'instinct les futiles propos.

Mais bientôt, Élisabeth s'arrêta devant une haute maison, pauvre ruche dont les murs suintaient la misère.

– Voulez-vous, Élisabeth, que je monte la potion? proposa Claude, s'arrêtant aussi.

– Merci, mon enfant. Je préfère me rendre compte de l'état de la petite, ce soir. Attends-moi là, dans le couloir. Je ne serai qu'un instant.

Claude rit:

– Est-ce bien sûr, cela? grande amie. Mme Ronal riait aussi.

– Oui, bien sûr, puisque Hugaye nous attend. Et elle s'engouffra dans l'étroit escalier.

Des cris d'enfant résonnaient, dominant un bruit d'assiettes remuées. Bruyamment, quelque casserole tomba, avec un son de ferraille. Puis des voix s'élevèrent sur un ton de querelle. Un homme chantait d'un accent qui trahissait l'ivresse et il s'interrompait pour crier des injures à une femme – la ménagère sans doute, – qui s'irritait contre lui, le diapason aigu.

Mais à tous ces détails devenus familiers pour elle, Claude ne faisait même pas attention, absorbée en elle-même.

La voix de Mme Ronal la fit tressaillir.

– Je t'ai fait un peu attendre… Comme je le craignais, la petite n'était pas bien; et j'ai dû expliquer à la mère comment il fallait soigner l'enfant. Or, cette brave femme est plutôt stupide…

– Faut-il qu'elle le soit, grande amie, pour que vous en conveniez! remarqua Claude, taquine. Maintenant nous n'avons plus qu'à courir, car vous, la femme exacte, vous allez être en retard.

Elles reprirent leur course et atteignirent, en quelques minutes, le bâtiment où avait élu domicile le cercle ouvrier dont Hugaye était une des puissances dirigeantes.

A leur apparition, il eut un cri d'allégement.

– Ah! enfin!.. J'avais peur qu'un empêchement ne vous eût arrêtée l'une ou l'autre, à la dernière minute.

– J'ai dû monter voir une petite malade, mon ami, expliqua Élisabeth.

Il dit aussitôt, d'un ton d'excuse:

– Je vous demande pardon de me montrer impatient. Mais nous avons déjà beaucoup de monde, et vous savez que notre public ne sait pas bien attendre. Bonsoir, Claude. Votre violon est là.

– Merci.

Ils ne s'étaient pas serré la main, lui pressé, elle indifférente. Dans un coin de la petite salle, devenue le foyer des artistes, elle ôtait son manteau, son écharpe, et sans même regarder le miroir, elle remettait le peigne qui rejetait les boucles rebelles vers la tempe gauche.

Après de hâtives paroles de bienvenue, elle laissa de côté les organisateurs du concert, les quelques artistes qui causaient dans le minuscule foyer et se rapprocha de la porte ouverte sur l'estrade, afin d'observer la salle, d'où venait une rumeur de foule…

C'était l'habituel aspect de ces réunions composées de très humbles. Des femmes en cheveux pour la plupart; beaucoup de mères de famille qui avaient amené là tous les enfants, même les poupons, sommeillant entre leurs bras, et les petits qui appuyaient une tête endormie, ou curieuse, sur les genoux de la mère.

Et beaucoup aussi de travailleurs, presque tous très propres, de rudes visages creusés par le labeur, la misère, la vie difficile, et que détendait, ce soir, la distraction offerte. Dans les rangs, les commissaires circulaient, des garçons du monde, fervents socialistes, comme Hugaye; ils parlaient aux uns et aux autres, casaient les arrivants, effarés de trouver les places prises presque toutes; car la salle du cercle, pourtant vaste, était à peu près comble. Sous la lumière crue des lampes électriques, sur les murs badigeonnés en jaune clair, se détachaient des cartes géographiques, des tableaux de botanique ou de zoologie; et aussi des reproductions photographiques de belles œuvres d'art, en peinture et sculpture, qui, groupées sur un des panneaux, y formaient une sorte de petit musée.

