Read the book: «Si tu veux… je reviendrai. Une histoire d’amour et de renaissance, entre l’invisible et l’éternité.»
© Angie Francois, 2025
ISBN 978-5-0067-6361-6
Created with Ridero smart publishing system
Si tu veux… je reviendrai
Dans ce livre – des confidences, la mémoire, et un amour qui a traversé les années.
Dédié à mon époux, Étienne pour le dixième anniversaire de son départ.
Tu es parti, mais tu es resté tout près – dans les souvenirs, dans le regard de notre fille, dans les prières, dans le silence des nuits.
Ce livre est ma gratitude, ma confession, un pont entre deux mondes, là où l’amour dépasse le temps.
Que ta mémoire soit lumière.
«Les morts ne reviennent pas. Mais parfois, ils restent, en silence, pour nous protéger de la douleur, pour rappeler l’éternité et murmurer dans l’obscurité: „Je suis là.“»
Prologue
Si tu veux… je reviendrai est la confession d’une femme qui a traversé la douleur du deuil, la solitude, la peur et l’obscurité intérieure.
C’est une histoire d’amour qui ne s’arrête pas à la mort. Une histoire où la voix de l’aimé résonne à travers les appels, les chuchotements, les pas, les rêves.
C’est le roman d’une étrangère dans un pays qui n’est pas le sien – un récit de veuvage, de maternité, de mystique, de chemin intérieur à travers les cendres et la peur, vers la lumière, vers soi, vers la vie.
L’héroïne se retrouve seule après la mort de l’homme qu’elle aimait. Mais il reste là, invisible, présent, veillant sur elle et sur leur fille.
Sur fond de paysages corses et de drames familiaux profonds, elle réapprend à ressentir, à croire, à aimer.
Ce livre est pour ceux qui ont connu la perte, pour ceux qui croient à l’invisible.
Pour ceux qui savent qu’au fond de la nuit, une lumière peut encore s’allumer.
Angie François
Chapitre 1. L’appel qui a divisé la vie
Partie 1. Le chemin du retour
30 avril.
Le matin commençait par ce silence fragile, limpide, celui de l’enfance. J'étais allongée sur le lit dans l’appartement de ma mère à Oufa, enveloppée dans des draps frais, croustillants d’amidon, et je souriais en respirant l’odeur des crêpes que maman préparait déjà dans la cuisine. A travers les rideaux légèrement tirés, le soleil brillait généreusement, presque estival. Il dessinait sur les murs des motifs doux et vivants, comme si le matin lui-même voulait rester encore un peu. Les souvenirs de l’enfance me revinrent soudain, cette époque chaude et insouciante où les parents résolvaient tous les problèmes, et où toi, tu vivais, tu riais, tu jouais, sans aucune inquiétude. J’ai souri. En cet instant, je me sentais de nouveau heureuse sous l’aile parentale, entourée de soin et de chaleur, je me sentais redevenue une petite fille. Petite, aimée, protégée. J'étais sereine, joyeuse, les fêtes de mai approchaient – des jours d’insouciance, de retrouvailles familiales et de longues discussions dans la cuisine.
Mon mari avait insisté pour que je rende visite à mes parents. Il en parlait avec tant d’insistance que j’avais fini par m’en offenser, même si, au fond de moi, je comprenais qu’il avait raison. J'étais à bout. Sa maladie, les nuits blanches, l’angoisse constante, tout cela avait mis à rude épreuve mes nerfs. Honteuse, je me voyais devenir irritable, perdant le contrôle. Et pour moi, la chose la plus importante dans la vie, c’était la paix intérieure.
Les souvenirs de mon enfance affluaient avec force, et bien que je sois devenue mère à mon tour, chez mes parents, je restais une enfant.
Le téléphone sonna, sec et brutal, comme un coup de feu dans le cœur du silence. Un numéro français, inconnu, pas celui de mon mari. Déjà cela me glaça. Quelque chose n’allait pas. Le son déchira l’air comme une lame tranchant la soie. En moi, tout se contracta sous une angoisse sourde, glaciale.
