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Le chemin qui descend

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XIX

Et voici que le printemps était tout à fait venu… Un printemps hâtif et chaud qui faisait craquer l'écorce des bourgeons, gonflés de sève, et illuminait de la poésie du renouveau, même les vulgaires pentes des fortifications, vêtues merveilleusement d'herbe fraîche.

Dans le jardinet du dispensaire, un lilas épanouissait des thyrses odorants; des mères de famille alignaient leurs petites têtes sages le long des plates-bandes où foisonnaient les violettes plantées par Claude, auprès des primevères dont les pétales se chauffaient au soleil printanier.

Étrangement, Élisabeth Ronal jouissait de cette fraîcheur de la lumière et des parfums, épandus dans l'air tiédi. Et elle en jouissait avec une intensité imprévue chez une femme aussi absorbée, par tant de multiples obligations. Mais toujours elle avait été ainsi, subissant, en tout son être, le charme du renouveau, avec une joie enivrée, aux jours de sa jeunesse; puis désespérément quand, si vite, étaient venues les heures cruelles.

Avec les années, peu à peu, l'apaisement s'était fait; à vivre hors d'elle-même, détachée de sa propre peine, Élisabeth avait du moins trouvé la paix; et sans souffrance, ni amertume, ni regret même, elle pouvait contempler le radieux éveil de l'année.

Ce soir-là, le dîner fini, avant de commencer sa tâche de comptes et d'écritures, elle s'accordait un instant de repos.

La tête appuyée sur le dossier de son fauteuil de paille, elle songeait, regardant la nuit limpide et veloutée. Accoudée à la fenêtre, le visage appuyé sur ses mains jointes, Claude, elle aussi, contemplait le beau ciel où flambaient les premières étoiles; et son profil se détachait, tout blanc, sur l'ombre, éclairé par le reflet du croissant d'or pâle qui montait dans le sombre azur.

Et soudain, brusquement, le regard d'Élisabeth fut frappé de l'expression de ce profil que la volonté ne surveillait pas… Invincible, la certitude s'abattait sur elle que cette expression-là était neuve, sur le visage de Claude. Souvent elle l'avait vue ainsi, rêver ou réfléchir devant la nuit; mais alors, ses traits n'étaient pas ceux qu'elle distinguait ce soir.

Une anxiété bizarre l'étreignit écrasant ce charme de la nuit printanière qu'une minute avant elle savourait si profondément… Car ce n'était pas la première fois, que, depuis quelques semaines, Claude éveillait en elle un indéfinissable souci, une sourde inquiétude née de menus incidents, d'observations où l'évidence l'avait amenée, guidée par le sens intuitif, si développé chez elle.

Silencieusement, de nouveau, elle se prenait à l'étudier… Et des profondeurs du passé, tout à coup, une image jaillit dans sa mémoire… Jadis, à la mère de Claude, elle avait vu cette expression… Comme toutes deux ainsi se ressemblaient!

Vivant dans son souvenir, ressuscitait le visage passionné de l'amie d'enfance, dont la destinée avait été si lamentable… Folle créature d'amour qui avait brûlé sa vie. Au temps de leur commune jeunesse, quand toutes deux étaient des gamines de dix-huit à vingt ans, plus tard pendant ses quelques années de mariage dans le milieu de province où elle étouffait, la mère de Claude avait eu, à certaines heures, graves pour sa destinée, ce visage ardent, sombre, volontaire, où semblait palpiter une âme frémissante.

Mais Claude devait être autrement trempée que sa mère, élevée en enfant gâtée, sans protection maternelle, dans un milieu d'artistes, très bohème; puis transplantée par un mariage imprévu dans une rigoriste famille provinciale d'où, incapable de s'acclimater, elle s'était échappée pour retrouver sa carrière d'artiste.

Claude, elle, avait grandi dans une autre atmosphère. Elle savait qu'envers elle-même, envers les autres, elle avait des devoirs. Depuis des années, elle était habituée à les respecter. Et Élisabeth était sûre qu'elle les respectait…

Alors, pourquoi cette crainte, qui, tout à coup, l'envahissait, lui donnant l'impérieux désir de lire dans l'âme, dans la pensée jalousement closes?

