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La San-Felice, Tome 06

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–Milord Nelson, dit le roi, au moment de quitter votre bâtiment, laissez-moi vous dire que je n'oublierai jamais les attentions dont nous avons été comblés à bord du Van-Guard, et, demain, vos matelots recevront une preuve de ma satisfaction.

Nelson s'inclina une seconde fois, mais cette fois sans répondre. Le roi descendit l'escalier et s'assit dans la barque avec un soupir d'allégement qui fut entendu de l'amiral resté sur la première marche.

–Pousse! dit le pilote au matelot qui tenait la gaffe.

La barque se détacha de l'escalier et s'en éloigna.

–Nagez, mes garçons, et vivement! dit le pilote.

Les quatre avirons tombèrent en cadence dans la mer, et, sous leur vigoureuse impulsion, la barque s'avança vers la Marine, c'est-à-dire vers l'endroit du port où attendaient les voitures du roi, en face de la rue de Tolède.

Le pilote sauta le premier à terre, tira la barque et l'assujettit contre la jetée.

Mais, avant qu'il eût tendu la main au roi, le roi avait pris son élan et avait sauté sur le quai.

–Ah! dit-il avec une joyeuse exclamation, me voilà donc sur la terre ferme. Que le diable emporte maintenant le roi George, l'amirauté, lord Nelson, le Van-Guard et toute la flotte de Sa Majesté Britannique! Tiens, mon ami, voilà pour toi.

Et il tendit sa bourse au pilote.

–Merci, sire, répondit celui-ci en faisant un pas en arrière, mais Votre Majesté a entendu ce que j'ai répondu au capitaine Henry. Je suis payé par mon gouvernement.

–Et tu as même ajouté que tu ne recevais d'argent qu'à l'effigie du roi Ferdinand et du roi Charles: prends donc.

–Sire, êtes-vous sûr que celui que vous me donnez ne soit pas à l'effigie du roi George?

–Tu es un hardi coquin de vouloir donner une leçon à ton roi. En tout cas, apprends une chose, c'est que, si j'ai reçu de l'argent de l'Angleterre, elle m'en fait payer cher les intérêts. L'argent est pour tes hommes, et cette montre sera pour toi. Si jamais je redeviens roi et que tu aies quelque grâce à me demander, tu viendras à moi, tu me présenteras cette montre, et la grâce te sera accordée.

–Demain, sire, dit le pilote en prenant la montre et en jetant la bourse à ses matelots, je serai au palais, et j'espère que Votre Majesté ne me refusera pas la grâce que j'aurai l'honneur de lui demander.

–Eh bien, dit le roi, celui-là n'aura point perdu de temps.

Et, sautant dans celle des trois voitures qui était la plus rapprochée de lui:

–Au palais royal! dit-il.

La voiture partit au galop.

CIII
QUELLE ÉTAIT LA GRACE QU'AVAIT A DEMANDER LE PILOTE

Prévenu par l'amiral Caracciolo de l'arrivée du roi, le gouverneur du château avait officiellement annoncé cette arrivée aux autorités de Palerme.

Le syndic, la municipalité, les magistrats et le haut clergé de Palerme attendaient le roi depuis trois heures de l'après-midi dans la grande cour du palais. Le roi, qui avait besoin de manger et aussi de dormir, se dit que c'étaient trois discours à entendre, et il en frissonna de la pointe des pieds à la racine des cheveux.

Aussi, prenant le premier la parole:

–Messieurs, dit-il, quel que soit votre talent d'orateurs, je doute que vous trouviez moyen de me dire quelque chose d'agréable. J'ai voulu faire la guerre aux Français, et ils m'ont battu; j'ai voulu défendre Naples, et j'ai été forcé de la quitter; je me suis embarqué, et j'ai essuyé une tempête. Me dire que ma présence vous réjouit serait me dire que vous êtes contents des malheurs qui m'arrivent, et, par-dessus tout, en me disant cela, vous m'empêcheriez de souper et de me coucher; ce qui, dans ce moment, me serait plus désagréable encore que d'avoir été battu par les Français, d'avoir été forcé de me sauver de Naples, et d'avoir eu, pendant trois jours, le mal de mer et la perspective d'être mangé par les poissons, attendu que je meurs de faim et de sommeil. Sur ce, je regarde vos discours comme faits, monsieur le syndic et messieurs du corps municipal. Je donne dix mille ducats pour les pauvres: vous pouvez les envoyer prendre demain.