Parmi cette foule, Claude distingua le visage délicat de Lily Switson qui, comme toujours, son crayon à la main, notait discrètement des types, des expressions surprises au passage. Un peu derrière elle, les yeux mystiques de Sonia contemplaient ses frères les pauvres. Et encore, debout, adossé au mur, près d'un groupe de vieux travailleurs, au masque dur, elle aperçut une silhouette bien différente, tout aristocratique celle-là, la haute silhouette de Ryeux.

Alors un léger sourire effleura sa bouche; et dans ce sourire, il y avait de l'amusement, une pointe de raillerie à l'adresse de la faiblesse masculine; et peut-être, de plus, l'inconscient orgueil de sa puissance de femme.

Raymond de Ryeux ne pouvait la voir, dissimulée par la portière, et comme il était sous la pleine lumière d'une lampe, elle discernait très bien son expression de curiosité, un peu dédaigneuse, une expression de patricien condescendant à se mêler au peuple. Si nettement, elle devinait cette impression, que des profondeurs de son âme, habituée à tenir le pauvre pour un égal, jaillit, violemment, le regret de ne pouvoir écarter le spectateur dilettante qui n'aimait pas les humbles.

 

Mais elle cessa de s'occuper de Raymond de Ryeux; Hugaye venait de rentrer dans le «foyer» et disait à Élisabeth.

– Madame, c'est vous qui commencez. Êtes-vous prête?

– Toute prête. Je suis à vous quand vous voudrez, mon ami.

– Alors, tout de suite, madame. J'entre pour vous annoncer.

Claude aussitôt passa sur l'estrade afin de trouver un coin pour bien entendre. Même Élisabeth eût-elle été pour elle une indifférente, elle aurait aimé l'écouter, tant il y avait dans sa parole de sincérité chaude et forte. Sans doute, pour cela, son action était prodigieuse sur les cerveaux et les âmes.

Dès ses premiers mots, comme toujours, elle s'empara de son auditoire.

Debout dans l'embrasure de la porte, Claude la regardait, fine, presque frêle, dans la sévérité de son costume tailleur. Mais la ligne du profil délicat était singulièrement ferme, et quelle volonté il y avait sur le beau front large que dégageaient les bandeaux, dans la lumière du regard profond, dans le dessin des lèvres, résolues et douces.

Presque sans gestes, très simple, elle parlait et dans sa voix un peu fatiguée ce soir-là, toutes les pensées se modelaient avec un relief merveilleux. Elle parlait, puissante de tout le désir qui brûlait en elle, celui de faire du bien – ne fût-ce qu'en les distrayant – à ces pauvres pour qui la vie était lourde.

Aussi comme ils l'écoutaient, tous leurs visages tendus vers elle, même ceux des petits qui ne comprenaient pas et la regardaient, très attentifs, charmés par la musique attirante de sa voix.

Elle se disait leur sœur… Et elle le pensait. Une travailleuse comme eux, prête toujours à leur donner l'aide qu'ils réclamaient ou seulement souhaitaient.

Avec des mots que les plus frustes pensées pouvaient comprendre, elle cherchait à illuminer leur morne horizon, en leur rappelant les joies que tous, même les plus déshérités, rencontrent sur leur route. Elle leur disait la beauté du dévouement, de la bonté, du fier souci de remplir bien les obligations acceptées. Elle leur révélait ce qu'ils devaient mettre dans leur vie afin qu'elle fût heureuse dans la mesure qui dépend de toute créature. Et ainsi, elle les entraînait dans son vol; elle les élevait en leur montrant la place que les plus misérables tiennent dans la grande famille sociale, le rôle qu'ils peuvent y remplir s'ils ne perdent jamais le respect d'eux-mêmes et accomplissent loyalement leur tâche. A la femme isolée, surtout, elle prêchait l'indépendance, l'orgueil de se suffire et de ne jamais consentir à devenir honteusement la chose de l'homme…