Qu'avait cette petite fille?..

Voici qu'Élisabeth en arrivait à se demander si, dans son respect de la liberté individuelle, elle avait assez étroitement veillé sur la jeunesse de l'enfant qu'elle avait promis de considérer comme sienne… Peut-être, elle s'était trop laissé absorber par la tâche de charité à laquelle elle s'était vouée… Venir en aide à ceux qui ne la touchaient pas, c'était bien. Mais son premier devoir, le plus rigoureux, n'était-il pas envers Claude dont elle avait accepté la responsabilité…? Les jeunes, après tout, si éclairée qu'on ait essayé de rendre leur conscience, peuvent se tromper. Elles ont besoin d'être encouragées, soutenues, surtout quand elles traversent la troublante crise de la jeunesse…

Est-ce que, dans son passé, Élisabeth ne retrouvait pas des heures qui bouleversaient divinement – mais combien dangereusement aussi, – son âme de jeune fille… qui, en somme, l'avaient jetée, avec une confiance enivrée, vers celui qui allait broyer son bonheur…

Aussi, elle savait…

Claude n'avait pas bougé. Le profil gardait la même ligne, durcie par l'effort de la pensée ou de la volonté. Élisabeth s'approcha et, doucement, mit la main sur son épaule.

La jeune fille eut un tressaillement et tourna la tête vers son amie. Une clarté brûlait au fond de ses prunelles, si ardente qu'Élisabeth en fut saisie.

Un silence d'une seconde; puis Mme Ronal interrogea simplement:

– Claude, ma petite, qu'y a-t-il?.. Qu'est-ce que tu as?

Avant même d'avoir fini de parler, elle sentait Claude moralement cabrée, prête à la résistance.

– Moi?.. Mais je n'ai rien… Que voulez-vous que j'aie? Élisabeth.

Avec sa douceur ferme, la jeune femme continua:

– Je l'ignore… Mais j'ai l'impression… certaine, que tu as des désirs ou des soucis… peut-être simplement un souci qui fait que tu n'es plus… toi

Dans la pénombre, Élisabeth vit frémir un peu les mains jointes sur l'appui de la fenêtre. Mais Claude eut un petit rire sec.

– Élisabeth, est-ce bien vous, qui vous laissez emporter par l'imagination? Je ne suis plus moi?.. que suis-je donc?

– Une créature troublée par…

– Élisabeth!

L'accent était aussi impérieux que si Mme Ronal eût voulu violer le secret de sa pensée. De nouveau, la jeune femme mit la main sur l'épaule de Claude.

– Ne te défends pas, Claude. Tu sais bien que je respecte trop ta conscience et ta liberté, pour te demander ce qui te préoccupe, si tu préfères en garder le secret. Mais, en amie, avec toute ma tendresse, mon dévouement… et aussi toute mon expérience, forcément supérieure à la tienne, je viens à toi, parce que, peut-être, je pourrais t'être une aide, d'une façon ou d'une autre… Nous ne causons plus jamais cœur à cœur, et je crois que c'est dommage pour nous deux, pour notre affection…

– C'est que l'une et l'autre, nous sommes trop occupées, Élisabeth; pour la causerie intime, il faut des âmes plus recueillies que les nôtres, absorbées par trop de travail.

– Est-ce là vraiment la raison?.. Le crois-tu? Claude.

– Il y a, sans doute, aussi, que les années venant, nous nous replions sur nous-mêmes.

– Il a été un temps, ma chérie, où devant moi, tu pensais tout haut, parce que tu me considérais comme une autre toi-même; sans doute, tu comprenais mieux alors combien je t'aime, toi, ma «petite»… avec quel souci de tout ce qui te touche… Et tu venais à moi, confiante, comme tu ne le fais plus… Pourtant, je suis toujours la même et mes sentiments pour toi n'ont certes pas changé… Alors, pourquoi m'apportes-tu la tristesse… imméritée, de te voir devenir autre avec moi?..

– Élisabeth, ma chérie, ne vous faites pas de peine pour cela, je vous en supplie… Oui, j'ai vieilli dans le sens où je vous disais tout à l'heure… Je ne peux plus avoir avec vous mon abandon de petite fille… Je ne peux plus… Mais je vous aime toujours fort… bien fort!

