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Georges

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Alors il sembla au capitaine Duperré que la Néréide, déjà meurtrie par trois bordées que la division lui avait lâchées en forçant la passe, ralentissait son feu. L'ordre fut donné aussitôt de diriger toutes les volées sur elle et de ne lui donner aucun relâche. Pendant une heure, on l'écrasa de boulets et de mitraille, croyant à chaque instant qu'elle allait amener son pavillon; puis comme elle ne l'amenait pas, la grêle de bronze continua, fauchant ses mâts, balayant son pont, trouant sa carène, jusqu'à ce que son dernier canon s'éteignît, pareil à un dernier soupir, et qu'elle demeurât rasée comme un ponton dans l'immobilité et dans le silence de la mort.

En ce moment, et comme le capitaine Duperré donnait un ordre à son lieutenant Roussin, un éclat de mitraille l'atteint à la tête et le renverse dans la batterie; comprenant qu'il est blessé dangereusement, à mort peut-être, il fait appeler le capitaine Bouvet lui remet le commandement de la Bellone, lui ordonne de faire sauter les quatre bâtiments plutôt que de les rendre, et, cette dernière recommandation faite, lui tend la main et s'évanouit. Personne ne s'aperçoit de cet événement; Duperré n'a pas quitté la Bellone, puisque Bouvet le remplace.

À dix heures, l'obscurité est si grande, qu'on ne peut plus pointer, et qu'il faut tirer au hasard. À onze heures, le feu cesse; mais comme les spectateurs comprennent que ce n'est qu'une trêve ils restent à leur poste. En effet, à une heure, la lune paraît, et, avec elle et à sa pâle lumière, le combat recommence.

Pendant ce moment de relâche, la Néréide a reçu quelques renforts; cinq ou six de ses pièces ont été remises en batterie; la frégate qu'on a crue morte n'était qu'à l'agonie, elle reprend ses sens, et elle donne signe de vie en nous attaquant de nouveau.

Alors Bouvet fait passer le lieutenant Roussin à bord du Victor, dont le capitaine est blessé; Roussin a l'ordre de remettre le bâtiment à flot et de s'en aller, à bout portant, écraser la Néréide de toute son artillerie; son feu ne cessera cette fois que lorsque la frégate sera bien morte.

Roussin suit à la lettre l'ordre donné: le Victor déploie son foc et ses grands huniers, s'ébranle et vient, sans tirer un seul coup de canon, jeter l'ancre à vingt pas de la poupe de la Néréide; puis, de là, il commence son feu, auquel elle ne peut répondre que par ses pièces de chasse, l'enfilant de bout en bout à chaque bordée. Au point du jour, la frégate se tait de nouveau. Cette fois elle est bien morte et cependant le pavillon anglais flotte toujours à sa corne. Elle est morte, mais elle n'a pas amené.

En ce moment, les cris de «Vive l'empereur!» retentissent sur la Néréide; – les dix-sept prisonniers français qu'elle a faits dans l'île de la Passe, et qu'elle a enfermés à fond de cale, brisent la porte de leur prison et s'élancent par les écoutilles, un drapeau tricolore à la main. L'étendard de la Grande-Bretagne est battu, la bannière tricolore flotte à sa place. Le lieutenant Roussin donne l'ordre d'aborder; mais, au moment où il va engager les grappins, l'ennemi dirige son feu sur la Néréide, qui lui échappe. C'est une lutte inutile à soutenir; la Néréide n'est plus qu'un ponton, sur lequel on mettra la main aussitôt que les autres bâtiments seront réduits; le Victor laisse flotter la frégate comme le cadavre d'une baleine morte; il embarque les dix-sept prisonniers, va reprendre son rang de bataille, et annonce aux Anglais, en faisant feu de toute sa batterie, qu'il est revenu à son poste.