Je levai les yeux, hésitante, mon souffle suspendu. Ma main se tendit vers le téléphone comme vers un destin importun. Elle tremblait. L’été se figea. Mes doigts restèrent un instant figé au-dessus de l’écran, comme s’ils faisaient leurs adieux aux dernières secondes de la réalité d’avant.
Je pris l’appel. Lentement, j’approchai le téléphone de mon oreille, et la voix qui surgit du haut-parleur détruisit d’un coup toute la chaleur en moi. En une phrase, un mot, elle raya d’un trait tout le confort des derniers jours. Comme si quelqu’un avait pris un pinceau trempé dans le noir et l’avait étendu sur la toile de ma nouvelle vie.
– Il est mort?! criai-je, terrifiée.
– Non, répondit une voix basse.
– Alors, il est vivant?
– Non…
– Que s’est-il passé? Je vous en supplie, expliquez!
Silence.
– Reviens, dit quelqu’un simplement.
Je ne comprenais plus rien. Les larmes embuaient mes yeux, je tournais en rond, m’accrochant aux murs. Ma mère me poursuivait avec une valériane, désemparée. Je pensais fébrilement: peut-être que mon français est insuffisant, peut-être ai-je mal compris…
Les mains tremblantes, je composai le numéro de ma fille aînée. Elle était censée partir chez ses grands-parents, loin de la ville. J’espérais qu’elle était encore là.
– Alina, il est arrivé quelque chose à Etienne… Tu sais quoi?
– Maman, je rentre, je suis là! Je ne sais rien, mais je vais tout comprendre!
Je courus à la fenêtre. Mon Dieu, que fit-elle? Aline courait, ignorant les feux, les voitures, les passants. L’angoisse m’étouffait. Qu’est-ce que cela voulait dire: « ni mort ni vivant»? Un cauchemar?
Hier encore, il regardait pendant deux heures notre petite fille se faire masser, lui parlait, la couvait du regard. Il s’inquiétait qu’à quinze mois, elle ne marche toujours pas. Les médecins rassuraient: tout était normal. Mais lui, il avait peur de ne pas voir ses premiers pas. Il savait que ses jours étaient comptés.
Hier, étrangement, il m’avait transféré 2 000 euros. Surprise, je lui avais demandé pourquoi. Il avait juste ri, sans répondre.
La porte s’ouvrit brusquement. Aline entra, les yeux gonflés de larmes.
– Maman, c’est fini… Il est mort. Etienne n’est plus là.
Je me couvris la bouche pour ne pas hurler. Mais comment? Les médecins avaient donné de l’espoir…
– Il s’est suicidé, maman…
Le monde vacilla, et je perdis connaissance.
Quand je repris conscience, toute la famille était là. Il fallait me ressaisir. Acheter un billet. Partir en Corse. Une seule pensée me hantait: je devais lui faire mes adieux. Mais il n’y avait plus de billets. Les fêtes du 1er mai, les Russes partaient tous en Europe. Les prix étaient fous. Et là, j’ai compris: c’était pour cela qu’il m’avait envoyé cet argent. Il avait tout prévu. Tout organisé. Jusqu’au moindre détail. Il s’était préparé à mourir. Froidement. Lucidement. Comme un homme décidé à tout terminer. Il attendait que nous partions, que personne ne voie sa faiblesse, que personne ne l’arrête.
Avant de partir, j’ai parlé à son médecin traitant. Comme la plupart des médecins français, il n’a rien dit de clair.
– Si vous partez, dit-il, partez maintenant. Après… nul ne sait.
La même chose me fut dite par Marina, mon amie oncologue ukrainienne installée en France :
– Pars, me conseilla-t-elle. Le mois qui vient devrait être stable. C’est ta fenêtre. Profites-en.
Tous parlaient prudemment. Personne ne voulait prendre la responsabilité de dire s’il allait vivre ou non.
Tous… sauf ma mère, médecin dans l’âme, de l’ancienne école, avec le don de voir l’essentiel. Elle n’eut qu’à jeter un œil à ses analyses.