Des notes tendres adoucissaient soudain le grave contralto de Claude. Pourtant le visage de Mme Ronal ne s'éclaira pas.

– Que tu m'aimes… je n'en doute pas… Mais je ne suis plus la grande amie à qui tu avais toujours besoin de te confier… Et je cherche pourquoi…

– Élisabeth, oh! Élisabeth, ne cherchez pas! Je ne me confie à personne… C'est vrai, maintenant, moi seule, j'entre dans mon jardin secret. Même devant vous, livrer ma pensée intime, cela me serait aussi impossible que de me mettre nue sous votre regard…

– Claude, Claude, tu dis des folies!.. Oh non! tu n'es plus toi!

Claude ne répondit pas. Élisabeth comprit qu'elle réfléchissait. Dans la nuit, son visage apparaissait si ardent et grave…

Au bout d'un instant, elle reprit et son accent était bizarre:

– Que trouvez-vous donc que j'étais? Élisabeth.

– Une vaillante, qui rencontrait la joie dans l'existence laborieuse, droite, généreuse, qu'elle vivait…

– Eh bien?..

– Eh bien, cette joie, j'ai… l'impression… pour ne pas dire la certitude… que tu ne la possèdes plus… ou qu'elle ne te suffit plus… Alors, je voudrais connaître le pourquoi… car je m'inquiète pour ton bonheur…

Encore une fois, Claude ne répondit pas. Les mains croisées derrière la nuque, elle demeurait immobile, adossée au mur, dans le cadre de la fenêtre. Ses yeux contemplaient le ciel paisible. Silencieuse aussi, Élisabeth l'observait; et presque effrayée, elle remarquait le caractère de beauté tragique et ardente qu'avait le jeune visage, dans la pénombre. Ce n'était plus un visage d'écolière studieuse, uniquement absorbée par des travaux intellectuels et artistiques; mais un visage de femme, modelé par une vie intense.

Brusquement, soudain, elle parla:

– Élisabeth, au lieu de regarder ainsi dans mon présent, cherchez dans votre passé de jeune fille… Il n'est pas possible que vous n'y trouviez pas des heures comme celles que je traverse en ce moment… où l'on souhaite… confusément… tout! et même l'impossible!.. où l'on a la soif dévorante d'être emportée loin du milieu où l'on étouffe…

 

– Un milieu où tu étouffes!.. Mais, Claude, tu as la vie utile, intelligente… et combien indépendante… Presque, je dirais trop indépendante…

Sourdement Claude jeta:

– Oui, si je n'étais qu'un cerveau, elle me suffirait sans doute… Mais je ne suis pas uniquement un cerveau…

– Tu as un cœur, oui… Peut-être, il a des exigences que toi et moi, jusqu'ici, nous ignorions… Mais tu es bien trop jeune pour craindre qu'elles ne soient pas comblées. Si c'est… pour ta souffrance!.. l'amour que tu appelles, il ne viendra que trop tôt!..

– L'amour! interrompit-elle avec une sorte de violence contenue… Oh! non, Élisabeth, grâce à votre influence, je n'en ai ni le désir… ni le goût!.. Je veux me garder… pour moi-même!

– Alors, Claude, que réclame ton cœur?.. De la tendresse?.. J'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour qu'il ne se sentît pas dénué.

Un frémissement avait passé dans la voix d'Élisabeth. Une douceur détendit, une seconde, le visage sombre de Claude.

– Oui, vous avez été, pour moi, une amie incomparable… Plus même qu'une amie!.. Ce n'est pas votre faute… c'est celle de ma nature si, maintenant, la vie que je mène ne me satisfait plus… Si je me fais l'impression d'être une créature serrée dans des vêtements trop justes et qui sait qu'un mouvement un peu vif suffirait à les déchirer!

Élisabeth passa la main sur son front. Plus profond encore que de coutume, était son clair regard. Puis, lentement, elle interrogea:

– Alors, quoi?.. Que veux-tu?

– Rien, je ne demande rien… Vous m'avez si bien dressée…

– Oh! dressée!..

