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Vingt ans après

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– Et maintenant, dit le gouverneur, il vous faut changer d'habits; vos laquais, à qui j'ai donné des ordres au moment où ils sont sortis du bac, doivent être arrivés déjà à l'hôtellerie. Le linge et le vin chauffent, venez.



Les jeunes gens n'avaient aucune objection à faire à cette proposition; au contraire, la trouvèrent-ils excellente; ils remontèrent donc aussitôt à cheval, en se regardant et en s'admirant tous deux: c'étaient en effet deux élégants cavaliers à la tournure svelte et élancée, deux nobles visages au front dégagé, au regard doux et fier, au sourire loyal et fin.



De Guiche pouvait avoir dix-huit ans, mais il n'était guère plus grand que Raoul, qui n'en avait que quinze.



Ils se tendirent la main par un mouvement spontané, et piquant leurs chevaux, firent côte à côte le trajet de la rivière à l'hôtellerie, l'un trouvant bonne et riante cette vie qu'il avait failli perdre, l'autre remerciant Dieu d'avoir déjà assez vécu pour avoir fait quelque chose qui serait agréable à son protecteur.



Quant à Olivain, il était le seul que cette belle action de son maître ne satisfît pas entièrement. Il tordait les manches et les basques de son justaucorps en songeant qu'une halte à Compiègne lui eût sauvé non seulement l'accident auquel il venait d'échapper, mais encore les fluxions de poitrine et les rhumatismes qui devaient naturellement en être le résultat.



XXXIII. Escarmouche

Le séjour à Noyon fut court, chacun y dormait d'un profond sommeil. Raoul avait recommandé de le réveiller si Grimaud arrivait, mais Grimaud n'arriva point.



Les chevaux apprécièrent de leur côté, sans doute, les huit heures de repos absolu et d'abondante litière qui leur furent accordées. Le comte de Guiche fut réveillé à cinq heures du matin par Raoul, qui lui vint souhaiter le bonjour. On déjeuna à la hâte, et à six heures on avait déjà fait deux lieues.



La conversation du jeune comte était des plus intéressantes pour Raoul. Aussi Raoul écoutait-il beaucoup, et le jeune comte racontait-il toujours. Élevé à Paris, où Raoul n'était venu qu'une fois; à la cour que Raoul n'avait jamais vue, ses folies de page, deux duels qu'il avait déjà trouvé moyen d'avoir malgré les édits et surtout malgré son gouverneur, étaient des choses de la plus haute curiosité pour Raoul. Raoul n'avait été que chez M. Scarron; il nomma à Guiche les personnes qu'il y avait vues. Guiche connaissait tout le monde: madame de Neuillan, mademoiselle d'Aubigné, mademoiselle de Scudéry, mademoiselle Paulet, madame de Chevreuse. Il railla tout le monde avec esprit; Raoul tremblait qu'il ne raillât aussi madame de Chevreuse, pour laquelle il se sentait une réelle et profonde sympathie; mais soit instinct, soit affection pour la duchesse de Chevreuse, il en dit le plus grand bien possible. L'amitié de Raoul pour le comte redoubla de ces éloges.



Puis vint l'article des galanteries et des amours. Sous ce rapport aussi, Bragelonne avait beaucoup plus à écouter qu'à dire. Il écouta donc et il lui sembla voir à travers trois ou quatre aventures assez diaphanes que, comme lui, le comte cachait un secret au fond du coeur.



De Guiche, comme nous l'avons dit, avait été élevé à la cour, et les intrigues de toute cette cour lui étaient connues. C'était la cour dont Raoul avait tant entendu parler au comte de La Fère; seulement elle avait fort changé de face depuis l'époque où Athos lui-même l'avait vue. Tout le récit du comte de Guiche fut donc nouveau pour son compagnon de voyage. Le jeune comte, médisant et spirituel, passa tout le monde en revue; il raconta les anciennes amours de madame de Longueville avec Coligny, et le duel de celui- ci à la place Royale, duel qui lui fut si fatal, et que madame de Longueville vit à travers une jalousie; ses amours nouvelles avec le prince de Marcillac, qui en était jaloux, disait-on, à vouloir faire tuer tout le monde, et même l'abbé d'Herblay, son directeur; les amours de M. le prince de Galles avec Mademoiselle, qu'on appela plus tard la grande Mademoiselle, si célèbre depuis par son mariage secret avec Lauzun. La reine elle-même ne fut pas épargnée, et le cardinal Mazarin eut sa part de raillerie aussi.



La journée passa rapide comme une heure. Le gouverneur du comte, bon vivant, homme du monde, savant jusqu'aux dents, comme le disait son élève, rappela plusieurs fois à Raoul la profonde érudition et la raillerie spirituelle et mordante d'Athos; mais quant à la grâce, à la délicatesse et à la noblesse des apparences, personne, sur ce point, ne pouvait être comparé au comte de La Fère.



Les chevaux, plus ménagés que la veille, s'arrêtèrent vers quatre heures du soir à Arras. On s'approchait du théâtre de la guerre, et l'on résolut de s'arrêter dans cette ville jusqu'au lendemain, des partis d'Espagnols profitant quelquefois de la nuit pour faire des expéditions jusque dans les environs d'Arras.



L'armée française tenait depuis Pont-à-Marc jusqu'à Valenciennes, en revenant sur Douai. On disait M. le Prince de sa personne à Béthune.



L'armée ennemie s'étendait de Cassel à Courtray, et, comme il n'était sorte de pillages et de violences qu'elle ne commît, les pauvres gens de la frontière quittaient leurs habitations isolées et venaient se réfugier dans les villes fortes qui leur promettaient un abri. Arras était encombrée de fuyards.



On parlait d'une prochaine bataille qui devait être décisive, M. le Prince n'ayant manoeuvré jusque-là que dans l'attente de renforts, qui venaient enfin d'arriver. Les jeunes gens se félicitaient de tomber si à propos.



Ils soupèrent ensemble et couchèrent dans la même chambre. Ils étaient à l'âge des promptes amitiés, il leur semblait qu'ils se connaissaient depuis leur naissance et qu'il leur serait impossible de jamais plus se quitter.



La soirée fut employée à parler guerre; les laquais fourbirent les armes; les jeunes gens chargèrent des pistolets en cas d'escarmouche; et ils se réveillèrent désespérés, ayant rêvé tous deux qu'ils arrivaient trop tard pour prendre part à la bataille.



Le matin, le bruit se répandit que le prince de Condé avait évacué Béthune pour se retirer sur Carvin, en laissant cependant garnison dans cette première ville. Mais comme cette nouvelle ne présentait rien de positif, les jeunes gens décidèrent qu'ils continueraient leur chemin vers Béthune, quittes, en route, à obliquer à droite et à marcher sur Carvin.



Le gouverneur du comte de Guiche connaissait parfaitement le pays; il proposa en conséquence de prendre un chemin de traverse qui tenait le milieu entre la route de Lens et celle de Béthune. À Ablain, on prendrait des informations. Un itinéraire fut laissé pour Grimaud.



On se mit en route vers les sept heures du matin.



De Guiche, qui était jeune et emporté, disait à Raoul:



– Nous voici trois maîtres et trois valets; nos valets sont bien armés, et le vôtre me paraît assez têtu.



– Je ne l'ai jamais vu à l'oeuvre, répondit Raoul, mais il est



Breton, cela promet.



– Oui, oui, reprit de Guiche, et je suis certain qu'il ferait le coup de mousquet à l'occasion; quant à moi, j'ai deux hommes sûrs, qui ont fait la guerre avec mon père; c'est donc six combattants que nous représentons; si nous trouvions une petite troupe de partisans égale en nombre à la nôtre, et même supérieure, est-ce que nous ne chargerions pas, Raoul?



– Si fait, monsieur, répondit le vicomte.



– Holà! jeunes gens, holà! dit le gouverneur se mêlant à la conversation, comme vous y allez, vertudieu! et mes instructions, à moi, monsieur le comte? oubliez-vous que j'ai ordre de vous conduire sain et sauf à M. le Prince? Une fois à l'armée, faites- vous tuer si c'est votre bon plaisir; mais d'ici là je vous préviens qu'en ma qualité de général d'armée j'ordonne la retraite, et tourne le dos au premier plumet que j'aperçois.



De Guiche et Raoul se regardèrent du coin de l'oeil en souriant. Le pays devenait assez couvert, et de temps en temps on rencontrait de petites troupes de paysans qui se retiraient, chassant devant eux leurs bestiaux et traînant dans des charrettes ou portant à bras leurs objets les plus précieux.



On arriva jusqu'à Ablain sans accident. Là on prit langue, et on apprit que M. le Prince avait quitté effectivement Béthune et se tenait entre Cambrin et La Venthie. On reprit alors, en laissant toujours la carte à Grimaud, un chemin de traverse qui conduisit en une demi-heure la petite troupe sur la rive d'un petit ruisseau qui va se jeter dans la Lys.



Le pays était charmant, coupé de vallées vertes comme de l'émeraude. De temps en temps on trouvait de petits bois, que traversait le sentier que l'on suivait. À chacun de ces bois, dans la prévoyance d'une embuscade, le gouverneur faisait prendre la tête aux deux laquais du comte, qui formaient ainsi l'avant-garde. Le gouverneur et les deux jeunes gens représentaient le corps d'armée, et Olivain, la carabine sur le genou et l'oeil au guet, veillait sur les derrières.



Depuis quelque temps, un bois assez épais se présentait à l'horizon; arrivé à cent pas de ce bois, M. d'Arminges prit ses précautions habituelles et envoya en avant les deux laquais du comte.



Les laquais venaient de disparaître sous les arbres; les jeunes gens et le gouverneur riant et causant suivaient à cent pas à peu près. Olivain se tenait en arrière à pareille distance, lorsque tout à coup cinq ou six coups de mousquet retentirent. Le gouverneur cria halte, les jeunes gens obéirent et retinrent leurs chevaux. Au même instant on vit revenir au galop les deux laquais.



Les deux jeunes gens impatients de connaître la cause de cette mousqueterie, piquèrent vers les laquais. Le gouverneur les suivit par derrière.



– Avez-vous été arrêtés? demandèrent vivement les deux jeunes gens.



– Non, répondirent les laquais; il est même probable que nous n'avons pas été vus: les coups de fusil ont éclaté à cent pas en avant de nous, à peu près dans l'endroit le plus épais du bois, et nous sommes revenus pour demander avis.

 



– Mon avis, dit M. d'Arminges, et au besoin même ma volonté est que nous fassions retraite: ce bois peut cacher une embuscade.



– N'avez-vous donc rien vu? demanda le comte aux laquais.



– Il m'a semblé voir, dit l'un d'eux, des cavaliers vêtus de jaune qui se glissaient dans le lit du ruisseau.



– C'est cela, dit le gouverneur, nous sommes tombés dans un parti d'Espagnols. Arrière, messieurs, arrière!



Les deux jeunes gens se consultèrent du coin de l'oeil, et en ce moment on entendit un coup de pistolet suivi de deux ou trois cris qui appelaient au secours.



Les deux jeunes gens s'assurèrent par un dernier regard que chacun d'eux était dans la disposition de ne pas reculer, et, comme le gouverneur avait déjà fait retourner son cheval, tous deux piquèrent en avant, Raoul criant: À moi, Olivain! et le comte de Guiche criant: À moi, Urbain et Blanchet!



Et avant que le gouverneur fût revenu de sa surprise, ils étaient déjà disparus dans la forêt.



En même temps qu'ils piquaient leurs chevaux, les deux jeunes gens avaient mis le pistolet au poing.



Cinq minutes après, ils étaient arrivés à l'endroit d'où le bruit semblait être venu. Alors ils ralentirent leurs chevaux, s'avançant avec précaution.



– Chut! dit de Guiche, des cavaliers.



– Oui, trois à cheval, et trois qui ont mis pied à terre.



– Que font-ils? Voyez-vous?



– Oui, il me semble qu'ils fouillent un homme blessé ou mort.



– C'est quelque lâche assassinat, dit de Guiche.



– Ce sont des soldats cependant, reprit Bragelonne.



– Oui, mais des partisans, c'est-à-dire des voleurs de grand chemin.



– Donnons! dit Raoul.



– Donnons! dit de Guiche.



– Messieurs! s'écria le pauvre gouverneur; messieurs, au nom du ciel…



Mais les jeunes gens n'écoutaient point. Ils étaient partis à l'envi l'un de l'autre, et les cris du gouverneur n'eurent d'autre résultat que de donner l'éveil aux Espagnols.



Aussitôt les trois partisans qui étaient à cheval s'élancèrent à la rencontre des jeunes gens, tandis que les trois autres achevaient de dévaliser les deux voyageurs; car, en approchant, les deux jeunes gens, au lieu d'un corps étendu, en aperçurent deux.



À dix pas, de Guiche tira le premier et manqua son homme; l'Espagnol qui venait au-devant de Raoul tira à son tour, et Raoul sentit au bras gauche une douleur pareille à un coup de fouet. À quatre pas, il lâcha son coup, et l'Espagnol, frappé au milieu de la poitrine, étendit les bras et tomba à la renverse sur la croupe de son cheval, qui tourna bride et l'emporta.



En ce moment, Raoul vit comme à travers un nuage le canon d'un mousquet se diriger sur lui. La recommandation d'Athos lui revint à l'esprit: par un mouvement rapide comme l'éclair, il fit cabrer sa monture, le coup partit.



Le cheval fit un bond de côté, manqua des quatre pieds, et tomba engageant la jambe de Raoul sous lui.



L'Espagnol s'élança, saisissant son mousquet par le canon pour briser la tête de Raoul avec sa crosse.



Malheureusement, dans la position où était Raoul, il ne pouvait ni tirer l'épée de son fourreau, ni tirer le pistolet de ses fontes: il vit la crosse tournoyer au-dessus de sa tête, et, malgré lui, il allait fermer les yeux, lorsque d'un bond Guiche arriva sur l'Espagnol et lui mit le pistolet sur la gorge.



– Rendez-vous! lui dit-il, ou vous êtes mort!



Le mousquet tomba des mains du soldat, qui se rendit à l'instant même.



Guiche appela un de ses laquais, lui remit le prisonnier en garde avec ordre de lui brûler la cervelle s'il faisait un mouvement pour s'échapper, sauta à bas de son cheval, et s'approcha de Raoul.



– Ma foi! monsieur, dit Raoul en riant, quoique sa pâleur trahît l'émotion inévitable d'une première affaire, vous payez vite vos dettes et n'avez pas voulu m'avoir longue obligation. Sans vous, ajouta-t-il en répétant les paroles du comte, j'étais mort, trois fois mort.



– Mon ennemi en prenant la fuite, dit de Guiche, m'a laissé toute facilité de venir à votre secours; mais êtes-vous blessé gravement, je vous vois tout ensanglanté?



– Je crois, dit Raoul, que j'ai quelque chose comme une égratignure au bras. Aidez-moi donc à me tirer de dessous mon cheval, et rien, je l'espère, ne s'opposera à ce que nous continuions notre route.



M. d'Arminges et Olivain étaient déjà à terre et soulevaient le cheval, qui se débattait dans l'agonie. Raoul parvint à tirer son pied de l'étrier, et sa jambe de dessous le cheval, et en un instant il se trouva debout.



– Rien de cassé? dit de Guiche.



– Ma foi, non, grâce au ciel, répondit Raoul. Mais que sont devenus les malheureux que les misérables assassinaient?



– Nous sommes arrivés trop tard, ils les ont tués, je crois, et ont pris la fuite en emportant leur butin; mes deux laquais sont près des cadavres.



– Allons voir s'ils ne sont point tout à fait morts et si on peut leur porter secours, dit Raoul. Olivain, nous avons hérité de deux chevaux, mais j'ai perdu le mien: prenez le meilleur des deux pour vous et vous me donnerez le vôtre.



Et ils s'approchèrent de l'endroit où gisaient les victimes.



XXXIV. Le moine

Deux hommes étaient étendus: l'un immobile; la face contre terre, percé de trois balles et nageant dans son sang… celui-là était mort.



L'autre, adossé à un arbre par les deux laquais, les yeux au ciel et les mains jointes, faisait une ardente prière… il avait reçu une balle qui lui avait brisé le haut de la cuisse.



Les jeunes gens allèrent d'abord au mort et se regardèrent avec étonnement.



– C'est un prêtre, dit Bragelonne, il est tonsuré. Oh! les maudits! qui portent la main sur les ministres de Dieu!



– Venez ici, monsieur, dit Urbain, vieux soldat qui avait fait toutes les campagnes avec le cardinal-duc; venez ici… il n'y a plus rien à faire avec l'autre, tandis que celui-ci, peut-être peut-on encore le sauver.



Le blessé sourit tristement.



– Me sauver! non, dit-il; mais m'aider à mourir, oui.



– Êtes-vous prêtre? demanda Raoul.



– Non, monsieur.



– C'est que votre malheureux compagnon m'a paru appartenir à



Église, reprit Raoul.



– C'est le curé de Béthune, monsieur; il portait en lieu sûr les vases sacrés de son église et le trésor du chapitre; car M. le Prince a abandonné notre ville hier, et peut-être l'Espagnol y sera-t-il demain; or, comme on savait que des partis ennemis couraient la campagne, et que la mission était périlleuse, personne n'a osé l'accompagner, alors je me suis offert.



– Et ces misérables vous ont attaqués, ces misérables ont tiré sur un prêtre!



– Messieurs, dit le blessé en regardant autour de lui, je souffre bien, et cependant je voudrais être transporté dans quelque maison.



– Où vous puissiez être secouru? dit de Guiche.



– Non, où je puisse me confesser.



– Mais peut-être, dit Raoul, n'êtes-vous point blessé si dangereusement que vous croyez.



– Monsieur, dit le blessé, croyez-moi, il n'y a pas de temps à perdre, la balle a brisé le col du fémur et a pénétré jusqu'aux intestins.



– Êtes-vous médecin? demanda de Guiche.



– Non, dit le moribond, mais je me connais un peu aux blessures, et la mienne est mortelle. Tâchez donc de me transporter quelque part où je puisse trouver un prêtre, ou prenez cette peine de m'en amener un ici, et Dieu récompensera cette sainte action; c'est mon âme qu'il faut sauver car, pour mon corps, il est perdu.



– Mourir en faisant une bonne oeuvre, c'est impossible! et Dieu vous assistera.



– Messieurs, au nom du ciel! dit le blessé rassemblant toutes ses forces comme pour se lever, ne perdons point le temps en paroles inutiles: ou aidez-moi à gagner le prochain village, ou jurez-moi sur votre salut que vous m'enverrez ici le premier moine, le premier curé, le premier prêtre que vous rencontrerez. Mais, ajouta-t-il avec l'accent du désespoir, peut-être nul n'osera venir, car on sait que les Espagnols courent la campagne, et je mourrai sans absolution. Mon Dieu! mon Dieu! ajouta le blessé avec un accent de terreur qui fit frissonner les jeunes gens, vous ne permettrez point cela, n'est-ce pas? ce serait trop terrible!



– Monsieur, tranquillisez-vous, dit de Guiche, je vous jure que vous allez avoir la consolation que vous demandez. Dites-nous seulement où il y a une maison où nous puissions demander du secours, et un village où nous puissions aller quérir un prêtre.



– Merci, et que Dieu vous récompense! Il y a une auberge à une demi-lieue d'ici en suivant cette route et à une lieue à peu près au-delà de l'auberge vous trouverez le village de Greney. Allez trouver le curé; si le curé n'est pas chez lui, entrez dans le couvent des Augustins, qui est la dernière maison du bourg à droite, et amenez-moi un frère, qu'importe! moine ou curé, pourvu qu'il ait reçu de notre sainte Église la faculté d'absoudre

in articulo mortis.



– Monsieur d'Arminges, dit de Guiche, restez près de ce malheureux, et veillez à ce qu'il soit transporté le plus doucement possible. Faites un brancard avec des branches d'arbre, mettez-y tous nos manteaux; deux de nos laquais le porteront, tandis que le troisième se tiendra prêt à prendre la place de celui qui sera las. Nous allons, le vicomte et moi, chercher un prêtre.



– Allez, monsieur le comte, dit le gouverneur; mais au nom du ciel! ne vous exposez pas.



– Soyez tranquille. D'ailleurs, nous sommes sauvés pour aujourd'hui; vous connaissez l'axiome:

Non bis in idem.



– Bon courage, monsieur! dit Raoul au blessé, nous allons exécuter votre désir.



– Dieu vous bénisse, messieurs! répondit le, moribond avec un accent de reconnaissance impossible à décrire.



Et les deux jeunes gens partirent au galop dans la direction indiquée, tandis que le gouverneur du comte de Guiche présidait à la confection du brancard.



Au bout de dix minutes de marche les deux jeunes gens aperçurent l'auberge.



Raoul, sans descendre de cheval, appela l'hôte, le prévint qu'on allait lui amener un blessé et le pria de préparer, en attendant, tout ce qui serait nécessaire à son pansement, c'est-à-dire un lit, des bandes, de la charpie, l'invitant en outre, s'il connaissait dans les environs quelque médecin, chirurgien ou opérateur, à renvoyer chercher, se chargeant, lui, de récompenser le messager.



L'hôte, qui vit deux jeunes seigneurs richement vêtus, promit tout ce qu'ils lui demandèrent, et nos deux cavaliers, après avoir vu commencer les préparatifs de la réception, partirent de nouveau et piquèrent vivement vers Greney.



Ils avaient fait plus d'une lieue et distinguaient déjà les premières maisons du village dont les toits couverts de tuiles rougeâtres se détachaient vigoureusement sur les arbres verts qui les environnaient, lorsqu'ils aperçurent, venant à leur rencontre, monté sur une mule, un pauvre moine qu'à son large chapeau et à sa robe de laine grise ils prirent pour un frère augustin. Cette fois le hasard semblait leur envoyer ce qu'ils cherchaient.



Ils s'approchèrent du moine.



C'était un homme de vingt-deux à vingt-trois ans, mais que les pratiques ascétiques avaient vieilli en apparence. Il était pâle, non de cette pâleur mate qui est une beauté, mais d'un jaune bilieux; ses cheveux courts, qui dépassaient à peine le cercle que son chapeau traçait autour de son front, étaient d'un blond pâle, et ses yeux, d'un bleu clair, semblaient dénués de regard.



– Monsieur, dit Raoul avec sa politesse ordinaire, êtes-vous ecclésiastique?



– Pourquoi me demandez-vous cela? dit l'étranger avec une impassibilité presque incivile.



– Pour le savoir, dit le comte de Guiche avec hauteur.



L'étranger toucha sa mule du talon et continua son chemin.



De Guiche sauta d'un bond en avant de lui, et lui barra la route.



– Répondez, monsieur! dit-il, on vous a interrogé poliment, et toute question vaut une réponse.



– Je suis libre, je suppose, de dire ou de ne pas dire qui je suis aux deux premières personnes venues à qui il prend le caprice de m'interroger.



De Guiche réprima à grand-peine la furieuse envie qu'il avait de casser les os au moine.



– D'abord, dit-il en faisant un effort sur lui-même, nous ne sommes pas les deux premières personnes venues; mon ami que voilà est le vicomte de Bragelonne, et moi je suis le comte de Guiche. Enfin, ce n'est point par caprice que nous vous faisons cette question; car un homme est là, blessé et mourant, qui réclame les secours de Église Êtes-vous prêtre, je vous somme, au nom de l'humanité, de me suivre pour secourir cet homme; ne l'êtes-vous pas, c'est autre chose. Je vous préviens, au nom de la courtoisie, que vous paraissez si complètement ignorer, que je vais vous châtier de votre insolence.

 



La pâleur du moine devint de la lividité, et il sourit d'une si étrange façon que Raoul, qui ne le quittait pas des yeux, sentit ce sourire lui serrer le coeur comme une insulte.



– C'est quelque espion espagnol ou flamand, dit-il en mettant la main sur la crosse de ses pistolets.



Un regard menaçant et pareil à un éclair répondit à Raoul.



– Eh bien! monsieur, dit de Guiche, répondez-vous?



– Je suis prêtre, messieurs, dit le jeune homme.



Et sa figure reprit son impassibilité ordinaire.



– Alors, mon père, dit Raoul laissant retomber ses pistolets dans ses fontes et imposant à ses paroles un accent respectueux qui ne sortait pas de son coeur, alors, si vous êtes prêtre, vous allez trouver, comme vous l'a dit mon ami, une occasion d'exercer votre état: un malheureux blessé vient à notre rencontre et doit s'arrêter au prochain hôtel; il demande l'assistance d'un ministre de Dieu; nos gens l'accompagnent.



– J'y vais, dit le moine.



Et il donna du talon à sa mule.



– Si vous n'y allez pas, monsieur, dit de Guiche, croyez que nous avons des chevaux capables de rattraper votre mule, un crédit capable de vous faire saisir partout où vous serez; et alors, je vous le jure, votre procès sera bientôt fait: on trouve partout un arbre et une corde.



L'oeil du moine étincela de nouveau, mais ce fut tout; il répéta sa phrase: «J'y vais», et il partit.



– Suivons-le, dit de Guiche, ce sera plus sûr.



– J'allais vous le proposer, dit de Bragelonne.



Et les deux jeunes gens se remirent en route, réglant leur pas sur celui du moine, qu'ils suivaient ainsi à une portée de pistolet.



Au bout de cinq minutes, le moine se retourna pour s'assurer s'il était suivi ou non.



– Voyez-vous, dit Raoul, que nous avons bien fait!



– L'horrible figure que celle de ce moine! dit le comte de



Guiche.



– Horrible, répondit Raoul, et d'expression surtout; ces cheveux jaunes, ces yeux ternes, ces lèvres qui disparaissent au moindre mot qu'il prononce…



– Oui, oui, dit de Guiche, qui avait été moins frappé que Raoul de tous ces détails, attendu que Raoul examinait tandis que de Guiche parlait; oui, figure étrange; mais ces moines sont assujettis à des pratiques si dégradantes: les jeûnes les font pâlir, les coups de discipline les font hypocrites, et c'est à force de pleurer les biens de la vie, qu'ils ont perdus et dont nous jouissons, que leurs yeux deviennent ternes.



– Enfin, dit Raoul, ce pauvre homme va avoir son prêtre; mais, de par Dieu! le pénitent a la mine de posséder une conscience meilleure que celle du confesseur. Quant à moi, je l'avoue, je suis accoutumé à voir des prêtres d'un tout autre aspect.



– Ah! dit de Guiche, comprenez-vous? Celui-ci est un de ces frères errants qui s'en vont mendiant sur les grandes routes jusqu'au jour où un bénéfice leur tombe du ciel; ce sont des étrangers pour la plupart: Écossais, Irlandais, Danois. On m'en a quelquefois montré de pareils.



– Aussi laids?



– Non, mais raisonnablement hideux, cependant.



– Quel malheur pour ce pauvre blessé de mourir entre les mains d'un pareil frocard!



– Bah! dit de Guiche, l'absolution vient, non de celui qui la donne, mais de Dieu. Cependant, voulez-vous que je vous dise, eh bien! j'aimerais mieux mourir impénitent que d'avoir affaire à un pareil confesseur. Vous êtes de mon avis, n'est-ce pas, vicomte? et je vous voyais caresser le pommeau de votre pistolet comme si vous aviez quelque intention de lui casser la tête.



– Oui, comte, c'est une chose étrange, et qui va vous surprendre, j'ai éprouvé à l'aspect de cet homme une horreur indéfinissable. Avez-vous quelquefois fait lever un serpent sur votre chemin?



– Jamais, dit de Guiche.



– Eh bien! à moi cela m'est arrivé dans nos forêts du Blaisois, et je me rappelle qu'à la vue du premier qui me regarda de ses yeux ternes, replié sur lui-même, branlant la tête et agitant la langue, je demeurai fixe, pâle et comme fasciné jusqu'au moment où le comte de La Fère…



– Votre père? demanda de Guiche.



– Non, mon tuteur, répondit Raoul en rougissant.



– Fort bien.



– Jusqu'au moment, reprit Raoul, où le comte de La Fère me dit: Allons, Bragelonne, dégainez. Alors seulement je courus au reptile et le tranchai en deux, au moment où il se dressait sur sa queue en sifflant pour venir lui-même au-devant de moi. Eh bien! je vous jure que j'ai ressenti exactement la même sensation à la vue de cet homme lorsqu'il a dit:

«Pourquoi me demandez-vous cela?»

 et qu'il m'a regardé.



– Alors, vous vous reprochez de ne l'avoir pas coupé en deux comme votre serpent?



– Ma foi, oui, presque, dit Raoul.



En ce moment, on arrivait en vue de la petite auberge, et l'on apercevait de l'autre côté le cortège du blessé qui s'avançait guidé par M. d'Arminges. Deux hommes portaient le moribond, le troisième tenait les chevaux en main.



Les jeunes gens donnèrent de l'éperon.



– Voici le blessé, dit de Guiche en passant près du frère augustin; ayez la bonté de vous presser un peu, sire moine.



Quant à Raoul, il s'éloigna du frère de toute la largeur de la route, et passa en détournant la tête avec dégoût.



C'étaient alors les jeunes gens qui précédaient le confesseur au lieu de le suivre. Ils allèrent au-devant du blessé et lui annoncèrent cette bonne nouvelle. Celui-ci se souleva pour regarder dans la direction indiquée, vit le moine qui s'approchait en hâtant le pas de sa mule, et retomba sur sa litière le visage éclairé d'un rayon de joie.



– Maintenant, dirent les jeunes gens, nous avons fait pour vous tout ce que nous avons pu faire, et comme nous sommes pressés de rejoindre l'armée de M. le Prince, nous allons continuer notre route; vous nous excusez, n'est-ce pas, monsieur? Mais on dit qu'il va y avoir une bataille, et nous ne voudrions pas arriver le lendemain.



– Allez, mes jeunes seigneurs, dit le blessé, et soyez bénis tous deux pour votre piété. Vous avez en effet, et comme vous l'avez dit, fait pour moi tout ce que vous pouviez faire; moi, je ne puis que vous dire encore une fois: Dieu vous garde, vous et ceux qui vous sont chers!



– Monsieur, dit de Guiche à son gouverneur, nous allons devant vous nous rejoindrez sur la route de Cambrin.



L'hôte était sur sa porte et avait tout préparé, lit, bandes et charpie, et un palefrenier était allé chercher un médecin à Lens, qui était la ville la plus proche.



– Bien, dit l'aubergiste, il sera fait comme vous le désirez; mais ne vous arrêtez-vous pas, monsieur, pour panser votre blessure? continua-t-il en s'adressant à Bragelonne.



– Oh! ma blessure, à moi, n'est rien, dit le vicomte, et il sera temps que je m'en occupe à la prochaine halte; seulement ayez la bonté, si vous voyez passer un cavalier, et si ce cavalier vous demande des nouvelles d'un jeune homme monté sur un alezan et suivi d'un laquais, de lui dire qu'effectivement vous m'avez vu, mais que j'ai continué ma route et que je compte dîner à Mazingarbe et coucher à Cambrin. Ce cavalier est mon serviteur.



– Ne serait-il pas mieux, et pour plus grande sûreté, que je lui demandasse son nom et que je lui dise le vôtre? répondit l'hôte.



– Il n'y a pas de mal au surcroît de précaution, dit Raoul, je me nomme le vicomte de Bragelonne et lui Grimaud.



En ce moment le blessé arrivait d'un côté et le moine de l'autre; les deux jeunes gens se reculèrent pour laisser passer le brancard; de son côté le moine descendait de sa mule, et ordonnait qu'on la conduisît à l'écurie sans la desseller.



– Sire moine, dit de Guiche, confessez bien ce brave homme, et ne vous inquiétez pas de votre dépense ni de celle de votre mule: tout est payé.



– Merci, monsieur! dit le moine avec un de ces sourires qui avaient fait frissonner Bragelonne.



– Venez, comte, dit Raoul, qui semblait instinctivement ne pouvoir supporter la présenc