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La San-Felice, Tome 03

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XLII
LES VERS SAPHIQUES

La double louange de la reine et du capitaine général Acton à l'égard de l'écriture de la marquise de San-Clemente, passa sans que personne, pas même celle qui était l'objet de cette louange, eût l'idée d'y attacher l'importance qu'elle avait en réalité.

La reine s'empara de l'acrostiche, promettant à Emma de le lui rendre le lendemain, et, comme cette première glace qui fait la froideur du commencement de toute soirée était brisée, chacun se mêla dans cette charmante confusion que la reine savait créer dans son intimité, par l'art qu'elle avait de faire oublier toute gêne en bannissant toute étiquette.

La conversation devint flottante; les lèvres ne laissèrent plus tomber, mais lancèrent les paroles; le rire montra ses dents blanches; hommes et femmes se croisèrent; chacun alla, selon sa sympathie, chercher l'esprit ou la beauté, et, au milieu de ce doux bruissement qui semble un ramage d'oiseaux, on sentit s'attiédir et s'imprégner des émanations parfumées de la jeunesse cette atmosphère, dont tant de fraîches haleines et tant de doux parfums faisaient une espèce de philtre invisible, insaisissable, enivrant, composé d'amour, de désirs et de volupté.

Dans ces sortes de réunions, non-seulement Caroline oubliait qu'elle était reine, mais encore parfois ne se souvenait point assez qu'elle était femme; une espèce de flamme électrique s'allumait dans ses yeux, sa narine se dilatait, son sein gonflé imitait, en se levant et en s'abaissant, le mouvement onduleux de la vague, sa voix devenait rauque et saccadée, et un rugissement de panthère ou de bacchante sortant de cette belle bouche n'eût étonné personne.

Elle vint à Emma, et, mettant sur son épaule nue, sa main nue, qui sembla une main de corail rose sur une épaule d'albâtre:

– Eh bien, lui demanda-t-elle, avez-vous oublié, ma belle lady, que vous ne vous appartenez point ce soir? Vous nous avez promis des miracles, et nous avons hâte de vous applaudir.

Emma, tout au contraire de la reine, semblait noyée dans une molle langueur; son cou n'avait plus la force de supporter sa tête, qui s'inclinait tantôt sur une épaule, tantôt sur l'autre, et quelquefois, comme dans un spasme de volupté, se renversait en arrière; ses yeux, à moitié fermés, cachaient ses prunelles sous les longs cils de ses paupières; sa bouche, à moitié ouverte, laissait sous les lèvres pourprées voir ses dents d'émail; les boucles noires de ses cheveux tranchaient avec la mate blancheur de sa poitrine.

Elle ne vit point, mais sentit la main de la reine se poser sur son épaule; un frisson passa par tout son corps.

– Que désirez-vous de moi, chère reine? fit-elle languissamment et avec un mouvement de tête d'une grâce suprême. Je suis prête à vous obéir. Voulez-vous la scène du balcon de Roméo? Mais, vous le savez, pour jouer cette scène, il faut être deux, et je n'ai pas de Roméo.

– Non, non, dit la reine en riant, pas de scène d'amour; tu les rendrais tous fous, et qui sait si tu ne me rendrais pas folle aussi, moi? Non, quelque chose qui les effraye, au contraire. Juliette au balcon! non pas! Le monologue de Juliette, voilà tout ce que je te permets ce soir.

– Soit; donnez-moi un grand châle blanc, ma reine, et faites-moi faire de la place.

La reine prit, sur un canapé, un grand châle de crêpe de Chine blanc qu'elle avait sans doute jeté là avec intention, le donna à Emma, et, d'un geste dans lequel elle redevenait reine, ordonna à tout le monde de s'écarter.

En une seconde, Emma se trouva isolée au milieu du salon.

– Madame, il faut que vous soyez assez bonne pour expliquer la situation. D'ailleurs, cela détournera un instant l'attention de moi, et j'ai besoin de cette petite supercherie pour faire mon effet.