– Mettons, élevée… que j'essaie encore de ne pas faire ces mouvements qui briseraient mon enveloppe de devoirs!.. Oh! ces devoirs que je rencontre partout… toujours! que je rencontre autour de moi, devant moi, depuis ma jeunesse!.. Maintenant, il me faut autre chose, il me faut plus!.. Des devoirs, soit… Mais pas des devoirs seulement!!..

– Claude, tu déraisonnes!

Elle haussa les épaules.

– Peut-être!.. Je vous effraie?.. Moi, je ne me reconnais plus… Non seulement, il me vient l'horreur de notre vie régulièrement enserrée dans les liens que vous appelez des devoirs, mais l'horreur même de notre quartier de pauvres, des misères, des laideurs que j'y coudoie!..

– Claude, pourtant, tu les as aimés, tous ces pauvres que tu aidais à soulager…

– Je les plains, oh! de toute mon âme!.. Je voudrais pouvoir secourir toutes leurs détresses… Mais je ne suis pas vous, Élisabeth… Je ne suis pas Sonia… Je me refuse à me donner à eux!.. Je suis devenue furieusement égoïste… Je veux savourer ma jeunesse, ma précieuse jeunesse! qui passera si vite! Je veux, autour de moi, de l'élégance, de l'harmonie, de la beauté!..

– Claude, je ne te fais pas l'injure de supposer que c'est le spectacle des milieux de luxe où t'a conduite ta carrière, qui t'a soudain transformée ainsi…

– Peut-être plus que vous ne pouvez l'imaginer, Élisabeth, il m'a été mauvais de respirer une atmosphère où je sentais trop bien que… tout mon être se serait épanoui, comme les plantes croissent dans la lumière… sans entraves!.. Certes oui, mon cerveau est libre, oh! bien libre!.. à un point qui m'effraie… qui vous épouvanterait peut-être aussi, s'il vous était donné d'y lire… Mon cœur aussi est libre! Mais les circonstances font que ma vie ne l'est pas… Ah! quand je pense à tout ce que je pourrais, si je n'étais captive de ma pauvreté…

– Claude, ma petite, qui donc est jamais libre! Quelle crise traverses-tu là? Puisque ton existence ne saurait être autre, pourquoi ne l'acceptes-tu pas, bravement, telle qu'elle est et s'impose à toi?

– Il me semble que c'est ce que je fais, du moins, ce que je m'applique à faire! interrompit Claude, presque hautaine…

– Dans cette existence contre laquelle tu te révoltes, il t'est donné pourtant de mettre des jouissances d'art et de pensée, de te créer un bonheur dû à la valeur morale que tu acquiers par ton effort…

– Oh! valoir!.. Je ne tiens plus à valoir. Cette vanité-là m'est devenue indifférente!

Mme Ronal ne répondit pas. Certes elle était forte durant l'épreuve; elle l'avait prouvé. Mais aux dernières paroles de Claude, à leur accent surtout, elle avait tressailli comme devant la certitude d'un danger jusqu'alors pressenti seulement…

Quel était au juste ce danger que son intuition devinait menaçant Claude? Et pouvait-elle l'écarter? protéger, même malgré elle, cette enfant qui, soudain, semblait s'abandonner?.. A coup sûr, il ne fallait pas heurter sa révolte; mais se taire, observer, agir seulement si la nécessité s'en imposait…

Et elle ne releva pas l'aveu qui venait peut-être d'échapper à Claude.

L'une près de l'autre, elles demeuraient silencieuses dans le cadre de la fenêtre, enveloppées par la sérénité de la nuit limpide où se perdait la lointaine rumeur de Paris. Aucun bruit autour d'elles. Leur humble quartier dormait; les travailleurs oublieux de leur lassitude, dans la mort bienfaisante du sommeil.

Sous leur regard, le petit jardin allongeait, paisible, son unique allée, à l'ombre du lilas qui distillait sa senteur, dans l'air fraîchi. Sur le sable, des cailloux luisaient, un peu humides, dans la lueur d'argent du croissant lunaire.

Une horloge invisible sonna dix coups. Claude se dressa, tressaillante, comme une créature qui se réveille.

– Entendez-vous? Élisabeth. Il est déjà tard!.. Ma chère grande amie, vous vous plaignez de mon manque de confiance… Et voyez tout ce que je viens de vous dire… bien inutilement.

– Inutilement… pourquoi?

– Parce que je vous ai, je le vois, tourmentée… Et à quoi bon!.. Ce soir, j'avais sans doute les nerfs… irrités; et je leur ai dû de vous dire des choses stupides… Vous le savez bien, Élisabeth, qu'il y a des moments où je suis mauvaise!.. Ne vous inquiétez pas pour moi… Du moins, pas encore!.. Mon orgueil de femme est si fort!.. Ah! je vous jure qu'il me garde bien!

– Oui, je le crois… dit lentement Mme Ronal. Mais combien de temps te gardera-t-il?..

Elle leva les épaules; et l'accent indéfinissable, elle prononça:

– Toujours, j'espère… Mais, Élisabeth, parlons de choses sérieuses… Tantôt, j'ai vu Rita. Elle me propose de faire partie d'une tournée d'une dizaine de jours, très avantageuse, très brillamment composée, dans quelques grandes villes du Midi, Nîmes, Avignon, etc., où il lui a été demandé de chanter… Cela me tente beaucoup d'accepter… Mais j'ai dit à Rita que je désirais votre avis, bien entendu…

– Eh bien, demain, à tête reposée, nous étudierons la question, fit doucement Élisabeth. Ce soir, il me faut beaucoup travailler. Pourrais-tu m'aider en transcrivant ces fiches?..

– Je suis toute à vous, Élisabeth.

Et silencieuses, elles se mirent à remplir leur tâche.

XX

La vieille Mme de Ryeux avait écrit:

«Ma chère enfant, dimanche, Monseigneur de Bécel, notre ami, veut bien assister à la consécration de la Vierge que je viens d'offrir à l'église du bourg. Pourriez-vous jouer du violon à la grand'messe et au salut? Pour le cachet, nous nous arrangerons toujours. Si, comme je l'espère, vous consentez, arrivez donc à Chantilly dès samedi, pour dîner. Vous coucherez et profiterez ainsi un peu de la campagne. Dites au Docteur que, si elle est libre, elle me ferait bien grand plaisir en vous accompagnant.

«J'attends votre prompte réponse, ma chère petite, et vous envoie mon souvenir.

«Marquise de Ryeux»

Entre ses doigts distraits, Claude tordait la lettre, hésitante… Non sur sa réponse, quant au concours musical qui lui était ainsi demandé, mais au sujet de l'hospitalité qui lui était offerte.

Qui trouverait-elle à la Saulaye?.. Des hôtes peu distrayants, sans doute, des abbés, des vieilles dames, Monseigneur peut-être déjà… Mais ce n'était pas cette pieuse société, si peu attirante lui semblât-elle, qui rendait sa volonté indécise. C'est une autre présence qu'elle redoutait. La Saulaye était bien près de Chantilly, où Raymond de Ryeux avait son écurie de courses… Et puis, pour la cérémonie qui la préoccupait, Mme de Ryeux voudrait sûrement avoir son fils et sa belle-fille…

Alors, il était presque inévitable qu'elle le vît…

Une bouffée de sang lui empourpra les joues. Soudain, elle avait, aussi vivant que s'il se fût dressé devant elle, la vision du visage qui devenait, pour elle, une hantise, dont le regard la frôlait comme le jet d'une flamme. Et un geste de colère lui échappa.

– Ah! çà, est-ce que, maintenant, j'aurais peur de lui?.. Moi!.. Quelle lâcheté!

Instinctivement, elle avait rejeté en arrière sa tête volontaire; et les sourcils rapprochés, elle bravait en sa pensée, le regard audacieux:

– Je le sais bien qu'il me voudrait!.. Mais moi, je ne me livrerai pas… Et il faudra que, bon gré mal gré, il s'en convainque!

Immobile, elle regardait durement son image, reflétée par la glace… Où allait-elle? Depuis quelques semaines, si forte, s'accusait en elle, cette impression que, du sommet où l'influence d'Élisabeth l'avait élevée, elle était en train de descendre un chemin… Une pente qui exerçait sur elle l'attirance du vertige… Une pente lumineuse, parfumée, au pied de laquelle, peut-être, il y avait un gouffre dont elle n'avait pas peur.

Tout à coup, voici qu'elle allait dans la vie comme une créature éblouie par le soleil, apparu soudain entre des nuées qui se sont déchirées. Derrière elle, son passé d'étudiante studieuse, éprise de beauté morale. Puis, en avant, sa carrière d'artiste où des routes nouvelles s'ouvraient, vers lesquelles bondissaient les aspirations folles qu'une rafale de tempête semblait soulever en elle. Et ces routes apparaissaient cernées de fleurs jusqu'alors inconnues à elle, dont la senteur était grisante à faire défaillir la plus forte volonté.

Maintenant, dans sa vie quotidienne, elle avait l'impression de se mouvoir avec des gestes machinaux, ceux auxquels, depuis sa jeunesse, elle avait été habituée… sa volonté tendue pour dissimuler à tous, surtout à Élisabeth, sa faillite morale, la disparition de la vaillante Claude qu'elle avait été…

A personne au monde, encore… elle ne l'eût avouée, cette faillite…; ou n'eût permis qu'on la lui montrât… Mais avec elle-même, jamais elle ne rusait, et elle était bien trop clairvoyante pour ne pas discerner même ce qu'elle ne voulait pas préciser, peut-être par une sorte de pudeur.

Les dents serrées, elle murmura:

– Oh! c'est odieux d'être ainsi obsédée par la pensée d'un être qui vous est étranger! Qu'a-t-il donc de plus que les autres pour avoir ainsi pu arriver à me changer!..

De la Claude d'autrefois, que restait-il en elle?.. Son orgueil… comme elle l'avait dit à Élisabeth; son inflexible orgueil qui peut-être!.. oui, peut-être?.. l'aiderait à remonter la pente… Cet orgueil, qui impérieusement, n'admettant pas qu'elle se dérobât, lui fit envoyer une acceptation complète à l'invitation de Mme de Ryeux.

Et le mot de consentement écrit, en elle, alors, une allégresse folle s'épanouit…

Quand, huit jours plus tard, elle descendit du train à Chantilly, une voiture l'attendait devant la gare; non pas une auto. La vieille Mme de Ryeux restait fidèle aux habitudes de sa jeunesse.

La victoria partit. Au trot rapide du cheval, Claude fut emportée à travers la campagne printanière que poudrait d'or la lumière d'un couchant splendidement paisible. Et soudain, une brusque détente apaisa la fièvre qui, toute la semaine, avait brûlé ses nerfs. C'était exquis, ce silence, ce calme, cette fraîcheur autour d'elle, cette brise tiède sur son visage… Elle ne pensait plus… Pour un instant, rien n'existait plus pour elle que la sérénité de ce crépuscule de mai, que l'immensité de ce grand ciel nacré; que la verdure frissonnante de la forêt qui épandait dans l'air des senteurs de terre et de feuilles nouvelles.

Mais les tourelles de la Saulaye apparurent, brisant le charme. Claude arrivait. Qui allait-elle trouver?

La voiture roula sous les arbres de l'avenue d'entrée, fit demi-tour et vint s'arrêter au pied du large escalier qui descendait de la terrasse, allongée devant les appartements du rez-de-chaussée.

Près d'une haie d'orangers, toute seule, la vieille marquise tricotait.

Toute seule!.. Une pensée jaillit dans le cerveau de Claude:

– S'il ne doit pas être là, pourquoi suis-je venue?

Tout de suite, sa volonté se raidit, imposant silence à sa pensée; d'un geste de colère contre elle-même, sa main se crispa sur son ombrelle.

 

Au bruit de la voiture, Mme de Ryeux avait relevé son bon visage aimable. Elle tendit ses deux mains à la jeune fille.

– Ma chère petite, que vous êtes gentille d'être venue!.. Vous me faites grand plaisir. A tous mes hôtes, j'ai annoncé une belle surprise pour demain; c'est vous!..

Elle riait un peu, enchantée de son idée…

Et Claude, malgré elle, se demandait qui étaient ces hôtes?

– Vous avez eu un bon voyage?.. Oui… Eh bien, maintenant, je vais vite vous faire montrer votre chambre, car nous dînons à 7 heures juste. C'est l'heure de Monseigneur, qui est arrivé tantôt…

Tout en parlant, elle avait appuyé la main sur un timbre placé près d'elle, sur la table de jardin. Une femme de chambre apparut.

– Sophie, conduisez Mlle Suzore à sa chambre. Ma petite amie, excusez-moi de ne pas le faire moi-même. Mes vieilles jambes redoutent les étages; et ma belle-fille, que j'espérais cet après-midi, n'est pas encore arrivée pour me remplacer dans mon rôle de maîtresse de maison. Son mari devait l'amener en auto. Peut-être ne viendront-ils que demain matin, pour la messe…

Une flambée rose était montée aux joues de Claude. Elle eût été seule qu'elle eût voilé son visage de ses mains, pour dissimuler cet aveu de sa faiblesse: comme elle eût voulu cacher, à son impitoyable conscience, la terrible joie qui, soudain, faisait battre son cœur à larges coups.

Heureusement, elle n'avait pas le loisir de penser. Tout juste, le temps lui était donné de revêtir sa robe blanche du soir; et elle était à peine prête, quand sonna le coup de cloche, avertisseur du dîner.

Dans le salon, la plupart des hôtes de Mme de Ryeux étaient déjà réunis, les vieilles dames prévues, ses parentes; deux d'entre elles, flanquées de leurs demoiselles de compagnie, correctes, austères et effacées; puis, trônant dans un fauteuil d'honneur, entre son grand vicaire empressé et Mme de Ryeux déférente, Monseigneur, souriant, un air d'excellent homme, en toute simplicité, pénétré de sa dignité.

A l'apparition de Claude, tous les yeux se braquèrent sur elle, surpris, curieux, plus ou moins aimables. Les douairières surtout coulèrent vers elle des regards effarés, désorientées par la vue de cette svelte créature si élégante dans sa simple robe blanche qui laissait nus le cou et les bras jusqu'au coude, dont le jeune visage, coiffé de boucles sombres, ne ressemblait à celui de personne. Le grand vicaire, – un gros blond très homme du monde, – l'enveloppa d'un coup d'œil intéressé; et Monseigneur, d'un regard tout paternel.

Mme de Ryeux la présenta aussitôt.

– Monseigneur, voici notre jeune artiste. Demain, pour faire honneur à votre présence, elle nous donnera le régal de l'entendre aux offices.

– Tant mieux! ah! tant mieux… J'aime beaucoup la musique. Je serai charmé de vous écouter, mon enfant…

Il lui tendait la main. Elle s'inclina profondément, comme elle eût fait devant tout respectable vieillard, mais sans penser à baiser l'anneau pastoral.

Monseigneur parut un peu surpris; mais il ne dit rien et laissa lentement retomber sa main. Mme de Ryeux ne s'était pas aperçue de l'incident. Car, à ce moment même, le maître d'hôtel ouvrait à deux battants les portes de la salle à manger. En même temps, à l'autre extrémité du salon, Étienne Hugaye entrait. Claude en tressaillit d'un plaisir que jamais ne lui apportait la présence du jeune homme. Mais dans le milieu où elle se trouvait transplantée, il était pour elle le visage ami aperçu soudain par le voyageur égaré en terre étrangère.

Tout de suite, il l'aperçut; et un tel éclair illumina son regard qu'elle en fut saisie. Mais, correct, il saluait d'abord les douairières et Monseigneur dont, avec une aisance respectueuse, lui, baisa l'anneau. Et Claude, seulement alors, prit conscience de sa propre incorrection à ce sujet. Sa bouche eut un pli drôle tandis qu'elle songeait:

– Quelle mécréante, je dois paraître! Monseigneur aura été scandalisé!..

Tous les hôtes se levaient. Devant elle, apparut Hugaye, enfin libéré de ses devoirs de politesse.

– Comment, vous ici?

Elle se mit à rire.

– Vous en êtes étonné!.. Moi aussi! Je représente une «surprise»!

– Une surprise?.. Ah! oui, c'est vrai, en m'invitant, ma tante m'a annoncé une surprise… C'était vous!

– C'était moi!..

Mais ils furent interrompus. Étienne devait offrir son bras à l'une des vieilles dames, vu la pénurie d'hommes. Encore une fois, Mme de Ryeux déplorait le retard de son fils.

Claude avait espéré la société d'Hugaye. Mais il trônait dans les honneurs, et elle, étant donnée sa jeunesse – peut-être aussi sa simple qualité d'artiste – se trouvait flanquée des deux demoiselles de compagnie qui avaient l'abord peu aimable et semblaient la considérer avec une sourde méfiance…

Alors, résolument, elle s'enfonça dans un mutisme qui lui donnait une apparence de petite fille très bien élevée, muette devant les vieilles personnes qui ne l'invitent pas à la conversation. Elle le devina; et, de nouveau, une moue moqueuse souleva ses lèvres. Ses yeux rencontraient ceux d'Hugaye; elle lui lança un coup d'œil de malice; et, gamine, mit un doigt sur ses lèvres, prenant un air sage.

Ce pendant quoi, sa pensée s'activait, profitant de son silence. Avec l'audacieuse indépendance de jugement qui lui était coutumière, elle se prenait à suivre le banal déroulement des propos, – d'une aimable insignifiance; se distrayant à étudier les mentalités diverses qui se révélaient avec candeur, marquées, d'ailleurs, de la commune empreinte du milieu.

A travers les vitres, d'une pureté immaculée, elle apercevait le beau parc qui s'enfonçait dans la nuit; où elle eût voulu pouvoir errer à sa fantaisie, insouciante des plats raffinés qui lui étaient présentés par les valets, gantés de blanc, dont le ministère s'accomplissait gravement, à travers la vaste salle à manger où les boiseries encadraient de précieux panneaux, œuvre de Van Loo.

Monseigneur, lui, dégustait en connaisseur les mets que Mme de Ryeux s'était ingéniée à lui faire préparer, et elle jouissait de son succès avec une vivacité qui épanouissait sa vieille et douce figure. Tout à fait, pour le moment, elle participait à l'imperturbable optimisme de Monseigneur qui s'affirmait, une fois de plus, en sa conversation.

Tandis que tous partaient en guerre contre le gouvernement – si antireligieux! – lui estimait que, peu à peu, toutes les difficultés s'aplaniraient, et il entrevoyait l'âge d'or d'une réconciliation universelle. Les douairières ne paraissaient pas partager sa confiance, mais elles n'osaient protester, doutaient ou soupiraient tout bas; tandis que, tout haut, Étienne, d'humeur combative, remettait les choses au point, discutait les questions sociales qui lui étaient chères avec le grand vicaire. Celui-ci, évidemment, ne partageait pas les bienveillants espoirs de Monseigneur et l'écoutait pérorer avec un scepticisme indulgent.

Claude eut un imperceptible geste de surprise en l'entendant tout à coup abandonner, par une exclamation, les considérations ardues que lui infligeait Hugaye:

– Ne pensez-vous pas, mon bon ami, que nous tenons là des propos peu distrayants pour ces dames et surtout pour une jeune fille comme Mlle Suzore?..

Étienne allait répondre que de telles questions étaient bien familières à Claude; mais elle lui jeta un léger signe pour qu'il ne la fît pas sortir du personnage où il lui plaisait de s'enfermer ce soir-là; et alors, il laissa le grand vicaire, qui était mélomane, se lancer vers les sphères musicales où, résolu, il appela Claude. A un degré surprenant, il était au fait du mouvement musical contemporain; et il parut ravi que Claude, entraînée malgré elle, lui parlât des œuvres qu'elle exécutait ou aimait, des artistes avec qui elle avait joué, des grands concerts classiques, qu'il suivait autant que possible…

Mais le dîner finissait; et Mme de Ryeux se levant, donna le signal de regagner le salon dont les portes-fenêtres étaient large ouvertes sur la terrasse.

Sans hésiter, Claude se glissa dehors, invinciblement attirée par la belle nuit lumineuse qui sentait bon le printemps.