De toute son âme, de toute sa pensée, Claude, elle aussi, écoutait. Elle se jugeait bien quand elle disait à Mlle de Villebon que, moralement, elle était un reflet. Tandis qu'elle écoutait la parole fervente d'Élisabeth, elle retrouvait son âme d'altruiste. Elle comprenait, elle trouvait tout naturel l'apostolat de son amie, dont la beauté lui apparaissait pareille à une lumière vivifiante qui l'élevait au-dessus de sa propre nature; elle en avait conscience…

Et cependant… cependant, en elle, subsistait toujours l'autre Claude nouvellement apparue, qui disséquait l'impression de la Claude enthousiaste.

Une fois de plus, curieusement, elle se demandait quel aliment donnait tant de force à l'âme d'Élisabeth Ronal. Si loin qu'elle se la rappelât, toujours, elle l'avait vue ainsi se consacrer aux autres; non pas d'un effort de sa volonté orientée vers le devoir, mais dans un élan joyeux et passionné; comme d'autres cherchent leur propre bonheur.

Jeune fille, était-elle ainsi déjà?

Claude l'ignorait; car jamais Mme Ronal ne parlait d'elle-même ni de son passé. Tout juste, Claude savait que, orpheline, elle avait été mariée à dix-sept ans, par des amis, avec un garçon que sa famille espérait ainsi assagir; et qui, au bout de quelques mois, emporté par son humeur d'aventurier, avait disparu, après avoir gaspillé – par tous les moyens – la presque totalité du petit avoir de sa jeune femme. Il l'avait abandonnée brutalement, sans un mot, tout à coup; et la secousse qu'elle en avait éprouvée avait tué, pour jamais, ses espérances de maternité. Alors, elle s'était vue sans fortune, sans famille, toute seule devant un avenir dévasté. Mais elle était de la race des vaillantes. Fille de médecin, elle s'était donnée à la médecine. Elle avait travaillé avec une énergie qu'aucune difficulté ne rebutait; servie par un cerveau merveilleusement organisé, devenue une sorte de religieuse laïque à qui le malheur semblait avoir donné la soif de se rapprocher toujours de la souffrance pour la soulager.

Et en possession de tous ses grades, ayant devant elle un brillant avenir de doctoresse, elle avait choisi de s'en aller vivre parmi les humbles qui, seuls, l'attiraient. Bien vite célèbre dans le quartier de Charonne où elle était allée s'établir, elle s'était vue priée d'accepter la direction du dispensaire établi par une société privée. Et pour l'œuvre, ç'avait été un incomparable bienfait.

Avait-elle souffert de sa solitude de femme, après l'horrible désillusion? A personne, elle ne l'avait dit. Mais Claude était certaine que la maternité lui avait manqué. Il suffisait, pour cela, de la voir au dispensaire s'occuper des enfants, surtout des très petits. Avec elle-même, Élisabeth s'était montrée une sorte de sœur aînée, très maternelle, tendre sans effusions puériles, soucieuse de l'habituer, toute jeune, à agir selon sa conscience, prêchant surtout d'exemple.

Et Claude avait ainsi appris à discerner ce que croit, pense, veut une nature très haute. Jusqu'alors, elle avait obéi à ces idées directrices; fût-ce même au prix d'un effort qu'elle accomplissait, domptant parfois un frémissement de révolte devant la contrainte que lui imposait sa volonté.

Tout à coup, en écoutant la chaude parole de son amie, elle trouvait des réponses à cette question qui depuis deux mois la hantait obscurément: «Pourquoi emprisonner sa vie dans un réseau de devoirs, peut-être illusoires?»

Des applaudissements formidables s'élevaient, remerciement de ces simples à celle qui était venue à eux. De rudes voix criaient:

– Bravo! le docteur!.. Merci! Bravo, madame Ronal!