Avisant alors l'évêque au milieu de son clergé:

–Monseigneur, dit-il, demain, à Sainte-Rosalie, vous direz un Te Deum d'actions de grâces pour la façon miraculeuse dont j'ai échappé au naufrage. J'y renouvellerai solennellement le voeu que j'ai fait à saint François de Paule de lui bâtir une église sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, et vous nous désignerez les membres de votre clergé les plus méritants. Si réduits que soient nos moyens, nous tâcherons de les récompenser selon leurs mérites.

Puis, se tournant vers les magistrats et reconnaissant à leur tête le président Cardillo:

–Ah! ah! c'est vous, maître Cardillo! lui dit-il.

–Oui, sire, répondit le président en saluant jusqu'à terre.

–Êtes-vous toujours mauvais joueur?

–Toujours, sire.

–Et chasseur enragé?

–Plus que jamais.

–C'est bien. Je vous invite à mon jeu, à la condition que vous m'inviterez à vos chasses.

–C'est un double honneur que me fait Votre Majesté.

–Maintenant, messieurs, continua le roi s'adressant à tout le monde, si vous avez aussi faim et aussi soif que moi, j'ai un bon conseil à vous donner: c'est de faire comme moi, c'est-à-dire de souper et vous coucher après.

Cette invitation était un congé bien en règle; aussi la triple députation se retira-t-elle après avoir salué le roi.

Ferdinand, éclairé par quatre domestiques, monta le grand escalier d'honneur, suivi par Jupiter, le seul convive qu'il eût jugé à propos de retenir.

Un dîner de trente couverts était servi.

Le roi s'assit à une extrémité de la table et fit asseoir Jupiter à l'autre, garda un domestique pour lui et en donna deux à son chien, auquel il fit servir de tous les plats qu'il mangea.

Jamais Jupiter ne s'était trouvé à pareille fête.

Puis, après le souper, Ferdinand l'emmena dans sa chambre, lui fit apporter, au pied de son lit, les tapis les plus moelleux, et, passant, avant de se coucher lui-même, la main sur la belle tête intelligente du fidèle animal:

–J'espère, dit-il, que tu ne diras pas, comme je sais quel poëte, que l'escalier d'autrui est rude et que le pain de l'exil est amer.

Sur quoi, il s'endormit, rêva qu'il faisait une pêche miraculeuse dans le golfe de Castellamare et tuait des sangliers par centaines dans la forêt de Ficuzza.

L'ordre était donné à Naples, lorsque le roi n'avait pas sonné à huit heures, d'entrer dans sa chambre et de l'éveiller; mais, comme le même ordre n'avait pas été donné à Palerme, le roi se réveilla et sonna à dix heures seulement.

Pendant la matinée, la reine, le prince Léopold, les princesses, les ministres et les courtisans avaient débarqué et avaient cherché leurs logements, les uns au palais, les autres dans la ville. Le corps du petit prince avait, en outre, été porté dans la chapelle du roi Roger.

Le roi demeura un instant soucieux et se leva. Cette dernière circonstance qu'il paraissait avoir complètement oubliée, maintenant qu'il était hors de danger, pesait-elle plus tristement sur son coeur paternel, ou bien réfléchissait-il que saint François de Paule avait un peu lésiné dans la protection qu'il lui avait accordée, et qu'en bâtissant l'église qu'il avait votée, il allait payer bien cher une protection qui s'était si incomplètement étendue sur sa famille?

Le roi donna l'ordre que le corps du jeune prince restât exposé toute la journée dans la chapelle et qu'il fût, le lendemain, enterré sans aucune solennité.

Sa mort seulement serait signifiée aux autres cours, et celle des Deux-Siciles, réduite à la Sicile seule, porterait un deuil de quinze jours en violet.

