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Vingt ans après

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– Soyez tranquille! dit de Guiche en piquant pour rejoindre

Bragelonne, qui était déjà de vingt pas en avant.

En ce moment le brancard, porté par les deux laquais, entrait dans la maison. L'hôte et sa femme, qui était accourue, se tenaient debout sur les marches de l'escalier. Le malheureux blessé paraissait souffrir des douleurs atroces; et cependant il n'était préoccupé que de savoir si le moine le suivait.

À la vue de cet homme pâle et ensanglanté, la femme saisit fortement le bras de son mari.

– Eh bien! qu'y a-t-il? demanda celui-ci. Est-ce que par hasard tu te trouverais mal?

– Non, mais regarde! dit l'hôtesse en montrant à son mari le blessé.

– Dame! répondit celui-ci, il me paraît bien malade.

– Ce n'est pas cela que je veux dire, continua la femme toute tremblante, je te demande si tu le reconnais?

– Cet homme? attends donc…

– Ah! je vois que tu le reconnais, dit la femme, car tu pâlis à ton tour.

– En vérité! s'écria l'hôte. Malheur à notre maison, c'est l'ancien bourreau de Béthune.

– L'ancien bourreau de Béthune! murmura le jeune moine en faisant un mouvement d'arrêt et en laissant voir sur son visage le sentiment de répugnance que lui inspirait son pénitent.

M. d'Arminges, qui se tenait à la porte, s'aperçut de son hésitation.

– Sire moine, dit-il, pour être ou pour avoir été bourreau, ce malheureux n'en est pas moins un homme. Rendez-lui donc le dernier service qu'il réclame de vous, et votre oeuvre n'en sera que plus méritoire.

Le moine ne répondit rien, mais il continua silencieusement son chemin vers la chambre basse où les deux valets avaient déjà déposé le mourant sur un lit.

En voyant l'homme de Dieu s'approcher du chevet du blessé, les deux laquais sortirent en fermant la porte sur le moine et sur le moribond.

D'Arminges et Olivain les attendaient; ils remontèrent à cheval, et tous quatre partirent au trot, suivant le chemin à l'extrémité duquel avaient déjà disparu Raoul et son compagnon.

Au moment où le gouverneur et son escorte disparaissaient à leur tour, un nouveau voyageur s'arrêtait devant le seuil de l'auberge.

– Que désire monsieur? dit l'hôte, encore pâle et tremblant de la découverte qu'il venait de faire.

Le voyageur fit le signe d'un homme qui boit, et, mettant pied à terre, montra son cheval et fit le signe d'un homme qui frotte.

– Ah diable! se dit l'hôte, il paraît que celui-ci est muet.

– Et où voulez-vous boire? demanda-t-il.

– Ici, dit le voyageur en montrant une table.

– Je me trompais, dit l'hôte, il n'est pas tout à fait muet.

Et il s'inclina, alla chercher une bouteille de vin et des biscuits, qu'il posa devant son taciturne convive.

– Monsieur ne désire pas autre chose? demanda-t-il.

– Si fait, dit le voyageur.

– Que désire monsieur?

– Savoir si vous avez vu passer un jeune gentilhomme de quinze ans, monté sur un cheval alezan et suivi d'un laquais.

– Le vicomte de Bragelonne? dit l'hôte.

– Justement.

– Alors c'est vous qui vous appelez M. Grimaud?

Le voyageur fit signe que oui.

– Eh bien! dit l'hôte, votre jeune maître était ici il n'y a qu'un quart d'heure; il dînera à Mazingarbe et couchera à Cambrin.

– Combien d'ici à Mazingarbe?

– Deux lieues et demie.

– Merci.

Grimaud, assuré de rencontrer son jeune maître avant la fin du jour, parut plus calme, s'essuya le front et se versa un verre de vin, qu'il but silencieusement.

Il venait de poser son verre sur la table et se disposait à le remplir une seconde fois, lorsqu'un cri terrible partit de la chambre où étaient le moine et le mourant.

Grimaud se leva tout debout.

– Qu'est-ce que cela, dit-il, et d'où vient ce cri?

– De la chambre du blessé, dit l'hôte.

– Quel blessé? demanda Grimaud.

– L'ancien bourreau de Béthune, qui vient d'être assassiné par les partisans espagnols, qu'on a apporté ici, et qui se confesse en ce moment à un frère augustin: il paraît qu'il souffre bien.

– L'ancien bourreau de Béthune? murmura Grimaud rappelant ses souvenirs… un homme de cinquante-cinq à soixante ans, grand, vigoureux, basané, cheveux et barbe noirs?

– C'est cela, excepté que sa barbe a grisonné et que ses cheveux ont blanchi. Le connaissez-vous? demanda l'hôte.

– Je l'ai vu une fois, dit Grimaud, dont le front s'assombrit au tableau que lui présentait ce souvenir.

La femme était accourue toute tremblante.

– As-tu entendu? dit-elle à son mari.

– Oui, répondit l'hôte en regardant avec inquiétude du côté de la porte.

En ce moment, un cri moins fort que le premier, mais suivi d'un gémissement long et prolongé, se fit entendre.

Les trois personnages se regardèrent en frissonnant.

– Il faut voir ce que c'est, dit Grimaud.

– On dirait le cri d'un homme qu'on égorge, murmura l'hôte.

– Jésus! dit la femme en se signant.

Si Grimaud parlait peu, on sait qu'il agissait beaucoup. Il s'élança vers la porte et la secoua vigoureusement, mais elle était fermée par un verrou intérieur.

– Ouvrez! cria l'hôte, ouvrez; sire moine, ouvrez à l'instant!

Personne ne répondit.

– Ouvrez, ou j'enfonce la porte! dit Grimaud.

Même silence.

Grimaud jeta les yeux autour de lui et avisa une pince qui d'aventure se trouvait dans un coin; il s'élança dessus, et, avant que l'hôte eût pu s'opposer à son dessein, il avait mis la porte en dedans.

La chambre était inondée du sang qui filtrait à travers les matelas, le blessé ne parlait plus et râlait; le moine avait disparu.

– Le moine? cria l'hôte; où est le moine?

Grimaud s'élança vers une fenêtre ouverte qui donnait sur la cour.

– Il aura fui par là, s'écria-t-il.

– Vous croyez? dit l'hôte effaré. Garçon, voyez si la mule du moine est à l'écurie.

– Plus de mule! cria celui à qui cette question était adressée.

Grimaud fronça le sourcil, l'hôte joignit les mains et regarda autour de lui avec défiance. Quant à la femme, elle n'avait pas osé entrer dans la chambre et se tenait debout, épouvantée, à la porte.

Grimaud s'approcha du blessé, regardant ses traits rudes et marqués qui lui rappelaient un souvenir si terrible.

Enfin, après un moment de morne et muette contemplation:

– Il n'y a plus de doute, dit-il, c'est bien lui.

– Vit-il encore? demanda l'hôte.

Grimaud, sans répondre, ouvrit son justaucorps pour lui tâter le coeur, tandis que l'hôte s'approchait à son tour; mais tout à coup tous deux reculèrent, l'hôte en poussant un cri d'effroi, Grimaud en pâlissant.

La lame d'un poignard était enfoncée jusqu'à la garde du côté gauche de la poitrine du bourreau.

– Courez chercher du secours, dit Grimaud, moi je resterai près de lui.

L'hôte sortit de la chambre tout égaré; quant à la femme, elle s'était enfuie au cri qu'avait poussé son mari.

XXXV. L'absolution

Voici ce qui s'était passé.

Nous avons vu que ce n'était point par un effet de sa propre volonté, mais au contraire assez à contrecoeur que le moine escortait le blessé qui lui avait été recommandé d'une si étrange manière. Peut-être eût-il cherché à fuir, s'il en avait vu la possibilité; mais les menaces des deux gentilshommes, leur suite qui était restée après eux et qui sans doute avait reçu leurs instructions, et pour tout dire enfin, la réflexion même avait engagé le moine, sans laisser paraître trop de mauvais vouloir, à jouer jusqu'au bout son rôle de confesseur, et, une fois entré dans la chambre, il s'était approché du chevet du blessé.

Le bourreau examina de ce regard rapide, particulier à ceux qui vont mourir et qui, par conséquent, n'ont pas de temps à perdre, la figure de celui qui devait être son consolateur; il fit un mouvement de surprise et dit:

– Vous êtes bien jeune, mon père?

– Les gens qui portent ma robe n'ont point d'âge, répondit sèchement le moine.

– Hélas! parlez-moi plus doucement, mon père, dit le blessé, j'ai besoin d'un ami à mes derniers moments.

– Vous souffrez beaucoup? demanda le moine.

– Oui; mais de l'âme bien plus que du corps.

– Nous sauverons votre âme, dit le jeune homme; mais êtes-vous réellement le bourreau de Béthune, comme le disaient ces gens?

– C'est-à-dire, reprit vivement le blessé, qui craignait sans doute que ce nom de bourreau n'éloignât de lui les derniers secours qu'il réclamait, c'est-à-dire que je l'ai été, mais je ne le suis plus; il y a quinze ans que j'ai cédé ma charge. Je figure encore aux exécutions, mais je ne frappe plus moi-même, oh non!

– Vous avez donc horreur de votre état?

Le bourreau poussa un profond soupir.

– Tant que je n'ai frappé qu'au nom de la loi et de la justice, dit-il, mon état m'a laissé dormir tranquille, abrité que j'étais sous la justice et sous la loi; mais depuis cette nuit terrible où j'ai servi d'instrument à une vengeance particulière et où j'ai levé avec haine le glaive sur une créature de Dieu, depuis ce jour…

Le bourreau s'arrêta en secouant la tête d'un air désespéré.

– Parlez, dit le moine, qui s'était assis au pied du lit du blessé et qui commençait à prendre intérêt à un récit qui s'annonçait d'une façon si étrange.

– Ah! s'écria le moribond avec tout l'élan d'une douleur longtemps comprimée et qui finit enfin par se faire jour, ah! j'ai pourtant essayé d'étouffer ce remords par vingt ans de bonnes oeuvres; j'ai dépouillé la férocité naturelle à ceux qui versent le sang; à toutes les occasions j'ai exposé ma vie pour sauver la vie de ceux qui étaient en péril, et j'ai conservé à la terre des existences humaines, en échange de celle que je lui avais enlevée. Ce n'est pas tout: le bien acquis dans l'exercice de ma profession, je l'ai distribué aux pauvres, je suis devenu assidu aux églises, les gens qui me fuyaient se sont habitués à me voir. Tous m'ont pardonné, quelques-uns même m'ont aimé; mais je crois que Dieu ne m'a pas pardonné, lui, car le souvenir de cette exécution me poursuit sans cesse, et il me semble chaque nuit voir se dresser devant moi le spectre de cette femme.

 

– Une femme! C'est donc une femme que vous avez assassinée? s'écria le moine.

– Et vous aussi! s'écria le bourreau, vous vous servez donc de ce mot qui retentit à mon oreille: assassinée! Je l'ai donc assassinée et non pas exécutée! je suis donc un assassin et non pas un justicier!

Et il ferma les yeux en poussant un gémissement.

Le moine craignit sans doute qu'il ne mourût sans en dire davantage, car il reprit vivement:

– Continuez, je ne sais rien, et quand vous aurez achevé votre récit, Dieu et moi jugerons.

– Oh! mon père! continua le bourreau sans rouvrir les yeux, comme s'il craignait, en les rouvrant, de revoir quelque objet effrayant, c'est surtout lorsqu'il fait nuit et que je traverse quelque rivière, que cette terreur que je n'ai pu vaincre redouble: il me semble alors que ma main s'alourdit, comme si mon coutelas y pesait encore; que l'eau devient couleur de sang, et que toutes les voix de la nature, le bruissement des arbres, le murmure du vent, le clapotement du flot, se réunissent pour former une voix pleurante, désespérée, terrible, qui me crie: «Laissez passer la justice de Dieu!»

– Délire! murmura le moine en secouant la tête à son tour.

Le bourreau rouvrit les yeux, fit un mouvement pour se retourner du côté du jeune homme et lui saisit le bras.

– Délire, répéta-t-il, délire, dites-vous? Oh! non pas, car c'était le soir, car j'ai jeté son corps dans la rivière, car les paroles que mes remords me répètent, ces paroles, c'est moi qui dans mon orgueil les ai prononcées: après avoir été l'instrument de la justice humaine, je croyais être devenu celui de la justice de Dieu.

– Mais, voyons, comment cela s'est-il fait? parlez, dit le moine.

– C'était un soir, un homme me vint chercher, me montra un ordre, je le suivis. Quatre autres seigneurs m'attendaient. Ils m'emmenèrent masqué. Je me réservais toujours de résister si l'office qu'on réclamait de moi me paraissait injuste. Nous fîmes cinq ou six lieues, sombres, silencieux et presque sans échanger une parole; enfin, à travers les fenêtres d'une petite chaumière, ils me montrèrent une femme accoudée sur une table et me dirent: «Voici celle qu'il faut exécuter.»

– Horreur! dit le moine. Et vous avez obéi?

– Mon père, cette femme était un monstre: elle avait empoisonné, disait-on, son second mari, tenté d'assassiner son beau-frère, qui se trouvait parmi ces hommes; elle venait d'empoisonner une jeune femme qui était sa rivale, et avant de quitter l'Angleterre elle avait, disait-on, fait poignarder le favori du roi.

– Buckingham? s'écria le moine.

– Oui, Buckingham, c'est cela.

– Elle était donc Anglaise, cette femme?

– Non, elle était Française, mais elle s'était mariée en

Angleterre.

Le moine pâlit, s'essuya le front et alla fermer la porte au verrou. Le bourreau crut qu'il l'abandonnait et retomba en gémissant sur son lit.

– Non, non, me voilà, reprit le moine en revenant vivement près de lui; continuez: quels étaient ces hommes?

– L'un était étranger, Anglais, je crois. Les quatre autres étaient Français et portaient le costume de mousquetaires.

– Leurs noms? demanda le moine.

– Je ne les connais pas. Seulement les quatre autres seigneurs appelaient l'Anglais milord.

– Et cette femme était-elle belle?

– Jeune et belle! Oh! oui, belle surtout. Je la vois encore, lorsque, à genoux à mes pieds, elle priait, la tête renversée en arrière. Je n'ai jamais compris depuis, comment j'avais abattu cette tête si belle et si pâle.

Le moine semblait agité d'une émotion étrange. Tous ses membres tremblaient; on voyait qu'il voulait faire une question, mais il n'osait pas.

Enfin, après un violent effort sur lui-même:

– Le nom de cette femme? dit-il.

– Je l'ignore. Comme je vous le dis, elle s'était mariée deux fois, à ce qu'il paraît: une fois en France, et l'autre en Angleterre.

– Et elle était jeune, dites-vous?

– Vingt-cinq ans.

– Belle?

– À ravir.

– Blonde?

– Oui.

– De grands cheveux, n'est-ce pas? qui tombaient jusque sur ses épaules.

– Oui.

– Des yeux d'une expression admirable?

– Quand elle voulait. Oh! oui, c'est bien cela.

– Une voix d'une douceur étrange?

– Comment le savez-vous?

Le bourreau s'accouda sur son lit et fixa son regard épouvanté sur le moine, qui devint livide.

– Et vous l'avez tuée! dit le moine; vous avez servi d'instrument à ces lâches, qui n'osaient la tuer eux-mêmes! vous n'avez pas eu pitié de cette jeunesse, de cette beauté, de cette faiblesse! vous avez tué cette femme?

– Hélas! reprit le bourreau, je vous l'ai dit, mon père, cette femme, sous cette enveloppe céleste, cachait un esprit infernal, et quand je la vis, quand je me rappelai tout le mal qu'elle m'avait fait à moi-même…

– À vous? et qu'avait-elle pu vous faire à vous? Voyons.

– Elle avait séduit et perdu mon frère, qui était prêtre; elle s'était sauvée avec lui de son couvent.

– Avec ton frère?

– Oui. Mon frère avait été son premier amant: elle avait été la cause de la mort de mon frère. Oh! mon père! mon père! ne me regardez donc pas ainsi. Oh! je suis donc coupable? Oh! vous ne me pardonnerez donc pas?

Le moine composa son visage.

– Si fait, si fait, dit-il, je vous pardonnerai si vous me dites tout!

– Oh! s'écria le bourreau, tout! tout! tout!

– Alors, répondez. Si elle a séduit votre frère… vous dites qu'elle l'a séduit, n'est-ce pas?

– Oui.

– Si elle a causé sa mort… vous avez dit qu'elle avait causé sa mort?

– Oui, répéta le bourreau.

– Alors, vous devez savoir son nom de jeune fille?

– O mon Dieu! dit le bourreau, mon Dieu! il me semble que je vais mourir. L'absolution, mon père! l'absolution!

– Dis son nom! s'écria le moine, et je te la donnerai.

– Elle s'appelait… mon Dieu, ayez pitié de moi! murmura le bourreau.

Et il se laissa aller sur son lit, pâle, frissonnant et pareil à un homme qui va mourir.

– Son nom! répéta le moine se courbant sur lui comme pour lui arracher ce nom s'il ne voulait pas le lui dire; son nom!.. parle, ou pas d'absolution!

Le mourant parut rassembler toutes ses forces. Les yeux du moine étincelaient.

– Anne de Bueil, murmura le blessé.

– Anne de Bueil! s'écria le moine en se redressant et en levant les deux mains au ciel; Anne de Bueil! tu as bien dit Anne de Bueil, n'est-ce pas?

– Oui, oui, c'était son nom, et maintenant absolvez-moi, car je me meurs.

– Moi, t'absoudre! s'écria le prêtre avec un rire qui fit dresser les cheveux sur la tête du mourant, moi, t'absoudre? je ne suis pas prêtre!

– Vous n'êtes pas prêtre! s'écria le bourreau, mais qu'êtes-vous donc alors?

– Je vais te le dire à mon tour, misérable!

– Ah! Seigneur! mon Dieu!

– Je suis John Francis de Winter!

– Je ne vous connais pas! s'écria le bourreau.

– Attends, attends, tu vas me connaître: je suis John Francis de

Winter, répéta-t-il, et cette femme…

– Eh bien! cette femme?

– C'était ma mère!

Le bourreau poussa le premier cri, ce cri si terrible qu'on avait entendu d'abord.

– Oh! pardonnez-moi, pardonnez-moi, murmura-t-il, sinon au nom de Dieu, du moins en votre nom; sinon comme prêtre, du moins comme fils.

– Te pardonner! s'écria le faux moine, te pardonner! Dieu le fera peut-être, mais moi, jamais!

– Par pitié, dit le bourreau en tendant ses bras vers lui.

– Pas de pitié pour qui n'a pas eu de pitié; meurs impénitent, meurs désespéré, meurs et sois damné!

Et tirant de sa robe un poignard et le lui enfonçant dans la poitrine:

– Tiens, dit-il, voilà mon absolution!

Ce fut alors que l'on entendit ce second cri plus faible que le premier, qui avait été suivi d'un long gémissement.

Le bourreau, qui s'était soulevé, retomba renversé sur son lit. Quant au moine, sans retirer le poignard de la plaie, il courut à la fenêtre, l'ouvrit, sauta sur les fleurs d'un petit jardin, se glissa dans l'écurie, prit sa mule, sortit par une porte de derrière, courut jusqu'au prochain bouquet de bois, y jeta sa robe de moine, tira de sa valise un habit complet de cavalier, s'en revêtit, gagna à pied la première poste, prit un cheval et continua à franc étrier son chemin vers Paris.

XXXVI. Grimaud parle

Grimaud était resté seul auprès du bourreau: l'hôte était allé chercher du secours; la femme priait.

Au bout d'un instant, le blessé rouvrit les yeux.

– Du secours! murmura-t-il; du secours! O mon Dieu, mon Dieu! ne trouverai-je donc pas un ami dans ce monde qui m'aide à vivre ou à mourir?

Et il porta avec effort sa main à sa poitrine; sa main rencontra le manche du poignard.

– Ah! dit-il comme un homme qui se souvient.

Et il laissa retomber son bras près de lui.

– Ayez courage, dit Grimaud, on est allé chercher du secours.

– Qui êtes-vous? demanda le blessé en fixant sur Grimaud des yeux démesurément ouverts.

– Une ancienne connaissance, dit Grimaud.

– Vous?

Le blessé chercha à se rappeler les traits de celui qui lui parlait ainsi.

– Dans quelles circonstances nous sommes-nous donc rencontrés? demanda-t-il.

– Il y a vingt ans, une nuit; mon maître vous avait pris à

Béthune et vous conduisit à Armentières.

– Je vous reconnais bien, dit le bourreau, vous êtes un des quatre laquais.

– C'est cela.

– D'où venez-vous?

– Je passais sur la route; je me suis arrêté dans cette auberge pour faire rafraîchir mon cheval. On me racontait que le bourreau de Béthune était là blessé, quand vous avez poussé deux cris. Au premier nous sommes accourus, au second nous avons enfoncé la porte.

– Et le moine? dit le bourreau; avez-vous vu le moine?

– Quel moine?

– Le moine qui était enfermé avec moi?

– Non, il n'y était déjà plus; il paraît qu'il a fui par cette fenêtre. Est-ce donc lui qui vous a frappé?

– Oui, dit le bourreau.

Grimaud fit un mouvement pour sortir.

– Qu'allez-vous faire? demanda le blessé.

– Il faut courir après lui.

– Gardez-vous-en bien!

– Et pourquoi?

– Il s'est vengé, et il a bien fait. Maintenant j'espère que Dieu me pardonnera, car il y a expiation.

– Expliquez-vous, dit Grimaud.

– Cette femme que vous et vos maîtres m'avez fait tuer…

– Milady?

– Oui, Milady, c'est vrai, vous l'appeliez ainsi…

– Qu'a de commun Milady et le moine?

– C'était sa mère.

Grimaud chancela et regarda le mourant d'un oeil terne et presque hébété.

– Sa mère? répéta-t-il.

– Oui, sa mère.

– Mais il sait donc ce secret?

– Je l'ai pris pour un moine, et je le lui ai révélé en confession.

– Malheureux! s'écria Grimaud, dont les cheveux se mouillèrent de sueur à la seule idée des suites que pouvait avoir une pareille révélation; malheureux! vous n'avez nommé personne, j'espère?

– Je n'ai prononcé aucun nom, car je n'en connais aucun, excepté le nom de fille de sa mère, et c'est à ce nom qu'il l'a reconnue; mais il sait que son oncle était au nombre des juges.

Et il retomba épuisé, Grimaud voulut lui porter secours et avança sa main vers le manche du poignard.

– Ne me touchez pas, dit le bourreau; si l'on retirait ce poignard, je mourrais.

Grimaud resta la main étendue, puis tout à coup se frappant le front du poing:

– Ah! mais si jamais cet homme apprend qui sont les autres, mon maître est perdu alors.

– Hâtez-vous, hâtez-vous! s'écria le bourreau, prévenez-le, s'il vit encore; prévenez ses amis; ma mort, croyez-le bien, ne sera pas le dénouement de cette terrible aventure.

– Où allait-il? demanda Grimaud.

– Vers Paris.

– Qui l'a arrêté?

– Deux jeunes gentilshommes qui se rendaient à l'armée, et dont l'un d'eux, j'ai entendu son nom prononcé par son camarade, s'appelle le vicomte de Bragelonne.

– Et c'est ce jeune homme qui vous a amené ce moine?

– Oui.

Grimaud leva les yeux au ciel.

– C'était donc la volonté de Dieu? dit-il.

– Sans doute, dit le blessé.

– Alors voilà qui est effrayant, murmura Grimaud; et cependant cette femme, elle avait mérité son sort. N'est-ce donc plus votre avis?

 

– Au moment de mourir, dit le bourreau, on voit les crimes des autres bien petits en comparaison des siens.

Et il tomba épuisé en fermant les yeux.

Grimaud était retenu entre la pitié qui lui défendait de laisser cet homme sans secours et la crainte qui lui commandait de partir à l'instant même pour aller porter cette nouvelle au comte de La Fère, lorsqu'il entendit du bruit dans le corridor et vit l'hôte qui rentrait avec le chirurgien, qu'on avait enfin trouvé.

Plusieurs curieux suivaient, attirés par la curiosité; le bruit de l'étrange événement commençait à se répandre.

Le praticien, s'approcha du mourant, qui semblait évanoui.

– Il faut d'abord extraire le fer de la poitrine, dit-il en secouant la tête d'une façon significative.

Grimaud se rappela la prophétie que venait de faire le blessé et détourna les yeux.

Le chirurgien écarta le pourpoint, déchira la chemise et mit la poitrine à nu.

Le fer, comme nous l'avons dit, était enfoncé jusqu'à la garde.

Le chirurgien le prit par l'extrémité de la poignée; à mesure qu'il l'attirait, le blessé ouvrait les yeux avec une fixité effrayante. Lorsque la lame fut sortie entièrement de la plaie, une mousse rougeâtre vint couronner la bouche du blessé, puis au moment où il respira, un flot de sang jaillit de l'orifice de sa blessure; le mourant fixa son regard sur Grimaud avec une expression singulière, poussa un râle étouffé, et expira sur-le- champ.

Alors, Grimaud ramassa le poignard inondé de sang qui gisait dans la chambre et faisait horreur à tous, fit signe à l'hôte de le suivre, paya la dépense avec une générosité digne de son maître et remonta à cheval.

Grimaud avait pensé tout d'abord à retourner droit à Paris, mais il songea à l'inquiétude où son absence prolongée tiendrait Raoul; il se rappela que Raoul n'était qu'à deux lieues de l'endroit où il se trouvait lui-même, qu'en un quart d'heure il serait près de lui, et qu'allée, retour et explication ne lui prendraient pas une heure: il mit son cheval au galop, et dix minutes après il descendait au_ Mulet-Couronné_, la seule auberge de Mazingarbe.

Aux premiers mots qu'il échangea avec l'hôte, il acquit la certitude qu'il avait rejoint celui qu'il cherchait.

Raoul était à table avec le comte de Guiche et son gouverneur, mais la sombre aventure de la matinée laissait sur les deux jeunes fronts une tristesse que la gaieté de M. d'Arminges, plus philosophe qu'eux par la grande habitude qu'il avait de ces sortes de spectacles, ne pouvait parvenir à dissiper.

Tout à coup la porte s'ouvrit, et Grimaud se présenta pâle, poudreux et encore couvert du sang du malheureux blessé.

– Grimaud, mon bon Grimaud, s'écria Raoul, enfin te voici.

Excusez-moi, messieurs, ce n'est pas un serviteur, c'est un ami.

Et se levant et courant à lui:

– Comment va M. le comte? continua-t-il; me regrette-t-il un peu? L'as-tu vu depuis que nous nous sommes quittés? Réponds, mais j'ai de mon côté bien des choses à te dire. Va, depuis trois jours, il nous est arrivé force aventures; mais qu'as-tu? comme tu es pâle! Du sang! pourquoi ce sang?

– En effet, il y a du sang! dit le comte en se levant. Êtes-vous blessé, mon ami?

– Non, monsieur, dit Grimaud, ce sang n'est pas à moi.

– Mais à qui? demanda Raoul.

– C'est le sang du malheureux que vous avez laissé à l'auberge, et qui est mort entre mes bras.

– Entre tes bras! cet homme! mais sais-tu qui il était?

– Oui, dit Grimaud.

– Mais c'était l'ancien bourreau de Béthune.

– Je le sais.

– Et tu le connaissais?

– Je le connaissais.

– Et il est mort?

– Oui.

Les deux jeunes gens se regardèrent.

– Que voulez-vous, messieurs, dit d'Arminges, c'est la loi commune, et pour avoir été bourreau on n'en est pas exempt. Du moment où j'ai vu sa blessure, j'en ai eu mauvaise idée; et, vous le savez, c'était son opinion à lui-même, puisqu'il demandait un moine.

À ce mot de moine, Grimaud pâlit.

– Allons, allons, à table! dit d'Arminges, qui, comme tous les hommes de cette époque et surtout de son âge, n'admettait pas la sensibilité entre deux services.

– Oui, monsieur, vous avez raison, dit Raoul. Allons, Grimaud, fais-toi servir; ordonne, commande, et après que tu seras reposé, nous causerons.

– Non, monsieur, non, dit Grimaud, je ne puis pas m'arrêter un instant, il faut que je reparte pour Paris.

– Comment, que tu repartes pour Paris! tu te trompes, c'est

Olivain qui va partir; toi tu restes.

– C'est Olivain qui reste, au contraire, et c'est moi qui pars.

Je suis venu tout exprès pour vous l'apprendre.

– Mais à quel propos ce changement?

– Je ne puis vous le dire.

– Explique-toi.

– Je ne puis m'expliquer.

– Allons, qu'est-ce que cette plaisanterie?

– Monsieur le vicomte sait que je ne plaisante jamais.

– Oui, mais je sais aussi que M. le comte de La Fère a dit que vous resteriez près de moi et qu'Olivain retournerait à paris. Je suivrai les ordres de M. le comte.

– Pas dans cette circonstance, monsieur.

– Me désobéirez-vous, par hasard?

– Oui, monsieur, car il le faut.

– Ainsi, vous persistez?

– Ainsi je pars; soyez heureux, monsieur le vicomte.

Et Grimaud salua et tourna vers la porte pour sortir.

Raoul, furieux et inquiet tout à la fois, courut après lui et l'arrêta par le bras.

– Grimaud! s'écria Raoul, restez, je le veux!

– Alors, dit Grimaud, vous voulez que je laisse tuer M. le comte.

Grimaud salua et s'apprêta à sortir.

– Grimaud, mon ami, dit le vicomte, vous ne partirez pas ainsi, vous ne me laisserez pas dans une pareille inquiétude. Grimaud, parle, parle, au nom du ciel!

Et Raoul tout chancelant tomba sur un fauteuil.

– Je ne puis vous dire qu'une chose, monsieur, car le secret que vous me demandez n'est pas à moi. Vous avez rencontré un moine, n'est-ce pas?

– Oui.

Les deux jeunes gens se regardèrent avec effroi.

– Vous l'avez conduit près du blessé?

– Oui.

– Vous avez eu le temps de le voir, alors?

– Oui.

– Et peut-être le reconnaîtriez-vous si jamais vous le rencontriez?

– Oh! oui, je le jure, dit Raoul.

– Et moi aussi, dit de Guiche.

– Eh bien! si vous le rencontrez jamais, dit Grimaud, quelque part que ce soit, sur la grande route, dans la rue, dans une église, partout où il sera et où vous serez, mettez le pied dessus et écrasez-le sans pitié, sans miséricorde, comme vous feriez d'une vipère, d'un serpent, d'un aspic; écrasez-le et ne le quittez que quand il sera mort; la vie de cinq hommes sera pour moi en doute tant qu'il vivra.

Et sans ajouter une seule parole, Grimaud profita de l'étonnement et de la terreur où il avait jeté ceux qui l'écoutaient pour s'élancer hors de l'appartement.

– Eh bien! comte, dit Raoul en se retournant vers de Guiche, ne l'avais-je pas bien dit que ce moine me faisait l'effet d'un reptile!

Deux minutes après on entendait sur la route le galop d'un cheval.

Raoul courut à la fenêtre.

C'était Grimaud qui reprenait la route de Paris. Il salua le vicomte en agitant son chapeau et disparut bientôt à l'angle du chemin.

En route Grimaud réfléchit à deux choses: la première, c'est qu'au train dont il allait son cheval ne le mènerait pas dix lieues.

La seconde, c'est qu'il n'avait pas d'argent.

Mais Grimaud avait l'imagination d'autant plus féconde qu'il parlait moins.

Au premier relais qu'il rencontra il vendit son cheval, et avec l'argent de son cheval il prit la poste.