Une rumeur de houle emplissait la vaste salle où les auditeurs s'agitaient, leur attention détendue. Claude aperçut Raymond de Ryeux qui semblait vouloir se rapprocher de l'estrade. Mais sans prendre garde à ses évolutions, elle rentra dans le «foyer» où Élisabeth revenait, souriante, son mince visage tout pâle de fatigue.

Claude eut tout juste le temps de lui murmurer tendrement:

– Grande amie, c'est bon pour tout le monde, ce que vous venez de dire…

Car, à travers le petit parloir soudain encombré, Hugaye se glissait vers elle:

– Claude, c'est à vous… si vous voulez bien…

– Très bien… J'y vais. L'accompagnateur est là?

– Oui.

Et il lui indiquait un garçon de très modeste allure, un pauvre diable de talent à qui il avait voulu procurer un petit profit. Claude avait répété avec lui quelques jours avant; et de même que pendant cette séance première, il la couvrit d'un regard admiratif.

Elle paraissait sur l'estrade. Une curiosité apaisa instantanément le bruit des paroles.

Des exclamations étouffées coururent, arrivant jusqu'à elle.

– Ah! la belle demoiselle!

– Tiens, elle est coiffée comme un garçon!

– Mâtin! la jolie fille!

Une envie de rire lui montait aux lèvres. Mais elle resta cependant impassible, attendant que le pianiste eût fini de préluder. Ses yeux erraient sur la foule. Elle rencontra ceux de Lily et lui sourit; puis le regard vif et caressant de Raymond de Ryeux, hardiment posé sur elle…

Le pianiste plaquait son dernier accord. Elle leva son archet et le son chanta dans la salle.

Cette fois, le silence se fit absolu. A ces humbles pour qui elle était là, Claude voulait donner le meilleur de son jeu… Tout de suite, elle oublia qu'elle n'était pas seule. Comme toujours la musique l'envoûtait; et les notes frémissantes vibraient, jaillies de son âme même.

Et la même tempête d'applaudissements, qui avait acclamé les paroles de Mme Ronal, s'éleva de la foule subjuguée qui, impérative, criait, avec une spontanéité naïve:

– Bravo!.. Bravo!.. Encore!

Un bouquet de violettes, des oranges vinrent s'abattre aux pieds de Claude. Elle salua. Son visage s'éclairait d'un chaud sourire. Elle avait l'air d'une petite fille qui s'amuse. Ramassant le bouquet de violettes, elle le glissa dans sa ceinture, près des roses splendides dont la tête penchait un peu; et les applaudissements redoublèrent. Raymond de Ryeux, lui, n'applaudissait plus; mais ses yeux, qui ne la quittaient pas, parlaient si expressément qu'une sorte d'orgueil la fit tressaillir.

– Encore!.. Encore! insistait la foule.

Elle fit «oui!» de la tête, et soulevant son archet, après un signe à l'accompagnateur, elle commença le Prélude, de Bach.

Aussitôt, ce fut le même silence recueilli; le même chant des notes, si expressif qu'il parlait à tous, aux plus ignorants, aux plus rebelles…

Quand le dernier son mourut, le silence persista une seconde… Tous écoutaient encore… Puis les acclamations éclatèrent, de nouveau, éperdument. Il fallut qu'elle recommençât, et rejouât autre chose, car son enthousiaste public avait l'exigence des enfants. Quand, enfin, elle put quitter l'estrade, elle avait les nerfs frémissants comme ses doigts qui venaient d' «enlever» une tarentelle, avec une verve folle.

Une flambée empourprait ses joues, avivant l'éclat des yeux sombres.

Au passage, Étienne Hugaye, si occupé qu'il fût à faire poursuivre sans interruption le programme, l'arrêta une seconde:

– Oh! Claude, comme vous avez joué! Merci pour eux… Et pour moi!

Elle n'eut pas le loisir de lui répondre, car il était réclamé dans la salle; et elle-même se trouvait entourée par le flot des intimes, des journalistes, des membres de l'œuvre qui encombraient le parloir.