– Vous connaissez tous la chronique véronaise des Montaigus et des Capulets, n'est-ce pas? dit la reine. On veut faire épouser à Juliette le comte Pâris, qu'elle n'aime pas, tandis que c'est le pauvre banni Roméo qu'elle aime. Frère Laurence, qui l'a mariée à son amant, lui a donné un narcotique qui la fera passer pour morte; on la déposera dans le tombeau des Capulets, et, là, Laurence viendra la chercher et la conduira à Mantoue, où l'attend Roméo. Sa mère et sa nourrice viennent de sortir de sa chambre, la laissant seule après lui avoir signifié que, le lendemain, au point du jour, elle épouserait le comte Pâris.

A peine la reine avait-elle achevé cet exposé qui avait attiré tous les yeux sur elle, qu'un douloureux soupir les ramena sur Emma Lyonna; il ne lui avait fallu que quelques secondes pour se draper dans l'immense châle, de manière à ne rien laisser voir de son premier costume; sa tête était cachée dans ses mains, elle les laissa glisser lentement de haut en bas, releva en même temps et laissa voir peu à peu son visage pâle, empreint de la plus profonde douleur et dans lequel il était impossible de retrouver aucun reste de cette langueur suave que nous avons essayé de peindre; c'était, au contraire, l'angoisse arrivée à son paroxysme, la terreur montant à son apogée.

Elle tourna lentement sur elle-même, comme pour suivre des yeux sa mère et sa nourrice, même au delà de la vue, et, d'une voix dont chaque vibration pénétrait au fond du coeur, le bras étendu comme pour donner au monde un congé éternel: «Adieu!» dit-elle,

 
Adieu! Le Seigneur sait quand nous nous reverrons.
La terreur, sous mon front, agite son vertige,
Et mon sang suspendu dans mes veines se fige!
Si je les rappelais pour calmer mon effroi?
Nourrice! Signora!.. Pauvre folle, tais-toi!
Qu'ont à faire en ces lieux, ta mère ou ta nourrice?
Il faut que sans témoins la chose s'accomplisse;
A moi, breuvage sombre! – et, si tu faillissais,
Demain je serais donc au comte?.. Non, je sais
Un moyen d'échapper au terrible anathème:
Poignard, dernier recours, espérance suprême,
Repose à mes côtés. Si c'était un poison…
Que le moine en mes mains eût mis par trahison,
Tremblant qu'on découvrît mon premier mariage!
Mais non, chacun le tient pour un saint personnage,
Et, d'ailleurs, c'est l'ami de mon cher Roméo!
Qu'ai-je à craindre? Mais, si, déposée au tombeau,
J'allais sous mon linceul dans la sombre demeure,
Seule au milieu des morts, m'éveiller avant l'heure
Où doit, mon Roméo, venir me délivrer!
Cet air, que nul vivant ne saurait respirer,
Assiégeant à la fois ma bouche et ma narine,
De miasmes mortels gonflerait ma poitrine,
Me suffoquant avant que, vainqueur du trépas,
Mon bien-aimé ne pût m'emporter dans ses bras,
Ou même, si je vis, pour mon oeil quel spectacle!
Ce caveau n'est-il pas l'antique réceptacle
Où dorment les débris des aïeux trépassés
Depuis plus de mille ans, l'un sur l'autre entassés?
Où Tybald le dernier, étendu sur sa couche,
M'attend livide et froid, la menace à la bouche?
Puis, quand sonne minuit, grand Dieu! ne dit-on pas
Qu'éveillés par l'airain, les hôtes du trépas
Pour s'enlacer, hideux, dans leurs rondes funèbres,
Se lèvent en heurtant leurs os dans les ténèbres,
Et poussent dans la nuit de ces cris émouvants
Qui font fuir la raison du cerveau des vivants?
Oh! si je m'éveillais sous les arcades sombres,
Justement à cette heure où revivent les ombres;
Si, se traînant vers moi dans le sépulcre obscur,
Ces spectres me souillaient de leur contact impur,
Et, m'entraînant aux jeux que la lumière abhorre,
Me laissaient insensée au lever de l'aurore!
Je sens en y songeant ma raison s'échapper.
Oh! fuis! fuis! Roméo, je vois, pour te frapper,
Tybald qui lentement dans l'ombre se soulève.
A sa main décharnée étincelle son glaive;
Il veut, montrant du doigt son flanc ensanglanté,
Sur sa tombe te faire asseoir à son côté.
Arrête, meurtrier! au nom du ciel! arrête!
(Portant le flacon à ses lèvres.)
Roméo, c'est à toi que boit ta Juliette!
 