– C’est la fin, murmura-t-elle. Sauf si la médecine française a fait des miracles…
Nous avons acheté les billets exactement avec la somme qu’il m’avait envoyée. Même à la fin, il prenait soin de moi. Son dernier cadeau.
Le voyage fut épuisant. Alexandra faisait une crise, la petite était agitée, Aline sanglotait. Je tenais bon, mais les souvenirs me déchiraient. Paris, les Champs-Élysées, sa demande en mariage sous la tour Eiffel… Il m’avait façonnée, aimée. Il était mon monde. Comment vivre sans lui?
Je ne savais pas vivre sans lui en France… Je ne savais rien. J'étais son enfant, sa respiration. Il me chérissait. Devant moi, un gouffre…
Après d’innombrables correspondances, nous arrivâmes enfin en Corse. Des frissons. La brise corse ne réchauffait pas. Sa famille nous accueillit. Nous prîmes la route du retour. Mon cœur battait à tout rompre.
Je montai les escaliers… Un froid glaçant. Tout semblait inchangé: la maison, la cheminée, les murs, les meubles… mais sans lui, plus rien n’avait de sens. J’avais l’impression d’entrer dans un bloc opératoire.
Je voulais tant entendre ses pas rapides et sa question: « Chérie, c’est toi?» Mais cette question ne vint ni maintenant, ni jamais.
Il n’était plus là physiquement. Mais sa présence, elle, était là.
Je n’ai pas osé entrer dans sa chambre. C’était trop effrayant. La nuit passa, dans sa maison… sans lui.
Partie 2. Dernier adieu
Le matin, je me suis rendue à l’endroit où reposait son corps, là où les gens viennent pour dire adieu. Selon la tradition, la veuve se tient près de la tête du défunt. Je le savais, mais je savais aussi autre chose: derrière mon dos, on chuchotait déjà. On m’a accueillie avec retenue. Les regards étrangers étaient piquants, méfiants. Certains me jugeaient en silence, d’autres presque ouvertement. « Elle est partie, lisais je dans leurs pensées. Elle a abandonné son mari malade, et maintenant elle revient comme si de rien n’était» Et d’autres, au contraire, compatissaient, et leurs yeux disaient: « Tiens bon. On comprend, la pauvre est restée seule avec un petit enfant. Pauvre Petit.» Mais ils étaient moins nombreux. J’ai levé la tête bien haut et je suis entrée, malgré la douleur. Mon cœur se serrait sous le poids, la honte, la peine, car je ne savais pas ce que demain me réserverait. Je craignais le jugement, mais je suis restée debout, parce que c’était ainsi qu’il fallait faire, c’était juste, c’était la coutume. J’ai pris ma place près de sa tête et j’y suis restée trois jours et trois nuits, comme il se doit pour une veuve. Je me tenais devant lui comme devant le destin, devant ma faute, devant la mémoire. Certains disaient comprendre son geste, d’autres le condamnaient – chacun avait sa vérité – mais moi, je le comprenais. Étienne avait un cancer au stade terminal, avec des métastases dans les os. Le jour de mon départ, le médecin lui avait annoncé le diagnostic final: il ne lui restait pas plus de trois mois de souffrances. Une mort lente, atroce, inéluctable l’attendait, un corps paralysé et une lumière s’éteignant peu à peu dans ses yeux. Et lui, c’était un homme, un vrai, fort, fier. Il ne voulait pas que je le voie ainsi, il ne voulait pas de pitié. Il voulait simplement partir avec dignité. Les lois françaises ne permettent pas encore de partir avec élégance – je parle d’euthanasie – alors il a fait ce choix. Même l’Église lui a pardonné. Il a été enterré selon tous les rites catholiques, comme le chrétien qu’il était, dans le caveau familial. L’adieu fut difficile, il y avait beaucoup de monde. Il était aimé, et lui-même aimait les gens, surtout les enfants. C’est sans doute pour cela que je lui ai offert une fille. Alexandra fut notre miracle. Elle est née alors qu’Étienne souffrait déjà d’un cancer avancé. Que de commérages cela a provoqué! Les mauvaises langues disaient qu’une jeune Russe avait fait un enfant ailleurs, mais pour les faire taire, Alexandra s’est avérée être son portrait craché. Il savait ce qu’on disait, mais il n’écoutait pas. Il avait choisi de croire en l’amour. Il adorait ses enfants, mais surtout Alexandra, la plus jeune, la plus vulnérable. Étienne savait qu’il avait déjà tout donné aux aînés, mais qu’il n’aurait pas le temps pour elle, et c’est précisément pour cela qu’il n’est pas parti plus tôt. Il a attendu le moment où je serais loin pour m’épargner le pire. La vie a continué, mais autrement. J’ai dû grandir, apprendre à vivre sans lui, mais avec ses derniers mots dans le cœur.