Dans un angle de la salle, elle distinguait le visage de Raymond de Ryeux qui contemplait le courant des admirateurs d'un air impérieux et agacé. Elle devina qu'il était impatient de venir à elle, librement, et un indéfinissable sourire effleura sa bouche.

Mais dans le bourdonnement des propos, s'éleva la voix d'Hugaye qui commandait:

– Un peu de silence, je vous prie. M. Derieux va dire une poésie.

Plusieurs se rapprochèrent de l'estrade. Et Claude, alors, vit apparaître devant elle, le comte de Ryeux.

– Enfin! Ai-je, à mon tour, le droit de vous approcher?.. Avouez que j'ai été d'une patience admirable!

– En quoi?..

– En attendant, avec tant de sagesse, que vous me permettiez de vous aborder…

– Je ne vous avais rien défendu…

– Non, mais vous étiez la proie des admirateurs!.. C'était exaspérant!.. Je voudrais être tout seul à connaître votre don prodigieux; alors, je pourrais en jouir à mon gré… S'il n'avait tenu qu'à mon désir, dès que vous avez commencé à jouer, tous ces braves gens auraient été réintégrés dans leurs foyers!

Il avait lancé sa boutade avec une conviction drôle et bougonne qui amena un rire léger aux lèvres de Claude. Ce soir-là, elle était d'humeur à s'amuser de tout…

– Vous savez que vous êtes un abominable égoïste!

– Je suis comme je suis, fit-il philosophiquement.

– Eh bien, je vous engage à vous corriger. Mes pauvres auditeurs!.. Comme vous les traitez!.. Quel bon public, n'est-ce pas?

– Ils n'y ont aucun mérite… Comment pourraient-ils être autres?.. Vous avez joué pour eux, comme vous ne jouerez peut-être pas chez moi.

De nouveau, elle rit et jeta, très sincère, avec une insouciance frondeuse:

– Cela, c'est bien possible!

Il eut un éclair dans les yeux qu'il ne détachait pas du blanc visage et riposta, impatient:

– Comment, «c'est bien possible?..» Je veux, moi, que mes hôtes connaissent votre talent, tel que vous le possédez!.. Promettez-moi que vous jouerez comme ce soir?

– Oh! non, je ne promets pas, je ne peux pas promettre… Je subis si fort l'influence de mon public!

– Et tous ces ignorants vous agréent davantage que leurs frères plus raffinés?

– Ils sont si sincères dans leurs impressions! Et surtout, ils ne sont pas blasés!.. C'est charmant de leur faire plaisir et, en même temps, de leur révéler, un peu, ce que c'est, l'art…

– A quoi bon?

– Comment, à quoi bon? dit-elle, tout de suite cabrée devant le dédain d'aristocrate qu'elle sentait chez lui. Pourquoi ne voulez-vous pas que ces pauvres gens jouissent comme vous de ce qui est beau et peut mettre une petite clarté dans leur vie noire?

 

– Mais, cette beauté, ils ne sont pas capables de la discerner, de la goûter, de la comprendre même! Et si, par hasard, ils en ont la révélation, ils lui doivent de prendre ensuite, plus nette, la conscience de leur misère et de ses laideurs.

Moitié sincère, moitié par taquinerie et pour la retenir à lui répondre, il parlait ainsi d'un ton léger, sans souci des «Chut!» qui s'élevaient dans le parloir, aux vibrations plus hautes de sa voix. Car, sur l'estrade, le diseur claironnait un poème de Déroulède.

Elle secoua sa tête volontaire, intéressée tout de suite par leurs divergences d'idées.

– Tout cela, ce sont des théories de patricien qui regarde la foule du haut de ses fenêtres bien closes au froid, à la pluie et autres agréments de cette espèce… Vous ne connaissez pas le peuple!

– Le connaissez-vous donc plus?

– Oh! oui, puisque je vis tout près des pauvres, que je les entends parler, que je les vois de tout près, au dispensaire, à la crèche, chez eux…

– Chez eux?.. Vous allez chez eux?.. Eh bien, vous êtes rudement méritante!

