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Le Collier de la Reine, Tome I

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Prologue – II
La Pérouse

Au même instant le roulement sourd de plusieurs voitures sur les pavés ouatés de neige avertit le maréchal de l'arrivée de ses hôtes et, bientôt après, grâce à l'exactitude du maître d'hôtel, neuf convives prenaient place autour de la table ovale de la salle à manger; neuf laquais, silencieux comme des ombres, agiles sans précipitation, prévenants sans importunité, glissant sur les tapis, passaient entre les convives sans jamais effleurer leurs bras, sans heurter jamais leurs fauteuils, fauteuils ensevelis dans une moisson de fourrures, où plongeaient jusqu'aux jarrets les jambes des convives.

Voilà ce que savouraient les hôtes du maréchal, avec la douce chaleur des poêles, le fumet des viandes, le bouquet des vins, et le bourdonnement des premières causeries après le potage.

Pas un bruit au-dehors, les volets avaient des sourdines; pas un bruit au-dedans, excepté celui que faisaient les convives: des assiettes qui changeaient de place sans qu'on les entendît sonner, de l'argenterie qui passait des buffets sur la table sans une seule vibration, un maître d'hôtel dont on ne pouvait pas même surprendre le susurrement; il donnait ses ordres avec les yeux.

Aussi, au bout de dix minutes, les convives se sentirent-ils parfaitement seuls dans cette salle; en effet, des serviteurs aussi muets, des esclaves aussi impalpables devaient nécessairement être sourds.

M. de Richelieu fut le premier qui rompit ce silence solennel qui dura autant que le potage, en disant à son voisin de droite:

– Monsieur le comte ne boit pas?

Celui auquel s'adressaient ces paroles était un homme de trente-huit ans, blond de cheveux, petit de taille, haut d'épaules; son œil, d'un bleu clair, était vif parfois, mélancolique souvent: la noblesse était écrite en traits irrécusables sur son front ouvert et généreux.

– Je ne bois que de l'eau, maréchal, répondit-il.

– Excepté chez le roi Louis XV, dit le duc. J'ai eu l'honneur d'y dîner avec Monsieur le comte, et cette fois il a daigné boire du vin.

– Vous me rappelez là un excellent souvenir, monsieur le maréchal; oui, en 1771; c'était du vin de Tokay du cru impérial.

– C'était le pareil de celui-ci, que mon maître d'hôtel a l'honneur de vous verser en ce moment, monsieur le comte, répondit Richelieu en s'inclinant.

Le comte de Haga leva le verre à la hauteur de son œil et le regarda à la clarté des bougies.

Il étincelait dans le verre comme un rubis liquide.

– C'est vrai, dit-il, monsieur le maréchal: merci.

Et le comte prononça ce mot merci d'un ton si noble et si gracieux, que les assistants électrisés se levèrent d'un seul mouvement en criant:

– Vive Sa Majesté!

– C'est vrai, répondit le comte de Haga: vive Sa Majesté le roi de France! N'êtes-vous pas de mon avis, monsieur de La Pérouse?

– Monsieur le comte, répondit le capitaine avec cet accent à la fois caressant et respectueux de l'homme habitué à parler aux têtes couronnées, je quitte le roi il y a une heure, et le roi a été si plein de bonté pour moi, que nul ne criera plus haut: «Vive le roi!» que je ne le ferai. Seulement, comme dans une heure environ je courrai la poste pour gagner la mer, où m'attendent les deux flûtes que le roi met à ma disposition, une fois hors d'ici, je vous demanderai la permission de crier vive un autre roi que j'aimerais fort à servir, si je n'avais un si bon maître.

Et, en levant son verre, M. de La Pérouse salua humblement le comte de Haga.

– Cette santé que vous voulez porter, dit Mme du Barry, placée à la gauche du maréchal, nous sommes tous prêt, monsieur, à y faire raison. Mais encore faut-il que notre doyen d'âge la porte, comme on dirait au Parlement.

– Est-ce à toi que le propos s'adresse, Taverney, ou bien à moi? dit le maréchal en riant et en regardant son vieil ami.

– Je ne crois pas, dit un nouveau personnage placé en face du maréchal de Richelieu.

– Qu'est-ce que vous ne croyez pas, monsieur de Cagliostro? dit le comte de Haga en attachant son regard perçant sur l'interlocuteur.

– Je ne crois pas, monsieur le comte, dit Cagliostro en s'inclinant, que ce soit M. de Richelieu notre doyen d'âge.

– Oh! voilà qui va bien, dit le maréchal; il paraît que c'est toi, Taverney.

– Allons donc, j'ai huit ans de moins que toi. Je suis de 1704, répliqua le vieux seigneur.

– Malhonnête! dit le maréchal; il dénonce mes quatre-vingt-huit ans.

– En vérité! monsieur le duc, vous avez quatre-vingt-huit ans? fit M. de Condorcet.

– Oh! mon Dieu! oui. C'est un calcul facile à faire, et par cela même indigne d'un algébriste de votre force, marquis. Je suis de l'autre siècle, du grand siècle, comme on l'appelle: 1696, voilà une date!

– Impossible, dit de Launay.

– Oh! si votre père était ici, monsieur le gouverneur de la Bastille, il ne dirait pas impossible, lui qui m'a eu pour pensionnaire en 1714.

– Le doyen d'âge, ici, je le déclare, dit M. de Favras, c'est le vin que M. le comte de Haga verse en ce moment dans son verre.

– Un tokay de cent vingt ans; vous avez raison, monsieur de Favras, répliqua le comte. À ce tokay l'honneur de porter la santé du roi.

– Un instant, messieurs, dit Cagliostro en élevant au-dessus de la table sa large tête étincelante de vigueur et d'intelligence, je réclame.

– Vous réclamez sur le droit d'aînesse du tokay? reprirent en chœur les convives.

– Assurément, dit le comte avec calme, puisque c'est moi-même qui l'ai cacheté dans sa bouteille.

– Vous?

– Oui, moi, et cela le jour de la victoire remportée par Montecuculli sur les Turcs, en 1664.

Un immense éclat de rire accueillit ces paroles, que Cagliostro avait prononcées avec une imperturbable gravité.

– À ce compte, monsieur, dit Mme du Barry, vous avez quelque chose comme cent trente ans, car je vous accorde bien dix ans pour avoir pu mettre ce bon vin dans sa grosse bouteille.

– J'avais plus de dix ans lorsque j'accomplis cette opération, madame, puisque le surlendemain j'eus l'honneur d'être chargé par Sa Majesté l'empereur d'Autriche de féliciter Montecuculli, qui, par la victoire du Saint-Gothard, avait vengé la journée d'Especk en Esclavonie, journée où les mécréants battirent si rudement les impériaux mes amis et mes compagnons d'armes, en 1536.

– Eh! dit le comte de Haga aussi froidement que le faisait Cagliostro, Monsieur avait encore à cette époque dix ans au moins, puisqu'il assistait en personne à cette mémorable bataille.

– Une horrible déroute! monsieur le comte, répondit Cagliostro en s'inclinant.

– Moins cruelle cependant que la déroute de Crécy, dit Condorcet en souriant.

– C'est vrai, monsieur, dit Cagliostro en souriant, la déroute de Crécy fut une chose terrible en ce que ce fut non seulement une armée, mais la France qui fut battue. Mais aussi, convenons-en, cette déroute ne fut pas une victoire tout à fait loyale de la part de l'Angleterre. Le roi Édouard avait des canons, circonstance parfaitement ignorée de Philippe de Valois, ou plutôt circonstance à laquelle Philippe de Valois n'avait pas voulu croire quoique je l'en eusse prévenu, quoique je lui eusse dit que de mes yeux j'avais vu ces quatre pièces d'artillerie qu'Édouard avait achetées des Vénitiens.

– Ah! ah! dit Mme du Barry, ah! vous avez connu Philippe de Valois?

– Madame, j'avais l'honneur d'être un des cinq seigneurs qui lui firent escorte en quittant le champ de bataille, répondit Cagliostro. J'étais venu en France avec le pauvre vieux roi de Bohême, qui était aveugle, et qui se fit tuer au moment où on lui dit que tout était perdu.

– Oh! mon Dieu! monsieur, dit La Pérouse, vous ne sauriez croire combien je regrette qu'au lieu d'assister à la bataille de Crécy, vous n'ayez pas assisté à celle d'Actium.

– Et pourquoi cela, monsieur?

– Ah! parce que vous eussiez pu me donner des détails nautiques, qui, malgré la belle narration de Plutarque, me sont toujours demeurés fort obscurs.

– Lesquels, monsieur? Je serais heureux si je pouvais vous être de quelque utilité.

– Vous y étiez donc?

– Non, monsieur, j'étais alors en Égypte. J'avais été chargé par la reine Cléopâtre de recomposer la bibliothèque d'Alexandrie; chose que j'étais plus qu'un autre à même de faire, ayant personnellement connu les meilleurs auteurs de l'Antiquité.

– Et vous avez vu la reine Cléopâtre, monsieur de Cagliostro? s'écria la comtesse du Barry.

– Comme je vous vois, madame.

– Était-elle aussi jolie qu'on le dit?

– Madame la comtesse, vous le savez, la beauté est relative. Charmante reine en Égypte, Cléopâtre n'eût pu être à Paris qu'une adorable grisette.

– Ne dites pas de mal des grisettes, monsieur le comte.

– Dieu m'en garde!

– Ainsi, Cléopâtre était…

– Petite, mince, vive, spirituelle, avec de grands yeux en amande, un nez grec, des dents de perle, et une main comme la vôtre, madame; une véritable main à tenir le sceptre. Tenez, voici un diamant qu'elle m'a donné et qui lui venait de son frère Ptolémée; elle le portait au pouce.

– Au pouce! s'écria Mme du Barry.

– Oui; c'était une mode égyptienne, et moi, vous le voyez, je puis à peine le passer à mon petit doigt.

Et, tirant la bague, il la présenta à Mme du Barry.

C'était un magnifique diamant, qui pouvait valoir, tant son eau était merveilleuse, tant sa taille était habile, trente ou quarante mille francs.

Le diamant fit le tour de la table et revint à Cagliostro, qui le remit tranquillement à son doigt.

– Ah! je le vois bien, dit-il, vous êtes incrédules: incrédulité fatale que j'ai eue à combattre toute ma vie. Philippe de Valois n'a pas voulu me croire quand je lui dis d'ouvrir une retraite à Édouard; Cléopâtre n'a pas voulu me croire quand je lui ai dit qu'Antoine serait battu. Les Troyens n'ont pas voulu me croire quand je leur ai dit à propos du cheval de bois: «Cassandre est inspirée, écoutez Cassandre.»

 

– Oh! mais c'est merveilleux, dit Mme du Barry en se tordant de rire, et en vérité je n'ai jamais vu d'homme à la fois aussi sérieux et aussi divertissant que vous.

– Je vous assure, dit Cagliostro en s'inclinant, que Jonathas était bien plus divertissant encore que moi. Oh! le charmant compagnon! C'est au point que lorsqu'il fut tué par Saül, je faillis en devenir fou.

– Savez-vous que si vous continuez, comte, dit le duc de Richelieu, vous allez rendre fou lui-même ce pauvre Taverney, qui a tant peur de la mort qu'il vous regarde avec des yeux tout effarés en vous croyant immortel. Voyons, franchement, l'êtes-vous, oui ou non?

– Immortel?

– Immortel.

– Je n'en sais rien, mais ce que je sais, c'est que je puis affirmer une chose.

– Laquelle? demanda Taverney, le plus avide de tous les auditeurs du comte.

– C'est que j'ai vu toutes les choses et hanté tous les personnages que je vous citais tout à l'heure.

– Vous avez connu Montecuculli?

– Comme je vous connais, monsieur de Favras, et même plus intimement, car c'est pour la deuxième ou troisième fois que j'ai l'honneur de vous voir, tandis que j'ai vécu près d'un an sous la même tente que l'habile stratégiste dont nous parlons.

– Vous avez connu Philippe de Valois?

– Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, monsieur de Condorcet; mais lui rentré à Paris, je quittai la France et retournai en Bohême.

– Cléopâtre?

– Oui, madame la comtesse, Cléopâtre. Je vous ai dit qu'elle avait les yeux noirs comme vous les avez, et la gorge presque aussi belle que la vôtre.

– Mais, comte, vous ne savez pas comment j'ai la gorge?

– Vous l'avez pareille à celle de Cassandre, madame, et, pour que rien ne manque à la ressemblance, elle avait comme vous, ou vous avez comme elle, un petit signe noir à la hauteur de la sixième côte gauche.

– Oh! mais, comte, pour le coup vous êtes sorcier.

– Eh! non, marquise, fit le maréchal de Richelieu en riant, c'est moi qui le lui ai dit.

– Et comment le savez-vous?

Le maréchal allongea les lèvres.

– Heu! dit-il, c'est un secret de famille.

– C'est bien, c'est bien, fit Mme du Barry. En vérité, maréchal, on a raison de mettre double couche de rouge quand on vient chez vous.

Puis se retournant vers Cagliostro:

– En vérité, monsieur, dit-elle, vous avez donc le secret de rajeunir, car, âgé de trois ou quatre mille ans, comme vous l'êtes, vous paraissez quarante ans à peine?

– Oui, madame, j'ai le secret de rajeunir.

– Oh! rajeunissez-moi donc, alors.

– Vous, madame, c'est inutile, et le miracle est fait. On a l'âge que l'on paraît avoir, et vous avez trente ans au plus.

– C'est une galanterie.

– Non, madame, c'est un fait.

– Expliquez-vous.

– C'est bien facile. Vous avez usé de mon procédé pour vous-même.

– Comment cela?

– Vous avez pris de mon élixir.

– Moi?

– Vous-même, comtesse. Oh! vous ne l'avez pas oublié.

– Oh! par exemple!

– Comtesse, vous souvient-il d'une maison de la rue Saint-Claude? vous souvient-il d'être venue dans cette maison pour certaine affaire concernant M. de Sartine? vous souvient-il d'avoir rendu un service à l'un de mes amis nommé Joseph Balsamo? vous souvient-il que Joseph Balsamo vous fit présent d'un flacon d'élixir en vous recommandant d'en prendre trois gouttes tous les matins? vous souvient-il d'avoir suivi l'ordonnance jusqu'à l'an dernier, époque à laquelle le flacon s'était trouvé épuisé? Si vous ne vous souveniez plus de tout cela, comtesse, en vérité, ce ne serait plus un oubli, ce serait de l'ingratitude.

– Oh! monsieur de Cagliostro, vous me dites là des choses…

– Qui ne sont connues que de vous seule, je le sais bien. Mais où serait le mérite d'être sorcier, si l'on ne savait pas les secrets de son prochain?

– Mais Joseph Balsamo avait donc, comme vous, la recette de cet admirable élixir?

– Non, madame; mais comme c'était un de mes meilleurs amis, je lui en avais donné trois ou quatre flacons.

– Et lui en reste-t-il encore?

– Oh! je n'en sais rien. Depuis trois ans le pauvre Balsamo a disparu. La dernière fois que je le vis, c'était en Amérique, sur les rives de l'Ohio; il partait pour une expédition dans les Montagnes Rocheuses, et, depuis, j'ai entendu dire qu'il y était mort.

– Voyons, voyons, comte, s'écria le maréchal; trêve de galanteries, par grâce! Le secret, comte, le secret!

– Parlez-vous sérieusement, monsieur? demanda le comte de Haga.

– Très sérieusement, sire; pardon, je veux dire monsieur le comte.

Et Cagliostro s'inclina de façon à indiquer que l'erreur qu'il venait de commettre était tout à fait volontaire.

– Ainsi, dit le maréchal, Madame n'est pas assez vieille pour être rajeunie?

– Non, en conscience.

– Eh bien! alors, je vais vous présenter un autre sujet. Voici mon ami Taverney Qu'en dites-vous? N'a-t-il pas l'air d'être le contemporain de Ponce Pilate? Mais peut-être est-ce tout le contraire, et est-il trop vieux, lui?

Cagliostro regarda le baron.

– Non pas, dit-il.

– Ah! mon cher comte, s'écria Richelieu, si vous rajeunissez celui-là, je vous proclame l'élève de Médée.

– Vous le désirez? demanda Cagliostro en s'adressant de la parole au maître de la maison, et des yeux à tout l'auditoire.

Chacun fit signe que oui.

– Et vous comme les autres, monsieur de Taverney?

– Moi plus que les autres, morbleu! dit le baron.

– Eh bien! c'est facile, dit Cagliostro.

Et il glissa ses deux doigts dans sa poche et en tira une petite bouteille octaèdre.

Puis il prit un verre de cristal encore pur, et y versa quelques gouttes de la liqueur que contenait la petite bouteille.

Alors, étendant ces quelques gouttes dans un demi-verre de vin de champagne glacé, il passa le breuvage ainsi préparé au baron.

Tous les yeux avaient suivi ses moindres mouvements, toutes les bouches étaient béantes.

Le baron prit le verre, mais, au moment de le porter à ses lèvres, il hésita.

Chacun, à la vue de cette hésitation, se mit à rire si bruyamment, que Cagliostro s'impatienta.

– Dépêchez-vous, baron, dit-il, ou vous allez laisser perdre une liqueur dont chaque goutte vaut cent louis.

– Diable! fit Richelieu essayant de plaisanter; c'est autre chose que le vin de Tokay.

– Il faut donc boire? demanda le baron presque tremblant.

– Ou passer le verre à un autre, monsieur, afin que l'élixir profite au moins à quelqu'un.

– Passe, dit le duc de Richelieu en tendant la main.

Le baron flaira son verre et, décidé sans doute par l'odeur vive et balsamique, par la belle couleur rosée que les quelques gouttes d'élixir avaient communiquée au vin de champagne, il avala la liqueur magique.

Au même instant, il lui sembla qu'un frisson secouait son corps et faisait refluer vers l'épiderme tout le sang vieux et lent qui dormait dans ses veines, depuis les pieds jusqu'au cœur. Sa peau ridée se tendit, ses yeux flasquement couverts par le voile de leurs paupières furent dilatés sans que la volonté y prît part. La prunelle joua vive et grande, le tremblement de ses mains fit place à un aplomb nerveux; sa voix s'affermit, et ses genoux, redevenus élastiques comme aux plus beaux jours de sa jeunesse, se dressèrent en même temps que les reins; et cela comme si la liqueur, en descendant, avait régénéré tout ce corps de l'une à l'autre extrémité.

Un cri de surprise, de stupeur, un cri d'admiration surtout retentit dans l'appartement. Taverney, qui mangeait du bout des gencives, se sentit affamé. Il prit vigoureusement assiette et couteau, se servit d'un ragoût placé à sa gauche, et broya des os de perdrix en disant qu'il sentait repousser ses dents de vingt ans.

Il mangea, rit, but, et cria de joie pendant une demi-heure; et pendant cette demi-heure, les autres convives restèrent stupéfaits en le regardant; puis, peu à peu, il baissa comme une lampe à laquelle l'huile vient à manquer. Ce fut d'abord son front, où les anciens plis un instant disparus se creusèrent en rides nouvelles; ses yeux se voilèrent et s'obscurcirent. Il perdit le goût, puis son dos se voûta. Son appétit disparut; ses genoux recommencèrent a trembler.

– Oh! fit-il en gémissant.

– Eh bien! demandèrent tous les convives.

– Eh bien? adieu la jeunesse.

Et il poussa un profond soupir accompagné de deux larmes qui vinrent humecter sa paupière.

Instinctivement, et à ce triste aspect du vieillard rajeuni d'abord et redevenu plus vieux ensuite par ce retour de jeunesse, un soupir pareil à celui qu'avait poussé Taverney sortit de la poitrine de chaque convive.

– C'est tout simple, messieurs, dit Cagliostro, je n'ai versé au baron que trente-cinq gouttes de l'élixir de vie, et il n'a rajeuni que de trente-cinq minutes.

– Oh! encore! encore! comte, murmura le vieillard avec avidité.

– Non, monsieur, car une seconde épreuve vous tuerait peut-être, répondit Cagliostro.

De tous les convives, c'était Mme du Barry qui, connaissant la vertu de cet élixir, avait suivi le plus curieusement les détails de cette scène.

À mesure que la jeunesse et la vie gonflaient les artères du vieux Taverney, l'œil de la comtesse suivait dans les artères la progression de la jeunesse et de la vie. Elle riait, elle applaudissait, elle se régénérait par la vue.

Quand le succès du breuvage atteignit son apogée, la comtesse faillit se jeter sur la main de Cagliostro pour lui arracher le flacon de vie.

Mais, en ce moment, comme Taverney vieillissait plus vite qu'il n'avait rajeuni…

– Hélas! je le vois bien, dit-elle tristement, tout est vanité, tout est chimère; le secret merveilleux a duré trente-cinq minutes.

– C'est-à-dire, reprit le comte de Haga, que, pour se donner une jeunesse de deux ans, il faudrait boire un fleuve.

Chacun se mit à rire.

– Non, dit Condorcet, le calcul est simple: à trente-cinq gouttes pour trente-cinq minutes, c'est une misère de trois millions cent cinquante-trois mille six gouttes, si l'on veut rester jeune un an.

– Une inondation, dit La Pérouse.

– Et cependant, à votre avis, monsieur, il n'en a pas été ainsi de moi, puisqu'une petite bouteille, quatre fois grande comme votre flacon, et que m'avait donnée votre ami Joseph Balsamo, a suffi pour arrêter chez moi la marche du temps pendant dix années.

– Justement, madame, et vous seule touchez du doigt la mystérieuse réalité. L'homme qui à vieilli et trop vieilli a besoin de cette quantité pour qu'un effet immédiat et puissant se produise. Mais une femme de trente ans, comme vous les avez, madame, ou un homme de quarante ans, comme je les avais quand nous avons commencé à boire l'élixir de vie, cette femme ou cet homme, pleins de jours et de jeunesse encore, n'ont besoin que de boire dix gouttes de cette eau à chaque période de décadence, et moyennant ces dix gouttes, celui ou celle qui les boira enchaînera éternellement la jeunesse et la vie au même degré de charme et d'énergie.

– Qu'appelez-vous les périodes de la décadence? demanda le comte de Haga.

– Les périodes naturelles, monsieur le comte. Dans l'état de nature, les forces de l'homme croissent jusqu'à trente-cinq ans. Arrivé là, il reste stationnaire jusqu'à quarante. À partir de quarante, il commence à décroître, mais presque imperceptiblement jusqu'à cinquante. Alors, les périodes se rapprochent et se précipitent jusqu'au jour de la mort. En état de civilisation, c'est-à-dire lorsque le corps est usé par les excès, les soucis et les maladies, la croissance s'arrête à trente ans. La décroissance commence à trente-cinq. Eh bien! c'est alors, homme de la nature ou homme des villes, qu'il faut saisir la nature au moment où elle est stationnaire, afin de s'opposer à son mouvement de décroissance, au moment même où il tentera de s'opérer. Celui qui, possesseur du secret de cet élixir, comme je le suis, sait combiner l'attaque de façon à la surprendre et à l'arrêter dans son retour sur elle-même, celui-là vivra comme je vis, toujours jeune ou du moins assez jeune pour ce qu'il lui convient de faire en ce monde.

– Eh! mon Dieu! monsieur de Cagliostro, s'écria la comtesse, pourquoi donc alors, puisque vous étiez le maître de choisir votre âge, n'avez-vous pas choisi vingt ans au lieu de quarante?

– Parce que, madame la comtesse, dit en souriant Cagliostro, il me convient d'être toujours un homme de quarante ans, sain et complet, plutôt qu'un jeune homme incomplet de vingt ans.

 

– Oh! oh! fit la comtesse.

– Eh! sans doute, madame, continua Cagliostro, à vingt ans on plaît aux femmes de trente; à quarante ans on gouverne les femmes de vingt et les hommes de soixante.

– Je cède, monsieur, dit la comtesse. D'ailleurs, comment discuter avec une preuve vivante?

– Alors moi, dit piteusement Taverney, je suis condamné; je m'y suis pris trop tard.

– M. de Richelieu a été plus habile que vous, dit naïvement La Pérouse avec sa franchise de marin, et j'ai toujours ouï dire que le maréchal avait certaine recette…

– C'est un bruit que les femmes ont répandu, dit en riant le comte de Haga.

– Est-ce une raison pour n'y pas croire, duc? demanda Mme du Barry.

Le vieux maréchal rougit, lui qui ne rougissait guère.

Et aussitôt:

– Ma recette, voulez-vous savoir, messieurs, en quoi elle a consisté?

– Oui, certes, nous voulons le savoir.

– Eh bien! à me ménager.

– Oh! oh! fit l'assemblée.

– C'est comme cela, fit le maréchal.

– Je contesterais la recette, répondit la comtesse, si je ne venais de voir l'effet de celle de M. de Cagliostro. Aussi, tenez-vous bien, monsieur le sorcier, je ne suis pas au bout de mes questions.

– Faites, madame, faites.

– Vous disiez donc que lorsque vous avez fait pour la première fois usage de votre élixir de vie, vous aviez quarante ans?

– Oui, madame.

– Et que depuis cette époque, c'est-à-dire depuis le siège de Troie…

– Un peu auparavant, madame.

– Soit; vous avez conservé quarante ans?

– Vous le voyez.

– Mais alors vous nous prouvez, monsieur, dit Condorcet, plus que votre théorème ne le comporte…

– Que vous prouvé-je, monsieur le marquis?

– Vous nous prouvez non seulement la perpétuation de la jeunesse, mais la conservation de la vie. Car si vous avez quarante ans depuis la guerre de Troie, c'est que vous n'êtes jamais mort.

– C'est vrai, monsieur le marquis, je ne suis jamais mort, je l'avoue humblement.

– Mais cependant, vous n'êtes pas invulnérable comme Achille, et encore, quand je dis invulnérable comme Achille, Achille n'était pas invulnérable, puisque Pâris le tua d'une flèche dans le talon.

– Non, je ne suis pas invulnérable, et cela à mon grand regret, dit Cagliostro.

– Alors, vous pouvez être tué, mourir de mort violente?

– Hélas! oui.

– Comment avez-vous fait pour échapper aux accidents depuis trois mille cinq cents ans, alors?

– C'est une chance, monsieur le comte; veuillez suivre mon raisonnement.

– Je le suis.

– Nous le suivons.

– Oui! oui! répétèrent tous les convives.

Et avec des signes d'intérêt non équivoques, chacun s'accouda sur la table et se mit à écouter.

La voix de Cagliostro rompit le silence.

– Quelle est la première condition de la vie? dit-il en développant par un geste élégant et facile, deux belles mains blanches chargées de bagues, parmi lesquelles celle de la reine Cléopâtre brillait comme l'étoile polaire. La santé, n'est-ce pas?

– Oui, certes, répondirent toutes les voix.

– Et la condition de la santé, c'est…

– Le régime, dit le comte de Haga.

– Vous avez raison, monsieur le comte, c'est le régime qui fait la santé. Eh bien! pourquoi ces gouttes de mon élixir ne constitueraient-elles pas le meilleur régime possible?

– Qui le sait?

– Vous, comte.

– Oui, sans doute, mais…

– Mais pas d'autres, fit Mme du Barry.

– Cela, madame, c'est une question que nous traiterons tout à l'heure. Donc, j'ai toujours suivi le régime de mes gouttes, et comme elles sont la réalisation du rêve éternel des hommes de tout temps, comme elles sont ce que les Anciens cherchaient sous le nom d'eau de jeunesse, ce que les Modernes ont cherché sous le nom d'élixir de vie, j'ai constamment conservé ma jeunesse; par conséquent, ma santé; par conséquent, ma vie. C'est clair.

– Mais cependant tout s'use, comte, le plus beau corps comme les autres.

– Celui de Pâris comme celui de Vulcain, dit la comtesse. Vous avez sans doute connu Pâris, monsieur de Cagliostro?

– Parfaitement, madame; c'était un fort joli garçon; mais, en somme, il ne mérite pas tout à fait ce qu'Homère en dit et ce que les femmes en pensent. D'abord, il était roux.

– Roux! oh! fi! l'horreur! dit la comtesse.

– Malheureusement, dit Cagliostro, Hélène n'était pas de votre avis, madame. Mais revenons à notre élixir.

– Oui, oui, dirent toutes les voix.

– Vous prétendiez donc, monsieur de Taverney, que tout s'use. Soit. Mais vous savez aussi que tout se raccommode, tout se régénère ou se remplace, comme vous voudrez. Le fameux couteau de saint Hubert, qui a tant de fois changé de lame et de poignée, en est un exemple; car, malgré ce double changement, il est resté le couteau de saint Hubert. Le vin que conservent dans leur cellier les moines d'Heidelberg est toujours le même vin, cependant on verse chaque année dans la tonne gigantesque une récolte nouvelle. Aussi le vin des moines d'Heidelberg est-il toujours clair, vif et savoureux, tandis que le vin cacheté par Opimius et moi dans des amphores de terre n'était plus, lorsque cent ans après j'essayai d'en boire, qu'une boue épaisse, qui peut-être pouvait être mangée, mais qui, certes, ne pouvait pas être bue.

«Eh bien! au lieu de suivre l'exemple d'Opimius, j'ai deviné celui que devaient donner les moines d'Heidelberg. J'ai entretenu mon corps en y versant chaque année de nouveaux principes chargés d'y régénérer les vieux éléments Chaque matin un atome jeune et frais a remplacé dans mon sang, dans ma chair, dans mes os, une molécule usée, inerte.

«J'ai ranimé les détritus par lesquels l'homme vulgaire laisse envahir insensiblement toute la masse de son être: j'ai forcé tous ces soldats que Dieu a donnés à la nature humaine pour se défendre contre la destruction, soldats que le commun des créatures réforme ou laisse se paralyser dans l'oisiveté, je les ai forcés à un travail soutenu que facilitait, que commandait même l'introduction d'un stimulant toujours nouveau; il résulte de cette étude assidue de la vie, que ma pensée, mes gestes, mes nerfs, mon cœur, mon âme, n'ont jamais désappris leurs fonctions; et comme tout s'enchaîne dans ce monde, comme ceux-là réussissent le mieux à une chose qui font toujours cette chose, je me suis trouvé naturellement plus habile que tout autre à éviter les dangers d'une existence de trois mille années, et cela parce que j'ai réussi à prendre de tout une telle expérience que je prévois les désavantages, que je sens les dangers d'une position quelconque. Ainsi vous ne me ferez pas entrer dans une maison qui risque de s'écrouler. Oh! non, j'ai vu trop de maisons pour ne pas, du premier coup d'œil, distinguer les bonnes des mauvaises. Vous ne me ferez pas chasser avec un maladroit qui manie mal son fusil. Depuis Céphale, qui tua sa femme Procris, jusqu'au régent, qui creva l'œil de M. le Prince, j'ai vu trop de maladroits; vous ne me ferez pas prendre à la guerre tel ou tel poste que le premier venu acceptera, attendu que j'aurai calculé en un instant toutes les lignes droites et toutes les lignes paraboliques qui aboutissent d'une façon mortelle à ce poste. Vous me direz qu'on ne prévoit pas une balle perdue. Je vous répondrai qu'un homme ayant évité un million de coups de fusil n'est pas excusable de se laisser tuer par une balle perdue. Ah! ne faites pas de gestes d'incrédulité, car, enfin, je suis là comme une preuve vivante. Je ne vous dis pas que je suis immortel; je vous dis seulement que je sais ce que personne ne sait, c'est-à-dire éviter la mort quand elle vient par accident. Ainsi, par exemple, pour rien au monde je ne resterais un quart d'heure seul ici avec M. de Launay, qui pense en ce moment que, s'il me tenait dans un de ses cabanons de la Bastille, il expérimenterait mon immortalité à l'aide de la faim. Je ne resterais pas non plus avec M. de Condorcet, car il pense en ce moment à jeter dans mon verre le contenu de la bague qu'il porte à l'index de la main gauche, et ce contenu c'est du poison; le tout sans méchante intention aucune, mais par manière de curiosité scientifique, pour savoir tout simplement si j'en mourrais.

Les deux personnages que venait de nommer le comte de Cagliostro firent un mouvement.

– Avouez-le hardiment, monsieur de Launay, nous ne sommes pas une cour de justice, et d'ailleurs on ne punit pas l'intention! Voyons, avez-vous pensé à ce que je viens de dire? et vous, monsieur de Condorcet, avez-vous réellement dans cet anneau un poison que vous voudriez me faire goûter, au nom de votre maîtresse bien-aimée la science?