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Les Quarante-Cinq — Tome 3

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— Oh! ma vie, ma vie, ce n'est rien, dit la dame.

— C'est tout, au contraire, madame, répondit Remy, lorsque la vie a un but.

— Eh bien, que proposez-vous alors? Pensez et agissez pour moi, Remy; vous savez que ma pensée, à moi, n'est pas sur cette terre.

— Alors, madame, répondit le serviteur, demeurons ici, si vous m'en croyez, j'y vois beaucoup de maisons qui peuvent offrir un abri sûr; j'ai des armes, nous nous défendrons ou nous nous cacherons, selon que j'estimerai que nous serons assez forts ou trop faibles.

— Non, Remy, non, je dois aller en avant, rien ne m'arrêtera, répondit la dame en secouant la tête; je ne concevrais de craintes que pour vous, si j'avais des craintes.

— Alors, fit Remy, marchons.

Et il poussa son cheval sans ajouter une parole.

La dame inconnue le suivit, et Henri du Bouchage, qui s'était arrêté en même temps qu'eux, se remit en marche avec eux.

LXIX
L'EAU

À fur et à mesure que les voyageurs avançaient, le pays prenait un aspect étrange.

Il semblait que les campagnes fussent désertées comme les bourgs et les villages.

En effet, nulle part les vaches paissant dans les prairies, nulle part la chèvre se suspendant aux flancs de la montagne, ou se dressant le long des haies pour atteindre les bourgeons verts des ronces et des vignes vierges, nulle part le troupeau et son berger, nulle part la charrue et son travailleur, plus de marchand forain passant d'un pays à un autre, sa balle sur le dos, plus de charretier chantant le chant rauque de l'homme du Nord, et qui se balance en marchant près de sa lourde charrette un fouet bruyant à la main.

Aussi loin que s'étendait la vue dans ces plaines magnifiques, sur les petits coteaux, dans les grandes herbes, à la lisière des bois, pas une figure humaine, pas une voix.

On eût dit la nature la veille du jour où l'homme et les animaux furent créés.

Le soir venait. Henri, saisi de surprise et rapproché par le sentiment des voyageurs qui le précédaient, Henri demandait à l'air, aux arbres, aux horizons lointains, aux nuages mêmes, l'explication de ce phénomène sinistre.

Les seuls personnages qui animassent cette morne solitude, c'étaient, se détachant sur la teinte pourprée du soleil couchant, Remy et sa compagne, penchés pour écouter si quelque bruit ne viendrait pas jusqu'à eux; puis, en arrière, à cent pas d'eux, la figure de Henri, conservant sans cesse la même distance et la même attitude.

La nuit descendit sombre et froide, le vent du nord-ouest siffla dans l'air, et emplit ces solitudes de son bruit plus menaçant que le silence.

Remy arrêta sa compagne, en posant la main sur les rênes de son cheval:

— Madame, lui dit-il, vous savez si je suis inaccessible à la crainte, vous savez si je ferais un pas en arrière pour sauver ma vie; eh bien! ce soir, quelque chose d'étrange se passe en moi, une torpeur inconnue enchaîne mes facultés, me paralyse, et me défend d'aller plus loin. Madame, appelez cela terreur, timidité, panique même; madame, je vous le confesse: pour la première fois de ma vie... j'ai peur.

La dame se retourna; peut-être tous ces présages menaçants lui avaient-ils échappé, peut-être n'avait-elle rien vu.

— Il est toujours là? demanda-t-elle.

— Oh! ce n'est plus de lui qu'il est question, répondit Remy; ne songez plus à lui, je vous prie; il est seul et je vaux un homme seul. Non, le danger que je crains ou plutôt que je sens, que je devine, avec un sentiment d'instinct bien plutôt qu'à l'aide de ma raison; ce danger, qui s'approche, qui nous menace, qui nous enveloppe peut-être, ce danger est autre; il est inconnu, et voilà pourquoi je l'appelle un danger.

La dame secoua la tête.

— Tenez, madame, dit Remy, voyez-vous là-bas des saules qui courbent leurs cimes noires?

— Oui.

— A côté de ces arbres j'aperçois une petite maison; par grâce, allons-y; si elle est habitée, raison de plus pour que nous y demandions l'hospitalité; si elle ne l'est pas, emparons-nous-en; madame, ne faites pas d'objection, je vous en supplie.

L'émotion de Remy, sa voix tremblante, l'incisive persuasion de ses discours décidèrent sa compagne à céder.

Elle tourna la bride de son cheval dans la direction indiquée par Remy.

Quelques minutes après, les voyageurs heurtaient à la porte de cette maison, bâtie en effet sous un massif de saules.

Un ruisseau, affluent de la Nethe, petite rivière qui coulait à un quart de lieue de là; un ruisseau enfermé entre deux bras de roseaux et deux rives de gazon, baignait le pied des saules de son eau murmurante; derrière la maison, bâtie en briques et couverte de tuiles, s'arrondissait un petit jardin, enclos d'une haie vive.

Tout cela était vide, solitaire, désolé.

Personne ne répondit aux coups redoublés que frappèrent les voyageurs.

Remy n'hésita point: il tira son couteau, coupa une branche de saule, l'introduisit entre la porte et la serrure, et pesa sur le pène.

La porte s'ouvrit.

Remy entra vivement. Il mettait à toutes ses actions depuis une heure l'activité d'un homme travaillé par la fièvre. La serrure, produit grossier de l'industrie d'un forgeron voisin, avait cédé presque sans résistance.

Remy poussa précipitamment sa compagne dans la maison, poussa la porte derrière lui, tira un verrou massif, et ainsi retranché, respira comme s'il venait de gagner la vie.

Non content d'avoir abrité ainsi sa maîtresse, il l'installa dans l'unique chambre du premier étage, où, en tâtonnant, il rencontra un lit, une chaise et une table.

Puis, un peu tranquillisé sur son compte, il redescendit au rez-de- chaussée, et, par un contrevent entr'ouvert, il se mit à guetter par une fenêtre grillée les mouvements du comte, qui, en les voyant entrer dans la maison, s'en était rapproché à l'instant même.

Les réflexions de Henri étaient sombres et en harmonie avec celles de Remy.

— Bien certainement, se disait-il, quelque danger inconnu à nous, mais connu des habitants, plane sur le pays: la guerre ravage la contrée; les Français ont emporté Anvers ou vont l'emporter: saisis de terreur, les paysans ont été chercher un refuge dans les villes.

Cette explication était spécieuse, et cependant elle ne satisfaisait pas le jeune homme.

D'ailleurs elle le ramenait à un autre ordre de pensées.

— Que vont faire de ce côté Remy et sa maîtresse? se demandait-il. Quelle impérieuse nécessité les pousse vers ce danger terrible? Oh! je le saurai, car le moment est enfin venu de parler à cette femme et d'en finir à jamais avec tous mes doutes. Nulle part encore l'occasion ne s'est présentée aussi belle.

Et il s'avança vers la maison.

Mais tout à coup il s'arrêta.

— Non, non, dit-il avec une de ces hésitations subites si communes dans les coeurs amoureux, non, je serai martyr jusqu'au bout. D'ailleurs n'est- elle pas maîtresse de ses actions et sait-elle quelle fable a été forgée sur elle par ce misérable Remy? Oh! c'est à lui, c'est à lui seul que j'en veux, à lui qui m'assurait qu'elle n'aimait personne! Mais, soyons juste encore, cet homme devait-il pour moi, qu'il ne connaît pas, trahir les secrets de sa maîtresse? Non! non! mon malheur est certain, et ce qu'il y a de pire dans mon malheur, c'est qu'il vient de moi seul et que je ne puis en rejeter le poids sur personne. Ce qui lui manque, c'est la révélation entière de la vérité; c'est de voir cette femme arriver au camp, suspendre ses bras au cou de quelque gentilhomme, et lui dire: Vois ce que j'ai souffert, et comprends combien je t'aime!

Eh bien! je la suivrai jusque-là; je verrai ce que je tremble de voir, et j'en mourrai: ce sera de la peine épargnée au mousquet et au canon.

Hélas! vous le savez, mon Dieu! ajoutait Henri avec un de ces élans comme il en trouvait parfois au fond de son âme, pleine de religion et d'amour, je ne cherchais pas cette suprême angoisse; je m'en allais souriant à une mort réfléchie, calme, glorieuse; je voulais tomber sur le champ de bataille avec un nom sur les lèvres, le vôtre, mon Dieu! avec un nom dans le coeur, le sien! Vous ne l'avez pas voulu, vous me destinez à une mort désespérée, pleine de fiel et de tortures: soyez béni, j'accepte.

Puis, se rappelant ces jours d'attente et ces nuits d'angoisse qu'il avait passés en face de cette inexorable maison, il trouvait qu'à tout prendre, à part ce doute qui lui rongeait le coeur, sa position était moins cruelle qu'à Paris, car il la voyait parfois, il entendait le son de sa parole, qu'il n'avait jamais entendu, et marchant à sa suite, quelques-uns de ces arômes vivaces qui émanent de la femme que l'on aime venaient, mêlés à la brise, lui caresser le visage.

Aussi, continuait-il, les yeux fixés sur cette chaumière où elle était renfermée:

— Mais en attendant cette mort, et tandis qu'elle repose dans cette maison, je prends ces arbres pour abri, et je me plains, moi qui puis entendre sa voix si elle parle, moi qui puis apercevoir son ombre derrière la fenêtre! Oh! non, non, je ne me plains pas; Seigneur! Seigneur! je suis encore trop heureux.

Et Henri se coucha sous ces saules, dont les branches couvraient la maison, écoutant avec un sentiment de mélancolie impossible à décrire le murmure de l'eau qui coulait à ses côtés.

Tout à coup il tressaillit; le bruit du canon retentissait du côté du nord et passait emporté par le vent.

— Ah! se dit-il, j'arriverai trop tard, on attaque Anvers.

Le premier mouvement de Henri fut de se lever, de remonter à cheval et de courir, guidé par le bruit, là où l'on se battait; mais pour cela il fallait quitter la dame inconnue et mourir dans le doute.

 

S'il ne l'avait point rencontrée sur sa route, Henri eût suivi son chemin, sans un regard en arrière, sans un soupir pour le passé, sans un regret pour l'avenir; mais, en la rencontrant, le doute était entré dans son esprit, et avec le doute l'irrésolution.

Il resta.

Pendant deux heures, il resta couché, prêtant l'oreille aux détonations successives qui arrivaient jusqu'à lui, se demandant quelles pouvaient être ces détonations irrégulières et plus fortes qui de temps en temps étaient venues couper les autres.

Il était loin de se douter que ces détonations étaient causées par les vaisseaux de son frère qui sautaient.

— Enfin, vers deux heures, tout se calma; vers deux heures et demie, tout se tut.

Le bruit du canon n'était point parvenu, à ce qu'il paraissait, dans l'intérieur de la maison, ou, s'il y était parvenu, les habitants provisoires y étaient demeurés insensibles.

— A cette heure, se disait Henri, Anvers est pris et mon frère est vainqueur; mais, après Anvers, viendra Gand; après Gand, Bruges, et l'occasion ne me manquera pas pour mourir glorieusement.

Mais, avant de mourir, je veux savoir ce que va chercher cette femme au camp des Français.

Et comme, à la suite de toutes ces commotions qui avaient ébranlé l'air, la nature était rentrée dans son repos, Joyeuse, enveloppé de son manteau, rentra dans son immobilité.

Il était tombé dans cette espèce d'assoupissement à laquelle, vers la fin de la nuit, la volonté de l'homme ne peut résister, lorsque son cheval, qui paissait à quelques pas de lui, dressa l'oreille et hennit tristement.

Henri ouvrit les yeux.

L'animal, debout sur ses quatre pieds, la tête tournée dans une autre direction que celle du corps, aspirait la brise, qui, ayant tourné à l'approche du jour, venait du sud-est.

— Qu'y a-t-il, mon bon cheval? dit le jeune homme en se levant et en flattant le cou de l'animal avec sa main; tu as vu passer quelque loutre qui t'effraie, ou tu regrettes l'abri d'une bonne étable?

L'animal, comme s'il eût entendu l'interpellation, et comme s'il eût voulu y répondre, se porta d'un mouvement franc et vif dans la direction de Lier, et, l'oeil fixe et les naseaux ouverts, il écouta.

— Ah! ah! murmura Henri, c'est plus sérieux, à ce qu'il me paraît: quelque troupe de loups suivant les armées pour dévorer les cadavres.

Le cheval hennit, baissa la tête, puis, par un mouvement rapide comme l'éclair, il se mit à fuir du côté de l'ouest.

Mais, en fuyant, il passa à la portée de la main de son maître, qui le saisit par la bride comme il passait, et l'arrêta.

Henri, sans rassembler les rênes, l'empoigna par la crinière et sauta en selle. Une fois là, comme il était bon cavalier, il se fit maître de l'animal et le contint.

Mais, au bout d'un instant, ce que le cheval avait entendu, Henri commença de l'entendre lui-même, et cette terreur qu'avait ressentie la brute grossière, l'homme fut étonné de la ressentir à son tour.

Un long murmure, pareil à celui du vent, strident et grave à la fois, s'élevait des différents points d'un demi-cercle qui semblait s'étendre du sud au nord; des bouffées d'une brise fraîche et comme chargée de particules d'eau éclaircissaient par intervalle ce murmure, qui alors devenait semblable au fracas des marées montantes sur les grèves caillouteuses.

— Qu'est-ce que cela? demanda Henri; serait-ce le vent? non, puisque c'est le vent qui m'apporte ce bruit, et que les deux sons m'apparaissent distincts.

Une armée en marche, peut-être? mais non; — il pencha son oreille vers la terre, — j'entendrais la cadence des pas, le froissement des armures, l'éclat des voix.

Est-ce le crépitement d'un incendie? non encore, car on n'aperçoit aucune lueur à l'horizon, et le ciel semble même se rembrunir.

Le bruit redoubla et devint distinct: c'était le roulement incessant, ample, grondant, que produiraient des milliers de canons traînés au loin sur un pavé sonore.

Henri crut un instant avoir trouvé la raison de ce bruit en l'attribuant à la cause que nous avons dite, mais aussitôt:

— Impossible, dit-il, il n'y a point de chaussée pavée de ce côté, il n'y a pas mille canons dans l'armée.

Le bruit approchait toujours.

Henri mit son cheval au galop et gagna une éminence.

— Que vois-je! s'écria-t-il en atteignant le sommet.

Ce que voyait le jeune homme, son cheval l'avait vu avant lui, car il n'avait pu le faire avancer dans cette direction, qu'en lui déchirant le flanc avec ses éperons, et lorsqu'il fut arrivé au sommet de la colline il se cabra à renverser son cavalier sous lui. Ce qu'ils voyaient, cheval et cavalier, c'était, à l'horizon, une bande blafarde, immense, infinie, pareille à un niveau, s'avançant sur la plaine, formant un cercle immense et marchant vers la mer.

Et cette bande s'élargissait pas à pas aux yeux de Henri, comme une bande d'étoffe qu'on déroule.

Le jeune homme regardait encore indécis cet étrange phénomène, lorsqu'en ramenant sa vue sur la place qu'il venait de quitter, il s'aperçut que la prairie s'imprégnait d'eau, que la petite rivière débordait, et commençait de noyer, sous sa nappe soulevée sans cause visible, les roseaux qui, un quart d'heure auparavant, se hérissaient sur ses deux rives.

L'eau gagnait tout doucement du côté de la maison.

— Malheureux insensé que je suis! s'écria Henri, je n'avais pas deviné: c'est l'eau! c'est l'eau! les Flamands ont rompu leurs digues.

Henri s'élança aussitôt du côté de la maison, et heurta furieusement à la porte.

— Ouvrez, ouvrez! cria-t-il.

Nul ne répondit.

— Ouvrez, Remy, cria le jeune homme, furieux à force de terreur, ouvrez, c'est moi Henri du Bouchage, ouvrez!

— Oh! vous n'avez pas besoin de vous nommer, monsieur le comte, répondit Remy de l'intérieur de la maison, et il y a longtemps que je vous ai reconnu; mais je vous préviens d'une chose, c'est que si vous enfoncez cette porte vous me trouverez derrière elle, un pistolet à chaque main.

— Mais, tu ne comprends donc pas, malheureux! cria Henri, avec un accent désespéré: l'eau, l'eau, c'est l'eau!..

— Pas de fable, pas de prétextes, pas de ruses déshonorantes, monsieur le comte. Je vous dis que vous n'entrerez ici qu'en passant sur mon corps.

— Alors, j'y passerai! s'écria Henri, mais j'entrerai. Au nom du ciel, au nom de Dieu, au nom de ton salut et de celui de ta maîtresse, veux-tu ouvrir?

— Non!

Le jeune homme regarda autour de lui, et aperçut une de ces pierres homériques, comme en faisait rouler sur ses ennemis Ajax Télamon; il souleva cette pierre entre ses bras, l'éleva sur sa tête, et s'avançant vers la maison, il la lança dans la porte.

La porte vola en éclats.

En même temps une balle siffla aux oreilles de Henri, mais sans le toucher.

Henri sauta sur Remy.

Remy tira son second pistolet, mais l'amorce seule prit feu.

— Mais tu vois bien que je n'ai pas d'armes, insensé! s'écria Henri; ne te défends donc plus contre un homme qui n'attaque pas, regarde seulement, regarde.

Et il le traîna près de la fenêtre, qu'il enfonça d'un coup de poing.

— Eh bien! dit-il, vois-tu maintenant, vois-tu?

Et il lui montrait du doigt la nappe immense qui blanchissait à l'horizon, et qui grondait en marchant, comme le front d'une armée gigantesque.

— L'eau! murmura Remy.

— Oui, l'eau! l'eau! s'écria Henri; elle envahit; vois à nos pieds: la rivière déborde, elle monte; dans cinq minutes on ne pourra plus sortir d'ici.

— Madame! cria Remy, madame!

— Pas de cris, pas d'effroi, Remy. Prépare les chevaux; et vite, vite!

— Il l'aime, pensa Remy, il la sauvera.

Remy courut à l'écurie. Henri s'élança vers l'escalier.

Au cri de Remy, la dame avait ouvert sa porte.

Le jeune homme l'enleva dans ses bras, comme il eût fait d'un enfant.

Mais elle, croyant à la trahison ou à la violence, se débattait de toute sa force et se cramponnait aux cloisons.

— Dis-lui donc, cria Henri, dis-lui donc que je la sauve.

Remy entendit l'appel du jeune homme, au moment où il revenait avec les deux chevaux.

— Oui! oui! cria-t-il, oui, madame, il vous sauve, ou plutôt il vous sauvera; venez! venez!

LXX
LA FUITE

Henri, sans perdre de temps à rassurer la dame, l'emporta hors de la maison, et voulut la placer avec lui sur son cheval.

Mais elle, avec un mouvement d'invincible répugnance, glissa hors de cet anneau vivant, et fut reçue par Remy, qui l'assit sur le cheval préparé pour elle.

— Oh! que faites-vous, madame, dit Henri, et comment comprenez-vous mon coeur? Il ne s'agit pas pour moi, croyez-le bien, du plaisir de vous serrer dans mes bras, de vous presser sur ma poitrine d'homme, quoique, pour cette faveur, je fusse prêt à sacrifier ma vie; il s'agit de fuir plus rapide que l'oiseau. Eh! tenez; tenez, tenez, les voyez-vous, les oiseaux qui fuient?

En effet, dans le crépuscule à peine naissant encore, on voyait des nuées de courlis et de pigeons traverser l'espace d'un vol rapide et effaré, et, dans la nuit, domaine ordinaire de la chauve-souris silencieuse, ces vols bruyants, favorisés par la sombre rafale, avaient quelque chose de sinistre à l'oreille, d'éblouissant aux yeux.

La dame ne répondit rien; mais, comme elle était en selle, elle poussa son cheval en avant sans détourner la tête.

Mais son cheval et celui de Remy, forcés de marcher depuis deux jours, étaient fatigués.

A chaque instant Henri se retournait, et voyant qu'ils ne pouvaient le suivre:

— Voyez, madame, disait-il, comme mon cheval devance les vôtres, et pourtant je le retiens des deux mains; par grâce, madame, tandis qu'il en est temps encore, je ne vous demande plus de vous emporter dans mes bras, mais prenez mon cheval et laissez-moi le vôtre.

— Merci, monsieur, répondait la voyageuse, de sa voix toujours calme, et sans que la moindre altération se trahît dans son accent.

— Mais, madame, s'écriait Henri en jetant derrière lui des regards désespérés, l'eau nous gagne! entendez-vous! entendez-vous!

En effet, un craquement horrible se faisait entendre en ce moment même; c'était la digue d'un village que venait d'envahir l'inondation: madriers, supports, terrasses avaient cédé, un double rang de pilotis s'était brisé avec le fracas du tonnerre, et l'eau, grondant sur toutes ces ruines, commençait d'envahir un bois de chênes dont on voyait frissonner les cimes, et dont on entendait craquer les branches comme si tout un vol de démons passait sous sa feuillée.

Les arbres déracinés s'entrechoquant aux pieux, les bois des maisons écroulées flottant à la surface de l'eau; les hennissements et les cris lointains des hommes et des chevaux, entraînés par l'inondation, formaient un concert de sons si étranges et si lugubres, que le frisson qui agitait Henri passa jusqu'à l'impassible, l'indomptable coeur de l'inconnue.

Elle aiguillonna son cheval, et son cheval, comme s'il eût senti lui-même l'imminence du danger, redoubla d'efforts pour s'y soustraire.

Mais l'eau gagnait, gagnait toujours, et, avant dix minutes, il était évident qu'elle aurait rejoint les voyageurs.

A chaque instant Henri s'arrêtait pour attendre ses compagnons, et alors il leur criait:

— Plus vite, madame! par grâce, plus vite! l'eau s'avance, l'eau accourt! la voici!

Elle arrivait, en effet, écumeuse, tourbillonnante, irritée; elle emporta comme une plume la maison dans laquelle Remy avait abrité sa maîtresse; elle souleva comme une paille la barque attachée aux rives du ruisseau, et majestueuse, immense, roulant ses anneaux comme ceux d'un serpent, elle arriva, pareille à un mur, derrière les chevaux de Remy et de l'inconnue.

Henri jeta un cri d'épouvante et revint sur l'eau, comme s'il eût voulu la combattre.

— Mais vous voyez bien que vous êtes perdue! hurla-t-il, désespéré. Allons, madame, il est encore temps peut-être, descendez, venez avec moi, venez!

 

— Non, monsieur, dit-elle.

— Mais dans une minute il sera trop tard; regardez, regardez donc!

La dame détourna la tête; l'eau était à cinquante pas à peine.

— Que mon sort s'accomplisse! dit-elle; vous, monsieur, fuyez! fuyez!

Le cheval de Remy, épuisé, butta des deux jambes de devant et ne put se relever, malgré les efforts de son cavalier.

— Sauvez-la! sauvez-la! fût-ce malgré elle, s'écria Remy.

Et en même temps, comme il se dégageait des étriers, l'eau s'écroula comme un gigantesque monument sur la tête du fidèle serviteur.

Sa maîtresse, à cette vue, poussa un cri terrible et s'élança en bas de sa monture, résolue à mourir avec Remy.

Mais Henri, voyant son intention, s'était élancé en même temps qu'elle; il la saisit en enveloppant sa taille avec son bras droit, et remontant sur son cheval, il partit comme un trait.

— Remy! Remy! cria la dame, les bras étendus de son côté, Remy!

Un cri lui répondit. Remy était revenu à la surface de l'eau, et, avec cet espoir indomptable, bien qu'insensé, qui accompagne le mourant jusqu'au bout de son agonie, il nageait, soutenu par une poutre.

A côté, de lui passa son cheval, battant l'eau désespérément avec ses pieds de devant, tandis que le flot gagnait le cheval de sa maîtresse, et que, devant le flot, à vingt pas tout au plus, Henri et sa compagne ne couraient pas, mais volaient sur le troisième cheval, fou de terreur.

Remy ne regrettait plus la vie, puisqu'il espérait, en mourant, que celle qu'il aimait uniquement serait sauvée.

— Adieu, madame, adieu! cria-t-il, je pars le premier, et je vais dire à celui qui nous attend que vous vivez pour...

Remy n'acheva point; une montagne d'eau passa sur sa tête et alla s'écrouler jusque sous les pieds du cheval de Henri.

— Remy, Remy! cria la dame, Remy, je veux mourir avec toi! Monsieur, je veux l'attendre; monsieur, je veux mettre pied à terre; au nom du Dieu vivant, je le veux!

Elle prononça ces paroles avec tant d'énergie et de sauvage autorité, que le jeune homme desserra ses bras et la laissa glisser à terre, en disant:

— Bien, madame, nous mourrons ici tous trois; merci à vous qui me faites cette joie que je n'eusse jamais espérée.

Et comme il disait ces mots en retenant son cheval, l'eau bondissante l'atteignit, comme elle avait atteint Remy; mais, par un dernier effort d'amour, il retint par le bras la jeune femme qui avait mis pied à terre.

Le flot les envahit, la lame furieuse les roula durant quelques secondes pêle-mêle avec d'autres débris.

C'était un spectacle sublime que le sang-froid de cet homme, si jeune et si dévoué, dont le buste tout entier dominait le flot, tandis qu'il soutenait sa compagne de la main, et que ses genoux, guidant les derniers efforts du cheval expirant, cherchaient à utiliser jusqu'aux suprêmes efforts de son agonie.

Il y eut un moment de lutte terrible, pendant lequel la dame, soutenue par la main droite de Henri, continuait de dépasser de la tête le niveau de l'eau, tandis que de la main gauche Henri écartait les bois flottants et les cadavres dont le choc eût submergé ou écrasé son cheval.

Un de ces corps flottants, en passant près d'eux, cria ou plutôt soupira:

— Adieu! madame, adieu!

— Par le ciel! s'écria le jeune homme, c'est Remy! Eh bien! toi aussi, je te sauverai.

Et, sans calculer le danger de ce surcroît de pesanteur, il saisit la manche de Remy, l'attira sur sa cuisse gauche et le fit respirer librement.

Mais en même temps le cheval, épuisé du triple poids, s'enfonçait jusqu'au cou, puis jusqu'aux yeux; enfin, les jarrets brisés pliant sous lui, il disparut tout à fait.

— Il faut mourir! murmura Henri. Mon Dieu, prends ma vie, elle fut pure.

Vous, madame, ajouta-t-il, recevez mon âme, elle était à vous!

En ce moment, Henri sentit Remy qui lui échappait; il ne fit aucune résistance pour le retenir; toute résistance était inutile.

Son seul soin fut de soutenir la dame au-dessus de l'eau pour qu'elle, au moins, mourût la dernière, et qu'il se pût dire à lui-même, à son dernier moment, qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour la disputer à la mort.

Tout à coup, et comme il ne songeait plus qu'à mourir lui-même, un cri de joie retentit à ses côtés.

Il se retourna et vit Remy qui venait d'atteindre une barque.

Cette barque, c'était celle de la petite maison que nous avons vu soulever par l'eau; l'eau l'avait entraînée, et Remy, qui avait repris ses forces, grâce au secours que lui avait porté Henri, Remy, la voyant passer à sa portée, s'était détaché du groupe, haletant, et en deux brassées l'avait atteinte.

Ses deux rames étaient attachées à son abordage, une gaffe roulait au fond.

Il tendit la gaffe à Henri qui la saisit, entraînant avec lui la dame, qu'il souleva par dessous ses épaules et que Remy reprit de ses mains.

Puis, lui-même, saisissant le rebord de la barque, il monta près d'eux.

Les premiers rayons du jour naissaient montrant les plaines inondées et la barque se balançant comme un atome sur cet océan tout couvert de débris.

A deux cents pas à peu près, vers la gauche, s'élevait une petite colline qui, entièrement entourée d'eau, semblait une île au milieu de la mer.

Henri saisit les avirons et rama du côté de la colline vers laquelle d'ailleurs le courant les portait.

Remy prit la gaffe et, debout à l'avant, s'occupa d'écarter les poutres et les madriers contre lesquels la barque pouvait se heurter.

Grâce à la force de Henri, grâce à l'adresse de Remy, on aborda ou plutôt on fut jeté contre la colline.

Remy sauta à terre et saisit la chaîne de la barque, qu'il tira vers lui.

Henri s'avança pour prendre la dame entre ses bras; mais elle étendit la main et, se levant seule, elle sauta à terre.

Henri poussa un soupir; un instant il eut l'idée de se rejeter dans l'abîme et de mourir à ses yeux; mais un irrésistible sentiment l'enchaînait à la vie, tant qu'il voyait cette femme, dont il avait si longtemps désiré la présence sans l'obtenir jamais.

Il tira la barque à terre et alla s'asseoir à dix pas de la dame et de Remy, livide, dégouttant d'une eau qui s'échappait de ses habits, plus douloureuse que le sang.

Ils étaient sauvés du danger le plus pressant, c'est-à-dire de l'eau; l'inondation, si forte qu'elle fût, ne monterait jamais à la hauteur de la colline.

Au-dessous d'eux, dès lors, ils pouvaient contempler cette grande colère des flots, qui n'a de colère au-dessus d'elle que celle de Dieu.

Henri regardait passer cette eau rapide, grondante, qui charriait des amas de cadavres français, près d'eux, leurs chevaux et leurs armes.

Remy ressentait une vive douleur à l'épaule; un madrier flottant l'avait atteint au moment où son cheval s'était dérobé sous lui.

Quant à sa compagne, à part le froid qu'elle éprouvait, elle n'avait aucune blessure; Henri l'avait garantie de tout ce dont il était en son pouvoir de la garantir.

Henri fut bien surpris de voir que ces deux êtres, si miraculeusement échappés à la mort, ne remerciaient que lui, et n'avaient pas eu pour Dieu, premier auteur de leur salut, une seule action de grâces.

La jeune femme fut debout la première; elle remarqua qu'au fond de l'horizon, du côté de l'occident, on apercevait quelque chose comme des feux à travers la brume.

Il va sans dire que ces feux brûlaient sur un point élevé que l'inondation n'avait pu atteindre.

Autant qu'on pouvait en juger au milieu de ce froid crépuscule qui succédait à la nuit, ces feux étaient distants d'une lieue environ.

Remy s'avança sur le point de la colline qui se prolongeait du côté de ces feux, et il revint dire qu'il croyait qu'à mille pas à peu près de l'endroit où l'on avait pris terre, commençait une espèce de jetée qui s'avançait en droite ligne vers les feux.

Ce qui faisait croire à Remy à une jetée, ou tout au moins à un chemin, c'était une double ligne d'arbres, directe et régulière.