Il avait lancé l'exclamation avec tant de conviction que, de nouveau, elle haussa les épaules.

– Oh! je vous en prie, ne me transformez pas en une façon de sœur de charité… Je ne suis rien de pareil!.. Seulement une aide insignifiante du docteur Ronal! Si vous la voyiez à l'œuvre, vous pourriez alors parler des créatures qui méritent!

– Je le crois!.. Elle me paraît stupéfiante… Je l'écoutais tout à l'heure avec un intérêt auquel je ne m'attendais guère… Et non pas seulement parce qu'elle a un remarquable don de parole. Mais, dans sa simplicité, elle trahissait une qualité d'âme et de pensée absolument rare… Pour ma part, jamais encore je n'avais rencontré de femme semblable!.. Elle est de la race des apôtres. Elle a leur ascendant qui subjugue… L'altruisme est inné chez elle… Chez vous…

Il s'arrêta brusquement. Elle leva sur lui de larges prunelles qui interrogeaient:

– Chez moi… Eh bien, quoi?

– Chez vous, il ne l'est pas… C'est beaucoup moins le sentiment naturel que la volonté qui vous lance à sa suite.

Une seconde, elle continua de le regarder, stupéfaite de cette pénétration qu'elle n'aurait pas soupçonnée chez lui. Curieusement, ils s'observaient. Leurs mentalités étaient si différentes qu'ils étaient, vis-à-vis l'un de l'autre, tels des voyageurs explorant une terre inconnue.

Peut-être, pour ne pas donner à Claude le temps de protester, il poursuivait:

– Je suis ravi d'être venu. D'abord, je vous ai entendue… Et c'est incroyable, la jouissance que m'apporte votre jeu!.. Cependant, j'ai écouté bien des artistes et, d'après votre théorie, je devrais être blasé… Et puis cette réunion était très originale… Mais, sincèrement, j'admire Hugaye et ses collaborateurs. Je serais incapable de trouver plaisir à remplir une mission de cette espèce.

Elle le regarda, railleuse:

– Mais ici, personne ne cherche son plaisir, sauf nos invités. Pas plus que vous, nous n'aimons l'approche de la misère. Moi, je l'ai en horreur… Mais qu'est-ce que cela fait, ce qu'on éprouve?.. Puisque la misère existe, il faut bien s'en occuper. Et je trouve aussi abominable que la misère elle-même, l'égoïsme de ceux qui s'en désintéressent, alors qu'ils en sont à l'abri.

Presque âprement, elle avait parlé. Il dit d'un ton contrit et caressant:

– C'est pour moi que vous dites cela?

– Non, je ne crois pas… C'est parce que je le pense… Je ne vous connais pas assez pour pouvoir vous juger…

– Bien! tant mieux… Vous me traitez dédaigneusement de «patricien»… Mais vous êtes aussi «patricienne» que moi, plus même, puisque vous êtes une artiste… Vous aussi, vous détestez la misère et vous aimez et cherchez tout ce qui met la jouissance, le charme, la beauté, dans la vie…

– Certes!.. Je suis comme la grande majorité des êtres… Élisabeth est une exception… J'aurais trouvé très agréable de posséder la fortune qui m'aurait permis de m'offrir… tout ce dont vous parlez… Mais puisque le sort ne m'a pas généreusement traitée, il ne me servirait à rien de récriminer… Je m'en passe et je travaille à acquérir justement ce qui m'a été refusé… J'y arriverai!

Encore une fois, il l'enveloppa d'un coup d'œil curieux… Obscurément, un peu choqué de la trouver si arriviste, tellement différente des femmes de son monde… Mais ainsi, elle avait, pour lui, une irritante saveur d'imprévu.

Quelle singulière fille elle était, si résolue, hautaine, confiante en elle-même.