L'ordre avait été donné à tous les bâtiments français de diriger leur feu sur La Magicienne, le capitaine Bouvet voulait écraser les frégates ennemies l'une après l'autre; vers trois heures de l'après-midi, La Magicienne était devenue le but de tous les coups; à cinq heures, elle ne répondait plus à notre feu que par secousses et ne respirait que comme respire un ennemi blessé à mort; à six heures on s'aperçoit de terre que son équipage fait tous ses préparatifs pour l'évacuer: des cris d'abord, et des signaux ensuite, en avertissent la division française; le feu redouble; les deux autres frégates ennemies lui envoient leurs chaloupes, elle-même met ses canots à la mer; ce qui reste d'hommes sans blessure ou blessés légèrement y descend; mais, dans l'intervalle qu'elles ont à franchir pour gagner le Syrius, deux chaloupes sont coulées bas par les boulets, et la mer se couvre d'hommes qui gagnent en nageant les deux frégates voisines.

Un instant après, une légère fumée sort par les sabords de La Magicienne; puis, de moment en moment, elle devient plus épaisse; alors, par les écoutilles, on voit poindre des hommes blessés qui se traînent, qui lèvent leurs bras mutilés, qui appellent au secours, car déjà la flamme succède à la fumée, et darde par toutes les ouvertures du bâtiment ses langues ardentes, puis elle s'élance au dehors, rampe le long des bastingages, monte aux mâts, enveloppe les vergues, et, au milieu de cette flamme, on entend des cris de rage et d'agonie; puis enfin tout à coup le vaisseau s'ouvre comme le cratère d'un volcan qui se déchire. Une détonation effroyable se fait entendre: La Magicienne vole en morceaux. On suit quelque temps ses débris enflammés, qui montent dans les airs, redescendent et viennent s'éteindre en frissonnant dans les flots. De cette belle frégate qui, la veille encore, se croyait la reine de l'Océan, il ne reste plus rien, pas même des débris, pas même des blessés, pas même des morts. Un grand intervalle, demeuré vide entre la Néréide et l'Iphigénie, indique seul la place où elle était.

Puis, comme fatigués de la lutte, comme épouvantés du spectacle, Anglais et Français firent silence, et le reste de la nuit fut consacré au repos.

Mais, au point du jour, le combat recommence. C'est le Syrius, à son tour, que la division française a choisi pour victime. C'est le Syrius que le quadruple feu du Victor, de la Minerve, de la Bellone et du Ceylan va écraser. C'est sur lui que se réunissent boulets et mitraille. Au bout de deux heures, il n'a plus un seul mât; sa muraille est rasée, l'eau entre dans sa carène par vingt blessures: s'il n'était échoué, il coulerait à fond. Alors son équipage l'abandonne à son tour; le capitaine le quitte le dernier. Mais comme à bord de La Magicienne, le feu est demeuré là, une mèche le conduit à la sainte-barbe, et, à onze heures du matin, une détonation effroyable se fait entendre, et le Syrius disparaît anéanti!

Alors l'Iphigénie, qui a combattu sur ses ancres, comprend qu'il n'y a plus de lutte possible. Elle reste seule contre quatre bâtiments; car, ainsi que nous l'avons dit, la Néréide, n'est plus qu'une masse inanimée; elle déploie ses voiles, et profitant de ce qu'elle a échappé presque saine et sauve à toute cette destruction qui s'arrête à elle, elle essaye de prendre chasse, afin d'aller se remettre sous la protection du fort.

Aussitôt le capitaine Bouvet ordonne à la Minerve et à la Bellone de se réparer et de se remettre à flot. Duperré, sur le lit ensanglanté où il est couché, a appris tout ce qui s'est passé: il ne veut pas qu'une seule frégate échappe au carnage; il ne veut pas qu'un seul Anglais aille annoncer sa défaite à l'Angleterre. Nous avons Trafalgar et Aboukir à venger. En chasse! En chasse sur l'Iphigénie!

Et les deux nobles frégates, toutes meurtries, se relèvent, se redressent, se couvrent de voiles et s'ébranlent, en donnant l'ordre au Victor d'amariner la Néréide. Quant au Ceylan, il est si mutilé lui-même, qu'il ne peut quitter sa place avant que le calfat ait pansé ses mille blessures.

