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Vingt ans après

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XLIV. Paternité

Pendant que cette scène terrible se passait chez lord de Winter, Athos, assis près de la fenêtre de sa chambre, le coude appuyé sur une table, la tête inclinée sur sa main, écoutait des yeux et des oreilles à la fois Raoul qui lui racontait les aventures de son voyage et les détails de la bataille.

La belle et noble figure du gentilhomme exprimait un indicible bonheur au récit de ces premières émotions si fraîches et si pures; il aspirait les sons de cette voix juvénile qui se passionnait déjà aux beaux sentiments, comme on fait d'une musique harmonieuse. Il avait oublié ce qu'il y avait de sombre dans le passé, de nuageux dans l'avenir. On eût dit que le retour de cet enfant bien-aimé avait fait de ces craintes mêmes des espérances. Athos était heureux, heureux comme jamais il ne l'avait été.

– Et vous avez assisté et pris part à cette grande bataille,

Bragelonne? disait l'ancien mousquetaire.

– Oui, monsieur.

– Et elle a été rude, dites-vous?

– M. le Prince a chargé onze fois en personne.

– C'est un grand homme de guerre, Bragelonne.

– C'est un héros, monsieur; je ne l'ai pas perdu de vue un instant. Oh! que c'est beau, monsieur, de s'appeler Condé… et de porter ainsi son nom!

– Calme et brillant, n'est-ce pas?

– Calme comme à une parade, brillant comme dans une fête. Lorsque nous abordâmes l'ennemi, c'était au pas; on nous avait défendu de tirer les premiers, et nous marchions aux Espagnols, qui se tenaient sur une hauteur, le mousqueton à la cuisse. Arrivé à trente pas d'eux, le prince se retourna vers les soldats: «Enfants, dit-il, vous allez avoir à souffrir une furieuse décharge; mais, après, soyez tranquilles, vous aurez bon marché de tous ces gens.» Il se faisait un tel silence, qu'amis et ennemis entendirent ces paroles. Puis levant son épée: «Sonnez, trompettes» dit-il.

– Bien, bien!.. Dans l'occasion, vous feriez ainsi, Raoul, n'est-ce pas?

– S'en doute, monsieur, car j'ai trouvé cela bien beau et bien grand. Lorsque nous fûmes arrivés à vingt pas, nous vîmes tous ces mousquetons s'abaisser comme une ligne brillante; car le soleil resplendissait sur les canons.»Au pas, enfants, au pas, dit le prince, voici le moment.»

– Eûtes-vous peur, Raoul? demanda le comte.

– Oui, monsieur, répondit naïvement le jeune homme, je me sentis comme un grand froid au coeur, et au mot de: «Feu!» qui retentit en espagnol dans les rangs ennemis, je fermai les yeux et je pensai à vous.

– Bien vrai, Raoul? dit Athos en lui serrant la main.

– Oui, monsieur. Au même instant il se fit une telle détonation, qu'on eût dit que l'enfer s'ouvrait et ceux qui ne furent pas tués sentirent la chaleur de la flamme. Je rouvris les yeux, étonné de n'être pas mort, ou tout au moins blessé; le tiers de l'escadron était couché à terre, mutilé et sanglant. En ce moment je rencontrai l'oeil du prince; je ne pensai plus qu'à une chose, c'est qu'il me regardait. Je piquai des deux et je me trouvai au milieu des rangs ennemis.

– Et le prince fut content de vous?

– Il me le dit du moins, monsieur, lorsqu'il me chargea d'accompagner à Paris M. de Châtillon, qui est venu donner cette nouvelle à la reine et apporter les drapeaux pris.»Allez, me dit le prince, l'ennemi ne sera pas rallié de quinze jours. D'ici là je n'ai pas besoin de vous. Allez embrasser ceux que vous aimez et qui vous aiment, et dites à ma soeur de Longueville que je la remercie du cadeau qu'elle m'a fait en vous donnant à moi.» Et je suis venu, monsieur, ajouta Raoul en regardant le comte avec un sourire de profond amour, car j'ai pensé que vous seriez bien aise de me revoir.

Athos attira le jeune homme à lui et l'embrassa au front comme il eût fait à une jeune fille.

– Ainsi, dit-il, vous voilà lancé, Raoul; vous avez des ducs pour amis, un maréchal de France pour parrain, un prince du sang pour capitaine, et dans une même journée de retour vous avez été reçu par deux reines: c'est beau pour un novice.

– Ah! monsieur, dit Raoul tout à coup, vous me rappelez une chose que j'oubliais, dans mon empressement à vous raconter mes exploits: c'est qu'il se trouvait chez Sa Majesté la reine d'Angleterre un gentilhomme qui, lorsque j'ai prononcé votre nom, a poussé un cri de surprise et de joie; il s'est dit de vos amis, m'a demandé votre adresse et va venir vous voir.

– Comment s'appelle-t-il?

– Je n'ai pas osé le lui demander, monsieur; mais quoiqu'il s'exprime élégamment, à son accent j'ai jugé qu'il était Anglais.

– Ah! fit Athos.

Et sa tête se pencha comme pour chercher un souvenir. Puis, lorsqu'il releva son front, ses yeux furent frappés de la présence d'un homme qui se tenait debout devant la porte entrouverte et le regardait d'un air attendri.

– Lord de Winter! s'écria le comte.

– Athos, mon ami!

Et les deux gentilshommes se tinrent un instant embrassés; puis

Athos, lui prenant les deux mains, lui dit en le regardant:

– Qu'avez-vous, milord? vous paraissez aussi triste que je suis joyeux.

– Oui, cher ami, c'est vrai; et je dirai même plus, c'est que votre vue redouble ma crainte.

Et de Winter regarda autour de lui comme pour chercher la solitude. Raoul comprit que les deux amis avaient à causer, et sortit sans affectation.

– Voyons, maintenant que nous voilà seuls, dit Athos, parlons de vous.

– Pendant que nous voilà seuls, parlons de nous, répondit lord de

Winter. Il est ici.

– Qui?

– Le fils de Milady.

Athos, encore une fois frappé par ce nom qui semblait le poursuivre comme un écho fatal, hésita un moment, fronça légèrement le sourcil, puis d'un ton calme:

– Je le sais, dit-il.

– Vous le savez?

– Oui. Grimaud l'a rencontré entre Béthune et Arras, et est revenu à franc étrier pour me prévenir de sa présence.

– Grimaud le connaissait donc?

– Non, mais il a assisté à son lit de mort un homme qui le connaissait.

– Le bourreau de Béthune! s'écria de Winter.

– Vous savez cela? dit Athos étonné.

– Il me quitte à l'instant, répondit de Winter, il m'a tout dit. Ah! mon ami, quelle horrible scène! que n'avons-nous étouffé l'enfant avec la mère!

Athos, comme toutes les nobles natures, ne rendait pas à autrui les impressions fâcheuses qu'il ressentait; mais, au contraire, il les absorbait toujours en lui-même et renvoyait en leur place des espérances et des consolations. On eût dit que ses douleurs personnelles sortaient de son âme transformées en joies pour les autres.

– Que craignez-vous? dit-il revenant par le raisonnement sur la terreur instinctive qu'il avait éprouvée d'abord, ne sommes-nous pas là pour nous défendre? Ce jeune homme s'est-il fait assassin de profession, meurtrier de sang-froid? Il a pu tuer le bourreau de Béthune dans un mouvement de rage, mais maintenant sa fureur est assouvie.

De Winter sourit tristement et secoua la tête.

– Vous ne connaissez donc plus ce sang? dit-il.

– Bah! dit Athos en essayant de sourire à son tour, il aura perdu de sa férocité à la deuxième génération. D'ailleurs, ami, la Providence nous a prévenus que nous nous mettions sur nos gardes. Nous ne pouvons rien autre chose qu'attendre. Attendons. Mais, comme je le disais d'abord, parlons de vous. Qui vous amène à Paris?

– Quelques affaires d'importance que vous connaîtrez plus tard. Mais qu'ai-je ouï dire chez Sa Majesté la reine d'Angleterre, M. d'Artagnan est à Mazarin! Pardonnez-moi ma franchise, mon ami, je ne hais ni ne blâme le cardinal, et vos opinions me seront toujours sacrées; seriez-vous par hasard à cet homme?

– M. d'Artagnan est au service, dit Athos, il est soldat, il obéit au pouvoir constitué. M. d'Artagnan n'est pas riche et a besoin pour vivre de son grade de lieutenant. Les millionnaires comme vous, milord, sont rares en France.

– Hélas! dit de Winter, je suis aujourd'hui aussi pauvre et plus pauvre que lui. Mais revenons à vous.

– Eh bien! vous voulez savoir si je suis mazarin? Non, mille fois non. Pardonnez-moi aussi ma franchise, milord.

De Winter se leva et serra Athos dans ses bras.

– Merci, comte, dit-il, merci de cette heureuse nouvelle. Vous me voyez heureux et rajeuni. Ah! vous n'êtes pas mazarin, vous! à la bonne heure! d'ailleurs, ce ne pouvait pas être. Mais, pardonnez encore, êtes-vous libre?

– Qu'entendez-vous par libre?

– Je vous demande si vous n'êtes point marié.

– Ah! pour cela, non, dit Athos en souriant.

– C'est que ce jeune homme, si beau, si élégant, si gracieux…

– C'est un enfant que j'élève et qui ne connaît pas même son père.

– Fort bien; vous êtes toujours le même, Athos, grand et généreux.

– Voyons, milord, que me demandez-vous?

– Vous avez encore pour amis MM. Porthos et Aramis?

– Et ajoutez d'Artagnan, milord. Nous sommes toujours quatre amis dévoués l'un à l'autre comme autrefois, mais lorsqu'il s'agit de servir le cardinal ou de le combattre, d'être mazarins ou frondeurs, nous ne sommes plus que deux.

– M. Aramis est avec d'Artagnan? demanda lord de Winter.

– Non, dit Athos, M. Aramis me fait l'honneur de partager mes convictions.

– Pouvez-vous me mettre en relation avec cet ami si charmant et si spirituel?

– Sans doute, dès que cela vous sera agréable.

– Est-il changé?

– Il s'est fait abbé, voilà tout.

– Vous m'effrayez. Son état a dû le faire renoncer alors aux grandes entreprises.

– Au contraire, dit Athos en souriant, il n'a jamais été si mousquetaire que depuis qu'il est abbé, et vous retrouverez un véritable Galaor. Voulez-vous que je l'envoie chercher par Raoul?

– Merci, comte, on pourrait ne pas le trouver à cette heure chez lui. Mais puisque vous croyez pouvoir répondre de lui…

 

– Comme de moi-même.

– Pouvez-vous vous engager à me l'amener demain à dix heures sur le pont du Louvre?

– Ah! ah! dit Athos en souriant, vous avez un duel?

– Oui, comte, et un beau duel, un duel dont vous serez, j'espère.

– Où irons-nous, milord?

– Chez Sa Majesté la reine d'Angleterre, qui m'a chargé de vous présenter à elle, comte.

– Sa Majesté me connaît donc?

– Je vous connais, moi.

– Énigme, dit Athos; mais n'importe, du moment où vous en avez le mot, je n'en demande pas davantage. Me ferez-vous l'honneur de souper avec moi, milord?

– Merci, comte, dit de Winter, la visite de ce jeune homme, je vous l'avoue, m'a ôté l'appétit et m'ôtera probablement le sommeil. Quelle entreprise vient-il accomplir à Paris? Ce n'est pas pour m'y rencontrer qu'il est venu, car il ignorait mon voyage. Ce jeune homme m'épouvante, comte; il y a en lui un avenir de sang.

– Que fait-il en Angleterre?

– C'est un des sectateurs les plus ardents d'Olivier Cromwell.

– Qui l'a donc rallié à cette cause? Sa mère et son père étaient catholiques, je crois?

– La haine qu'il a contre le roi.

– Contre le roi?

– Oui, le roi l'a déclaré bâtard, l'a dépouillé de ses biens, lui a défendu de porter le nom de Winter.

– Et comment s'appelle-t-il maintenant?

– Mordaunt.

– Puritain et déguisé en moine, voyageant seul sur les routes de

France.

– En moine, dites-vous?

– Oui, ne le saviez-vous pas?

– Je ne sais rien que ce qu'il m'a dit.

– C'est ainsi et que par hasard, j'en demande pardon à Dieu si je blasphème, c'est ainsi qu'il a entendu la confession du bourreau de Béthune.

– Alors je devine tout: il vient envoyé par Cromwell.

– À qui?

– À Mazarin; et la reine avait deviné juste, nous avons été prévenus: tout s'explique pour moi maintenant. Adieu, comte, à demain.

– Mais la nuit est noire, dit Athos en voyant lord de Winter agité d'une inquiétude plus grande que celle qu'il voulait laisser paraître, et vous n'avez peut-être pas de laquais?

– J'ai Tony, un bon, mais naïf garçon.

– Holà! Olivain, Grimaud, Blaisois, qu'on prenne le mousqueton et qu'on appelle M. le vicomte.

Blaisois était ce grand garçon, moitié laquais, moitié paysan, que nous avons entrevu au château de Bragelonne, venant annoncer que le dîner était servi et qu'Athos avait baptisé du nom de sa province.

Cinq minutes après cet ordre donné, Raoul entra.

– Vicomte, dit-il, vous allez escorter milord jusqu'à son hôtellerie et ne le laisserez approcher par personne.

– Ah! comte, dit de Winter, pour qui donc me prenez-vous?

– Pour un étranger qui ne connaît point Paris, dit Athos, et à qui le vicomte montrera le chemin.

De Winter lui serra la main.

– Grimaud, dit Athos, mets-toi à la tête de la troupe, et gare au moine.

Grimaud tressaillit, puis il fit un signe de tête et attendit le départ en caressant avec une éloquence silencieuse la crosse de son mousqueton.

– À demain, comte, dit de Winter.

– Oui, milord.

La petite troupe s'achemina vers la rue Saint-Louis, Olivain tremblant comme Sosie à chaque reflet de lumière équivoque; Blaisois assez ferme parce qu'il ignorait qu'on courût un danger quelconque; Tony regardant à droite et à gauche, mais ne pouvant dire une parole, attendu qu'il ne parlait pas français.

De Winter et Raoul marchaient côte à côte et causaient ensemble.

Grimaud, qui, selon l'ordre d'Athos, avait précédé le cortège le flambeau d'une main et le mousqueton de l'autre, arriva devant l'hôtellerie de de Winter, frappa du poing à la porte, et, lorsqu'on fut venu ouvrir, salua milord sans rien dire.

Il en fut de même pour le retour; les yeux perçants de Grimaud ne virent rien de suspect qu'une espèce d'ombre embusquée au coin de la rue Guénégaud et du quai; il lui sembla qu'en passant il avait déjà remarqué ce guetteur de nuit qui attirait ses yeux. Il piqua vers lui; mais, avant qu'il pût l'atteindre, l'ombre avait disparu dans une ruelle où Grimaud ne pensa point qu'il était prudent de s'engager.

On rendit compte à Athos du succès de l'expédition; et comme il était dix heures du soir, chacun se retira dans son appartement.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, ce fut le comte à son tour qui aperçut Raoul à son chevet. Le jeune homme était tout habillé et lisait un livre nouveau de M. Chapelain.

– Déjà levé, Raoul? dit le comte.

– Oui, monsieur, répondit le jeune homme avec une légère hésitation, j'ai mal dormi.

– Vous, Raoul! vous avez mal dormi? quelque chose vous préoccupait donc? demanda Athos.

– Monsieur, vous allez dire que j'ai bien grande hâte de vous quitter quand je viens d'arriver à peine, mais…

– Vous n'aviez donc que deux jours de congé, Raoul?

– Au contraire, monsieur, j'en ai dix, aussi n'est-ce point au camp que je désirerais aller.

Athos sourit.

– Où donc, dit-il, à moins que ce ne soit un secret, vicomte? Vous voilà presque un homme, puisque vous avez fait vos premières armes, et vous avez conquis le droit d'aller où vous voulez sans me le dire.

– Jamais, monsieur, dit Raoul, tant que j'aurai le bonheur de vous avoir pour protecteur, je ne croirai avoir le droit de m'affranchir d'une tutelle qui m'est si chère. J'aurais donc le désir d'aller passer un jour à Blois seulement. Vous me regardez et vous allez rire de moi?

– Non, au contraire, dit Athos en étouffant un soupir, non, je ne ris pas, vicomte. Vous avez envie de revoir Blois, mais c'est tout naturel!

– Ainsi, vous me le permettez? s'écria Raoul tout joyeux.

– Assurément, Raoul.

– Au fond du coeur, monsieur, vous n'êtes point fâché?

– Pas du tout. Pourquoi serais-je fâché de ce qui vous fait plaisir?

– Ah! monsieur, que vous êtes bon! s'écria le jeune homme faisant un mouvement pour sauter au cou d'Athos, mais le respect l'arrêta.

Athos lui ouvrit ses bras.

– Ainsi je puis partir tout de suite?

– Quand vous voudrez, Raoul.

Raoul fit trois pas pour sortir.

– Monsieur, dit-il, j'ai pensé à une chose, c'est que c'est à madame la duchesse de Chevreuse, si bonne pour moi, que j'ai dû mon introduction près de M. le Prince.

– Et que vous lui devez un remerciement, n'est-ce pas, Raoul?

– Mais il me semble, monsieur; cependant c'est à vous de décider.

– Passez par l'hôtel de Luynes, Raoul, et faites demander si madame la duchesse peut vous recevoir. Je vois avec plaisir que vous n'oubliez pas les convenances. Vous prendrez Grimaud et Olivain.

– Tous deux, monsieur? demanda Raoul avec étonnement.

Raoul salua et sortit.

En lui regardant fermer la porte et en l'écoutant appeler de sa voix joyeuse et vibrante Grimaud et Olivain, Athos soupira.

– C'est bien vite me quitter, pensa-t-il en secouant la tête; mais il obéit à la loi commune. La nature est ainsi faite, elle regarde en avant. Décidément il aime cette enfant; mais m'aimera- t-il moins pour en aimer d'autres?

Et Athos s'avoua qu'il ne s'attendait point à ce prompt départ; mais Raoul était si heureux que tout s'effaça dans l'esprit d'Athos devant cette considération.

À dix heures tout était prêt pour le départ. Comme Athos regardait Raoul monter à cheval, un laquais le vint saluer de la part de madame de Chevreuse. Il était chargé de dire au comte de La Fère qu'elle avait appris le retour de son jeune protégé, ainsi que la conduite qu'il avait tenue à la bataille et qu'elle serait fort aise de lui faire ses félicitations.

– Dites à madame la duchesse, répondit Athos, que M. le vicomte montait à cheval pour se rendre à l'hôtel de Luynes.

Puis, après avoir fait de nouvelles recommandations à Grimaud,

Athos fit de la main signe à Raoul qu'il pouvait partir.

Au reste, en y réfléchissant, Athos songeait qu'il n'y avait point de mal peut-être à ce que Raoul s'éloignât de Paris en ce moment.

XLV. Encore une reine qui demande secours

Athos avait envoyé prévenir Aramis dès le matin et avait donné sa lettre à Blaisois, seul serviteur qui lui fût resté. Blaisois trouva Bazin revêtant sa robe de bedeau; il était ce jour-là de service à Notre-Dame.

Athos avait recommandé à Blaisois de tâcher de parler à Aramis lui-même. Blaisois, grand et naïf garçon, qui ne connaissait que sa consigne, avait donc demandé l'abbé d'Herblay, et, malgré les assurances de Bazin qu'il n'était pas chez lui, il avait insisté de telle façon que Bazin s'était mis fort en colère. Blaisois, voyant Bazin en costume d'église, s'était peu inquiété de ses dénégations et avait voulu passer outre, croyant celui auquel il avait affaire doué de toutes les vertus de son habit, c'est-à-dire de la patience et de la charité chrétiennes.

Mais Bazin, toujours valet de mousquetaire lorsque le sang montait à ses gros yeux, saisit un manche à balai et rossa Blaisois en lui disant:

– Vous avez insulté Église; mon ami, vous avez insulté Église.

En ce moment et à ce bruit inaccoutumé, Aramis était apparu entr'ouvrant avec précaution la porte de sa chambre à coucher. Alors Bazin avait posé respectueusement son balai sur un des deux bouts, comme il avait vu à Notre-Dame le suisse faire de sa hallebarde; et, Blaisois, avec un regard de reproche adressé au cerbère, avait tiré sa lettre de sa poche et l'avait présentée à Aramis.

– Du comte de La Fère? dit Aramis, c'est bien.

Puis il était rentré sans même demander la cause de tout ce bruit.

Blaisois revint tristement à l'hôtel du Grand-Roi-Charlemagne. Athos lui demanda des nouvelles de sa commission. Blaisois raconta son aventure.

– Imbécile! dit Athos en riant, tu n'as donc pas annoncé que tu venais de ma part?

– Non, monsieur.

– Et qu'a dit Bazin quand il a su que vous étiez à moi?

– Ah! monsieur, il m'a fait toute sorte d'excuses et m'a forcé à boire deux verres d'un très bon vin muscat, dans lequel il m'a fait tremper trois ou quatre biscuits excellents; mais c'est égal, il est brutal en diable. Un bedeau! fi donc!

– Bon, pensa Athos, du moment où Aramis a reçu ma lettre, si empêché qu'il soit, Aramis viendra.

À dix heures, Athos, avec son exactitude habituelle, se trouvait sur le pont du Louvre. Il y rencontra lord de Winter, qui arrivait à l'instant même.

Ils attendirent dix minutes à peu près.

Milord de Winter commençait à craindre qu'Aramis ne vînt pas.

– Patience, dit Athos, qui tenait ses yeux fixés dans la direction de la rue du Bac, patience, voici un abbé qui donne une gourmade à un homme et qui salue une femme, ce doit être Aramis.

C'était lui en effet: un jeune bourgeois qui bayait aux corneilles s'était trouvé sur son chemin, et d'un coup de poing Aramis, qu'il avait éclaboussé, l'avait envoyé à dix pas. En même temps une de ses pénitentes avait passé; et comme elle était jeune et jolie, Aramis l'avait saluée de son plus gracieux sourire. En un instant Aramis fut près d'eux.

Ce furent, comme on le comprend bien, de grandes embrassades entre lui et lord de Winter.

– Où allons-nous? dit Aramis; est-ce qu'on se bat par là, sacrebleu? Je n'ai pas d'épée ce matin, et il faut que je repasse chez moi pour en prendre une.

– Non, dit de Winter, nous allons faire visite à Sa Majesté la reine d'Angleterre.

– Ah! fort bien, dit Aramis; et dans quel but cette visite? continua-t-il en se penchant à l'oreille d'Athos.

– Ma foi, je n'en sais rien; quelque témoignage qu'on réclame de nous, peut-être?

– Ne serait-ce point pour cette maudite affaire? dit Aramis. Dans ce cas je ne me soucierais pas trop d'y aller, car ce serait pour empocher quelque semonce; et depuis que j'en donne aux autres, je n'aime pas à en recevoir.

– Si cela était ainsi, dit Athos, nous ne serions pas conduits à Sa Majesté par lord de Winter, car il en aurait sa part: il était des nôtres.

– Ah! oui, c'est vrai. Allons donc.

Arrivés au Louvre, lord de Winter passa le premier; au reste, un seul concierge tenait la porte. À la lumière du jour, Athos, Aramis et l'Anglais lui-même purent remarquer le dénûment affreux de l'habitation qu'une avare charité concédait à la malheureuse reine. De grandes salles toutes dépouillées de meubles, des murs dégradés sur lesquels reposaient par places d'anciennes moulures d'or qui avaient résisté à l'abandon, des fenêtres qui ne fermaient plus et qui manquaient de vitres; pas de tapis, pas de gardes, pas de valets; voilà ce qui frappa tout d'abord les yeux d'Athos, et ce qu'il fit silencieusement remarquer à son compagnon en le poussant du coude et en lui montrant cette misère des yeux.

– Mazarin est mieux logé, dit Aramis.

 

– Mazarin est presque roi, dit Athos, et Madame Henriette n'est presque plus reine.

– Si vous daigniez avoir de l'esprit, Athos, dit Aramis, je crois véritablement que vous en auriez plus que n'en avait ce pauvre M. de Voiture.

Athos sourit.

La reine paraissait attendre avec impatience car, au premier mouvement qu'elle entendit dans la salle qui précédait sa chambre, elle vint elle-même sur le seuil pour y recevoir les courtisans de son infortune.

– Entrez et soyez les bienvenus, messieurs, dit-elle.

Les gentilshommes entrèrent et demeurèrent d'abord debout; mais sur un geste de la reine qui leur faisait signe de s'asseoir, Athos donna l'exemple de l'obéissance. Il était grave et calme; mais Aramis était furieux: cette détresse royale l'avait exaspéré, ses yeux étudiaient chaque nouvelle trace de misère qu'il apercevait.

– Vous examinez mon luxe? dit Madame Henriette avec un triste regard jeté autour d'elle.

– Madame, dit Aramis, j'en demande pardon à Votre Majesté, mais je ne saurais cacher mon indignation de voir qu'à la cour de France on traite ainsi la fille de Henri IV.

– Monsieur n'est point cavalier? dit la reine à lord de Winter.

– Monsieur est l'abbé d'Herblay, répondit celui-ci.

Aramis rougit.

– Madame, dit-il, je suis abbé, il est vrai, mais c'est contre mon gré; jamais je n'eus de vocation pour le petit collet: ma soutane ne tient qu'à un bouton, et je suis toujours prêt à redevenir mousquetaire. Ce matin, ignorant que j'aurais l'honneur de voir Votre Majesté, je me suis affublé de ces habits, mais je n'en suis pas moins l'homme que Votre Majesté trouvera le plus dévoué à son service, quelque chose qu'elle veuille ordonner.

– Monsieur le chevalier d'Herblay, reprit de Winter, est l'un de ces vaillants mousquetaires de Sa Majesté le roi Louis XIII dont je vous ai parlé, Madame… Puis, se retournant vers Athos: Quant à monsieur, continua-t-il, c'est ce noble comte de La Fère dont la haute réputation est si bien connue de Votre Majesté.

– Messieurs, dit la reine, j'avais autour de moi, il y a quelques années, des gentilshommes, des trésors, des armées; à un signe de ma main tout cela s'employait pour mon service. Aujourd'hui, regardez autour de moi, cela vous surprendra sans doute; mais pour accomplir un dessein qui doit me sauver la vie, je n'ai que lord de Winter, un ami de vingt ans, et vous, messieurs, que je vois pour la première fois, et que je ne connais que comme mes compatriotes.

– C'est assez, Madame, dit Athos en saluant profondément, si la vie de trois hommes peut racheter la vôtre.

– Merci, messieurs. Mais écoutez-moi, poursuivit-elle, je suis non seulement la plus misérable des reines, mais la plus malheureuse des mères, la plus désespérée des épouses: mes enfants, deux du moins, le duc d'York et la princesse Charlotte, sont loin de moi, exposés aux coups des ambitieux et des ennemis; le roi mon mari traîne en Angleterre une existence si douloureuse, que c'est peu dire en vous affirmant qu'il cherche la mort comme une chose désirable. Tenez, messieurs, voici la lettre qu'il me fit tenir par milord de Winter. Lisez.

Athos et Aramis s'excusèrent.

Lisez, dit la reine.

Athos lut à haute voix la lettre que nous connaissons, et dans laquelle le roi Charles demandait si l'hospitalité lui serait accordée en France.

– Eh bien? demanda Athos lorsqu'il eut fini cette lecture.

– Eh bien! dit la reine, il a refusé.

Les deux amis échangèrent un sourire de mépris.

– Et maintenant, Madame, que faut-il faire? dit Athos.

– Avez-vous quelque compassion pour tant de malheur? dit la reine émue.

– J'ai eu l'honneur de demander à Votre Majesté ce qu'elle désirait que M. d'Herblay et moi fissions pour son service; nous sommes prêts.

– Ah! monsieur, vous êtes en effet un noble coeur! s'écria la reine avec une explosion de voix reconnaissante, tandis que lord de Winter la regardait en ayant l'air de lui dire: Ne vous avais- je pas répondu d'eux?

– Mais vous, monsieur? demanda la reine à Aramis.

– Moi, Madame, répondit celui-ci, partout où va M. le comte, fût- ce à la mort, je le suis sans demander pourquoi; mais quand il s'agit du service de Votre Majesté, ajouta-t-il en regardant la reine avec toute la grâce de sa jeunesse, alors je précède M. le comte.

– Eh bien! messieurs, dit la reine, puisqu'il en est ainsi, puisque vous voulez bien vous dévouer au service d'une pauvre princesse que le monde entier abandonne, voici ce qu'il s'agit de faire pour moi. Le roi est seul avec quelques gentilshommes qu'il craint de perdre chaque jour, au milieu d'Écossais dont il se défie, quoiqu'il soit Écossais lui-même. Depuis que lord de Winter l'a quitté, je ne vis plus, messieurs. Eh bien! je demande beaucoup trop peut-être, car je n'ai aucun titre pour demander; passez en Angleterre, joignez le roi, soyez ses amis, soyez ses gardiens, marchez à ses côtés dans la bataille, marchez près de lui dans l'intérieur de sa maison, où des embûches se pressent chaque jour, bien plus périlleuses que tous les risques de la guerre; et en échange de ce sacrifice que vous me ferez, messieurs, je vous promets, non de vous récompenser, je crois que ce mot vous blesserait, mais de vous aimer comme une soeur et de vous préférer à tout ce qui ne sera pas mon époux et mes enfants, je le jure devant Dieu!

Et la reine leva lentement et solennellement les yeux au ciel.

– Madame, dit Athos, quand faut-il partir?

– Vous consentez donc? s'écria la reine avec joie.

– Oui, Madame. Seulement Votre Majesté va trop loin, ce me semble, en s'engageant à nous combler d'une amitié si fort au- dessus de nos mérites. Nous servons Dieu, Madame, en servant un prince si malheureux et une reine si vertueuse. Madame, nous sommes à vous corps et âme.

– Ah! messieurs, dit la reine attendrie jusqu'aux larmes, voici le premier instant de joie et d'espoir que j'ai éprouvé depuis cinq ans. Oui, vous servez Dieu, et comme mon pouvoir sera trop borné pour reconnaître un pareil sacrifice, c'est lui qui vous récompensera, lui qui lit dans mon coeur tout ce que j'ai de reconnaissance envers lui et envers vous. Sauvez mon époux, sauvez le roi; et bien que vous ne soyez pas sensibles au prix qui peut vous revenir sur la terre pour cette belle action, laissez-moi l'espoir que je vous reverrai pour vous remercier moi-même. En attendant, je reste. Avez-vous quelque recommandation à me faire? Je suis dès à présent votre amie; et puisque vous faites mes affaires, je dois m'occuper des vôtres.

– Madame, dit Athos, je n'ai rien à demander à Votre Majesté que ses prières.

– Et moi, dit Aramis, je suis seul au monde et n'ai que Votre

Majesté à servir.

La reine leur tendit sa main, qu'ils baisèrent, et elle dit tout bas à de Winter:

– Si vous manquez d'argent, milord, n'hésitez pas un instant, brisez les joyaux que je vous ai donnés, détachez-en les diamants et vendez-les à un juif: vous en tirerez cinquante à soixante mille livres; dépensez-les s'il est nécessaire, mais que ces gentilshommes soient traités comme ils le méritent, c'est-à-dire en rois.

La reine avait préparé deux lettres: une écrite par elle, une écrite par la princesse Henriette sa fille. Toutes deux étaient adressées au roi Charles. Elle en donna une à Athos et une à Aramis, afin que si le hasard les séparait, ils pussent se faire reconnaître au roi; puis ils se retirèrent.

Au bas de l'escalier, de Winter s'arrêta:

– Allez de votre côté et moi du mien, messieurs, dit-il, afin que nous n'éveillions point les soupçons, et ce soir, à neuf heures, trouvons-nous à la porte Saint-Denis. Nous irons avec mes chevaux tant qu'ils pourront aller, puis ensuite nous prendrons la poste. Encore une fois merci, mes chers amis, merci en mon nom, merci au nom de la reine.

Les trois gentilshommes se serrèrent la main; le comte de Winter prit la rue Saint-Honoré, et Athos et Aramis demeurèrent ensemble.

– Eh bien! dit Aramis quand ils furent seuls, que dites-vous de cette affaire, mon cher comte?

– Mauvaise, répondit Athos, très mauvaise.

– Mais vous l'avez accueillie avec enthousiasme?

– Comme j'accueillerai toujours la défense d'un grand principe, mon cher d'Herblay. Les rois ne peuvent être forts que par la noblesse, mais la noblesse ne peut être grande que par les rois. Soutenons donc les monarchies, c'est nous soutenir nous-mêmes.

– Nous allons nous faire assassiner là-bas, dit Aramis. Je hais les Anglais, ils sont grossiers comme tous les gens qui boivent de la bière.