Cet ordre donné, on annonça au roi que l'amiral Caracciolo, qui, la veille, comme nous le savons déjà par le récit du pilote, avait fait le maréchal des logis pour le roi et la famille royale, sollicitait l'honneur d'être reçu par Sa Majesté et attendait son bon plaisir dans l'antichambre.

Le roi s'était rattaché à Caracciolo de toute l'antipathie que commençait à lui inspirer Nelson; aussi s'empressa-t-il d'ordonner qu'on le fît entrer dans le cabinet-bibliothèque attenant à sa chambre à coucher, et, dans son empressement à voir l'amiral, y entra-t-il lui-même avant d'être complètement habillé, et, donnant à son visage l'expression la plus riante possible:

–Ah! mon cher amiral, lui dit-il, je suis bien aise de te voir, d'abord pour te remercier de ce qu'étant arrivé avant moi, tu as aussitôt pensé à moi.

L'amiral s'inclina, et, sans que le bon accueil du roi changeât rien à la gravité de son visage:

–Sire, dit-il, c'était mon devoir comme fidèle et obéissant sujet de Votre Majesté.

–Puis je voulais te faire des compliments sur la façon dont tu as manoeuvré ta frégate au milieu de la tempête. Sais-tu que tu as failli faire crever Nelson de rage? J'aurais bien ri, je t'en réponds, si je n'avais pas eu si grand'peur.

–L'amiral Nelson, répondit Caracciolo, ne pouvait faire, avec un bâtiment lourd et mutilé comme le Van-Guard, ce que je pouvais faire avec ma frégate, bâtiment léger de construction moderne, et qui n'a jamais souffert. L'amiral Nelson a fait ce qu'il a pu.

–C'est ce que je lui ai dit, avec un autre sens peut-être, mais absolument dans les mêmes termes; et j'ai même ajouté que j'avais un profond regret de t'avoir manqué de parole et d'être venu avec lui, au lieu d'être venu avec toi.

–Je le sais, sire, et j'en suis profondément touché.

–Tu le sais! et qui te l'a dit? Ah! je comprends: le pilote?

Caracciolo ne répondit point à la question du roi. Mais, au bout d'un instant:

–Sire, dit-il, je viens demander une grâce au roi.

–Bien! tu tombes dans un bon moment! Parle.

–Je viens demander au roi de vouloir bien accepter ma démission d'amiral de la flotte napolitaine.

 

Le roi recula d'un pas, tant il s'attendait peu à cette demande.

–Ta démission d'amiral de la flotte napolitaine! dit-il. Et pourquoi?

–D'abord, sire, parce qu'il est inutile d'avoir un amiral quand on n'a plus de flotte.

–Oui, je le sais bien, dit le roi avec une visible expression de colère, milord Nelson l'a brûlée; mais, un jour où l'autre, nous serons les maîtres chez nous, et nous la reconstruirons.

–Mais, alors, répondit froidement Caracciolo, comme j'ai perdu la confiance de Votre Majesté, je ne pourrai plus la commander.

–Tu as perdu ma confiance, toi, Caracciolo?

–J'aime mieux croire cela, sire, que d'avoir à reprocher, à un roi dans les veines duquel coule le plus vieux sang royal d'Europe, d'avoir manqué à sa parole.

–Oui, c'est vrai, dit le roi, je t'avais promis…

–De ne point quitter Naples, d'abord, ou, si vous le quittiez, de ne le quitter que sur mon bâtiment.

–Voyons, mon cher Caracciolo! dit le roi tendant la main à l'amiral.

L'amiral prit la main du roi, la baisa respectueusement, fit un pas en arrière et tira un papier de sa poche.

–Sire, dit-il, voici ma démission, que je prie Votre Majesté d'accepter.

–Eh bien, non, je ne l'accepte pas, ta démission, je la refuse..

–Votre Majesté n'en a pas le droit.

–Comment, je n'en ai pas le droit? Je n'ai pas le droit de refuser ta démission?

–Non, sire; car Votre Majesté m'a promis hier de m'accorder la première grâce que je lui demanderais; eh bien, cette grâce, c'est de vouloir bien recevoir et accepter ma démission.

–Hier, je t'ai promis?.. Tu deviens fou!

Caracciolo secoua la tête.

–J'ai toute ma raison, sire.

–Hier, je ne t'ai point vu.

–C'est-à-dire que Votre Majesté ne m'a point reconnu. Mais peut être reconnaîtra-t-elle cette montre?

Et Caracciolo tira de sa poitrine une montre magnifique, ornée du portrait du roi et enrichie de diamants.

–Le pilote! s'écria le roi en reconnaissant la montre qu'il avait donnée, la veille, à l'homme qui, si habilement, l'avait conduit dans le port; le pilote!

–C'était moi, sire, répondit Caracciolo en s'inclinant.

–Comment! tu as consenti, toi, un amiral, à faire le métier de pilote?

–Sire, il n'y a point de métier inférieur quand il s'agit du salut du roi.

La figure de Ferdinand prit une expression de mélancolie qu'elle ne revêtait qu'à de bien rares intervalles.

–En vérité, dit-il, je suis un prince bien malheureux: ou l'on éloigne mes amis de moi, ou ils s'éloignent de moi eux-mêmes.

–Sire, répondit Caracciolo, vous avez tort de vous en prendre à Dieu du mal que vous faites ou du mal que vous laissez faire. Dieu vous a donné pour père un roi non-seulement puissant, mais illustre; vous aviez un frère aîné qui devait hériter du sceptre et de la couronne de Naples: Dieu a permis que la folie le touchât du doigt au front et l'écartât de votre chemin. Vous êtes homme, vous êtes roi, vous avez la volonté, vous avez le pouvoir; doué du libre arbitre, vous pouvez choisir entre le bien et le mal, le bon et le mauvais: vous choisissez le mal, sire, de sorte que le bien et le bon s'éloignent de vous.

–Caracciolo, dit le roi, plus triste qu'irrité, sais-tu que personne ne m'a jamais parlé comme tu me parles?

–Parce qu'à part un homme qui, comme moi, aime le roi et veut le bien de l'État, Votre Majesté n'a autour d'elle que des courtisans qui n'aiment qu'eux-mêmes et ne veulent que les honneurs de la fortune.

–Et cet homme, quel est-il?

–Celui que le roi avait oublié à Naples, et que j'ai transporté, moi, en Sicile, le cardinal Ruffo.

–Le cardinal sait, comme toi, que je suis toujours prêt à le recevoir et à l'écouter.

–Oui, sire; seulement, après nous avoir reçus et écoutés, vous suivrez les conseils de la reine, d'Acton et de Nelson. Sire, je suis désespéré de manquer au respect que je dois à une auguste personne, mais ces trois noms seront maudits dans les temps et dans l'éternité.

–Et crois-tu que je ne les maudisse pas, moi? dit le roi; crois-tu que je ne voie pas qu'ils mènent l'État à sa ruine, et moi à ma perte? Je suis un imbécile, mais je ne suis pas un sot.

–Eh bien, alors, luttez, sire!

–Lutter, lutter! cela t'est bien aisé à dire, à toi. Je ne suis pas un homme de lutte, Dieu ne m'a pas créé pour le combat. Je suis un homme de sensations et de plaisirs, un bon coeur que l'on rend mauvais à force de le tourmenter et de l'aigrir. Ils sont là trois ou quatre à se disputer le pouvoir, à tirailler, l'un la couronne, l'autre le sceptre… Je les laisse faire. Le sceptre, la couronne, c'est mon Calvaire; le trône, c'est mon Golgotha. Je n'ai point demandé à Dieu d'être roi. J'aime la chasse, la pêche, les chevaux, les belles filles, et n'ai pas d'autre ambition. Avec dix mille ducats de rente et la liberté de vivre à ma guise, j'eusse été l'homme le plus heureux de la terre. Mais non, sous prétexte que je suis roi, on ne me laisse pas un instant de repos. Cela se comprendrait si je régnais; mais ce sont les autres qui règnent sous mon nom, ce sont les autres qui font la guerre, et c'est moi qui reçois les coups; ce sont les autres qui font les fautes, et c'est moi qui, officiellement, dois les réparer. Tu me demandes ta démission, tu as bien raison; mais c'est aux autres que tu devrais la demander, car ce sont eux que tu sers, et non pas moi.