Et comme la forme qui enfermait cette personnalité était bien à l'unisson, dressée d'un jet svelte et ferme, couronnée par cet original visage de sphinx, volontaire, ardent et mystérieux…

De la salle, arrivaient les derniers vers que le récitant lançait d'une voix vibrante, qui soulevait l'auditoire décidément très enthousiaste; dans un délire patriotique, grisés par les vers de Déroulède, tous entonnaient spontanément la Marseillaise.

Sous sa moustache, Raymond marmotta avec un sourire mi-amusé, mi-railleur:

– Très curieux!.. Vraiment, très curieux!

– Ne vous moquez pas!.. Vous n'en avez pas le droit, ces gens sont sincères!..

– Je ne suis pas moqueur, oh! non! mais seulement… ahuri un brin, de me trouver dans une atmosphère aussi… embrasée.

Elle ne répondit pas. Hugaye rentrait dans la petite salle, et ses traits sévères se contractèrent un peu à la vue du groupe isolé que formaient Claude et Raymond de Ryeux.

Presque raide, il dit:

– Comment, tu es ici? de Ryeux. Par quel miracle?

– Par la grâce du talent de Mlle Suzore que je désirais entendre… Tu vois comme c'est simple!.. Tous mes compliments, Hugaye… Ton concert est très brillant.

Comme Claude, il s'exclama:

– Nous avons un si bon public que nos artistes ont plaisir à jouer devant lui! Pauvres gens, comme ils sont heureux et reconnaissants de ce qu'on fait pour eux! Claude, venez-vous écouter Mlle Rita? C'est elle, maintenant, qui va chanter.

– Elle est arrivée?.. Je ne l'ai pas vue entrer…

– Elle s'est mise sur l'estrade, auprès de Mme Ronal.

Quelqu'un déjà l'appelait. Il lui fallait s'éloigner. Mais il insista encore:

– Claude, vous avez un tabouret auprès du Docteur. Je vous le fais garder, n'est-ce pas?..

– Oui, s'il vous plaît.

Il disparut, le visage détendu. Et de Ryeux, aussitôt, demanda:

– Vous n'allez pas, je suppose, entendre cette demoiselle? Elle a bien assez d'auditeurs.

– Mais si, j'y vais…

– Que vous êtes donc polie!

– Ce n'est pas par politesse, c'est pour mon agrément. Elle a une voix splendide. Allez vous-même en juger…

– Est-ce que je ne pourrais pas vous suivre sur l'estrade, dans un modeste coin?

Elle eut un léger pli entre les sourcils.

– Sur l'estrade?.. A quel titre y figureriez-vous? Allez dans la salle, vous êtes «public»…

– Et ainsi, Hugaye sera satisfait. Il avait l'air furieux de me voir causer avec vous. Il vous fait la cour, cet homme austère…

Elle eut un éclat de rire moqueur…

– Vous vous croyez donc dans votre monde?.. Nous autres, travailleurs, nous n'avons guère le loisir ni le goût de pareilles distractions! Au revoir.

– Vous ne jouerez plus?

– Mais non! Il est déjà très tard. Vous n'avez pas l'air de vous en douter!

– C'est vrai… Je ne m'en doutais pas…

Elle sentit l'hommage, mais ne parut pas s'en apercevoir, et le laissa finir simplement:

– Puisque je ne peux plus vous entendre, je vais reprendre, aux Français, Mme de Ryeux, qui doit suffisamment s'y être imprégnée de littérature.

– C'est cela… Vous m'avez l'air d'un mari parfait! Et maintenant je me sauve, Rita commence à chanter.

Elle se détournait.

– Que cette Rita aille au diable! jeta-t-il avec une impatience gamine. Vous ne voulez même pas me donner la main?.. En camarade?

– Oh! si! seulement, je ne vois pas très bien en quoi nous sommes camarades!

Elle lui tendait les doigts, d'un geste rapide. Il se courba pour les baiser. Mais elle les lui retira, avant même que ses lèvres eussent frôlé la peau tiède, et dit avec son indéfinissable sourire: