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Vingt ans après

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LII. Le malheur donne de la mémoire

Anne était rentrée furieuse dans son oratoire.

– Quoi! s'écria-t-elle en tordant ses beaux bras, quoi, le peuple a vu M. de Condé, le premier prince du sang, arrêté par ma belle- mère, Marie de Médicis; il a vu ma belle-mère, son ancienne régente, chassée par le cardinal; il a vu M. de Vendôme, c'est-à- dire le fils de Henri IV, prisonnier à Vincennes; il n'a rien dit tandis qu'on insultait, qu'on incarcérait, qu'on menaçait ces grands personnages! et pour un Broussel! Jésus, qu'est donc devenue la royauté?

Anne touchait sans y penser à la question brûlante. Le peuple n'avait lien dit pour les princes, le peuple se soulevait pour Broussel; c'est qu'il s'agissait d'un plébéien, et qu'en défendant Broussel le peuple sentait instinctivement qu'il se défendait lui- même.

Pendant ce temps, Mazarin se promenait de long en large dans son cabinet, regardant de temps en temps sa belle glace de Venise tout étoilée.

– Eh! disait-il, c'est triste, je le sais bien, d'être forcé de céder ainsi; mais bah! nous prendrons notre revanche: qu'importe Broussel! c'est un nom, ce n'est pas une chose.

Si habile politique qu'il fût, Mazarin se trompait cette fois:

Broussel était une chose et non pas un nom.

Aussi, lorsque le lendemain matin Broussel fit son entrée à Paris dans un grand carrosse, ayant son fils Louvières à côté de lui et Friquet derrière la voiture, tout le peuple en armes se précipita- t-il sur son passage! les cris de: «Vive Broussel! Vive notre père!» retentissaient de toutes parts et portaient la mort aux oreilles de Mazarin; de tous les côtés les espions du cardinal et de la reine rapportaient de fâcheuses nouvelles, qui trouvaient le ministre fort agité et la reine fort tranquille. La reine paraissait mûrir dans sa tête une grande résolution, ce qui redoublait les inquiétudes de Mazarin. Il connaissait l'orgueilleuse princesse et craignait fort les résolutions d'Anne d'Autriche.

Le coadjuteur était rentré au parlement plus roi que le roi, la reine et le cardinal ne l'étaient à eux trois ensemble; sur son avis, un édit du parlement avait invité les bourgeois à déposer leurs armes et à démolir les barricades: ils savaient maintenant qu'il ne fallait qu'une heure pour reprendre les armes et qu'une nuit pour refaire les barricades.

Planchet était rentré dans sa boutique; la victoire amnistie: Planchet n'avait donc plus peur d'être pendu; il était convaincu que, si l'on faisait seulement mine de l'arrêter, le peuple se soulèverait pour lui comme il venait de le faire pour Broussel.

Rochefort avait rendu ses chevau-légers au chevalier d'Humières: il en manquait bien deux à l'appel; mais le chevalier, qui était frondeur dans l'âme, n'avait pas voulu entendre parler de dédommagement.

Le mendiant avait repris sa place au parvis Saint-Eustache, distribuant toujours son eau bénite d'une main et demandant l'aumône de l'autre; et nul ne se doutait que ces deux mains-là venaient d'aider à tirer de l'édifice social la pierre fondamentale de la royauté.

Louvières était fier et content, il s'était vengé du Mazarin, qu'il détestait, et avait fort contribué à faire sortir son père de prison; son nom avait été répété avec terreur au Palais-Royal, et il disait en riant au conseiller réintégré dans sa famille:

– Croyez-vous, mon père, que si maintenant je demandais une compagnie à la reine elle me la donnerait?

D'Artagnan avait profité du moment de calme pour renvoyer Raoul, qu'il avait eu grand'peine à retenir enfermé pendant l'émeute, et qui voulait absolument tirer l'épée pour l'un ou l'autre parti. Raoul avait fait quelque difficulté d'abord, mais d'Artagnan avait parlé au nom du comte de La Fère. Raoul avait été faire une visite à madame de Chevreuse et était parti pour rejoindre l'armée.

Rochefort seul trouvait la chose assez mal terminée: il avait écrit à M. le duc de Beaufort de venir; le duc allait arriver et trouverait Paris tranquille.

Il alla trouver le coadjuteur, pour lui demander s'il ne fallait pas donner avis au prince de s'arrêter en route; mais Gondy y réfléchit un instant et dit:

– Laissez-le continuer son chemin.

– Mais ce n'est donc pas fini? demanda Rochefort.

– Bon! mon cher comte, nous ne sommes encore qu'au commencement.

– Qui vous fait croire cela?

– La connaissance que j'ai du coeur de la reine: elle ne voudra pas demeurer battue.

– Prépare-t-elle donc quelque chose?

– Je l'espère.

– Que savez-vous, voyons?

– Je sais qu'elle a écrit à M. le Prince de revenir de l'armée en toute hâte.

– Ah! ah! dit Rochefort, vous avez raison, il faut laisser venir

M. de Beaufort.

Le soir même de cette conversation, le bruit se répandit que M. le

Prince était arrivé.

C'était une nouvelle bien simple et bien naturelle, et cependant elle eut un immense retentissement; des indiscrétions, disait-on, avaient été commises par madame de Longueville, à qui M. le Prince, qu'on accusait d'avoir pour sa soeur une tendresse qui dépassait les bornes de l'amitié fraternelle, avait fait des confidences.

Ces confidences dévoilaient de sinistres projets de la part de la reine.

Le soir même de l'arrivée de M. le Prince, des bourgeois plus avancés que les autres, des échevins, des capitaines de quartier s'en allaient chez leurs connaissances, disant:

– Pourquoi ne prendrions-nous pas le roi et ne le mettrions-nous pas à l'Hôtel de Ville? c'est un tort de le laisser élever par nos ennemis, qui lui donnent de mauvais conseils; tandis que s'il était dirigé par M. le coadjuteur, par exemple, il sucerait des principes nationaux et aimerait le peuple.

La nuit fut sourdement agitée; le lendemain on revit les manteaux gris et noirs, les patrouilles de marchands en armes et les bandes de mendiants.

La reine avait passé la nuit à conférer seule à seul avec M. le Prince; à minuit il avait été introduit dans son oratoire et ne l'avait quittée qu'à cinq heures.

À cinq heures la reine se rendit au cabinet du cardinal.

Si elle n'était pas encore couchée, elle, le cardinal était déjà levé.

Il rédigeait une réponse à Cromwell, six jours étaient déjà écoulés sur les dix qu'il avait demandés à Mordaunt.

– Bah! disait-il, je l'aurai fait un peu attendre, mais M. Cromwell sait trop ce que c'est que les révolutions pour ne pas m'excuser.

Il relisait donc avec complaisance le premier paragraphe de son factum, lorsqu'on gratta doucement à la porte qui communiquait aux appartements de la reine. Anne d'Autriche pouvait seule venir par cette porte. Le cardinal se leva et alla ouvrir.

La reine était en négligé, mais le négligé lui allait encore, car, ainsi que Diane de Poitiers et Ninon, Anne d'Autriche conserva ce privilège de rester toujours belle: seulement ce matin-là elle était plus belle que de coutume, car ses yeux avaient tout le brillant que donne au regard une joie intérieure.

– Qu'avez-vous, Madame, dit Mazarin inquiet, vous avez l'air toute fière?

– Oui, Giulio, dit-elle, fière et heureuse, car j'ai trouvé le moyen d'étouffer cette hydre.

– Vous êtes un grand politique, ma reine, dit Mazarin, voyons le moyen.

Et il cacha ce qu'il écrivait en glissant la lettre commencée sous du papier blanc.

– Ils veulent me prendre le roi, vous savez? dit la reine.

– Hélas! oui! et me pendre, moi.

– Ils n'auront pas le roi.

– Et ils ne me pendront pas, benone.

– Écoutez: je veux leur enlever mon fils et moi-même, et vous avec moi; je veux que cet événement, qui du jour au lendemain changera la face des choses, s'accomplisse sans que d'autres le sachent que vous, moi et une troisième personne.

– Et quelle est cette troisième personne?

– M. le Prince.

– Il est donc arrivé, comme on me l'avait dit?

– Hier soir.

– Et vous l'avez vu?

– Je le quitte.

– Il prête les mains à ce projet?

– Le conseil vient de lui.

– Et Paris?

– Il l'affame et le force à se rendre à discrétion.

– Le projet ne manque pas de grandiose, mais je n'y vois qu'un empêchement.

– Lequel?

– L'impossibilité.

– Parole vide de sens. Rien n'est impossible.

– En projet.

– En exécution. Avons-nous de l'argent?

– Un peu, dit Mazarin tremblant qu'Anne d'Autriche ne demandât à puiser dans sa bourse.

– Avons-nous des troupes?

– Cinq ou six mille hommes.

– Avons-nous du courage?

– Beaucoup.

– Alors la chose est facile. Oh! comprenez-vous, Giulio? Paris, cet odieux Paris, se réveillant un matin sans reine et sans roi, cerné, assiégé, affamé, n'ayant plus pour toute ressource que son stupide parlement et son maigre coadjuteur aux jambes torses!

– Joli! joli! dit Mazarin: je comprends l'effet; mais je ne vois pas le moyen d'y arriver.

– Je le trouverai, moi!

– Vous savez que c'est la guerre, la guerre civile, ardente, acharnée, implacable.

– Oh! oui, oui, la guerre, dit Anne d'Autriche; oui, je veux réduire cette ville rebelle en cendres; je veux éteindre le feu dans le sang; je veux qu'un exemple effroyable éternise le crime et le châtiment. Paris! je le hais, je le déteste.

– Tout beau, Anne, vous voilà sanguinaire! Prenez garde, nous ne sommes pas au temps des Malatesta et des Castruccio Castracani; vous vous ferez décapiter, ma belle reine, et ce serait dommage.

– Vous riez.

– Je ris très peu, la guerre est dangereuse avec tout un peuple: voyez votre frère Charles Ier, il est mal, très mal.

– Nous sommes en France et je suis Espagnole.

– Tant pis, per Baccho, tant pis, j'aimerais mieux que vous fussiez française, et moi aussi: on nous détesterait moins tous les deux.

– Cependant vous m'approuvez?

 

– Oui, si je vois la chose possible.

– Elle l'est, c'est moi qui vous le dis; faites vos préparatifs de départ.

– Moi! je suis toujours prêt à partir; seulement, vous le savez, je ne pars jamais… et cette fois probablement pas plus que les autres.

– Enfin, si je pars, partirez-vous?

– J'essaierai.

– Vous me faites mourir, avec vos peurs, Giulio, et de quoi donc avez-vous peur?

– De beaucoup de choses.

– Desquelles?

La physionomie de Mazarin, de railleuse qu'elle était, devint sombre.

– Anne, dit-il, vous n'êtes qu'une femme, et, comme femme, vous pouvez insulter à votre aise les hommes, sûre que vous êtes de l'impunité: vous m'accusez d'avoir peur: je n'ai pas tant peur que vous, puisque je ne me sauve pas, moi. Contre qui crie-t-on? Est- ce contre vous ou contre moi? Qui veut-on pendre? Est-ce vous ou moi? Eh bien, je fais tête à l'orage, moi, cependant, que vous accusez d'avoir peur, non pas en bravache, ce n'est pas ma mode, mais je tiens. Imitez-moi, pas tant d'éclat, plus d'effet. Vous criez très haut, vous n'aboutissez à rien. Vous parlez de fuir!

Mazarin haussa les épaules, prit la main de la reine et la conduisit à la fenêtre:

– Regardez!

– Eh bien? dit la reine aveuglée par son entêtement.

– Eh bien, que voyez-vous de cette fenêtre? Ce sont, si je ne m'abuse, des bourgeois cuirassés, casqués, armés de bons mousquets, comme au temps de la Ligue, et qui regardent si bien la fenêtre d'où vous les regardez, vous, que vous allez être vue si vous soulevez si fort le rideau. Maintenant, venez à cette autre: que voyez-vous? Des gens du peuple armés de hallebardes qui gardent vos portes. À chaque ouverture de ce palais où je vous conduirais, vous en verriez autant; vos portes sont gardées, les soupiraux de vos caves sont gardés, et je vous dirai à mon tour ce que ce bon La Ramée me disait de M. de Beaufort: À moins d'être oiseau ou souris, vous ne sortirez pas.

– Il est cependant sorti, lui.

– Comptez-vous sortir de la même manière?

– Je suis donc prisonnière alors?

– Parbleu! dit Mazarin, il y a une heure que je vous le prouve.

Et Mazarin reprit tranquillement sa dépêche commencée, à l'endroit où il l'avait interrompue.

Anne, tremblante de colère, rouge d'humiliation, sortit du cabinet en repoussant derrière elle la porte avec violence.

Mazarin ne tourna pas même la tête.

Rentrée dans ses appartements, la reine se laissa tomber sur un fauteuil et se mit à pleurer.

Puis tout à coup frappée d'une idée subite:

– Je suis sauvée, dit-elle en se levant. Oh! oui, oui, je connais un homme qui saura me tirer de Paris, lui, un homme que j'ai trop longtemps oublié.

Et, rêveuse, quoique avec un sentiment de joie:

– Ingrate que je suis, dit-elle, j'ai vingt ans oublié cet homme, dont j'eusse dû faire un maréchal de France. Ma belle-mère a prodigué l'or, les dignités, les caresses à Concini, qui l'a perdue, le roi a fait Vitry maréchal de France pour un assassinat, et moi, j'ai laissé dans l'oubli, dans la misère, ce noble d'Artagnan qui m'a sauvée.

Et elle courut à une table sur laquelle étaient du papier et de l'encre, et se mit à écrire.

LIII. L'entrevue

Ce matin-là d'Artagnan était couché dans la chambre de Porthos. C'était une habitude que les deux amis avaient prise depuis les troubles. Sous leur chevet était leur épée, et sur leur table, à portée de la main étaient leurs pistolets.

D'Artagnan dormait encore et rêvait que le ciel se couvrait d'un grand nuage jaune, que de ce nuage tombait une pluie d'or, et qu'il tendait son chapeau sous une gouttière.

Porthos rêvait de son côté que le panneau de son carrosse n'était pas assez large pour contenir les armoiries qu'il y faisait peindre.

Ils furent réveillés à sept heures par un valet sans livrée qui apportait une lettre à d'Artagnan.

– De quelle part? demanda le Gascon.

– De la part de la reine, répondit le valet.

– Hein! fit Porthos en se soulevant sur son lit, que dit-il donc?

D'Artagnan pria le valet de passer dans une salle voisine, et dès qu'il eut refermé la porte il sauta à bas de son lit et lut rapidement, pendant que Porthos le regardait les yeux écarquillés et sans oser lui adresser une question.

– Ami Porthos, dit d'Artagnan en lui tendant la lettre, voici pour cette fois ton titre de baron et mon brevet de capitaine. Tiens, lis et juge.

Porthos étendit la main, prit la lettre, et lut ces mots d'une voix tremblante:

«La reine veut parler à monsieur d'Artagnan, qu'il suive le porteur.»

– Eh bien! dit Porthos, je ne vois rien là que d'ordinaire.

– J'y vois, moi, beaucoup d'extraordinaire, dit d'Artagnan. Si l'on m'appelle, c'est que les choses sont bien embrouillées. Songe un peu quel remue-ménage a dû se faire dans l'esprit de la reine, pour qu'après vingt ans mon souvenir remonte à la surface.

– C'est juste, dit Porthos.

– Aiguise ton épée, baron, charge tes pistolets, donne l'avoine aux chevaux, je te réponds qu'il y aura du nouveau avant demain; et motus!

– Ah çà! ce n'est point un piège qu'on nous tend pour se défaire de nous? dit Porthos toujours préoccupé de la gêne que sa grandeur future devait causer à autrui.

– Si c'est un piège, reprit d'Artagnan, je le flairerai, sois tranquille. Si Mazarin est Italien, je suis Gascon, moi.

Et d'Artagnan s'habilla en un tour de main.

Comme Porthos, toujours couché, lui agrafait son manteau, on frappa une seconde fois à la porte.

– Entrez, dit d'Artagnan.

Un second valet entra.

– De la part de Son Éminence le cardinal Mazarin, dit-il.

D'Artagnan regarda Porthos.

– Voilà qui se complique, dit Porthos, par où commencer?

– Cela tombe à merveille, dit d'Artagnan; Son Éminence me donne rendez-vous dans une demi-heure.

– Bien.

– Mon ami, dit d'Artagnan se retournant vers le valet, dites à

Son Éminence que dans une demi-heure je suis à ses ordres.

Le valet salua et sortit.

– C'est bien heureux qu'il n'ait pas vu l'autre, reprit d'Artagnan.

– Tu crois donc qu'ils ne t'envoient pas chercher tous deux pour la même chose?

– Je ne le crois pas, j'en suis sûr.

– Allons, allons, d'Artagnan, alerte! Songe que la reine t'attend; après la reine, le cardinal; et après le cardinal, moi.

D'Artagnan rappela le valet d'Anne d'Autriche.

– Me voilà, mon ami, dit-il, conduisez-moi.

Le valet le conduisit par la rue des Petits-Champs, et, tournant à gauche, le fit entrer par la petite porte du jardin qui donnait sur la rue Richelieu, puis on gagna un escalier dérobé, et d'Artagnan fut introduit dans l'oratoire.

Une certaine émotion dont il ne pouvait se rendre compte faisait battre le coeur du lieutenant; il n'avait plus la confiance de la jeunesse, et l'expérience lui avait appris toute la gravité des événements passés. Il savait ce que c'était que la noblesse des princes et la majesté des rois, il s'était habitué à classer sa médiocrité après les illustrations de la fortune et de la naissance. Jadis il eût abordé Anne d'Autriche en jeune homme qui salue une femme. Aujourd'hui c'était autre chose: il se rendait près d'elle comme un humble soldat près d'un illustre chef.

Un léger bruit troubla le silence de l'oratoire. D'Artagnan tressaillit et vit une blanche main soulever la tapisserie, et à sa forme, à sa blancheur, à sa beauté, il reconnut cette main royale qu'un jour on lui avait donnée à baiser.

La reine entra.

– C'est vous, monsieur d'Artagnan, dit-elle en arrêtant sur l'officier un regard plein d'affectueuse mélancolie, c'est vous et je vous reconnais bien. Regardez-moi à votre tour, je suis la reine; me reconnaissez-vous?

– Non, Madame, répondit d'Artagnan.

– Mais ne savez-vous donc plus, continua Anne d'Autriche avec cet accent délicieux qu'elle savait, lorsqu'elle le voulait, donner à sa voix, que la reine a eu besoin d'un jeune cavalier brave et dévoué, qu'elle a trouvé ce cavalier, et que, quoiqu'il ait pu croire qu'elle l'avait oublié, elle lui a gardé une place au fond de son coeur?

– Non, Madame, j'ignore cela, dit le mousquetaire.

– Tant pis, monsieur, dit Anne d'Autriche, tant pis, pour la reine du moins, car la reine aujourd'hui a besoin de ce même courage et de ce même dévouement.

– Eh quoi! dit d'Artagnan, la reine, entourée comme elle est de serviteurs si dévoués, de conseillers si sages, d'hommes si grands enfin par leur mérite ou leur position, daigne jeter les yeux sur un soldat obscur!

Anne comprit ce reproche voilé; elle en fut émue plus qu'irritée. Tant d'abnégation et de désintéressement de la part du gentilhomme gascon l'avait maintes fois humiliée, elle s'était laissée vaincre en générosité.

– Tout ce que vous me dites de ceux qui m'entourent, monsieur d'Artagnan, est vrai peut-être, dit la reine: mais moi je n'ai de confiance qu'en vous seul. Je sais que vous êtes à M. le cardinal, mais soyez à moi aussi et je me charge de votre fortune. Voyons, feriez-vous pour moi aujourd'hui ce que fit jadis pour la reine ce gentilhomme que vous ne connaissez pas?

– Je ferai tout ce qu'ordonnera Votre Majesté, dit d'Artagnan.

La reine réfléchit un moment; et, voyant l'attitude circonspecte du mousquetaire:

– Vous aimez peut-être le repos? dit-elle.

– Je ne sais, car je ne me suis jamais reposé, Madame.

– Avez-vous des amis?

– J'en avais trois: deux ont quitté Paris et j'ignore où ils sont allés. Un seul me reste, mais c'est un de ceux qui connaissaient, je crois, le cavalier dont Votre Majesté m'a fait l'honneur de me parler.

– C'est bien, dit la reine: vous et votre ami, vous valez une armée.

– Que faut-il que je fasse, Madame?

– Revenez à cinq heures et je vous le dirai; mais ne parlez à âme qui vive, monsieur, du rendez-vous que je vous donne.

– Non, Madame.

– Jurez-le sur le Christ.

– Madame, je n'ai jamais menti à ma parole; quand je dis non, c'est non.

La reine, quoique étonnée de ce langage, auquel ses courtisans ne l'avaient pas habituée, en tira un heureux présage pour le zèle que d'Artagnan mettrait à la servir dans l'accomplissement de son projet. C'était un des artifices du Gascon de cacher parfois sa profonde subtilité sous les apparences d'une brutalité loyale.

– La reine n'a pas autre chose à m'ordonner pour le moment? dit- il.

– Non, monsieur, répondit Anne d'Autriche, et vous pouvez vous retirer jusqu'au moment que je vous ai dit.

D'Artagnan salua et sortit.

– Diable! dit-il lorsqu'il fut à la porte, il paraît qu'on a bien besoin de moi ici.

Puis, comme la demi-heure était écoulée. Il traversa la galerie et alla heurter à la porte du cardinal.

Bernouin l'introduisit.

– Je me rends à vos ordres, Monseigneur, dit-il.

Et, selon son habitude, d'Artagnan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui, et remarqua que Mazarin avait devant lui une lettre cachetée. Seulement elle était posée sur le bureau du côté de l'écriture, de sorte qu'il était impossible de voir à qui elle était adressée.

– Vous venez de chez la reine? dit Mazarin en regardant fixement d'Artagnan.

– Moi, Monseigneur! qui vous a dit cela?

– Personne; mais je le sais.

– Je suis désespéré de dire à Monseigneur qu'il se trompe, répondit impudemment le Gascon, fort de la promesse qu'il venait de faire à Anne d'Autriche.

– J'ai ouvert moi-même l'antichambre, et je vous ai vu venir du bout de la galerie.

– C'est que j'ai été introduit par l'escalier dérobé.

– Comment cela?

– Je l'ignore; il y aura eu malentendu.

Mazarin savait qu'on ne faisait pas dire facilement à d'Artagnan ce qu'il voulait cacher; aussi renonça-t-il à découvrir pour le moment le mystère que lui faisait le Gascon.

– Parlons de mes affaires, dit le cardinal, puisque vous ne voulez rien me dire des vôtres.

D'Artagnan s'inclina.

– Aimez-vous les voyages? demanda le cardinal.

– J'ai passé ma vie sur les grands chemins.

– Quelque chose vous retiendrait-il à Paris?

– Rien ne me retiendrait à Paris qu'un ordre supérieur.

– Bien. Voici une lettre qu'il s'agit de remettre à son adresse.

– À son adresse, Monseigneur? mais il n'y en a pas.

En effet, le côté opposé au cachet était intact de toute écriture.

– C'est-à-dire, reprit Mazarin, qu'il y a une double enveloppe.

– Je comprends, et je dois déchirer la première, arrivé à un endroit donné seulement.

– À merveille. Prenez et partez. Vous avez un ami, M. du Vallon, je l'aime fort, vous l'emmènerez.

 

– Diable! se dit d'Artagnan, il sait que nous avons entendu sa conversation d'hier, et il veut nous éloigner de Paris.

– Hésiteriez-vous? demanda Mazarin.

– Non, Monseigneur, et je pars sur-le-champ. Seulement je désirerais une chose…

– Laquelle? dites.

– C'est que Votre Éminence passât chez la reine.

– Quand cela?

– À l'instant même.

– Pourquoi faire?

– Pour lui dire seulement ces mots: «J'envoie M. d'Artagnan quelque part, et je le fais partir tout de suite.»

– Vous voyez bien, dit Mazarin, que vous avez vu la reine.

– J'ai eu l'honneur de dire à Votre Éminence qu'il était possible qu'il y eût un malentendu.

– Que signifie cela? demanda Mazarin.

– Oserais-je renouveler ma prière à Son Éminence?

– C'est bien, j'y vais. Attendez-moi ici.

Mazarin regarda avec attention si aucune clef n'avait été oubliée aux armoires et sortit.

Dix minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles d'Artagnan fit tout ce qu'il put pour lire à travers la première enveloppe ce qui était écrit sur la seconde; mais il n'en put venir à bout.

Mazarin rentra pâle et vivement préoccupé; il alla s'asseoir à son bureau. D'Artagnan l'examinait comme il venait d'examiner l'épître; mais l'enveloppe de son visage était presque aussi impénétrable que l'enveloppe de la lettre.

– Eh, eh! dit le Gascon, il a l'air fâché. Serait-ce contre moi?

Il médite; est-ce de m'envoyer à la Bastille? Tout beau,

Monseigneur! au premier mot que vous en dites, je vous étrangle et me fais frondeur. On me portera en triomphe comme M. Broussel, et

Athos me proclamera le Brutus français. Ce serait drôle.

Le Gascon, avec son imagination toujours galopante, avait déjà vu tout le parti qu'il pouvait tirer de la situation.

Mais Mazarin ne donna aucun ordre de ce genre et se mit au contraire à faire patte de velours à d'Artagnan:

– Vous aviez raison, lui dit-il, mon cher monsou d'Artagnan, et vous ne pouvez partir encore.

– Ah! fit d'Artagnan.

– Rendez-moi donc cette dépêche, je vous prie.

D'Artagnan obéit. Mazarin s'assura que le cachet était bien intact.

– J'aurai besoin de vous ce soir, dit-il, revenez dans, deux heures.

– Dans deux heures, Monseigneur, dit d'Artagnan, j'ai un rendez- vous auquel je ne puis manquer.

– Que cela ne vous inquiète pas, dit Mazarin, c'est le même.

– Bon! pensa d'Artagnan, je m'en doutais.

– Revenez donc à cinq heures et amenez-moi ce cher M. du Vallon; seulement, laissez-le dans l'antichambre: je veux causer avec vous seul.

D'Artagnan s'inclina.

En s'inclinant il se disait:

– Tous deux le même ordre, tous deux à la même heure, tous deux au Palais-Royal; je devine. Ah! voilà un secret que M. de Gondy eût payé cent mille livres.

– Vous réfléchissez! dit Mazarin inquiet.

– Oui, je me demande si nous devons être armés ou non.

– Armés jusqu'aux dents, dit Mazarin.

– C'est bien, Monseigneur, on le sera.

D'Artagnan salua, sortit et courut répéter à son ami les promesses flatteuses de Mazarin, lesquelles donnèrent à Porthos une allégresse inconcevable.