Partie 3. La première nuit
J’avais peur d’entrer dans sa chambre.
Il semblait que le temps s’était arrêté derrière cette porte. L’oreiller gardait encore la chaleur de sa tête, les vêtements dans l’armoire portaient l’odeur de son corps, et le silence dans la pièce était trop dense, presque vivant. Il ne faisait pas que résonner, il respirait et pesait sur la poitrine.
Je n’y suis pas entrée, je me suis installée dans la chambre d’enfant. Ici, parmi les jouets et les couvertures moelleuses, cela devait être calme et sûr.
Alina est partie dans sa chambre. Il était presque minuit. Le sommeil ne venait pas, mais la fatigue m’envahissait par vagues, conséquence des heures de voyage et des trois jours passés au chevet du défunt. C'était la première nuit, et je savais que j’en aurais peur.
Mes paupières se fermaient, je sombrais dans un demi-sommeil quand… le téléphone a sonné.
Je sursautai et m’assis sur le lit.
– Merde… – murmurai je. Qui pouvait appeler à une heure pareille? Quelle folie?
Sacha murmura quelque chose dans son sommeil, je retins mon souffle, priant pour qu’elle ne se réveille pas. La sonnerie continuait. C’était sûrement mon oncle d’Amérique, pensai je. Le décalage horaire…
Je me précipitai dans la salle à manger, mais à peine avais-je effleuré le combiné que la sonnerie s’interrompit.
– Merde! – soufflai je.
Je pris l’appareil avec moi et retournai dans la chambre d’enfant. Autant le garder à portée de main, au cas où l’appel reviendrait.
Je fermai les yeux, essayant de dormir… Encore une sonnerie. Brute, insolente, déchirant le silence.
Je sursautai. Le téléphone est là, près de moi, mais il reste silencieux. La sonnerie vient… du salon, où il n’y a pas de téléphone… Je retiens mon souffle, ma peau se glace, mes cheveux se dressent. Je reste allongée, paralysée, la sonnerie ne cesse pas.
– Maman… – la voix d’Aline tremble. Quelqu’un appelle. Raccroche… J’ai peur d’y aller…
Je ne savais pas quoi lui répondre. Quel combiné? Il n’y a pas de téléphone là-bas.
Mais l’instinct maternel prit le dessus et je me levai. Obscurité. Le couloir semblait infini, les murs se rapprochaient.
J’avançai lentement, comme en rêve, appuyai sur l’interrupteur. Lumière. Silence. La sonnerie s’était arrêtée.
Je me tenais au centre de la pièce, scrutant le vide. Mon cœur battait à tout rompre. Je fouillais la maison à la recherche d’un téléphone inexistant. Juste… pour faire quelque chose.
– Maman… qui appelait? – Alina était dans l’embrasure de la porte. Pâle. Le regard terrifié.
– Je ne sais pas… – murmurai je.
Nous avions entendu toutes les deux. Je ne devenais donc pas folle
– Maman, je peux dormir avec toi?
Je voulais lui dire que moi aussi, j’avais peur, mais je me contentai d’acquiescer.
Alexandra, comme si de rien n’était, dormait paisiblement dans son lit, un sourire aux lèvres.
– Bon, – dis-je d’un ton que j’essayais de rendre enjoué, – je vais dormir avec toi. Sacha est bien toute seule.
– Merci, maman! – dit Aline avec soulagement.
– Va te coucher, je prends juste un peu d’eau dans la cuisine.