Alors de grands cris de triomphe s'élèvent de la terre: toute cette population qui a gardé le silence retrouve la respiration et la voix pour encourager la Minerve et la Bellone dans leur poursuite. Mais l'Iphigénie, moins avariée que ses deux ennemies, gagne visiblement sur elles; l'Iphigénie dépasse l'île des Aigrettes; l'Iphigénie va atteindre le fort de la Passe; l'Iphigénie va gagner la pleine mer et sera sauvée. Déjà les boulets dont la poursuivent la Minerve et la Bellone n'arrivent plus jusqu'à elle et viennent mourir dans son sillage, quand tout à coup trois bâtiments paraissent à l'entrée de la Passe, le pavillon tricolore à leur corne; c'est le capitaine Hamelin, parti de Port-Louis avec L'Entreprenant, La Manche et l'Astrée. l'Iphigénie et le fort de la Passe sont pris entre deux feux; ils se rendront à discrétion, pas un Anglais n'échappera.

Pendant ce temps, le Victor s'est, pour la seconde fois, rapproché de la Néréide; et, craignant quelque surprise, il ne l'aborde qu'avec précaution. Mais le silence qu'elle garde est bien celui de la mort. Son pont est couvert de cadavres; le lieutenant, qui y met le pied le premier, a du sang jusqu'à la cheville.

Un blessé se soulève et raconte que six fois l'ordre a été donné d'amener le pavillon, mais que six fois les décharges françaises ont emporté les hommes chargés d'exécuter ce commandement. Alors le capitaine s'est retiré dans sa cabine, et on ne l'a plus revu.

Le lieutenant Roussin s'avance vers la cabine et trouve la capitaine Willoughby à une table, sur laquelle sont encore un pot de grog et trois verres. Il a un bras et une cuisse emportés. Devant lui son premier lieutenant Thomson est tué d'un biscaïen qui lui a traversé la poitrine; et, à ses pieds, est couché son neveu Williams Murrey, blessé au flanc d'un éclat de mitraille.

Alors, le capitaine Willoughby, de la main qui lui reste, fait un mouvement pour rendre son épée; mais le lieutenant Roussin, à son tour, étend le bras, et, saluant l'Anglais moribond:

 

– Capitaine, dit-il, quand on se sert d'une épée comme vous le faites, on ne rend son épée qu'à Dieu!

Et il ordonne aussitôt que tous les secours soient prodigués au capitaine Willoughby. Mais tous les secours furent inutiles: le noble défenseur de la Néréide mourut le lendemain.

Le lieutenant Roussin fut plus heureux à l'égard du neveu qu'il ne l'avait été à l'égard de l'oncle. Sir Williams Murrey, atteint profondément et dangereusement, n'était cependant pas frappé à mort. Aussi le verrons-nous reparaître dans le cours de cette histoire.

Chapitre III – Trois enfants

Comme on le pense bien, les Anglais, pour avoir perdu quatre vaisseaux, n'avaient pas renoncé à leurs projets sur l'île de France; tout au contraire, ils avaient maintenant à la fois une conquête nouvelle à faire et une vieille défaite à venger. Aussi, trois mois à peine après les événements que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur, une seconde lutte non moins acharnée, mais qui devait avoir des résultats bien différents, avait lieu à Port-Louis même, c'est-à-dire sur un point parfaitement opposé à celui où avait eu lieu la première.

Cette fois, ce n'était pas de quatre navires ou de dix-huit cents hommes qu'il s'agissait. Douze frégates, huit corvettes et cinquante bâtiments de transport avaient jeté vingt ou vingt-cinq mille hommes sur la côte, et l'armée d'invasion s'avançait vers Port-Louis, qu'on appelait alors Port-Napoléon. Aussi, le chef-lieu de l'île, au moment d'être attaqué par de pareilles forces, présentait-il un spectacle difficile à décrire. De tous côtés, la foule accourue de différents quartiers de l'île, et pressée dans les rues, manifestait la plus vive agitation; comme nul ne connaissait le danger réel, chacun créait quelque danger imaginaire, et les plus exagérés et les plus inouïs étaient ceux qui rencontraient la plus grande croyance. De temps en temps, quelque aide de camp du général commandant apparaissait tout à coup portant un ordre et jetant à la multitude une proclamation destinée à éveiller la haine que les nationaux portaient aux Anglais, et à exalter leur patriotisme. À sa lecture, les chapeaux s'élevaient au bout des baïonnettes; les cris de «Vive l'empereur!» retentissaient; des serments de vaincre ou de mourir étaient échangés; un frisson d'enthousiasme courait parmi cette foule, qui passait d'un repos bruyant à un travail furieux, et se précipitait de tous côtés demandant à marcher à l'ennemi.

Mais le véritable rendez-vous était à la place d'Armes, c'est-à-dire au centre de la ville. C'est là que se rendait, tantôt un caisson emporté au galop de deux petits chevaux de Timor ou de Pégu, tantôt un canon traîné au pas de course par des artilleurs nationaux, jeunes gens de quinze à dix-huit ans à peine, à qui la poudre, qui leur noircissait la figure, tenait lieu de barbe. C'était là que se rendaient des gardes civiques en tenue de combat, des volontaires en habit de fantaisie qui avaient ajouté une baïonnette à leur fusil de chasse, des nègres vêtus de débris d'uniforme et armés de carabines, de sabres et de lances, tout cela se mêlant, se heurtant, se croisant, se culbutant et fournissant chacun sa part de bourdonnement à cette puissante rumeur qui s'élevait au-dessus de la ville, comme s'élève le bruit d'un innombrable essaim d'abeilles au-dessus d'une ruche gigantesque.

Cependant une fois arrivés sur la place d'Armes, ces hommes courant soit isolés, soit par troupes, prenaient un aspect plus régulier et une allure plus calme. C'est que sur la place d'Armes se tenait, en attendant que l'ordre de marcher à l'ennemi lui fût donné, la moitié de la garnison de l'île, composée de troupes de ligne, et formant un total de quinze ou dix-huit cents hommes; et que leur attitude, à la fois fière et insouciante, était un blâme tacite du bruit et de l'embarras que faisaient ceux qui, moins familiarisés avec les scènes de ce genre, avaient cependant le courage, la bonne volonté d'y prendre part; aussi, tandis que les nègres se pressaient pêle-mêle à l'extrémité de la place, un régiment de volontaires nationaux, se disciplinant de lui-même à la vue de la discipline militaire, s'arrêtait en face de la troupe, se formait dans, le même ordre qu'elle, tâchant d'imiter, mais sans pouvoir y parvenir, la régularité de ses lignes.

Celui qui paraissait le chef de cette dernière troupe, et qui, il faut le dire, se donnait une peine infinie pour atteindre au résultat que nous avons indiqué, était un homme de quarante à quarante-cinq ans portant les épaulettes de chef de bataillon, et doué par la nature d'une de ces physionomies insignifiantes auxquelles aucune émotion ne peut parvenir à donner ce qu'en terme d'art on appelle du caractère. Au reste il était frisé, rasé, épinglé comme pour une parade; seulement, de temps en temps, il détachait une agrafe de son habit, boutonné primitivement depuis le haut jusqu'en bas, et qui, en s'ouvrant peu à peu, laissait voir un gilet de piqué, une chemise à jabot et une cravate blanche à coins brodés. Auprès de lui, un joli enfant de douze ans, qu'attendait à quelques pas de là un domestique nègre, vêtu d'une veste et d'un pantalon de basin, étalait, avec cette aisance que donne l'habitude d'être bien mis son grand col de chemise festonné, son habit de camelot vert à boutons d'argent et son castor gris orné d'une plume. À son côté pendait, avec sa sabretache, le fourreau d'un petit sabre, dont il tenait la lame de la main droite, essayant d'imiter, autant qu'il était en lui, l'air martial de l'officier qu'il avait soin d'appeler de temps en temps et bien haut: «Mon père,» appellation dont le chef de bataillon ne semblait pas moins flatté que du poste éminent auquel la confiance de ses concitoyens l'avait élevé dans la milice nationale.