Et, faisant le geste d'avaler le narcotique, elle s'affaissa sur elle-même, et tomba étendue sur le tapis du salon, où elle resta inerte et sans mouvement.

L'illusion fut si grande, qu'oubliant que ce qu'il voyait s'accomplir n'était qu'un jeu, Nelson, le rude marin, plus familier avec les tempêtes de l'Océan qu'avec les feintes de l'art, poussa un cri, s'élança vers Emma, et, de son bras unique, la souleva de terre, comme il eût fait d'un enfant.

Il en fut récompensé: en rouvrant les yeux, le premier sourire d'Emma fut pour lui. Alors seulement, il comprit son erreur, et se retira confus dans un angle du salon.

La reine lui succéda et chacun entoura la fausse Juliette.

Jamais la magie de l'art, poussée à ce point peut-être, n'était parvenue au delà. Quoique exprimés dans une langue étrangère, aucun des sentiments qui avaient agité le coeur de l'amante de Roméo, n'avait échappé à ses spectateurs; la douleur, quand, sa mère et sa nourrice parties, elle se trouve seule avec la menace de devenir la femme du comte Pâris; le doute, quand, examinant le breuvage, elle craint que ce ne soit un poison; la résolution, quand, prenant un poignard, elle décide d'en appeler au fer, c'est-à-dire à la mort, dans l'extrémité où elle se trouve; l'angoisse, quand elle craint d'être oubliée vivante dans le tombeau de sa famille et d'être forcée par les spectres de se mêler à leur danse impie; enfin sa terreur quand elle croit voir Tybald, enseveli de la veille, se soulever tout sanglant pour frapper Roméo, toutes ces impressions diverses, elle les avait rendues avec une telle magie et une telle vérité, qu'elle les avait fait passer dans l'âme des assistants, pour lesquels, grâce à la magie de son art, la fiction était devenue une réalité.

Les émotions soulevées par ce spectacle, dont la noble compagnie, complétement étrangère aux mystères de la poésie du Nord, n'avait pas même l'idée, furent quelque temps à se calmer. Au silence de la stupéfaction succédèrent les applaudissements de l'enthousiasme; puis vinrent les éloges et les flatteries charmantes qui caressent si doucement l'amour-propre des artistes. Emma, née pour briller sur la scène littéraire, mais poussée par son irrésistible fortune sur la scène politique, redevenait à chaque occasion la comédienne ardente et passionnée, prête à faire passer dans la vie réelle ces créations de la vie factice que l'on appelle Juliette, lady Macbeth ou Cléopâtre. Alors, elle jetait à son rêve évanoui tous les soupirs de son coeur et demandait si les triomphes dramatiques de mistress Siddons et de mademoiselle Raucourt ne valaient pas mieux que les apothéoses royales de lady Hamilton. Alors, il se faisait en elle, au milieu des louanges des assistants, des applaudissement des spectateurs, des caresses même de la reine, une profonde tristesse, et, si elle s'y laissait aller, elle tombait dans une de ces mélancolies qui, chez elle, étaient encore une séduction; mais la reine, qui pensait avec raison que ces mélancolies n'étaient point exemptes de regrets et même de remords, la poussait vite vers quelque nouveau triomphe, dans l'enivrement duquel elle détournait les yeux du passé pour ne plus regarder que dans l'avenir.

 

Aussi, la prenant par le bras et la secouant fortement, comme on fait pour tirer une somnambule du sommeil magnétique:

– Allons, lui dit-elle, pas de ces rêveries! tu sais bien que je ne les aime pas. Chante ou danse! Je te l'ai déjà dit, tu n'es point à toi ce soir, tu es à nous; chante ou danse!

– Avec la permission de Votre Majesté, dit Emma, je vais chanter. Je ne joue jamais cette scène sans conserver pendant quelque temps un tremblement nerveux qui m'ôte toute force physique; au contraire, ce tremblement sert ma voix. Quel morceau Votre Majesté désire-t-elle que je chante? Je suis à ses ordres.

– Chante-leur quelque chose de ce manuscrit de Sappho que l'on vient de retrouver à Herculanum. Ne m'as-tu pas dit que tu avais fait la musique de plusieurs de ces poésies?

– D'une seule, madame; mais…

– Mais quoi? demanda la reine.

– Cette musique, faite pour nous dans l'intimité, sur un hymne étrange… dit Emma à voix basse.

– A la femme aimée, n'est-ce pas?

Emma sourit et regarda la reine avec une singulière expression de lascivité.

– Justement! dit la reine, chante celle-là, je le veux.

Puis, laissant Emma tout étourdie de l'accent avec lequel elle avait dit: Je le veux, elle appela le duc de Rocca-Romana, qu'on assurait avoir été l'objet d'un de ces caprices tendres et passagers auxquels la Sémiramis du Midi était aussi sujette que la Sémiramis du Nord, et, le faisant asseoir près d'elle sur le même canapé, elle commença avec lui une conversation qui, pour se passer à voix basse, n'en paraissait pas moins animée.

Emma jeta un regard sur la reine, sortit vivement du salon, et, un instant après, rentra coiffée d'une branche de laurier, les épaules couvertes d'un manteau rouge et portant dans son bras arrondi cette lyre lesbienne que nulle femme n'a osé toucher depuis que la muse de Mitylène l'a laissée échapper de ses mains en s'élançant du haut du rocher de Leucade.

Un cri d'étonnement s'échappa de toutes les poitrines; à peine la reconnut-on. Ce n'était plus la douce et poétique Juliette; une flamme plus dévorante que celle que Vénus vengeresse alluma dans les yeux de Phèdre jaillissait de sa prunelle; elle s'avança d'un pas rapide et qui avait quelque chose de viril, répandant autour d'elle un parfum inconnu; toutes les ardeurs impures de l'antiquité, celle de Myrrha pour son père, celle de Pasiphaé pour le taureau crétois, semblaient avoir étendu leur fard impudique sur son visage; c'était la vierge révoltée contre l'amour, sublime d'impudeur dans sa coupable rébellion; elle s'arrêta devant la reine, et, avec une passion qui fit sonner les cordes de la lyre, comme si elles étaient d'airain, elle se laissa tomber sur un fauteuil et chanta sur une stridente mélopée les paroles suivantes:

 
Assis à tes côtés, celui-là qui soupire,
Écoutant de ta voix les sons mélodieux,
Celui-là qui te voit, ô rage! lui sourire,
Celui-là, je le dis, il est l'égal des dieux!
 
 
Dès que je t'aperçois, la voix manque à ma lèvre,
Ma langue se dessèche et veut en vain parler.
Dans mes tempes en feu j'entends battre la fièvre,
Et me sens tout ensemble et transir et brûler.
 
 
Plus pâle que la fleur qui se soutient à peine,
Quand le Lion brûlant la sécha tout un jour,
Je tremble, je pâlis, je reste hors d'haleine,
Et meurs, sans expirer, de désir et d'amour.
 

Avec la dernière vibration de ses cordes la lyre glissa des genoux de la poétesse sur le tapis et sa tête se renversa sur son fauteuil.

La reine, qui, dès la seconde strophe, avait écarté d'elle Rocca-Romana, s'élança avant même que le dernier vers fût fini et souleva dans ses bras Emma, dont la tête retomba inerte sur son épaule comme si elle était évanouie.

Cette fois, on fut un instant sans savoir si l'on devait applaudir; mais la pudeur fut vite terrassée dans un combat où toute idée morale devait succomber sous l'ardente exaltation des sens. Hommes et femmes entourèrent Emma; ce fut à qui obtiendrait un regard, un mot d'elle, à qui toucherait sa main, ses cheveux, ses vêtements. Nelson était là comme les autres, plus tremblant que les autres, car il était plus amoureux; la reine prit la couronne de laurier sur la tête d'Emma et la posa sur celle de Nelson.

Lui, l'arracha comme si elle eût brûlé ses tempes, et l'appuya sur son coeur.

En ce moment, la reine sentit une main qui la prenait par le poignet; elle se retourna: c'était Acton.

– Venez, lui dit-il, sans perdre un instant; Dieu fait pour nous plus que nous ne pouvions espérer.

– Mesdames, dit-elle, en mon absence, – car pour quelques instants je suis forcée de m'absenter, – en mon absence, c'est Emma qui est reine; je vous laisse, en place de la puissance, le génie et la beauté.

Puis, à l'oreille de Nelson:

– Dites-lui de danser pour vous le pas du châle qu'elle devait danser pour moi. Elle le dansera.

Et elle suivit Acton, laissant Emma enivrée d'orgueil, et Nelson fou d'amour.

XLIII
DIEU DISPOSE

La reine suivit Acton; car elle comprenait qu'en effet il devait se passer quelque chose de grave pour qu'il se fût permis de l'appeler si impérativement hors du salon.

Arrivée au corridor, elle voulut l'interroger; mais il se contenta de lui répondre:

– Par grâce, madame, venez vite! nous n'avons pas un instant à perdre; dans quelques minutes, vous saurez tout.

Acton prit un petit escalier de service qui conduisait à la pharmacie du château. C'était dans cette pharmacie que les médecins et les chirurgiens du roi, Vairo, Troja, Cottugno, trouvaient un assortiment assez complet de médicaments pour porter les premiers soins aux malades ou aux blessés dans les indispositions ou les accidents, quels qu'ils fussent, pour lesquels ils étaient appelés.

La reine devina où la conduisait Acton.

– Il n'est rien arrivé à aucun de mes enfants? demanda-t-elle.

– Non, madame, rassurez-vous, dit Acton; et, si nous avons une expérience à faire, nous pourrons la faire, du moins, in anima vili.

Acton ouvrit la porte; la reine entra et jeta un coup d'oeil rapide dans la chambre.

Un homme évanoui était couché sur un lit.

Elle s'approcha avec plus de curiosité que de crainte.

– Ferrari! dit-elle.

Puis, se retournant vers Acton, l'oeil dilaté:

– Est-il mort? demanda-t-elle du ton dont elle eût dit: «L'avez-vous tué?»

– Non, madame, répondit Acton, il n'est qu'évanoui.

La reine le regarda; son regard demandait une explication.

– Mon Dieu, madame, dit Acton, c'est la chose la plus simple du monde. J'ai envoyé, comme nous en sommes convenus, mon secrétaire prévenir le maître de poste de Capoue qu'il eût à dire au courrier Ferrari, à son passage, que le roi l'attendait à Caserte; il le lui a dit, Ferrari n'a pris que le temps de changer de cheval; seulement, en arrivant sous la grande porte du château, il a tourné trop court, gêné par les voitures de nos visiteurs; son cheval s'est abattu des quatre pieds, la tête du cavalier a porté contre une borne, on l'a ramassé évanoui, et je l'ai fait apporter ici en disant qu'il était inutile d'aller chercher un médecin et que je le soignerais moi-même.

– Mais, alors, dit la reine saisissant la pensée d'Acton, il n'est plus besoin d'essayer de le séduire, d'acheter son silence; nous n'avons plus à craindre qu'il ne parle, et, pourvu qu'il reste évanoui assez longtemps pour que nous puissions ouvrir la lettre, la lire et la recacheter, c'est tout ce qu'il faut; seulement, vous comprenez, Acton, il ne faut pas qu'il se réveille tandis que nous serons à l'oeuvre.

– J'y ai pourvu avant l'arrivée de Votre Majesté, ayant pensé à tout ce qu'elle pense.

– Et comment?

– J'ai fait prendre à ce malheureux vingt gouttes de laudanum de Sydenham.

– Vingt gouttes, dit la reine. Est-ce assez pour un homme habitué au vin et aux liqueurs fortes comme doit être ce courrier?

– Peut-être avez-vous raison, madame, et peut-on lui en donner dix gouttes de plus.

Et, versant dix gouttes d'une liqueur jaunâtre dans une petite cuiller, il les introduisit dans la gorge du malade.

– Et vous croyez, demanda la reine, que moyennant ce narcotique, il ne reprendra point ses sens?

– Point assez pour se rendre compte de ce qui se passera autour de lui.

– Mais, dit la reine, je ne lui vois point de sacoche.

– Comme c'est l'homme de confiance du roi, dit Acton, le roi n'use point avec lui des précautions ordinaires; et, quand il s'agit d'une simple dépêche, il la porte et en rapporte la réponse dans une poche de cuir pratiquée à l'intérieur de sa veste.

– Voyons, dit-la reine sans hésitation aucune.

Acton ouvrit la veste, fouilla dans la poche de cuir et en tira une lettre cachetée du cachet particulier de l'empereur d'Autriche, c'est-à-dire, comme l'avait prévu Acton, d'une tête de Marc-Aurèle.

– Tout va bien, dit Acton.

La reine voulut lui prendre la lettre des mains pour la décacheter.

– Oh! non, non, dit Acton, pas ainsi.

Et, tirant la lettre à lui, il la plaça à une certaine hauteur au-dessus de la bougie, le cachet s'amollit peu à peu, un des quatre angles se souleva.

La reine passa la main sur son front.

– Qu'allons-nous lire? dit-elle.

Acton tira la lettre de son enveloppe, et, en s'inclinant, la présenta à la reine.

La reine l'ouvrit et lut tout haut:

«Château de Schoenbrünn, 28 septembre 1798.

»Très-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré,

»Je réponds à Votre Majesté de ma main, comme elle m'a écrit de la sienne.

»Mon avis, d'accord avec celui du conseil aulique, est que nous ne devons commencer la guerre contre la France que quand nous aurons réuni toutes nos chances de succès, et une des chances sur lesquelles il m'est permis de compter, c'est la coopération des 40,000 hommes de troupes russes conduites par le feld-maréchal Souvorov, à qui je compte donner le commandement en chef de nos armées; or, ces 40,000 hommes ne seront ici qu'à la fin de mars. Temporisez donc, mon très-excellent frère, cousin et oncle, retardez par tous les moyens possibles l'ouverture des hostilités; je ne crois pas que la France soit plus que nous désireuse de faire la guerre; profitez de ses dispositions pacifiques; donnez quelque raison bonne ou mauvaise de ce qui s'est passé, et, au mois d'avril, nous entrerons en campagne avec tous nos moyens.

»Sur ce, et la présente n'étant à autre fin, je prie, mon très-cher frère, cousin et oncle, allié et confédéré, que Dieu vous ait dans sa sainte et digne garde.

»FRANÇOIS.»

– Voilà tout autre chose que ce que nous attendions, dit la reine.

– Pas moi, madame, répliqua Acton; je n'ai jamais cru que Sa Majesté l'empereur entrât en campagne avant le printemps prochain.

– Que faire?

– J'attends les ordres de Votre Majesté.

– Vous connaissez, général, mes raisons de vouloir une guerre immédiate.

– Votre Majesté prend-elle la responsabilité?

– Quelle responsabilité voulez-vous que je prenne avec une pareille lettre?

– La lettre de l'empereur sera ce que nous pouvons désirer qu'elle soit.

– Que voulez-vous dire?

– Le papier est un agent passif et on lui fait dire ce que l'on veut; toute la question est de calculer s'il vaut mieux faire la guerre tout de suite ou plus tard, attaquer que d'attendre que l'on nous attaque.

 

– Il n'y a pas de discussion là-dessus, il me semble; nous connaissons l'état dans lequel est l'armée française, elle ne saurait nous résister aujourd'hui; si nous lui donnons le temps de s'organiser, c'est nous qui ne lui résisterons pas.

– Et, avec cette lettre-là, vous croyez impossible que le roi se mette en campagne?

– Lui! il sera trop content de trouver un prétexte pour ne pas bouger de Naples.

– Alors, madame, je ne connais qu'un moyen, dit Acton d'une voix résolue.

– Lequel?

– C'est de faire dire à la lettre le contraire de ce qu'elle dit.

La reine saisit le bras d'Acton.

– Est-ce possible? demanda-t-elle en le regardant fixement.

– Rien de plus facile.

– Expliquez-moi cela… Attendez!

– Quoi?

– N'avez-vous pas entendu cet homme se plaindre?

– Qu'importe!

– Il se soulève sur son lit.

– Mais pour retomber, voyez.

Et, en effet, le malheureux Ferrari retomba sur son lit en poussant un gémissement.

– Vous disiez? reprit la reine.

– Je dis que le papier est épais, sans teinte, écrit sur une seule page.

– Eh bien?

– Eh bien, on peut, à l'aide d'un acide, enlever l'écriture en ne laissant de la main de l'empereur que les trois dernières lignes et sa signature, et substituer la recommandation d'ouvrir sans retard les hostilités à celle de ne les commencer qu'au mois d'avril.

– C'est grave, ce que vous me proposez là, général.

– Aussi ai-je dit qu'à la reine seule appartenait de prendre une pareille responsabilité.

La reine réfléchit un instant, son front se plissa, ses sourcils se froncèrent, son oeil s'endurcit, sa main se crispa.

– C'est bien, dit-elle, je la prends.

Acton la regarda.

– Je vous ai dit que je la prenais. A l'oeuvre!

Acton s'approcha du lit du blessé, lui tâta le pouls, et, retournant vers la reine:

– Avant deux heures, il ne reviendra pas à lui, dit-il.

– Avez-vous besoin de quelque chose? demanda la reine en voyant Acton regarder autour de lui.

– Je voudrais un réchaud, du feu et un fer à repasser.

– On sait que vous êtes ici près du blessé?

– Oui.

– Sonnez alors, et demandez les objets dont vous avez besoin.

– Mais on ne sait point que Votre Majesté y est?

– C'est vrai, dit la reine.

Et elle se cacha derrière le rideau de la fenêtre.

Acton sonna; ce ne fut point un domestique qui vint, ce fut son secrétaire.

– Ah! c'est vous, Dick? fit Acton.

– Oui, monseigneur; j'ai pensé que Votre Excellence avait besoin de choses auxquelles un domestique peut-être ne saurait point l'aider.

– Vous avez eu raison. Procurez-moi d'abord, et le plus tôt possible, un fourneau, du charbon allumé et un fer à repasser.

– Est-ce tout, monseigneur?

– Oui, pour le moment; mais vous ne vous éloignerez pas, j'aurai probablement besoin de vous.

Le jeune homme sortit pour exécuter les ordres qu'il venait de recevoir; Acton referma la porte derrière lui.

– Vous êtes sûr de ce jeune homme? demanda la reine.

– Comme de moi-même, madame.

– Vous le nommez?

– Richard Menden.

– Vous l'avez appelé Dick.

– Votre Majesté sait que c'est l'abréviation de Richard.

– C'est vrai!

Cinq minutes après, on entendit des pas dans l'escalier.

– Du moment que c'est Richard, dit Acton, il est inutile que Votre Majesté se cache; d'ailleurs, nous aurons besoin de lui tout à l'heure.

– Pour quoi faire?

– Quand il s'agira de récrire la lettre; ce n'est ni Votre Majesté ni moi qui la récrirons, attendu que le roi connaît nos écritures; il faudra donc que ce soit lui.

– C'est juste.

La reine s'assit, tournant le dos à la porte.

Le jeune homme entra avec les trois objets demandés, qu'il déposa près de la cheminée; puis il sortit sans paraître même avoir remarqué qu'une personne était dans la chambre, qu'il n'avait pas vue à sa première entrée.

Acton referma une seconde fois la porte derrière lui, apporta le fourneau près de la cheminée et mit le fer dessus; puis, ouvrant l'armoire qui contenait la pharmacie, il en tira une petite bouteille d'acide oxalique, coupa la barbe d'une plume de manière qu'elle pût lui servir à promener la liqueur sur le papier, plia la lettre de façon à préserver les trois dernières lignes et la signature impériale de tout contact avec le liquide, versa l'acide sur la lettre et l'y étendit avec la barbe de la plume.

La reine suivait l'opération avec une curiosité qui n'était pas exempte d'inquiétude, craignant qu'elle ne réussit point ou ne réussit mal; mais, à sa grande satisfaction, sous l'âcre morsure du liquide, elle vit d'abord l'encre jaunir, puis blanchir, puis disparaître.

Acton tira son mouchoir de sa poche, et, en faisant un tampon, il épongea la lettre.

Cette opération terminée, le papier était redevenu parfaitement blanc; il prit le fer, étendit la lettre sur un cahier de papier et la repassa comme on repasse un linge.

– La! maintenant, dit-il, tandis que le papier va sécher, rédigeons la réponse de Sa Majesté l'empereur d'Autriche.

Ce fut la reine qui la dicta. En voici le texte mot à mot:

»Schoenbrünn, 28 septembre 1798.

«Mon très-excellent frère, cousin, oncle, allié et confédéré,

»Rien ne pouvait m'être plus agréable que la lettre que vous m'écrivez et dans laquelle vous me promettez de vous soumettre en tout point à mon avis. Les nouvelles qui m'arrivent de Rome me disent que l'armée française est dans l'abattement le plus complet; il en est tout autant de l'armée de la haute Italie.

»Chargez-vous donc de l'une, mon très-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré; je me chargerai de l'autre. A peine aurai-je appris que vous êtes à Rome, que, de mon côté, j'entre en campagne avec 140,000 hommes; vous en avez de votre côté 60,000, j'attends 40,000 Russes; c'est plus qu'il n'en faut pour que le prochain traité de paix, au lieu de s'appeler le traité de Campo-Formio, s'appelle le traité de Paris.»

– Est-ce cela? demanda la reine.

– Excellent! dit Acton.

– Alors, il ne s'agit plus que de recopier cette rédaction.

Acton s'assura que le papier était parfaitement sec, fit disparaître, à l'aide du fer, le pli préservateur, alla de nouveau à la porte et appela Dick.

Comme il l'avait prévu, le jeune homme se tenait à la portée de la voix.

– Me voici, monseigneur, dit-il.

– Venez à cette table, fit Acton, et transcrivez ce brouillon sur cette lettre en déguisant légèrement votre écriture.

Le jeune homme se mit à la table sans faire une question, sans paraître s'étonner, prit la plume comme s'il s'agissait de la chose la plus simple, exécuta l'ordre donné, et se leva, attendant de nouvelles instructions.

Acton examina le papier à la lueur des bougies: rien n'indiquait la trahison qui venait d'être commise; il réintégra la lettre dans l'enveloppe, replaça au-dessus de la flamme la cire, qui s'amollit de nouveau, laissa sur cette première couche, afin d'effacer toute trace d'ouverture de la lettre, retomber une seconde couche de cire, et appliqua dessus le cachet qu'il avait fait faire en fac-similé sur celui de l'empereur.

Après quoi, il remit la dépêche dans la poche de cuir, reboutonna la veste du courrier, et, prenant une bougie, examina pour la première fois la blessure.

Il y avait contusion violente à la tête, le cuir chevelu était fendu sur une longueur de deux pouces; mais il n'y avait aucune lésion de l'os du crâne.

– Dick, dit-il, écoutez bien mes recommandations; voici ce que vous allez faire…

Le jeune homme s'inclina.

– Vous allez envoyer chercher un médecin à Santa-Maria; pendant qu'on ira chercher le médecin, qui ne sera pas ici avant une heure, vous ferez prendre à cet homme, cuillerée par cuillerée, une décoction de café vert bouilli, la valeur d'un verre à peu près.

– Oui, Votre Excellence.

– Le médecin croira que ce sont les sels qu'il lui aura fait respirer, ou l'éther dont il lui aura frotté les tempes qui l'auront fait revenir à lui, vous le lui laisserez croire; il pansera le blessé, qui, selon son état de force ou de faiblesse, poursuivra sa route à pied ou en voiture.

– Oui, Votre Excellence.

– Le blessé, continua Acton en appuyant sur chaque mot, a été ramassé après sa chute par les gens de la maison, porté par eux sur votre ordre dans la pharmacie, soigné par vous et le médecin; il n'a vu ni moi la reine, et la reine ni moi ne l'avons vu. Vous entendez?

– Oui, Votre Excellence.