– Non, j’y vais avec toi! – dit-elle avec effroi. Je n’y vais pas seule.
Et moi non plus, pensai-je.
Je regardai l’heure: 00:30. Il s’était écoulé exactement une demi-heure entre les appels, mais cela avait semblé une éternité. Nous nous sommes couchées ensemble, blotties l’une contre l’autre. Si effrayées que nous eussions envie de rire et de pleurer à la fois.
Le sommeil…
Une montagne. Les nuages touchaient presque le sol. Il se tenait au bord du précipice, en costume. Élégant, tel qu’il avait toujours été. Il me regardait.
– Si tu veux… – dit Étienne. – Je reviendrai.
Je tendis la main pour répondre…
La sonnerie. Je me réveillai. Obscurité. Je ne savais pas où j’étais. Le rêve était encore là, ne voulait pas me lâcher.
– Alina… tu entends?
– Encore? – sa voix tremblait.
– Oui…
La sonnerie venait de la salle à manger. Nous ne bougions pas, juste à l’écoute. Cela dura cinq minutes, puis… silence.
Enfin, le matin arriva. Tout semblait comme d’habitude: le même soleil par la fenêtre, les mêmes murs, les mêmes objets dans la maison.
Sauf que lui, il n’était plus là. Et c’était étrange.
Il était si vivant, si bruyant, une véritable énergie pure. En une minute, il pouvait monter et descendre dix fois l’escalier, toujours en criant :
– Chérie! Chérie!
Ça m’agaçait alors.
Son omniprésence, sa hâte, sa voix comme une bande sonore impossible à éteindre.
Et maintenant, un silence absolu. Et dans ce silence, j’ai compris: parfois, ce n’est pas la personne qui t’irrite, mais la peur déchirante de la perdre.
«Pourquoi tout est-il différent?
Tout semble comme avant :
Le ciel est encore bleu,
La forêt, l’air, l’eau sont les mêmes…
Sauf que lui ne revient pas du combat.»
La chanson de Vysotsky que j’aimais enfant ne quittait plus ma tête, mais maintenant j’en comprenais le sens.
Oui, le combat était contre le cancer. Six mois de lutte. Et nous… avons perdu.
Étienne ne reviendra pas, et je ne sais toujours pas comment vivre sans lui, seule, avec deux enfants, dans un pays étranger. Après les funérailles, nous avons trouvé sa lettre. Écrite non pour tous, ni pour ses enfants, ni pour sa famille, mais uniquement pour moi. Il m’avait choisie comme sa dernière confidente, s’adressant à moi comme à l’âme la plus proche, à la femme qu’il avait le plus aimée. Il me demandait pardon, à moi, et à travers moi à ses enfants. Il écrivait qu’il ne pouvait plus supporter la douleur, que les souffrances étaient devenues insupportables, et qu’il ne voulait pas que nous gardions de lui l’image d’un homme impuissant. Il écrivait qu’il m’aimait sincèrement, profondément, pour toujours, et surtout, il me suppliait de ne pas abandonner Alexandra. D’être là pour elle, pour nous deux.
Et peut-être que cette lettre, comme un dernier pont silencieux, s’est tendue de lui à moi et à sa famille. Elle est devenue la preuve que je n’étais pas une femme de passage dans sa vie, mais son dernier amour et son soutien. Il n’a laissé aucun mot d’adieu à ses enfants, seulement à moi. Et, comme en réponse à cette reconnaissance muette, ses proches m’ont de nouveau ouvert leurs portes. Ils m’ont acceptée, embrassée, et dans leurs regards, il n’y avait plus de jugement – le reste n’avait plus d’importance.
Le monde s’était figé, un instant devenu éternité. Il avait aimé et souffert. Il était parti avec dignité, ne voulant pas être plaint, ne demandant qu’une chose: ne pas abandonner notre fille. Et je ne l’abandonnerai pas. C’est mon enfant. Notre sang.
Partie 4. Le soir qui a changé ma vie
Il y a eu de tout dans notre vie – du bon, du mauvais. Mais, comme on dit, le mauvais s’efface et le bon reste. Et en lui… il y avait surtout du bon, il y avait du vrai.
Nous nous sommes rencontrés il y a cinq ans, à Oufa, la capitale de la Bachkirie, ma ville natale. Ma vie à l’époque semblait bien construite: je travaillais au service de contrôle et d’audit de la République, j’avais un poste honorable, des ambitions, une carrière. Mon présent et mon avenir étaient bien organisés, comme des cubes bien alignés. Jamais je n’aurais pensé à la France. Pourquoi le faire? Je vivais selon le principe: mieux vaut être quelqu’un dans son propre pays que personne ailleurs. Ce principe me réchauffait, me guidait, et tout se passait plutôt bien. Ma vie était rythmée par les déplacements dans les districts, les inspections, les rapports… Et le week-end, ces rares, presque précieux retours à la maison.
Alina restait avec mes parents, grâce à ma mère, qui était mon pilier sûr.
Après une autre semaine difficile, quittant mon tailleur de fonctionnaire, je me transformais: mini-jupe, cuissardes vernies, une Volkswagen rouge, le vent dans les cheveux. L’avenue m’enveloppait et je redevenais moi-même, libre des règles, des regards, des attentes.
Je suis Verseau. Ce qui veut dire: je ne vis pas selon les schémas.
J’ai besoin d’espace, pas physique, mais intérieur. Je ne supporte pas la pression, je ne tolère pas les cages, même dorées. On ne peut pas me retenir avec des promesses, on ne peut pas m’acheter avec le confort. Je sais être présente, mais seulement si je ne me sens pas étouffée. Je peux tout donner, si on ne l’exige pas. La liberté pour moi, c’est comme l’air. Si on me la coupe, je suffoque. Même l’amour, s’il est trop insistant, devient une lourde chaîne. Mais s’il me donne des ailes, alors je reste.
Je suis vive, imprévisible, honnête jusqu’à la douleur. On ne peut pas me changer, pas me rééduquer. Mais on peut m’inspirer, et alors je deviens lumière. Une femme qui aime sincèrement, mais à sa façon.
Pour ne pas déprimer seule, j’ai appelé Liouda, ma meilleure amie. Elle travaillait comme interprète. Nous sommes parties nous promener, et entre un café et une vitrine de pâtisseries, Lioudotchka m’a raconté l’histoire d’un Français venu à Oufa pour une fille, après avoir dépensé 2000 euros par le biais d’une agence matrimoniale, « Euro Challenger». Mais la fille, l’ayant vu, l’a poliment éconduit. Le pauvre type était désormais condamné à passer une semaine seul dans un hôtel, sans langue, sans compagnie.
– Liouda, ce n’est pas juste! On devrait l’inviter quelque part. Imagine si c’était nous, à Paris! – ai-je plaidé.
– Je ne veux pas, c’est gênant… – rétorquai t-elle.
Mais moi, aventurière dans l’âme, je sentais que cette soirée pouvait être spéciale. J’avais envie de quelque chose de léger, absurde, vivant.
– Allez! Et puis on dîne à ses frais! – lui ai-je fait un clin d’œil.
Liouda a cédé. Elle savait que si quelque chose s’enflammait en moi, résister était inutile. Elle l’a appelé. Il s’appelait… Etienne.
Il était ravi, comme si on lui promettait une place au soleil. Il a bondi de son hôtel, et moi, j’étais là, prête. Minirobe, cuissardes, manteau long jusqu’aux chevilles, bien sûr, ouvert. Cheveux coiffés, lèvres brillantes, humeur taquine.
Il m’a vue… et il est resté bouche bée. Dans son regard se lisaient stupeur et admiration. Non, je n’étais pas surprise, sachant très bien l’effet que je produis. Depuis l’adolescence, j’étais habituée à ces regards émerveillés, avides, fascinés. Les hommes semblaient percevoir en moi quelque chose d’inaccessible, donc d’autant plus attirant. Je savais garder mes distances, mais aussi quand je pouvais me permettre un peu plus.
J’aimais cette sensation de pouvoir, subtil, féminin, invisible. Un pouvoir qu’on ne peut nommer, mais qu’on ne peut ignorer. Je ne l’utilisais pas volontairement, je savais juste qu’il existait. Et dans ses yeux, je revoyais cette admiration. Il voyait non seulement une femme, mais une force, une liberté. Quelque chose qu’on ne peut ni acheter, ni apprivoiser. Et visiblement, c’est ce qui l’a séduit. Je crois que, dès ce moment, il était prêt à m’offrir la Lune.
Nous sommes allés au restaurant. Je ne parlais pas français. Lui, pas un mot de russe. Liouda était notre pont.
Mais, à vrai dire, son apparence m’a franchement déçue. Au lieu d’un noble aristocrate de mes rêves, un Français mince en manteau et écharpe, je vis un homme d’une cinquantaine d’années, petit, avec un ventre rond et un bonnet d’hiver ridicule avec un pompon.
Eh bien… original, ça, on ne peut le nier.
Moi qui pensais que tous les Français ressemblaient aux mannequins de magazine, élégants, stylés avec nonchalance… En fait, c’était un Corse. Pas un Français comme dans mes rêves, nourris de films et romans.
Bienvenue dans la réalité!
– Hmm… j’aurais dû écouter Liouda, pensai-je. Mais partir aurait été gênant. Laisser tomber le pauvre Français une deuxième fois aurait été trop cruel.
Nous nous sommes installés, avons commandé à manger. En Russie, soupe et boulettes, ce n’est pas un simple repas, c’est un mode de vie. On peut se régaler à toute heure. J’ai croisé les jambes, allumé une cigarette, et en le regardant droit dans les yeux, j’ai soufflé la fumée. J’aimais jouer à la tentatrice, même si, en vérité, je ne fumais pas et j’étais contre cette habitude.
Il me regardait avec tant de dévotion amoureuse que j’en étais presque mal à l’aise. Il ne cessait de parler à Liouda.
– Il demande où tu travailles. Et… il t’invite en Corse, – traduit Liouda.
– D’accord, – dis-je. – J’irai.
Je pensais: la Corse… Napoléon… C’est où, au juste? J’ai répondu poliment, mais je ne pensais pas vraiment y aller. Je n’imaginais pas que ce moment deviendrait le début d’un nouveau chapitre de ma vie. Pour moi, c’était juste un week-end banal.
Mais son visage s’est illuminé. Il a demandé si mon mari me laisserait partir.
– Oui, – répondis-je langoureusement. – Je suis divorcée.
Il a sauté de joie.
– Tu as des enfants?
– Une fille. Huit ans.
– Parfait! – s’est-il exclamé.
Plus tard, des années après, il m’a expliqué pourquoi il avait réagi ainsi. Mais à ce moment-là, ses paroles me semblaient étranges, presque absurdes. Pourquoi se réjouir du fait que j’avais une fille? Étrange, très étrange personnage.
Il ne cherchait pas seulement une femme, mais une compagne de vie. Il était persuadé qu’à quarante ans, une femme avait probablement déjà un enfant. Et s’il fallait choisir, mieux valait une fille.
– C’est plus facile avec les filles, – m’expliquait-il plus tard. Elles s’attachent plus vite aux hommes, acceptent plus facilement un beau-père. Mais les garçons… ils sont jaloux, ils protègent leur mère, ils repoussent.
C«était sa philosophie. Mûre, un peu rude, mais sincère. Ce soir-là, j’ai compris pour la première fois qu’il avait tout prévu depuis longtemps. Non seulement notre rencontre, mais tout ce qui pouvait s’ensuivre.
La soirée touchait à sa fin. Le lendemain, je partais en mission. Etienne a payé le dîner, nous l’avons raccompagné à l’hôtel. En me disant au revoir, il m’a presque arraché une promesse solennelle: qu’on se reverrait dans une semaine.
Et des années plus tard, il m’a confié: ce fut le coup de foudre. Il était reconnaissant à cette fille qui l’avait repoussé. Car c’est ainsi que le destin l’a conduit à moi.
Et peut-être… c’est ainsi que commence l’amour