À peu de distance de ce groupe, qui se pavanait dans son bonheur, on pouvait en distinguer un autre, moins brillant sans doute, mais à coup sûr plus remarquable.

Celui-là se composait d'un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans et de deux enfants, l'un âgé de quatorze ans, et l'autre de douze.

L'homme était grand, maigre, d'une charpente tout osseuse, un peu courbé, non point par l'âge, puisque nous avons dit qu'il avait quarante-huit ans au plus, mais par l'humilité d'une position secondaire. En effet, à son teint cuivré, à ses cheveux légèrement crépus, on devait, au premier coup d'œil, reconnaître un de ces mulâtres auxquels dans les colonies, la fortune, souvent énorme, à laquelle ils sont arrivés par leur industrie, ne fait point pardonner leur couleur. Il était vêtu avec une riche simplicité, tenait à la main une carabine damasquinée d'or, armée d'une baïonnette longue et effilée, et avait au côté un sabre de cuirassier, qui, grâce à sa haute taille, restait suspendu le long de sa cuisse comme une épée. De plus, outre celles qui étaient contenues dans sa giberne, ses poches, regorgeaient de cartouches.

L'aîné des deux enfants qui accompagnaient cet homme était comme nous l'avons dit, un grand garçon de quatorze ans, à qui l'habitude de la chasse, plus encore que son origine africaine, avait bruni le teint; grâce à la vie active qu'il avait menée, il était robuste comme un jeune homme de dix-huit ans; aussi avait-il obtenu de son père de prendre part à l'action qui allait avoir lieu. Il était donc armé de son côté d'un fusil à deux coups, le même dont il avait l'habitude de se servir dans ses excursions à travers l'île et avec lequel, tout jeune qu'il était, il s'était déjà fait une réputation d'adresse que lui enviaient les chasseurs les plus renommés. Mais, pour le moment, son âge réel l'emportait sur l'apparence de son âge. Il avait posé son fusil à terre et se roulait avec un énorme chien malgache, qui semblait de son côté, être venu là pour le cas où les Anglais auraient amené avec eux quelques-uns de leurs bouledogues.

Le frère du jeune chasseur, le second fils de cet homme à la haute taille et à l'air humble, celui enfin qui complétait le groupe que nous avons entrepris de décrire, était un enfant de douze ans à peu près, mais dont la nature grêle et chétive ne tenait en rien de la haute stature de son père, ni de la puissante organisation de son frère, qui semblait avoir pris à lui seul la vigueur destinée à tous les deux; aussi, tout au contraire de Jacques, c'était ainsi qu'on appelait son aîné, le petit Georges paraissait-il deux ans de moins qu'il n'avait réellement, tant, comme nous l'avons dit, sa taille exigu, sa figure pâle, maigre et mélancolique, ombragée par de longs cheveux noirs, avaient peu de cette force physique si commune aux colonies: mais, en revanche on lisait dans son regard inquiet et pénétrant une intelligence si ardente, et, dans le précoce froncement de sourcil qui lui était déjà habituel, une réflexion si virile et une volonté si tenace, que l'on s'étonnait de rencontrer à la fois dans le même individu tant de chétivité et tant de puissance.

N'ayant pas d'armes, il se tenait contre son père, et serrait de toute la force de sa petite main le canon de la belle carabine damasquinée, portant alternativement ses yeux vifs et investigateurs de son père au chef de bataillon, et se demandant sans doute intérieurement pourquoi son père, qui était deux fois riche, deux fois fort et deux fois adroit comme cet homme, n'avait pas aussi comme lui quelque signe honorifique, quelque distinction particulière.

Un nègre, vêtu d'une veste et d'un caleçon de toile bleue, attendait, comme pour l'enfant au col festonné, que le moment fût venu aux hommes de marcher; car alors, tandis que son père et son frère iraient se battre, l'enfant devait rester avec lui.

Depuis le matin, on entendait le bruit du canon: car depuis le matin, le général Vandermaesen, avec l'autre moitié de la garnison, avait marché au-devant de l'ennemi, afin de l'arrêter dans les défilés de la montagne Longue et au passage de la rivière du Pont-Rouge et de la rivière des Lataniers. En effet, depuis le matin, il avait tenu avec acharnement; mais, ne voulant pas compromettre d'un seul coup toutes ses forces, et craignant d'ailleurs que l'attaque à laquelle il faisait face ne fût qu'une fausse attaque pendant laquelle les Anglais s'avanceraient par quelque autre point sur Port-Louis, il n'avait pris avec lui que huit cents hommes, laissant, comme nous l'avons dit, pour la défense de la ville, le reste de la garnison et les volontaires nationaux. Il en résultait qu'après des prodiges de courage, sa petite troupe, qui avait affaire à un corps de quatre mille Anglais et de deux mille cipayes, avait été obligée de se replier successivement de position en position, tenant ferme à chaque accident de terrain qui lui rendait un instant l'avantage, mais bientôt forcée de reculer encore; de sorte que, de la place d'Armes, où se trouvaient les réserves, on pouvait, quoiqu'on n'aperçût point les combattants, calculer les progrès que faisaient les Anglais, au bruit croissant de l'artillerie, qui, de minute en minute, se rapprochait; bientôt même on entendit, entre le retentissement des puissantes volées, le pétillement de la mousqueterie. Mais, il faut le dire, ce bruit, au lieu d'intimider ceux des défenseurs de Port-Louis, qui, condamnés à l'inaction par l'ordre du général stationnaient sur la place d'Armes, ne faisait que stimuler leur courage; si bien que, tandis que les soldats de ligne, esclaves de la discipline, se contentaient de se mordre les lèvres ou de sacrer entre leurs moustaches, les volontaires nationaux agitaient leurs armes, murmurant hautement, et criant que, si l'ordre de partir tardait longtemps encore, ils rompraient les rangs et s'en iraient combattre en tirailleurs.

En ce moment, on entendit retentir la générale. En même temps un aide de camp accourut au grand galop de son cheval, et, sans même entrer dans la place, levant son chapeau pour faire un signe d'appel, il cria du haut de la rue:

– Aux retranchements, voilà l'ennemi!

Puis il repartit aussi rapidement qu'il était venu.

Aussitôt le tambour de la troupe de ligne battit, et les soldats, prenant leurs rangs avec la prestesse et la précision de l'habitude, partirent au pas de charge.

Quelque rivalité qu'il y eût entre les volontaires et les troupes de ligne, les premiers ne purent partir d'un élan aussi rapide. Quelques instants se passèrent avant que les rangs fussent formés; puis comme, les rangs formés, les uns partirent du pied droit tandis que les autres partaient du pied gauche, il y eut un moment de confusion qui nécessita une halte.

Pendant ce temps, voyant une place vide au milieu de la troisième file des volontaires, l'homme à la grande taille et à la carabine damasquinée embrassa le plus jeune de ses enfants, et, le jetant dans les bras du nègre à la veste bleue il courut, avec son fils aîné, prendre modestement la place que la fausse manœuvre exécutée par les volontaires avait laissée vacante.

 

Mais, à l'approche de ces deux parias, leurs voisins de gauche et de droite s'écartèrent, imprimant le même mouvement à leurs propres voisins, de sorte que l'homme à la haute taille et son fils se trouvèrent le centre de cercles qui allaient s'éloignant d'eux, comme s'éloignent de l'endroit où est tombée une pierre les cercles de l'eau dans laquelle on l'a jetée.

Le gros homme aux épaulettes de chef de bataillon, qui venait à grand-peine de rétablir la régularité de sa première file s'aperçut alors du désordre qui bouleversait la troisième; il se haussa donc sur la pointe des pieds, et, s'adressant à ceux qui exécutaient la singulière manœuvre que nous avons décrite:

– À vos rangs, Messieurs, cria-t-il, à vos rangs!

Mais à cette double recommandation, faite d'un ton qui n'admettait cependant pas de réplique, un seul cri répondit:

– Pas de mulâtres avec nous! Pas de mulâtres!

Cri unanime, universel, retentissant, que tout le bataillon répéta comme un écho.

L'officier comprit alors la cause de ce désordre, et vit, au milieu d'un large cercle, le mulâtre qui était demeuré au port d'armes, tandis que son fils aîné, rouge de colère, avait déjà fait deux pas en arrière pour se séparer de ceux qui le repoussaient.

À cette vue, le chef de bataillon passa au travers des deux premières files, qui s'ouvrirent devant lui, et marcha droit à l'insolent qui s'était permis, homme de couleur qu'il était, de se mêler à des blancs. Arrivé devant lui, il le toisa des pieds à la tête avec un regard flamboyant d'indignation, et, comme le mulâtre restait toujours devant lui, droit et immobile comme un poteau:

– Eh bien, monsieur Pierre Munier, lui dit-il, n'avez-vous point entendu, et faudra-t-il vous répéter une seconde fois que ce n'est point ici votre place, et qu'on ne veut pas de vous ici?

En abaissant sa main forte et robuste sur le gros homme qui lui parlait ainsi, Pierre Munier l'eût écrasé du coup; mais, au lieu de cela, il ne répondit rien, leva la tête d'un air effaré, et, rencontrant les regards de son interlocuteur, il détourna les siens avec embarras, ce qui augmenta la colère du gros homme en augmentant sa fierté.

– Voyons! Que faites-vous là? dit-il en le repoussant du plat de la main.

– Monsieur de Malmédie, répondit Pierre Munier, j'avais espéré que, dans un jour comme celui-ci, la différence des couleurs s'effacerait devant le danger général.

– Vous avez espéré, dit le gros homme en haussant les épaules et en ricanant avec bruit, vous avez espéré! et qui vous a donné cet espoir, s'il vous plaît?

– Le désir que j'ai de me faire tuer, s'il le faut, pour sauver notre île.

– Notre île! murmura le chef de bataillon, notre île! Parce que ces gens-là ont des plantations comme nous, ils se figurent que l'île est à eux.

– L'île n'est pas plus à nous qu'à vous, messieurs les blancs, je le sais bien, répondit Munier d'une voix timide; mais si nous nous arrêtons à de pareilles choses au moment de combattre, elle ne sera bientôt ni à vous ni à nous.

– Assez! dit le chef de bataillon en frappant du pied pour imposer à la fois silence au raisonneur du geste et de la voix, assez! Êtes-vous porté sur les contrôles de la garde nationale?

– Non, Monsieur, et vous le savez bien, répondit Munier, puisque, lorsque je me suis présenté, vous m'avez refusé.

– Eh bien, alors, que demandez-vous?

– Je demandais à vous suivre comme volontaire.

– Impossible, dit le gros homme.

– Et pourquoi cela, impossible? Ah! si vous le vouliez bien, monsieur de Malmédie…

– Impossible! répéta le chef de bataillon en se redressant. Ces messieurs qui sont sous mes ordres ne veulent pas de mulâtres parmi eux.

– Non, pas de mulâtres! Pas de mulâtres! s'écrièrent d'une seule voix tous les gardes nationaux.

– Mais je ne pourrai donc pas me battre, Monsieur? dit Pierre Munier en laissant tomber ses bras avec découragement et en retenant à peine de grosses larmes qui tremblaient aux cils de ses yeux.

– Formez un corps de gens de couleur et mettez-vous à leur tête, ou joignez-vous à ce détachement de noirs qui va nous suivre.

– Mais?.. murmura Pierre Munier.

– Je vous ordonne de quitter le bataillon: je vous l'ordonne, répéta en se rengorgeant M. de Malmédie.

– Venez donc, mon père, venez donc et laissez là ces gens qui vous insultent, dit une petite voix tremblante de colère, venez…

Et Pierre Munier se sentit tirer en arrière avec tant de force, qu'il recula d'un pas.

– Oui, Jacques, oui, je te suis, dit-il.

– Ce n'est pas Jacques, mon père, c'est moi, c'est Georges.

Munier se retourna étonné.

C'était en effet l'enfant qui était descendu des bras du nègre, et qui était venu donner à son père cette leçon de dignité.

Pierre Munier laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et poussa un profond soupir.

Pendant ce temps, les rangs de la garde nationale se rétablirent, et M. de Malmédie reprit son poste à la tête de la première file, et la légion partit au pas accéléré.

Pierre Munier resta seul entre ses deux enfants dont l'un était rouge comme le feu, et l'autre pâle comme la mort.

Il jeta un coup d'œil sur la rougeur de Jacques et sur la pâleur de Georges, et, comme si cette rougeur et cette pâleur étaient pour lui un double reproche:

– Que voulez-vous, dit-il, mes pauvres enfants! c'est ainsi.

Jacques était insouciant et philosophe. Le premier mouvement lui avait été pénible, sans doute; mais la réflexion était vite venue à son secours et l'avait consolé.

– Bah! répondit-il à son père en faisant claquer ses doigts qu'est-ce que cela nous fait, après tout, que ce gros homme nous méprise? Nous sommes plus riches que lui, n'est-ce pas, mon père? Et, quant à moi, ajouta-t-il en jetant un regard de côté sur l'enfant au col festonné, que je trouve son gamin de Henri à ma belle, et je lui donnerai une volée dont il se souviendra.

– Mon bon Jacques! dit Pierre Munier, remerciant son fils aîné d'être en quelque sorte venu soulager sa honte par son insouciance.

Puis il se retourna vers le second de ses fils pour voir si celui-là prendrait la chose aussi philosophiquement que venait de le faire son frère.

Mais Georges resta impassible; tout ce que son père put surprendre sur sa physionomie de glace fut un imperceptible sourire qui contracta ses lèvres; cependant, si imperceptible qu'il fût, ce sourire avait une telle nuance de dédain et de pitié, que, de même qu'on répond parfois à des paroles qui n'ont pas été dites, Pierre Munier répondit à ce sourire:

– Mais que voulais-tu donc que je fisse, mon Dieu?

Et il attendit la réponse de l'enfant, tourmenté de cette inquiétude vague qu'on ne s'avoue point à soi-même, et qui, cependant, vous agite, lorsqu'on attend, d'un inférieur qu'on redoute malgré soi, l'appréciation d'un fait accompli.

Georges ne répondit rien; mais, tournant la tête vers le fond de la place:

– Mon père, répondit-il, voilà les nègres qui sont là-bas et qui attendent un chef.

– Eh bien, tu as raison, Georges, s'écria joyeusement Jacques, déjà consolé de son humiliation par la conscience de sa force, et faisant, sans s'en douter, le même raisonnement que César. Mieux vaut commander à ceux-ci que d'obéir à ceux-là.

Et Pierre Munier, cédant au conseil donné par le plus jeune de ses fils et à l'impulsion imprimée par l'autre, s'avança vers les nègres, qui, en discussion sur le chef qu'ils se choisiraient, n'eurent pas plus tôt aperçu celui que tout homme de couleur respectait dans l'île à l'égal d'un père, qu'ils se groupèrent autour de lui comme autour de leur chef naturel, et le prièrent de les conduire au combat.

Alors il s'opéra un changement étrange dans cet homme. Le sentiment de son infériorité, qu'il ne pouvait vaincre en face des blancs, disparut, et fit place à l'appréciation de son propre mérite: sa grande taille courbée se redressa de toute sa hauteur, ses yeux, qu'il avait tenus humblement baissés ou vaguement errants devant M. de Malmédie, lancèrent des flammes. Sa voix, tremblante un instant auparavant, prit un accent de fermeté terrible, et ce fut avec un geste plein de noble énergie que, rejetant sa carabine en bandoulière sur son épaule, il tira son sabre, et que, étendant son bras nerveux vers l'ennemi, il cria à son tour: