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Le Capitaine Aréna — Tome 2

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— Oh! mon Dieu! capitaine, pas grand'chose, répondit le vieux prophète: remettre le speronare sur sa pauvre quille, attendu que je crois que c'est fini pour le moment.

— Allons, enfants, dit le capitaine, à l'ouvrage! Puis, se retournant de notre côté: — Si leurs excellences avaient la bonté ... ajouta-t-il.

— De quoi faire, capitaine, dites?

— De nous donner un coup de main; nous ne serons pas trop de tous tant que nous sommes pour en venir à notre honneur; attendu que ces fainéants de Calabrais, c'est bon à boire, à manger et à danser; mais pour le travail il ne faut pas compter dessus. Voyez s'il en reste un seul!

Effectivement, le rivage était complètement désert: hommes, femmes et enfants, tout avait disparu; ce qui, du reste, me paraissait assez naturel pour qu'on ne s'en formalisât point.

Quoique réduits à nos propres forces, nous n'en parvînmes pas moins, grâce à un mécanisme fort ingénieux inventé par le pilote, à remettre le bâtiment dans une ligne parfaitement verticale. Le pieu qui avait glissé fut rétabli en son lieu et place, l'échelle appliquée de nouveau à bâbord, et au bout d'une heure à peu près tout était aussi propre et aussi en ordre à bord du speronare que si rien d'extraordinaire ne s'était passé.

La nuit s'écoula sans accident aucun.

CHAPITRE XI.
TÉRENCE LE TAILLEUR

Le lendemain, à six heures du matin, nous vîmes arriver le guide et les deux mulets que nous avions fait demander la veille. Aucun dommage important n'était arrivé dans le village; trois ou quatre cheminées étaient tombées, voilà tout.

Nous convînmes alors de nos faits avec le capitaine: il nous fallait trois jours pour aller par terre au Pizzo. En supposant que le vent changeât, il lui fallait, à lui, douze ou quinze heures: il fut convenu que s'il arrivait le premier au rendez-vous il nous attendrait jusqu'à ce que nous parussions; si nous arrivions au contraire avant lui, nous devions l'attendre deux jours; puis si, ces deux jours écoulés, il n'avait point paru, nous lui laissions une lettre dans la principale auberge de la ville, et nous lui indiquions un nouveau rendez-vous.

Ce point essentiel convenu, sur l'invitation du capitaine d'emporter avec nous le moins d'argent possible, nous prîmes chacun six ou huit louis seulement, laissant le reste de notre trésor sous la garde de l'équipage; et, munis cette fois de nos passe-ports parfaitement en règle, nous enfourchâmes nos montures et prîmes congé de nos matelots, qui nous promirent de nous recommander tous les soirs à Dieu dans leurs prières. Quant à nous, nous leur enjoignîmes de partir au premier souffle de vent; ils s'y engagèrent sur leur parole, nous baisèrent une dernière fois les mains, et nous nous séparâmes.

Nous suivions pour aller à Scylla la route déjà parcourue, et sur laquelle par conséquent nous n'avions aucune observation à faire; mais comme notre guide était forcé de marcher à pied, attendu qu'après nous avoir promis d'amener trois mulets il n'en avait amené que deux, espérant que nous n'en payerions ni plus ni moins les trois piastres convenues par chaque jour, nous ne pouvions aller qu'un train très-ordinaire; encore en arrivant à Scylla nous déclara-t-il que, ses mulets n'ayant point mangé avant leur départ, il était de toute urgence qu'il les fît déjeuner avant d'aller plus loin. Cela amena un éclaircissement tout naturel: j'avais entendu que la nourriture, comme toujours, serait au compte du muletier, et lui au contraire prétendait avoir entendu que la nourriture de ses mulets serait au compte de ses voyageurs. La chose n'était point portée sur le papier; mais, comme heureusement il y avait sur le papier que le guide fournirait trois mulets et qu'il n'en avait fourni que deux, je le sommai de tenir ses conventions à la lettre, à défaut de quoi j'allais aller prévenir mon ami le brigadier de gendarmerie. La menace fit son effet: il fut arrêté que, tout en me contentant de deux mulets, j'en payerais un troisième, et que le prix du mulet absent serait affecté à la nourriture des deux mulets présents.

Afin de ne pas perdre une heure inutilement à Scylla, nous montâmes, Jadin et moi, sur le rocher où est bâtie la forteresse. Là, nous relevâmes une petite erreur archéologique: c'est que la citadelle, qu'on nous avait dit élevée par Murât, datait de Charles d'Anjou: il y avait cinq siècles et demi de différence entre l'un et l'autre de ces deux conquérants. Mais le renseignement nous avait été donné par nos Siciliens, et j'avais déjà remarqué qu'il ne fallait pas scrupuleusement les croire a l'endroit des dates.

Ce fut le 7 février 1808 que les compagnies de voltigeurs du 23e régiment d'infanterie légère et du 67e régiment d'infanterie de ligne entrèrent à la baïonnette dans la petite ville de Scylla et en chassèrent les bandits qui l'occupaient, et qui parvinrent à s'embarquer sous la protection du fort que défendait une garnison du 62e régiment de ligne anglais.

A peine maîtres de la ville, les Français établirent sur la montagne qui la domine une batterie de canons destinée à battre le fort en brèche. Le 9, la batterie commença son feu; le 15, la garnison anglaise fut sommée de se rendre. Sur son refus, le feu continua; mais dans la nuit du 16 au 17 une flottille de petits bâtiments partit des cotes de Sicile et vint aborder sans bruit au pied du roc. Le jour venu, les assiégeants s'aperçurent qu'on ne répondait pas à leur feu; en même temps ils eurent avis que les Anglais s'embarquaient pour la Sicile. Cet embarquement leur avait paru impossible à cause de l'escarpement du roc taillé à pic; mais il fallut bien qu'ils en crussent leurs yeux lorsqu'ils virent les chaloupes s'éloigner chargées d'habits rouges. Ils coururent aussitôt à l'assaut, s'emparèrent de la forteresse sans résistance aucune et arrivèrent au haut du rempart juste à temps pour voir s'éloigner la dernière barque. Un escalier taillé dans le roc, et qu'il était impossible d'apercevoir de tout autre côté que de celui de la mer, donna l'explication du miracle. Les canons du fort furent aussitôt tournés vers les fugitifs, et un bateau chargé de cinquante hommes fut coulé bas; les autres, craignant le même sort, firent force de voiles pour s'éloigner, laissant leurs compagnons se tirer de là connue ils pourraient. Les trois quarts s'en tirèrent en se noyant, l'autre quart regagna la côte à la nage et fut fait prisonnier par les vainqueurs. On trouva dans le fort dix-neuf pièces de canon, deux mortiers, deux obusiers, une caronade, beaucoup de munitions et cent cinquante barils de biscuit.

La prise de Scylla mit fin à la campagne: c'était le seul point où le roi Ferdinand posât encore le pied en Calabre; et Joseph Napoléon, passé roi depuis dix-huit mois, se trouva ainsi maître de la moitié du royaume de son prédécesseur.

J'avoue que ce fut avec un certain plaisir qu'à l'extrémité de la Péninsule italique je retrouvai la trace des boulets français sur une citadelle de la Grande-Grèce.

L'heure était écoulée: nous avions donné rendez-vous à notre muletier de l'autre côté de la ville. Nous revînmes donc sur la grande route, où, après un instant d'attente, nous fûmes rejoints par notre homme et par ses deux bêtes. En remontant sur mon mulet je m'aperçus qu'on avait touché à mes fontes; ma première idée fut qu'on m'avait volé mes pistolets, mais en levant la couverture je les vis à leur place. Notre guide nous dit alors que c'était seulement le garçon d'écurie qui les avait regardés, pour s'assurer s'ils étaient chargés, sans doute, et donner sur ce point important des renseignements à qui de droit. Au reste, nous voyagions depuis trop long-temps au milieu d'une société équivoque pour être pris au dépourvu: nous étions armés jusqu'aux dents et ne quittions pas nos armes, ce qui, joint à la terreur qu'inspirait Milord, nous sauva sans doute des mauvaises rencontres dont nous entendions faire journellement le récit. Au reste, comme je ne me fiais pas beaucoup à mon guide, ce petit événement me fut une occasion de lui dire que, si nous étions arrêtés, la première chose que je ferais serait de lui casser la tête. Cette menace, donnée en manière d'avis et de l'air le plus tranquille et le plus résolu du monde, parut faire sur lui une très-sérieuse impression.

Vers les trois heures de l'après-midi, nous arrivâmes à Bagnaria. Là, notre guide nous proposa de faire une halte, qui serait consacrée à son dîner et au nôtre. La proposition était trop juste pour ne pas trouver en nous un double écho: nous entrâmes dans une espèce d'auberge, et nous demandâmes qu'on nous servit immédiatement.

Comme, au bout d'une demi-heure, nous ne voyions faire aucuns préparatifs dans la chambre où nous attendions notre nourriture, je descendis à la cuisine afin de presser le cuisinier. Là il me fut répondu qu'on aurait déjà servi le dîner à nos excellences, mais que notre guide ayant dit que nos excellences coucheraient à l'hôtel, on n'avait pas cru devoir se presser. Comme nous avions fait à peine sept lieues dans la journée, je trouvai la plaisanterie médiocre, et je priai le maître de la locanda de nous faire dîner à l'instant même, et de prévenir notre muletier de se tenir prêt, lui et ses bêtes, à repartir aussitôt après le repas.

La première partie de cet ordre fut scrupuleusement exécutée; deux minutes après l'injonction faite, nous étions à table. Mais il n'en fut pas de même de la seconde: lorsque nous descendîmes, on nous annonça que, notre guide n'étant point rentré, on n'avait pas pu lui faire part de nos intentions, et que, par conséquent, elles n'étaient pas exécutées. Notre résolution fut prise à l'instant même: nous fîmes faire notre compte et celui de nos mulets, nous payâmes total et bonne main; nous allâmes droit à l'écurie, nous sellâmes nos montures, nous montâmes dessus, et nous dîmes à l'hôte que lorsque le muletier reviendrait il n'avait qu'à lui dire qu'en courant après nous il nous rejoindrait sur le chemin de Palma. Il n'y avait point à se tromper, ce chemin étant la grande route.

 

Comme nous atteignions l'extrémité de la ville, nous entendîmes derrière nous des cris perçants; c'était notre Calabrais qui s'était mis à notre poursuite et qui n'aurait pas été fâché d'ameuter quelque peu ses compatriotes contre nous. Malheureusement, notre droit était clair: nous n'avions fait que six lieues dans la journée, ce n'était point une étape. Il nous restait encore trois heures de jour à épuiser et sept milles seulement à faire pour arriver à Palma. Nous avions donc le droit d'aller jusqu'à Palma. Notre guide alors essaya de nous arrêter par la crainte, et nous jura que nous ne pouvions pas manquer d'être arrêtés deux ou trois fois en voyageant à une pareille heure; et, à l'appui de son assertion, il nous montra de loin quatre gendarmes qui sortaient de la ville et conduisaient avec eux cinq ou six prisonniers. Or ces prisonniers n'étaient autres, assurait notre homme, que des voleurs qui avaient été pris la veille sur la route même que nous voulions suivre. A ceci nous répondîmes que, puisqu'ils avaient été pris, ils n'y étaient plus; et que d'ailleurs, s'il avait besoin effectivement d'être rassuré, nous demanderions aux gendarmes, qui suivaient la même route, la permission de voyager dans leur honorable société. A une pareille proposition, il n'y avait rien à répondre; force fut donc à notre malheureux guide d'en prendre son parti: nous mîmes nos mules au petit trot, et il nous suivit en gémissant. Je donne tous ces détails pour que le voyageur qui nous succédera dans ce bienheureux pays sache à quoi s'en tenir, une fois pour toutes; faire ses conditions, par écrit d'abord, et avant tout; puis, ces conditions faites, ne céder jamais sur aucune d'elles. Ce sera une lutte d'un jour ou deux; mais ces quarante-huit heures passées, votre guide, votre muletier ou votre vetturino aura pris son pli, et, devenu souple comme un gant, il ira de lui-même au-devant de vos désirs. Sinon, on est perdu: on rencontrera à chaque heure une opposition, à chaque pas une difficulté; un voyage de trois jours en durera huit, et là où l'on aura cru dépenser cent écus on dépensera mille francs.

Au bout de dix minutes nous avions rejoint nos gendarmes. A peine eus-je jeté les yeux sur leur chef, que je reconnus mon brigadier de Scylla: c'était jour de bonheur.

La reconnaissance fut touchante; mes deux piastres avaient porté leurs fruits. Je n'aurais eu qu'un mot à dire pour faire accoupler mon muletier à un voleur impair qui marchait tout seul. Je ne le dis pas, seulement je fis comprendra d'un signe à ce drôle-là dans quels rapports j'étais avec les autorités du pays.

J'essayai d'interroger plusieurs des prisonniers; mais par malheur j'étais tombé sur les plus honnêtes gens de la terre, ils ne savaient absolument rien de ce que la justice leur voulait. Ils allaient à Cosenza, parce que cela paraissait faire plaisir à ceux qui les y menaient, mais ils étaient bien convaincus qu'ils seraient à peine arrivés dans la capitale de la Calabre citérieure, qu'on leur ferait des excuses sur l'erreur qu'on avait commise à leur endroit, et qu'on les renverrait chacun chez soi avec un certificat de bonnes vie et mœurs.

Voyant que c'était un parti pris, je revins à mon brigadier; malheureusement lui-même était fort peu au courant des faits et gestes de ses prisonniers; il savait seulement que tous étaient arrêtés sous prévention de vol à main armée, et que parmi eux trois ou quatre étaient accusés d'assassinat. Malgré la promesse faite à mon guide, je trouvai la société trop choisie pour rester plus long-temps avec elle, et, faisant un signe à Jadin, qui y répondit par un autre, nous mîmes nos mules au trot. Notre guide voulut recommencer ses observations; mais je priai mon brave brigadier de lui faire à l'oreille une petite morale; ce qui eut lieu à l'instant même, et ce qui produisit le meilleur effet.

Moyennant quoi nous arrivâmes vers sept heures du soir à Palma sans mauvaise rencontre et sans nouvelles observations.

Rien n'est plus promptement visité qu'une ville de Calabre; excepté les éternels temples de Pestum qui restent obstinément debout à l'entrée de cette province, il n'y a pas un seul monument à voir de la pointe de Palinure au cap de Spartinento; les hommes ont bien essayé, comme partout ailleurs, d'y enraciner la pierre, mais Dieu ne l'a jamais souffert. De temps en temps il prend la Calabre à deux mains, et comme un vanneur fait du blé, il secoue rochers, villes et villages: cela dure plus ou moins long-temps; puis, lorsqu'il s'arrête, tout est changé d'aspect sur une surface de soixante-dix lieues de long et de trente ou quarante de large. Où il y avait des montagnes il y a des lacs, où il y avait des lacs il y a des montagnes, et où il y avait des villes il n'y a généralement plus rien du tout. Alors ce qui reste de la population, pareille à une fourmilière dont un voyageur en passant a détruit l'édifice, se remet à l'œuvre; chacun charrie son moellon, chacun traîne sa poutre; puis, tant bien que mal et autant que possible, à la place où était l'ancienne ville on bâtit une ville nouvelle qui, pareille à chacune des dix villes qui l'ont précédée, durera ce qu'elle pourra. On comprend qu'avec cette éternelle éventualité de destruction, on s'occupe peu de bâtir selon les règles de l'un des six ordres reconnus par les architectes. Vous pouvez donc, à moins que vous n'ayez quelque recherche historique, géologique ou botanique à faire, arriver le soir dans une ville quelconque de la Calabre, et en partir le lendemain matin: vous n'aurez rien laissé derrière vous qui mérite la peine d'être vu. Mais ce qui est digne d'attention dans un pareil voyage, c'est l'aspect sauvage du pays, les costumes pittoresques de ses habitants, la vigueur de ses forêts, l'aspect de ses rochers, et les mille accidents de ses chemins. Or, tout cela se voit dans le jour, tout cela se rencontre sur les routes; et un voyageur qui avec une tente et des mulets irait de Pestum à Reggio sans entrer dans une seule ville, aurait mieux vu la Calabre que celui qui, en suivant la grande route par étapes de trois lieues, aurait séjourné dans chaque ville et dans chaque village.

Nous ne cherchâmes donc aucunement à voir les curiosités de Palma, mais bien à nous assurer la meilleure chambre et les draps les plus blancs de l'auberge de l'Aigle-d'Or, où, pour se venger de nous sans doute, nous conduisit notre guide; puis, les premières précautions prises, nous fîmes une espèce de toilette pour aller porter à son adresse une lettre que nous avait prié de remettre en passant et en mains propres notre brave capitaine. Cette lettre était destinée à M. Piglia, l'un des plus riches négociants en huile de la Calabre. Nous trouvâmes dans M. Piglia non-seulement le négociant pas fier dont nous avait parlé Pietro, mais encore un homme fort distingué. Il nous reçut comme eût pu le faire un de ses aïeux de la Grande-Grèce, c'est-à-dire en mettant à notre disposition sa maison et sa table. A cette proposition courtoise, ma tentation d'accepter l'une et l'autre fut grande, je l'avoue; j'avais presque oublié les auberges de Sicile, et je n'étais pas encore familiarisé avec celles de Calabre, de sorte que la vue de la nôtre m'avait quelque peu terrifié; nous n'en refusâmes pas moins le gîte, retenus par une fausse honte; mais heureusement il n'y eut pas moyen d'en faire autant du déjeuner offert pour le lendemain. Nous objectâmes bien à la vérité la difficulté d'arriver le lendemain soir à Monteleone si nous partions trop tard de Palma; mais M. Piglia détruisit à l'instant même l'objection en nous disant de faire partir le lendemain, dès le matin, le muletier et les mules pour Gioja, et en se chargeant de nous conduire jusqu'à cette ville en voiture, de manière à ce que, trouvant les hommes et les bêtes bien reposés, nous pussions repartir à l'instant même. La grâce avec laquelle nous était faite l'invitation, plus encore que la logique du raisonnement, nous décida à accepter, et il fut convenu que le lendemain à neuf heures du matin nous nous mettrions à table, et qu'à dix heures nous monterions en voiture.

Une nouvelle surprise nous attendait en rentrant à l'hôtel: outre toutes les chances que nos chambres par elles-mêmes nous offraient de ne pas dormir, il y avait un bal de noce dans l'établissement. Cela me rappela notre fête de la veille si singulièrement interrompue, notre chorégraphe Agnolo et la danse du Tailleur. L'idée me vint alors, puisque j'étais forcé de veiller, vu le bruit infernal qui se faisait dans la maison, d'utiliser au moins ma veille. Je fis monter le maître de l'hôtel, et je lui demandai si lui ou quelqu'un de sa connaissance savait, dans tous ses détails, l'histoire de maître Térence le tailleur. Mon hôte me répondit qu'il la savait à merveille, mais qu'il avait quelque chose à m'offrir de mieux qu'un récit verbal: c'était la complainte imprimée qui racontait cette lamentable aventure. La complainte était une trouvaille: aussi déclarai-je que j'en donnerais la somme exorbitante d'un carlin si l'on pouvait me la procurer à l'instant même; cinq minutes après j'étais possesseur du précieux imprimé. Il est orné d'une gravure coloriée représentant le diable jouant du violon, et maître Térence dansant sur son établi.

Voici l'anecdote:

C'était par un beau soir d'automne; maître Térence, tailleur à Catanzaro, s'était pris de dispute avec la signora Judith sa femme, à propos d'un macaroni que, depuis quinze ans que les deux conjoints étaient unis, elle tenait à faire d'une certaine façon, tandis que maître Térence préférait le voir faire d'une autre. Or, depuis quinze ans, tous les soirs à la même heure la même dispute se renouvelait à propos de la même cause.

Mais cette fois la dispute avait été si loin, qu'au moment où maître Térence s'accroupissait sur son établi pour travailler encore deux petites heures, tandis que sa femme au contraire employait ces deux heures à prendre un à-compte sur sa nuit, qu'elle dormait d'habitude fort grassement: or, dis-je, la dispute avait été si loin, qu'en se retirant dans sa chambre, Judith avait, par manière d'adieu, lancé à son mari une pelote toute garnie d'épingles, et que le projectile, dirigé par une main aussi sûre que celle d'Hippolyte, avait atteint le pauvre tailleur entre les deux sourcils. Il en était résulté une douleur subite, accompagnée d'un rapide dégorgement de la glande lacrymale; ce qui avait porté l'exaspération du pauvre homme au point de s'écrier: — Oh! que je donnerais de choses au diable pour qu'il me débarrassât de toi!

— Eh! que lui donnerais-tu bien, ivrogne? s'écria en rouvrant la porte la signora Judith, qui avait entendu l'apostrophe.

— Je lui donnerais, s'écria le pauvre tailleur, je lui donnerais cette paire de culottes que je fais pour don Girolamo, curé de Simmari! — Malheureux! répondit Judith en faisant un nouveau geste de menace qui fit que, autant par sentiment de la douleur passée que par crainte de la douleur à venir, le pauvre diable ferma les yeux et porta les deux mains à son visage; malheureux! tu ferais bien mieux de glorifier le nom du Seigneur, qui t'a donné une femme qui est la patience même, que d'invoquer le nom de Satan.

Et, soit qu'elle fût intimidée du souhait de son mari, soit que, généreuse dans sa victoire, elle ne voulut point battre un homme atterré, elle referma la porte de sa chambre assez brusquement pour que maître Térence ne doutât point qu'il y eût maintenant un pouce de bois entre lui et son ennemie.

Cela n'empêcha point que maître Térence, qui, à défaut du courage du lion, avait la prudence du serpent, ne restât un instant immobile et la figure couverte des deux mains que Dieu lui avait données comme armes offensives, et que, par une disposition naturelle de la douceur de son caractère, il avait converties en armes défensives. Cependant, au bout de quelques secondes, n'entendant aucun bruit et n'éprouvant aucun choc, il se hasarda à regarder entre ses doigts d'abord, et puis à ôter une main, puis l'autre, puis enfin à porter la vue sur les différentes parties de l'appartement. Judith était bien entrée dans son appartement, et le pauvre tailleur respira en pensant que, jusqu'au lendemain matin, il était au moins débarrassé.

Mais son étonnement fut grand lorsqu'en ramenant ses yeux sur les culottes de don Girolamo, qui reposaient sur ses genoux déjà à moitié exécutées, il aperçut en face de lui, assis au pied de son établi, un petit vieillard de bonne mine, habillé tout de noir, et qui le regardait d'un air goguenard, les deux coudes appuyés sur l'établi et le menton dans ses deux mains.

 

Le petit vieillard et maître Térence se regardèrent un instant face à face; puis maître Térence rompant le premier le silence:

— Pardon, votre excellence, lui dit-il, mais puis-je savoir ce que vous attendez là?

— Ce que j'attends! demanda le petit vieillard; tu dois bien t'en douter.

— Non, le diable m'emporte, répondit Térence.

A ce mot: le diable m'emporte, il eût fallu voir la joie du petit vieillard; ses yeux brillèrent comme braise, sa bouche se fendit jusqu'aux oreilles, et l'on entendit derrière lui quelque chose qui allait et venait en balayant le plancher.

— Ce que j'attends, dit-il, ce que j'attends?

— Oui, reprit Térence.

— Eh bien, j'attends mes culottes.

— Comment, vos culottes?

— Sans doute.

— Mais vous ne m'avez pas commandé de culottes, vous.

— Non; mais tu m'en as offert, et je les accepte.

— Moi, s'écria Térence stupéfait; moi, je vous ai offert des culottes?

Lesquelles?

— Celles-là? dit le vieillard en montrant du doigt celles auxquelles le tailleur travaillait.

— Celles-là, reprit maître Térence, de plus en plus étonné; mais celles-là appartiennent à don Girolamo, curé de Simmari.

— C'est-à-dire qu'elles appartenaient à don Girolamo il y a un quart d'heure, mais maintenant elles sont à moi.

— A vous? reprit maître Térence, de plus en plus ébahi.

— Sans doute; n'as-tu pas dit, il y a dix minutes, que tu donnerais bien ces culottes pour être débarrassé de ta femme?

— Je l'ai dit, je l'ai dit, et je le répète.

— Eh bien! j'accepte le marché; moyennant ces culottes je te débarrasse de ta femme.

— Vraiment?

— Parole d'honneur.

— Et quand cela?

— Aussitôt que je les aurai entre les jambes.

— Oh! mon gentilhomme, s'écria Térence en pressant le vieillard sur son cœur, permettez-moi de vous embrasser.

— Volontiers, dit le vieillard en serrant à son tour si fortement le tailleur dans ses bras, que celui-ci faillit tomber à la renverse étouffé, et fut un instant à se remettre.

— Eh bien, qu'as-tu donc? demanda le vieillard.

— Que votre excellence m'excuse, dit le tailleur qui n'osait se plaindre, mais je crois que c'est la joie. J'ai failli me trouver mal.

— Un petit verre de cette liqueur, cela te remettra, dit le vieillard en tirant de sa poche une bouteille et deux verres.

— Qu'est-ce que c'est que cela? demanda Térence la bouche ouverte et les yeux étincelants de joie.

— Goûtez toujours, dit le vieillard.

— C'est de confiance, reprit Térence; et il porta le verre à sa bouche, avala la liqueur d'un trait et fit claquer sa langue en amateur satisfait.

— Diable! dit-il.

Soit satisfaction de voir sa liqueur appréciée, soit que l'exclamation par laquelle le tailleur lui avait rendu justice plût au petit vieillard, ses yeux brillèrent de nouveau, sa bouche se fendit derechef, et l'on entendit, comme la première fois, ce petit frôlement qui était évidemment chez lui une marque de satisfaction. Quant à maître Térence, il semblait qu'il venait de boire un verre de l'élixir de longue vie, tant il se sentait gai, alerte, dispos et valeureux.

— Ainsi vous êtes venu pour cela, ô digne gentilhomme que vous êtes, et vous vous contenterez d'une paire de culottes! c'est pour rien; et aussitôt qu'elles seront faites vous emmènerez ma femme, vraiment?

— Eh bien, que fais-tu? dit le vieillard, tu te reposes?

— Eh non! vous le voyez bien, j'enfile mon aiguille. Tenez, c'est cela qui retardera la livraison de vos culottes; rien qu'à enfiler son aiguille un tailleur perd deux heures par jour. Ah! la voilà, enfin.

Et maître Térence se mit à coudre avec une telle ardeur qu'on ne voyait pas aller la main, si bien que l'ouvrage avançait avec une rapidité miraculeuse; mais ce qu'il y avait de plus étonnant dans tout cela, ce qui de temps en temps faisait pousser une exclamation de surprise à maître Térence, c'est que, quoique les points se succédassent avec une rapidité à laquelle lui-même ne comprenait rien, le fil restait toujours de la même longueur; si bien qu'avec ce fil, il pouvait, sans avoir besoin de renfiler son aiguille, achever, non-seulement les culottes du vieillard, mais encore coudre toutes les culottes du royaume des Deux-Siciles. Ce phénomène lui donna à penser, et pour la première fois il lui vint à la pensée que le petit vieillard qui était devant lui pourrait bien ne pas être ce qu'il paraissait.

— Diable, diable! fit-il tout en tirant son aiguille plus rapidement qu'il n'avait fait encore.

Mais cette fois, sans doute, le vieillard saisit la nuance de doute qui se trouvait dans la voix de maître Térence, et aussitôt empoignant la bouteille au collet:

— Encore une goutte de cet élixir, mon maître, dit-il en remplissant le verre de Térence.

— Volontiers, répondit le tailleur, qui avait trouvé la liqueur trop superfine pour ne pas y revenir avec plaisir; et il avala le second verre avec la même sensualité que le premier.

— Voilà de fameux rosolio, dit-il, où diable se fait-il?

Comme ces paroles avaient été dites avec un tout autre accent que celles qui avaient inquiété le petit vieillard, ses yeux se remirent à briller, sa bouche se refendit, et l'on entendit de nouveau ce singulier frôlement qu'avait déjà remarqué le tailleur.

Mais cette fois maître Térence était loin de s'en inquiéter; l'effet de la liqueur avait été plus souverain encore que la première fois, et l'étranger qu'il avait sous les yeux lui paraissait, quel qu'il fût, venu dans l'intention de lui rendre un trop grand service pour qu'il le chicanât sur l'endroit d'où il venait.

— Où l'on fait cette liqueur? dit l'étranger. — Où? demanda Térence.

— Eh bien! dans l'endroit même où je compte emmener ta femme.

Térence cligna de l'œil et regarda le vieillard d'un air qui voulait dire: Bon! je comprends; et il se remit à l'ouvrage; mais au bout d'un instant le vieillard étendit là main.

— Eh bien! eh bien! lui dit-il, que fais-tu?

— Ce que je fais?

— Oui, tu fermes le fond de mes culottes.

— Sans doute, je le ferme.

— Alors, par où passerai-je ma queue?

— Comment, votre queue?

— Certainement, ma queue.

— Ah! c'est donc votre queue qui fait sous la table ce petit frôlement?

— Juste: c'est une mauvaise habitude qu'elle a prise de s'agiter ainsi d'elle-même quand je suis content.

— En ce cas, dit le tailleur en riant de toute son âme, au lieu de s'effrayer comme il l'aurait dû d'une si singulière réponse; en ce cas, je sais qui vous êtes; et, du moment où vous avez une queue, je ne serais pas étonné que vous eussiez aussi le pied fourchu, hein!

— Sans doute, dit le petit vieillard, regarde plutôt.

Et levant la jambe, il passa à travers l'établi comme s'il n'eût eu à percer qu'un simple papier, et montra un pied aussi fourchu que celui d'un bouc.

— Bon! dit le tailleur, bon! Judith n'a qu'à bien se tenir. Et il continua de travailler avec une telle promptitude qu'au bout d'un instant les culottes se trouvèrent faites.