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Les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent

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»Mais, comme, pour déposer un vote dans une urne, il n'est pas plus nécessaire d'avoir inventé la poudre, comme le prouvent suffisamment les sept millions d'électeurs que nous avons en France, que de porter 500 kilos sur ses épaules, je ne vois pas en quoi l'infériorité musculaire de la femme, défalcation faite, cependant, des femmes de la halle, des porteuses de galets et des acrobates femelles, je ne vois pas en quoi l'infériorité musculaire de la femme lui interdirait de voter. En revanche, je vois beaucoup de raisons pour le contraire. Si madame de Sévigné vivait de nos jours, elle n'amènerait certainement pas d'un coup de poing le 500 sur la tête du Turc, à la fête des Loges; est-ce pour cela qu'elle ne voterait pas; car madame de Sévigné ne voterait pas, et maître Paul, son jardinier, voterait. Pourquoi? Quel inconvénient verriez-vous à ce que madame de Sévigné votât tout comme son jardinier?

– Mais, madame de Sévigné est une exception, et on ne modifie pas les coutumes, les idées et les lois de tout un pays pour une exception.

– Et, sa grand'mère, madame de Chantal? Et madame de la Fayette? Et madame de Maintenon? Et madame Dacier? Et madame Guyon? Et madame de Longueville? Et madame du Châtelet? Et madame du Deffand? Et madame de Staël? Et madame Rolland? Et madame Sand?

– Toujours des exceptions.

– Un sexe qui fournit de pareilles exceptions a bien conquis le droit de donner son avis sur la nomination des maires, des conseillers municipaux et même des députés. Mais les exceptions ne s'arrêtent pas là. Et Clotilde, qui a fait convertir les Francs, et nous, par conséquent, au catholicisme, croyez-vous qu'elle ait eu quelque influence sur Clovis, et les destinées de notre pays? Et Anne de Beaujeu et la bonne reine Anne, et Blanche de Castille, et Élisabeth de Hongrie, et Élisabeth d'Angleterre, et Catherine la Grande, et Marie-Thérèse.

– C'étaient des reines.

– Cela ne change pas leur sexe, et, si elles ont régné comme elles l'ont fait, elles ont prouvé qu'elles pouvaient régner par l'intelligence et l'énergie aussi bien que les hommes. Jamais on ne me fera croire que des femmes qui peuvent être reines comme celles-là, malgré leur sexe, ne puissent pas être électeurs à cause de leur sexe.

– Mais enfin il n'y a pas que ces femmes-là; il y a la masse des femmes, n'ayant aucune idée et aucun sens de la politique et du gouvernement.

– Sens peu difficile à acquérir, si j'en juge par les hommes qui prétendent l'avoir. En effet, il y a la masse des femmes, c'est-à-dire toutes celles, dont tous les hommes distingués disent: «Ma mère était la plus intelligente et la plus honnête des femmes; sans elle, je ne serais pas ce que je suis.» Je ne sais pas pourquoi tant de femmes obscures, mais honnêtes et intelligentes, ne voteraient pas aussi justement que tous les gredins et imbéciles d'un autre sexe.

– Mais, enfin, vous le disiez tout à l'heure, ici même, deux cents lignes plus haut, les devoirs doivent être égaux aux droits, et les femmes ne font pas et ne peuvent pas faire la guerre comme les hommes.

– Et Jeanne de France, et Jeanne de Flandres, et Jeanne de Blois et Jeanne Hachette? à propos de laquelle Louis XI donna le pas aux femmes sur les hommes dans les processions de la fête de Beauvais, qu'elle avait si bien défendu, à la tête des autres femmes de la ville, contre Charles le Téméraire? Et Jeanne d'Arc, enfin? Alors aucune de ces femmes, ayant fait de nos jours ce qu'elles ont fait de leur temps, ne serait admise à élire des représentants dans le pays qu'elles auraient sauvé? C'est bien comique.

– Ces femmes ont été très extraordinaires certainement, et elles font grand honneur à leur sexe; mais ce sont des exceptions, et plus elles ont été extraordinaires, plus elles ont prouvé que ce qu'elles faisaient était en dehors de leur sexe. Quelques femmes ont été braves et héroïques, comme des hommes de guerre, mais toutes les femmes ne peuvent pas être soldats, tandis que tous les hommes le sont.

– Où avez-vous vu cela? Et ceux qui n'ont pas un mètre cinquante-quatre centimètres de taille, ce qui est, je crois, la taille réglementaire pour être enrôlé? Et les bossus? Et les bancals? Et les myopes? Et les phtisiques? Et tous les souffreteux? Et les soutiens de famille? Et les fils des septuagénaires. Et les prix de Rome? Et ceux qui tirent un bon numéro, c'est-à-dire trois cent cinquante sur cinq cents et qui ne sont plus astreints qu'à un service que toutes les femmes pourraient faire? Et les cent cinquante mille prêtres de France? Est-ce que tous ces hommes-là portent le fusil? et cependant ils votent. La femme ne doit pas être soldat parce qu'elle a mieux à faire que de l'être: elle a à l'enfanter, et, quand il passe un conquérant comme Napoléon qui lui tue dix-huit cent mille enfants, si elle n'a pas eu, comme femme, le droit de voter contre cette forme de gouvernement, elle a bien gagné comme mère, par sa fécondité, ses angoisses et ses douleurs, le droit de voter contre lui s'il voulait revenir. Non; toutes les objections que l'on fait contre le droit que réclame mademoiselle Hubertine Auclert et que bien d'autres réclameront prochainement, toutes ces objections sont de pure fantaisie.

»Quand la loi française déclare la femme inférieure à l'homme, ce n'est jamais pour libérer la femme d'un devoir vis-à-vis de l'homme ou de la société, c'est pour armer l'homme ou la société d'un droit de plus contre elle. Il n'est jamais venu à l'idée de la loi de tenir compte de la faiblesse de la femme dans les différents délits qu'elle peut commettre; au contraire, la loi en abuse. C'est ainsi qu'elle permet à l'enfant naturel de rechercher sa mère, mais non son père; c'est ainsi qu'elle permet au mari d'aller où bon lui semble, de s'expatrier sans la permission de sa femme, et, en cas d'adultère, de sa part à elle, bien entendu, de lui retirer sa dot et même de la tuer. Quant à la femme veuve ou non mariée, elle est absolument assimilée à l'homme dans toutes les responsabilités imposées à celui-ci. Ce serait bien le moins cependant que, comme l'héroïne de Domrémi, ayant été au danger, elle fût à l'honneur. Quand une femme libre exerce une industrie quelconque, elle a besoin d'une patente, elle doit tenir des livres en règle; si elle ne paye pas ses effets de commerce, on la poursuit, on la met en faillite. Si, comme mademoiselle Hubertine Auclert, elle refuse de payer l'impôt, on lui fait des sommations avec frais, tout comme à moi; on lui vend ses meubles et jusqu'à ses dernières nippes, et elle est forcée de payer, comme je paye. Si elle vole, si elle fait des faux, on l'arrête, on l'emprisonne, on la condamne. Il ne vient jamais à l'idée de la loi de dire: «Cette pauvre petite femme! elle peut ne pas payer son loyer, ses billets ou ses impositions; elle peut voler dans les magasins et faire des faux en écriture privée ou publique, laissez-la faire, c'est un être irresponsable, faible et inférieur à l'homme.»

»Il commence à lui être permis de tirer des coups de revolver sur les hommes ou de jeter du vitriol à la figure de ses semblables; mais nous avons vu que c'est encore par la faute de la loi; et c'est justement pour que la loi et la morale soient plus respectées qu'elles ne sont que nous demandons que les femmes soient admises, par leur concours au vote et par conséquent aux lois, à la connaissance et par conséquent au respect des lois qu'elles auraient contribué à faire. De deux choses l'une, ou, malgré leur admission au scrutin, la loi ne sera pas modifiée, en ce qui les regarde, et ce serait bien extraordinaire, car elles auront soin de nommer des hommes décidés à obtenir les modifications nécessaires, urgentes que nous réclamons, ou la loi sera modifiée. Dans le premier cas, la femme saura bien que l'homme a le droit de la prendre à partir d'un certain âge, de la rendre mère, de l'abandonner avec son enfant, sans qu'elle ait le droit de rien lui dire et encore moins de le tuer ou d'estropier les femmes qui passent dans la rue; et alors vous pourrez condamner ces femmes comme de vulgaires meurtrières qui, après s'être mariées ou données en sachant bien à quoi elles s'exposaient, tuent ou se vengent en sachant bien à quoi elles s'exposent; dans le second cas, justice sera faite d'avance, et, les droits de l'homme et de la femme étant égaux, leurs responsabilités seront les mêmes.

– Alors, c'est sérieux; vous demandez que les femmes votent?

– Tout bonnement.

– Mais vous voulez donc leur faire perdre toutes leurs grâces, tous leurs charmes. La femme…

– Nous voilà dans les platitudes! Soyez tranquille, elles voteront avec grâce. On rira encore beaucoup dans le commencement, puisque, chez nous, il faut toujours commencer par rire. Eh bien, on rira. Les femmes se feront faire des chapeaux à l'urne, des corsages au suffrage universel et des jupes au scrutin secret. Après? Ce sera d'abord un étonnement, puis une mode, puis une habitude, puis une expérience, puis un devoir, puis un bien. En tout cas, c'est déjà un droit. Quelques belles dames dans les villes, quelques grandes propriétaires dans les provinces, quelques grosses fermières dans les campagnes, donneront l'exemple et les autres suivront. Elles auront des réunions, des assemblées, des clubs comme nous; elles diront des bêtises comme nous, elles en feront comme nous, elles les payeront comme nous, et elles apprendront peu à peu à les réparer, comme nous. Un peu plus mêlées à la politique de l'État, elles feront moins de propagande à celle de l'Église, ce ne sera pas un mal.»

Nous entendons tous les jours des gens se plaindre, et quelquefois avec raison, du suffrage universel, où nombre d'électeurs ne savent même pas lire le nom qu'ils déposent dans l'urne et pour lesquels il faut le faire imprimer, incapables qu'ils seraient de voter, s'il leur fallait l'écrire. Les gens qui se plaignent réclament le suffrage à deux degrés; eh bien, voilà une excellente occasion de faire l'expérience de ce suffrage, en l'appliquant aux femmes pour commencer. Enfin la preuve que la chose est possible c'est qu'elle existe déjà.

 

Je lis dans un journal:

«Une loi récente de New-York a donné aux femmes le droit de participer à l'élection des directeurs et des administrateurs des écoles publiques. Les partisans des droits de la femme font une propagande très active en vue d'obtenir que, le 12 octobre prochain, les nouveaux électeurs prennent part au scrutin dans les 11,000 districts scolaires de l'État de New-York. Un premier essai fait ces jours derniers dans quatre localités, et notamment à Staten-Island, dans la banlieue de New-York, a donné des résultats assez satisfaisants. On pense généralement, dit le Herald, que les femmes, quand elles votent, suivent les indications de leurs maris, à moins toutefois qu'il ne s'agisse pour elles d'une manifestation faite en masse contre leur ennemi commun: l'homme. Cette supposition se trouve contredite par le résultat du scrutin qui a eu lieu à Staten-Island. Sauf les cas où le vote du meeting a été unanime, les voix féminines ont été généralement partagées; il y a même eu, à un moment donné, un mouvement d'hilarité générale, quand, une femme ayant voté non immédiatement après que son mari venait de voter oui, celui-ci a félicité sa moitié d'avoir eu le courage de son opinion.»

C'est concluant.

Donc, la femme, c'est-à-dire la mère, l'épouse, la fille, cette moitié de nous-mêmes à tous les âges de la vie, ayant, ainsi que nous, devant la loi, toute la responsabilité de ses devoirs, comme personne publique; ayant, plus que nous, comme personne privée, devant l'opinion, la responsabilité de ses sentiments; cet être vivant, pensant, aimant, souffrant, ayant un cerveau, un cœur, une âme tout comme nous, si décidément nous en avons une, a aussi des besoins, des aspirations, des intérêts particuliers, des progrès à accomplir, et, par conséquent, des droits à faire valoir, qui veulent, qui doivent être représentés directement dans la discussion des choses publiques, par des délégués nommés par elle. Établissez cette loi nouvelle du vote des femmes, comme vous l'entendrez, au commencement, avec toutes les précautions et toutes les réserves possibles dans ce pays à qui la routine est si chère; mettez les élections à un, à deux, à trois degrés, si bon vous semble, mais établissez cette loi. Il doit y avoir à la Chambre des députés des femmes de France. La France doit au monde civilisé l'exemple de cette grande initiative. Qu'elle se hâte. L'Amérique est là qui va le donner.

Ces premiers députés des femmes ne seront pas, ne doivent pas être nombreux tout d'abord à l'Assemblée nationale, je l'accorde, mais ils auront un grand avantage sur leurs collègues, ils sauront bien ce qu'ils viennent y faire. Les députés de la République n'étaient pas nombreux non plus en 1854, ils étaient cinq. Ils sont la majorité aujourd'hui. Les majorités, il est vrai, ne prouvent rien, quand les minorités sont bien convaincues et bien unies. Les majorités ne sont que la preuve de ce qui est; les minorités sont souvent le germe de ce qui doit être et de ce qui sera. Avant dix ans, les femmes seront électeurs comme les hommes. Quant à être éligibles, nous verrons après; si elles sont bien sages.

«Mais alors, me demandera à son tour quelque dame pieuse et disciplinée qui croit sincèrement que l'humanité doit se tirer éternellement d'affaire avec les Codes et les Évangiles, avec le droit romain et la foi romaine; mais alors où allons-nous, monsieur, avec toutes ces idées-là?»

Eh! madame, nous allons où nous avons toujours été, à ce qui doit être. Nous y allons tout doucement parce que nous avons encore des millions d'années devant nous et qu'il faut bien laisser quelque chose à faire à ceux qui viendront plus tard. Pour le moment, nous sommes en train de délivrer la femme; quand ce sera fait, nous tâcherons de délivrer Dieu; et, comme alors il y aura entente parfaite entre les trois corps d'état éternels, Dieu, l'homme et la femme, nous verrons plus clair et nous marcherons plus vite.

A. DUMAS FILS