–Et voilà pourquoi, voulant servir mon roi, et non les autres, je désire rentrer dans cette vie privée que Votre Majesté ambitionnait tout à l'heure. Sire, pour la troisième fois, je supplie donc Votre Majesté de vouloir bien accepter ma démission, et, au besoin, je l'en adjure, au nom de la parole qu'elle m'a donnée hier.

Et Caracciolo présenta au roi d'une main sa démission et de l'autre une plume pour l'accepter.

–Tu le veux? dit le roi.

–Sire, je vous en supplie.

–Et, si je signe, où iras-tu?

–Je retournerai à Naples, sire.

–Qu'iras-tu faire à Naples?

–Servir mon pays, sire. Naples est dans cette situation où elle a besoin de l'intelligence et du courage de tous ses enfants.

–Prends gardée ce que tu feras à Naples, Caracciolo!

–Sire, je tâcherai de m'y conduire comme je l'ai fait jusqu'ici, en honnête homme et en bon citoyen.

–Cela te regarde. Tu insistes toujours?

Carracciolo se contenta de montrer à Ferdinand, du bout du doigt, la montre qu'il avait déposée sur la table.

–Tête de fer! dit le roi avec impatience.

Et, prenant la plume, il écrivit au bas de la démission:

«Accordé; mais que le chevalier Carracciolo n'oublie pas que Naples est au pouvoir de mes ennemis.»

Et il signa, comme d'habitude: FERDINAND B. 1»

[Note 1: Nous avons relevé l'apostille du roi sur la démission elle-même.]

Caracciolo jeta les yeux sur les trois lignes que venait d'écrire le roi, plia sa démission, la mit dans sa poche, salua respectueusement Ferdinand, et s'apprêta à sortir.

–Tu oublies ta montre, dit le roi.

–Cette montre n'a pas été donnée à l'amiral, elle a été donnée au pilote. Sire, hier, le pilote n'existait point; aujourd'hui, l'amiral n'existe plus.

–Mais j'espère, dit le roi avec cette dignité qui de temps en temps, apparaissait chez lui comme un éclair, j'espère que l'ami leur survit. Prends cette montre, et, si jamais tu es prêt à trahir ton roi, regarde le portrait de celui qui te l'a donnée.

–Sire, répondit Caracciolo, je ne suis plus au service du roi; je suis simple citoyen: je ferai ce que m'ordonnera mon pays.

Et il sortit, laissant le roi non-seulement triste, mais rêveur.

Le lendemain, ainsi que Ferdinand l'avait ordonné, les obsèques de son fils le prince Albert eurent lieu sans pompe, comme eussent eu lieu celles d'un enfant ordinaire.

Le corps fut déposé dans les caveaux de la chapelle du château connue sous le nom de chapelle du roi Roger.

CIV
LA ROYAUTÉ A PALERME

Nous avons vu, dans un des chapitres précédents, que la première chose que le roi avait réorganisée avant son conseil des ministres, et aussitôt son arrivée à Palerme, c'était sa partie de reversi.

Par bonheur, comme l'avait pensé Ferdinand, le duc d'Ascoli, dont il ne s'était pas occupé, avait trouvé moyen de passer en Sicile, poussé par ce dévouement naïf et persévérant qui était sa principale vertu, vertu dont le roi ne lui savait pas plus gré qu'à Jupiter de sa fidélité.

Le duc d'Ascoli était allé trouver Caracciolo pour lui demander passage à son bord, et, comme Caracciolo savait que le duc d'Ascoli était le meilleur et le plus désintéressé des amis du roi, il avait à l'instant même accordé au duc ce qu'il lui demandait.

Le roi trouva donc, au nombre des personnes qui, dès le soir de son arrivée, vinrent lui faire leur cour, son compagnon de fuite d'Albano, le duc d'Ascoli. Mais sa présence n'étonna point le roi, et, pour tout compliment:

–Je savais bien, lui dit-il, que tu trouverais moyen de venir.

On se rappelle, en outre, qu'au nombre des magistrats qui étaient venus faire leur cour au roi était une vieille connaissance à lui, le président Cardillo, qui ne venait jamais à Naples sans avoir l'honneur de dîner une fois à la table du roi; en échange de quoi, le roi lui faisait l'honneur, chaque fois qu'il venait à Palerme, d'aller chasser une fois au moins dans son magnifique fief d'Illice.

Le roi faisait, en faveur du président Cardillo, une exception à ses sympathies et à ses antipathies. D'habitude, Ferdinand, très-aristocrate, quoique très-populaire, et même très-populacier exécrait la noblesse de robe. Mais le président Cardillo l'avait séduit par deux puissants attraits. Le roi aimait la chasse, et le président Cardillo était, depuis Nemrod et après le roi Ferdinand, un des plus puissants chasseurs devant Dieu qui eussent jamais existé. Le roi détestait les cheveux à la Titus, les moustaches et les favoris, et le président Cardillo n'avait pas un cheveu sur la tête et pas un poil sur les joues ni au menton; la majestueuse perruque sous laquelle le digne magistrat dissimulait sa calvitie avait donc le rare privilége d'être bien reçue par le roi. Aussi jeta-t-il immédiatement les yeux sur lui pour faire, avec d'Ascoli et Malaspina, les partenaires habituels de sa partie de reversi.

Les autres joueurs sans carte, comme on pourrait dire des ministres sans portefeuille, étaient le prince de Castelcicala, le seul des trois membres de la junte d'État que la reine eût daigné couvrir de sa protection en l'emmenant avec elle; le marquis de Cirillo, que le roi venait de faire son ministre de l'intérieur, et le prince de San-Cataldo, un des plus riches propriétaires de la Sicile méridionale.

Cet attelage du roi, si l'on nous permet de désigner ainsi les trois courtisans qui avaient l'honneur d'être désignés pour son jeu, était bien la plus étrange réunion d'originaux qui se pût voir.

Nous connaissons le duc d'Ascoli, auquel à tort nous donnerions le nom de courtisan. Le duc d'Ascoli était une de ces figures sereines, courageuses et loyales comme on en rencontre si rarement à la cour. Son dévouement au roi était désintéressé de toute ambition. Jamais il ne lui était arrivé de solliciter une faveur pécuniaire ou honorifique; ni, le roi lui ayant offert une de ces faveurs, de lui rappeler qu'il la lui avait offerte, s'il l'oubliait. Le duc d'Ascoli était le type du véritable gentilhomme, amoureux de la royauté comme d'une institution sacro-sainte, s'étant imposé de son plein gré des devoirs avec elle, et convertissant de son plein gré ces devoirs en obligations.

Le marquis Malaspina, tout au contraire, était un de ces caractères quinteux, querelleurs et rétifs, qui regimbent à tout, et qui cependant finissent par obéir, quel que soit l'ordre donné par le maître, se vengeant de cette obéissance par des mots piquants et des boutades misanthropiques, mais enfin obéissant. C'était, comme le disait Catherine de Médicis, du duc de Guise, un de ces roseaux peints en fer qui plient quand on appuie dessus.

Le quatrième, le président Cardillo, a été déjà esquissé par nous, et nous n'avons plus que quelques traits à ajouter pour compléter son portrait.

Le président Cardillo, avant que le roi y vînt, était l'homme le plus violent, et, en même temps, le plus mauvais joueur de la Sicile; le roi venu, il était, comme César, s'il tenait absolument à rester le premier, obligé d'aller chercher quelque village de la Sardaigne ou de la Calabre.

Dès le premier soir où il fut admis au jeu du roi, le président Cardillo donna, par un mot, la mesure de sa soumission à l'étiquette royale.

 

Une des principales préoccupations du joueur au reversi est de se défaire de ses as. Or, le roi Ferdinand, s'étant aperçu que, pouvant se défaire d'un as, il l'avait gardé dans sa main, s'était écrié:

–Suis-je assez bête! je pouvais me défaire de mon as, et je l'ai gardé!

–Eh bien, moi, répondit le président, je suis encore plus bête que Votre Majesté; car, pouvant faire quinola, je ne l'ai point fait.

Le roi se mit à rire, et le président, qui était déjà fort dans son estime, y entra d'un nouveau cran. Sa franchise rappelait probablement au roi celle de ses bons lazzaroni.

Cela n'était qu'un mot; mais le président ne se bornait pas toujours aux mots. Il entrait dans la série des faits et des gestes. A la moindre contradiction, par exemple, ou à la moindre faute de son partenaire contre les règles du jeu, il faisait voler les jetons, les cartes, l'argent, les chandeliers. Mais, lorsqu'il se vit assis à la table de Sa Majesté, le pauvre président eut une muselière et fut obligé de ronger son frein.

Cela alla bien pendant trois ou quatre soirées. Mais le roi, qui connaissait par expérience le caractère du président, et qui, d'ailleurs, voyait la violence qu'il se faisait, s'amusait à le pousser à bout; puis, lorsqu'il était près d'éclater, il le regardait et lui adressait la première question venue. Alors le pauvre président, forcé de répondre courtoisement, souriait avec rage, mais en même temps aussi gracieusement qu'il lui était possible, reposait sur la table l'objet quelconque qu'il était prêt à lancer au plafond ou à briser sur le parquet, et s'en prenait aux boutons de son habit, qu'il se contentait d'arracher et que l'on retrouvait le lendemain semés sur le tapis.

Le quatrième jour, cependant, le président n'y put tenir. Il jeta au nez du marquis Malaspina les cartes qu'il n'osait jeter au nez du roi, et, comme il tenait son mouchoir d'une main et sa perruque de l'autre, et qu'une sueur de colère ruisselait sur son visage, il se trompa de main, commença par s'essuyer la figure avec sa perruque et finit par se moucher dedans.

Le roi pensa mourir de rire et se promit de se donner le plus souvent possible cette comédie.

Aussi, Ferdinand se garda-t-il bien de refuser la première invitation de chasse que lui fit le président Cardillo.

Le président Cardillo avait, comme nous l'avons dit, un magnifique fief donnant cinq mille onces d'or de revenus à Illice2: au milieu de ce fief, s'élevait un château digue de loger un roi.

[Note 2: 60,000 francs.]

Le roi y arriva la veille de la chasse pour y dîner et pour y coucher.

Ferdinand était curieux, il se fit montrer le château dans tous ses détails. Sa chambre, qui était la chambre d'honneur, était en face de celle de son hôte.

Le soir, après avoir fait, comme d'habitude, sa partie de reversi et avoir, comme d'habitude encore, exaspéré son hôte, il se coucha; mais, quoique son lit eût un dais comme un trône, le roi, toujours jeune et neuf à l'endroit de la chasse, se réveilla une heure avant que le cor sonnât la diane.

Ne sachant que faire dans son lit, et ne pouvant se rendormir, il eut l'idée de voir quelle figure faisait un président dans son lit, sans perruque et en bonnet de nuit.

La chose était d'autant moins indiscrète que le président était veuf.

En conséquence, le roi se leva, alluma sa bougie, se dirigea en chemise vers la porte de la chambre de son hôte, tourna la clef et entra.

Si grotesque que fût le spectacle auquel s'attendait le roi, il ne pouvait même soupçonner celui qui s'offrit à ses yeux.

Le président, sans perruque et en chemise, lui aussi, était assis, au milieu de la chambre, sur cette espèce de trône où M. de Vendôme reçut Alberoni. Le roi, au lieu de s'étonner et de refermer la porte, alla directement à lui, tandis que, surpris à l'improviste, le pauvre président demeurait immobile et sans dire une parole. Le roi, alors, lui mit sa bougie sous le nez pour mieux voir quel visage il faisait, puis commença de faire le tour de la statue et de son piédestal avec une admirable gravité, tandis que la tête seule du président, qui s'appuyait des deux mains sur son siége, pareille à celle d'un magot de la Chine, accompagnait Sa Majesté par un mouvement central pareil à son mouvement circulaire.

Enfin, les deux astres, qui accomplissaient leur périple, se retrouvèrent en face l'un de l'autre, et, comme le roi s'était redressé et gardait le silence:

–Sire, dit le président avec le plus grand sang-froid, le cas n'étant pas prévu par l'étiquette, dois-je rester assis ou me lever?

–Reste assis, reste assis! dit le roi; mais voilà quatre heures qui sonnent, ne nous fais pas attendre.

Et Ferdinand sortit de la chambre avec la même gravité qu'il y était entré.

Mais, quelque gravité que le roi eût affectée, cette aventure n'en était pas moins une de celles que, dans l'avenir, il avait le plus de plaisir à raconter, toutefois après celle de sa fuite avec Ascoli, fuite dans laquelle, selon lui, Ascoli avait mille chances pour une d'être pendu.

La chasse chez le président fut magnifique. Mais quel jour, fût-ce dans la bienheureuse Sicile, peut être sûr de s'écouler sans quelque petit nuage au ciel? Le roi, nous l'avons dit, était un admirable tireur, et qui n'avait probablement pas son égal. Il ne tirait jamais qu'à balle franche et était toujours sûr de mettre sa balle au défaut de l'épaule; ce qui, à la chasse au sanglier, est d'une grande importance, parce que l'animal n'est vulnérable mortellement que là. Mais ce qu'il y avait de curieux, c'est qu'il exigeait de ceux qui chassaient avec lui la même adresse que lui.

Aussi, le soir de cette première et fameuse chasse qu'il faisait chez le président Cardillo, comme tous les chasseurs étaient réunis autour d'un monceau de sangliers, trophée cynégétique de la journée, il en vit un qui était frappé au ventre.

Aussitôt, la rougeur lui monta au front, et, jetant un regard furieux autour de lui:

–Quel est, demanda-t-il, le porc qui a fait un pareil coup?

–Moi, sire, répondit Malaspina. Faut-il me pendre pour cela?

–Non, répondit le roi; mais, les jours de chasse, il faut rester chez vous.

Le marquis Malaspina, à partir de ce moment, non-seulement resta chez lui les jours de chasse, mais encore fut remplacé au jeu du roi par le marquis de Circello.

Au reste, le jeu du roi n'était pas le seul établi dans le grand salon du palais royal, situé dans le pavillon carré qui surmonte la porte de Montreale. A quelques pas de la table de reversi du roi, il y avait la table de pharaon, où trônait Emma Lyonna, soit qu'elle fît la banque ou pontât. C'était au jeu surtout que l'on pouvait, sur les traits mobiles de la belle Anglaise, étudier le flux et le reflux des passions. Extrême en tout, Emma jouait avec rage, et aimait à plonger ses belles mains dans les flots d'or qu'elle amassait sur ses genoux et qu'elle faisait rouler en fauves cascades de ses genoux sur le tapis vert. Lord Nelson, qui ne jouait jamais, se tenait assis derrière elle ou debout appuyé à son fauteuil, dévorant ses belles épaules de l'oeil qui lui restait, ne parlant à personne qu'à elle et toujours à voix basse et en anglais.

Là, tandis que le roi jouait à gagner ou à perdre mille ducats au plus, on jouait à en gagner ou en perdre vingt, trente, quarante mille.

C'était autour de cette table que se tenaient les plus riches seigneurs de la Sicile, et, au milieu de ces hommes, quelques-uns de ces joueurs heureux qui sont renommés par leur constante fortune au jeu.

Si Emma voyait à l'un d'eux une bague ou une épingle qui lui plût, elle la faisait remarquer à Nelson, qui, le lendemain, se présentait chez le propriétaire du diamant, du rubis ou de l'émeraude; et, à quelque prix que ce fût, l'émeraude, le rubis ou le diamant passait du doigt ou du cou de son propriétaire au doigt ou au cou de la belle favorite.

Quant à sir William, occupé d'archéologie ou de politique, il ne voyait rien, n'entendait rien, faisait sa correspondance politique avec Londres, ou classait ses échantillons géologiques.

Si l'on nous accusait d'exagérer la cécité conjugale du digne ambassadeur, nous répondrions par cette lettre de Nelson, en date du 12 mars 1799, adressée à sir Spencer Smith, et qui fait partie des lettres et dépêches publiées à Londres, après la mort de l'illustre amiral: