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Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

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XVI
L'état de la France

La population d'Argenton, qui n'avait pas pénétré dans le jardin du docteur, et qui ignorait les mystères de l'arbre de science, du berceau de tilleuls et de la grotte de mousse, ne comprenait rien à l'indifférence du docteur pour les affaires publiques.

En effet, si jamais homme avait donné des preuves de haine pour la noblesse et des preuves de dévouement à la démocratie, c'était bien lui. Refus constant de soigner les riches, refus constant de rien recevoir pour avoir soigné les pauvres, promptitude à accourir au premier appel du malade plébéien, soit de jour, soit de nuit, voilà ce que l'on avait toujours trouvé chez lui lorsqu'on était venu frapper à sa porte.

Et lorsque, pour la première fois, au nom de la mère commune, au nom de cette chose sacrée qu'on appelait la patrie, on venait faire un appel au citoyen, l'homme se cachait derrière le savant, le philanthrope disparaissait.

Elle avait pourtant bien besoin du concours de tous ses enfants, cette pauvre France!

Autant que le monde avait besoin d'elle.

Et, en effet, en 1791, la France avait paru au monde rajeunie et épurée; elle semblait dater de l'avènement au trône de Louis XVI et avoir jeté aux égouts de Marly sa robe souillée par Louis XV.

Le nouveau monde la bénissait comme ayant concouru à sa délivrance. Le vieux monde était amoureux d'elle; de tous les États tyranniques – et en 91 la tyrannie était partout – des voix gémissantes l'imploraient; partout où elle eût étendu la main vers les peuples, les peuples si froids et si désenchantés lui eussent serré la main; partout où elle eût mis le pied, elle eût été reçue à genoux!

C'était la trinité sublime de la justice, de la raison et du droit!

C'est qu'à cette époque, la France n'étant pas entrée dans la violence, l'Europe n'était pas entrée dans la haine.

Et, en effet, que voulait la France de 1791?

À l'intérieur, la liberté et la paix pour elle.

À l'extérieur, la paix et la liberté pour les autres nations.

Aussi, que disait l'Allemagne qui battait des mains à chaque pas que faisait la France? «Oh! si la France venait!»

Quelle autre main que la main de la Suède écrivait sur la table du successeur du grand Gustave: «Point de guerre avec la France»?

C'est qu'à cette époque chacun savait bien qu'en travaillant pour elle, elle travaillait pour le monde!

Toute son ambition se bornait à reprendre Liége et la Savoie, deux provinces de France, puisqu'elles parlent la même langue qu'elle.

Des autres puissances, elle ne voulait rien, rien prendre ni rien accepter.

Aussi, en 91, relevait-elle la tête; elle avait le sentiment de sa puissante et féconde virginité.

Elle savait bien que par cet amour des peuples elle assumait sur elle la haine des rois. Les haines principales lui venaient de la Russie, de l'Angleterre, de l'Autriche.

Catherine, que Diderot appelait la grande Catherine, que Voltaire appelait la Sémiramis du Nord, cette étoile polaire qui, pour faire la lumière, devait se substituer au soleil de Louis XIV; Catherine, la Messaline russe, qui, de plus que la Messaline romaine, avait assassiné son Claude; Catherine, qui par le Scythe Souvarov avait accompli les massacres d'Ismaël et de Raya, qui avait déjà dévoré une partie de la Pologne et qui s'apprêtait à dévorer l'autre; Catherine, qui, dépassant Pasiphaé, avait une armée pour amant, selon la terrible expression de Michelet; Catherine, insatiable abîme qui ne disait jamais: Assez! Catherine, le jour de la prise de la Bastille, avait reçu un soufflet en pleine face.

La tyrannie allait donc avoir une barrière.

Aussi écrivait-elle à Léopold pour lui demander comment il ne vengeait pas les insultes journalières faites à sa sœur Marie-Antoinette.

Aussi avait-elle renvoyé sans l'ouvrir la lettre par laquelle Louis XVI lui annonçait qu'il acceptait la Constitution.

L'Angleterre, dans la personne de son ministre, M. Pitt – son roi était fou et son prince de Galles ivre – , jouissait profondément de tout ce qui se passait en France. M. Pitt nous haïssait de toute la puissance de son terrible génie, à cause de la part que nous avions prise à l'indépendance de l'Amérique. Un œil sur la carte de l'Inde, l'autre sur Paris, il voyait les pertes que faisaient nos colonies, les progrès que faisait notre révolution. La reine avait une telle peur de lui, qu'elle lui avait envoyé, quelques jours avant le 10-Août, Mme de Lamballe pour lui demander grâce. Je n'en parle pas, disait-elle, que je n'aie la petite mort.

L'Autriche était aussi malade que nous, plus malade encore, en supposant que des pays despotiques se résument dans leurs souverains. Elle était gouvernée par le vieux prince de Kaunitz, qui avait quatre-vingt-deux ans, et par son empereur Léopold, qui en avait quarante-quatre. Appelé à l'empire un an auparavant, il avait transporté de Florence à Vienne son harem italien. Il sentait que, épuisé de débauche, il n'avait plus que des mois à vivre, et, par des aphrodisiaques qu'il préparait lui-même, il changeait ses mois en jours. Sa maladie, du reste, était celle des rois, laquelle consiste à oublier les soucis du trône dans les abus du plaisir; de là Mme de Pompadour, Mme du Barry, le Parc-aux-Cerfs; de là les trois cents religieuses de Pierre III de Portugal; de là les caprices gomorrhéens de Frédéric; de là les mignons de Gustave; de là enfin les trois cent cinquante-quatre bâtards d'Auguste de Saxe, dont l'histoire, la prude qu'elle est, n'a pas daigné signaler la naissance, mais que compte un à un la chronique, cette vieille bavarde qui regarde à travers toutes les serrures, fût-ce celles de Tzarskoié-Sélo, de Windsor, de Schœnbrünn ou de Versailles.

Près de Kaunitz et de Léopold, il y avait le jeune Metternich, la plus grande intelligence de l'époque, qui ne voulait pas qu'on nous fît la guerre et qui résumait sa politique dans cette image toute réaliste: «Laissez bouillir la révolution française dans sa marmite.»

À ces ennemis extérieurs, qui n'avaient pas encore donné leur programme, il faut ajouter les ennemis intérieurs.

Le roi d'abord.

Et qu'ici l'on nous permette une petite digression.

D'où vient que les rois, au lieu d'acquiescer purement et simplement aux désirs de leurs peuples, réagissent contre ces désirs, et forcés dans leurs derniers retranchements, appellent l'étranger à leur secours?

C'est que, pour eux, leur peuple est l'étranger, et l'étranger la famille.

Ainsi prenons Louis XVI, fils d'une princesse de Saxe, dont il eut le sang lourd et l'inerte obésité. Il n'a déjà dans les veines qu'un tiers de sang français, puisqu'il descend lui-même d'un prince qui avait épousé une étrangère. – Or, il épouse à son tour Marie-Antoinette – Autriche et Lorraine – ; nous voilà avec deux sixièmes de sang français sur le trône, deux sixièmes de Saxe, un sixième d'Autriche et un sixième de Lorraine.

Comment voulez-vous que le sang français l'emporte? – Impossible.

Aussi à qui Louis XVI a-t-il recours dans sa lutte politique contre la France? À son beau-frère d'Autriche, à son beau-frère de Naples, à son neveu d'Espagne, à son cousin de Prusse, c'est-à-dire à sa famille.

Les historiens et même les légendaires ont été rarement justes pour Louis XVI.

Les légendaires étaient presque tous de la domesticité du roi.

Les historiens sont presque tous du parti de la République.

Soyons du parti de la postérité, c'est le droit du romancier.

Le roi avait reçu du duc de la Vauguyon une éducation jésuitique qui avait modifié en mal le cœur droit qu'il avait reçu de son père et de sa mère. Jamais ce qu'il restait de cette loyauté primitive ne lui permit de comprendre le plan de M. de Kaunitz et de la reine, détruire la Révolution par la Révolution. En réalité, le roi n'aimait personne: ses enfants, parce qu'il doutait de sa paternité; la reine, parce qu'il doutait de son amour; et cependant la reine était la seule qui eût sur lui quelque influence. La seule de la famille, bien entendu.

Mais, en échange, il était tout aux prêtres. C'est à leur influence qu'il faut attribuer ces serments prêtés et révoqués, sa fausseté dans la comédie constitutionnelle, ses mensonges politiques enfin.

Il était toujours le roi de 88. La chute de la Bastille ne lui avait rien appris; 89 était toujours pour lui une émeute, et 92 un complot du duc d'Orléans.

Jamais il ne voulut admettre le peuple comme une majesté égale à la majesté royale. Chez lui, le droit divin primait le droit populaire, et il tint pour une offense suprême que, le 13 septembre 1791, le président Thouret, qui venait lui faire accepter la Constitution, le voyant s'asseoir se fût assis.

Ce fut ce soir-là que M. de Goguelat partit pour Vienne, avec une lettre du roi pour l'empereur.

À partir de ce moment, les Français étaient non seulement l'étranger, mais l'ennemi; et on en appelait contre eux à la famille.

Et voici dans quelle aberration son éducation jésuitique et princière jetait Louis XVI: c'est qu'il put en même temps annoncer son acceptation de la Constitution à tous les rois de l'Europe, et à l'Autriche sa protestation contre elle.

Il y aurait une histoire bien curieuse à écrire – par malheur les documents de celle-là manquent – , c'est l'histoire du confessionnal de Louis XVI, c'est-à-dire d'un cœur naturellement bon, d'une âme foncièrement honnête aux prises avec l'obstination cléricale. Richelieu disait que les douze pieds carrés de l'alcôve d'Anne d'Autriche lui donnaient plus de peine à gouverner que le reste de l'Europe.

Le roi pouvait dire que sa conscience, dans le confessionnal, soutenait plus d'assauts que Lille.

Mais Lille résista comme une ville loyale.

La conscience de Louis XVI se rendit comme Verdun.

 

Par malheur, en même temps que le roi déclarait à Vienne que le peuple français était ennemi du roi, le peuple français se convainquait peu à peu que le roi était son ennemi.

Mais celle que depuis longtemps il regardait comme son ennemie, c'était la reine.

Sept ans de stérilité, que l'on ne savait à quoi attribuer, tant que l'on ne connaissait pas l'infirmité du roi, ses amitiés exagérées avec Mmes de Polignac, de Polastron et de Lamballe, dont la dernière au moins lui fut fidèle jusqu'à la mort; ses imprudences avec Arthur Dillon et de Coigny, ses folles matinées, ses plus folles nuits au petit Trianon, ses largesses folles à ses favorites, qui la firent appeler madame Déficit, son opposition à l'Assemblée, qui la fit appeler madame Veto, cette préférence éternelle donnée à l'Autriche sur la France, cet orgueil des Césars allemands qu'elle mettait son amour-propre à ne pas voir plier, ce cri continuel dans l'attente de l'ennemi, tantôt à Madame Élisabeth, tantôt à Mme de Lamballe: «Ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?» en avaient fait l'exécration des Français.

Ils venaient, ces Prussiens tant désirés, tant attendus, ils venaient précédés de la terreur pour le peuple et de l'espérance pour la royauté. Ils venaient, le manifeste du duc de Brunswick à la main, et ils commençaient dès la frontière à le mettre à exécution. Ils venaient, et déjà la cavalerie autrichienne était aux environs de Sarrelouis, enlevant les maires patriotes et les républicains connus. Puis les uhlans, dans leurs passe-temps, leur coupaient les oreilles et les leur clouaient au front.

La nouvelle fut terrible aux Parisiens quand ils la lurent dans les bulletins officiels. Mais la terreur fut plus grande encore quand, l'armoire de fer forcée, on eut connaissance d'une lettre adressée à la reine dans laquelle on lui annonçait avec joie que les tribunaux arrivaient derrière les armées, et que les émigrés réunis à l'armée du roi de Prusse, déjà en possession de Longwy, instruisaient le procès de la Révolution et préparaient les potences destinées aux révolutionnaires.

Puis venait l'exagération qui accompagne d'ordinaire les grandes catastrophes.

C'était, disait-on, à Paris que les contre-révolutionnaires en voulaient; tout ce qui avait trempé dans la Révolution y passerait. Si les Autrichiens ont enfermé à Olmutz La Fayette, qui avait voulu sauver le roi, ou plutôt la reine – et remarquez que l'enchanteresse avait successivement usé Mirabeau, La Fayette et Barnave – , à plus forte raison réagiraient-ils contre les trente mille personnes qui avaient été chercher le roi à Versailles; contre les vingt mille qui avaient ramené le roi de Varennes; contre les quinze mille qui avaient envahi le château le 20 juin et contre les dix mille qui l'avaient forcé le 10 août.

On les exterminera depuis la première jusqu'à la dernière.

La mise en scène était déjà arrêtée.

Dans une grande plaine déserte – il n'y a pas de plaine déserte en France, mais les souverains ayant dit: «Les déserts valent mieux que les peuples révoltés,» on en ferait une; et les Parisiens indiquaient la plaine Saint-Denis, où l'on brûlerait tout, moissons, arbres, maisons – , on dresserait un trône à quatre faces: un pour Léopold, un pour le roi de Prusse, un pour l'impératrice de Russie, l'autre pour M. Pitt. Sur ces quatre faces, on dresserait quatre échafauds. La population, vil bétail, serait chassée alors aux pieds des rois alliés. Là, comme au jugement dernier, on séparerait les bons des mauvais, et les mauvais (les révolutionnaires, bien entendu), on les guillotinerait.

Mais, à peu d'exceptions près, les révolutionnaires, c'était tout le monde, c'étaient les cent mille hommes qui avaient pris la Bastille, c'étaient les trois cent mille hommes qui s'étaient juré fraternité au Champ de Mars, c'étaient tous ceux qui avaient mis la cocarde tricolore à leur oreille.

Et ceux qui voyaient plus loin se disaient:

«Hélas! c'est non seulement la France qui périra, mais la pensée de la France; c'est la liberté du monde qui sera étouffée dans son berceau, c'est le droit, c'est la justice.»

Et toutes ces menaces qui épouvantaient Paris réjouissaient la reine.

Une nuit, raconte Mme Campan – qui n'est pas suspecte de jacobinisme – , une nuit que la reine veillait, c'était quelques jours avant le 10 août, et que, à travers les persiennes de la fenêtre de sa chambre restée ouverte, selon l'habitude qu'elle en avait fait prendre, elle suivait la marche de la nuit, elle appela deux fois Mme Campan, qui couchait dans sa chambre.

Mme Campan lui répondit.

La reine, au clair de lune, s'efforçait de lire une lettre; cette lettre lui apprenait la prise de Longwy et la marche rapide des Prussiens sur Paris.

La reine calcula les lieux, puis les jours, et, avec un soupir de satisfaction:

– Il ne leur faut que huit jours, et, avec huit jours, nous serons sauvés!

Ces huit jours écoulés, les Prussiens étaient encore à Longwy et la reine au Temple.

C'étaient tous ces événements, dont le bruit était parvenu jusqu'à Argenton, qui avaient porté le parti populaire à demander des conseils à Jacques Mérey.

XVII
L'homme propose

Le lendemain, vers neuf heures du matin, Jacques Mérey étant à son laboratoire et Éva à son orgue, on entendit au bout de la rue une grande rumeur qui allait s'approchant.

Cette rumeur n'avait rien d'inquiétant, car c'étaient les cris de joie qui y dominaient particulièrement.

Jacques ouvrit la fenêtre, jeta un coup d'œil dans la rue, et vit une grande foule portant des drapeaux. En tête marchait la musique, et en avant de la musique Baptiste avec sa trompette.

Le docteur referma la fenêtre et se remit à son fourneau.

Au bout de cinq minutes, il lui sembla que toute cette foule s'arrêtait devant sa maison.

La porte de son laboratoire s'ouvrit et Éva parut, toute pâle et tout émue.

– Qu'as-tu, ma chère enfant? s'écria le docteur en allant à elle.

– Ces gens, dit-elle, cette foule, tout ce monde, c'est pour vous, mon ami.

– Comment, pour moi, demanda Jacques.

– Oui. Elle est arrêtée devant la maison. Et, tenez, voilà la trompette de Baptiste qui va nous annoncer quelque chose.

Et elle porta machinalement ses mains à ses oreilles.

En effet, la trompette de Baptiste fit entendre son air habituel; il n'en savait qu'un.

Puis la parole succéda au son, et, d'une voix claire et parfaitement accentuée:

– Il est fait à savoir, dit-il, aux concitoyens d'Argenton, que le citoyen Jacques Mérey a été nommé hier député à la Convention.

– Vive le citoyen Jacques Mérey!

Et toute la foule répéta:

– Vive le citoyen Jacques Mérey!

En ce moment, un pas se fit entendre dans l'escalier et Antoine parut à son tour, et, frappant du pied, prononça les paroles sacramentelles:

– Centre de vérité, cercle de justice.

Et aussitôt il ajouta:

– Tous les gens qui sont en bas demandent le DrJacques Mérey.

Le docteur regarda Éva.

– Il faut y aller, dit-elle.

Le docteur descendit, Éva le suivit tremblante.

Le docteur s'arrêta sur la porte de la rue, qui dominait la voie publique de la hauteur de cinq ou six marches.

À son apparition, la musique entonna l'air fraternel:

Où peut-on être mieux…

Baptiste, qui ne voulait pas rester muet au milieu de la symphonie universelle, emboucha sa trompette et joua son air.

Tout ce charivari cessa pour faire de nouveau place aux cris de «Vive Jacques Mérey, notre député à la Convention!»

Jacques Mérey avait compris. C'était cela que lui annonçait le patriote qui lui avait barré le passage la veille, et qui avait dit en le lui rouvrant:

– Allez, demain vous aurez de nos nouvelles.

Mais, depuis la veille, le docteur n'avait pas changé d'avis; les naïves protestations d'amour d'Éva l'avaient au contraire encore plus profondément confirmé dans sa résolution.

Il fit signe qu'il voulait parler, tout le monde cria:

– Silence.

– Mes amis, dit-il, j'ai un vif regret que vous n'ayez pas voulu croire à mes paroles d'hier. Ma détermination est la même aujourd'hui. Je vous remercie du grand honneur que vous m'avez fait; mais je n'en suis pas digne et je me récuse.

– Tu n'en as pas le droit, citoyen Mérey, dit une voix.

– Comment! s'écria le docteur; je n'ai pas le droit de faire de moi-même ce que je veux?

– L'homme ne s'appartient pas à lui-même; il appartient à la nation, reprit le citoyen qui avait parlé en passant des derniers rangs aux premiers, et quiconque osera soutenir le contraire sera proclamé par moi mauvais citoyen.

– Je suis un philosophe et non un homme politique, je suis un médecin et non un législateur.

– Soit! philosophe, tu as médité sur la grandeur et la chute des empires; médecin, tu as étudié les maladies du corps humain; philosophe, tu as vu que la liberté était aussi nécessaire à l'esprit, pour vivre et se développer, que l'air aux poumons pour hématoser le sang et pour respirer. Quand l'empire romain a-t-il commencé à tomber moralement (et dans les empires tout abaissement moral présage la chute physique)? quand les Césars se sont faits tyrans. Tu es médecin, as-tu dit? et que crois-tu donc qu'est un peuple, sinon un tout immense soumis aux lois de l'individu? Seulement, l'individu vit des années et le peuple des siècles; mais pendant ces siècles le corps social comme le corps humain a ses maladies qu'il faut soigner, et dont il faut le guérir; tout législateur ne saurait être médecin, mais tout médecin peut être législateur. Cicéron l'a dit, quand un membre est gangrené, il faut le couper pour sauver le reste du corps. Accepte le mandat qui t'est offert, Jacques Mérey; prends la lancette, le bistouri, la scie; il y a de l'ouvrage à la cour pour les médecins et surtout pour les chirurgiens.

– Comme chirurgien, la place est prise, dit Jacques Mérey, et vous avez là-bas un terrible tireur de sang qu'on appelle Marat. À lui seul il suffira, je l'espère.

– Ce n'est ni avec la lancette, ni avec le bistouri, ni avec la science que Marat veut tirer le sang, c'est avec la hache; j'ai parlé d'un chirurgien et non d'un bourreau.

– Quand vous aurez besoin de moi là-bas, reprit Jacques avec la tristesse de l'homme qui répond à de bonnes raisons par de mauvaises, j'irai, mais le moment n'est pas venu. N'avez-vous pas Sieyès qui est la logique, Vergniaud qui est l'éloquence, Robespierre qui est l'intégrité, Condorcet qui est la science, Danton qui est la force, Pétion qui est la loyauté, Roland qui est l'honneur? que ferais-je, moi pauvre ver luisant au milieu de pareils flambeaux?

– Tu ferais ton devoir, auquel tu manques aujourd'hui, Jacques Mérey! Dieu ne t'a pas donné une haute intelligence et un profond savoir pour que tu enfouisses le tout au fond d'une province, quand Paris, le cerveau de la France, est en travail de la liberté. Pour la réussite d'un tel travail, il faut la réunion de toutes les capacités; ne vois-tu pas que c'est une volonté providentielle qui centralise dans Paris tout ce que la province a d'esprits supérieurs? L'Assemblée nationale a proclamé les droits de l'homme; la Constituante, la souveraineté du peuple. Il reste à la Convention nationale quelque chose de grand à proclamer; tu peux être de ceux-là qui crieront au monde: «La France est libre!» et tu refuses! Jacques Mérey. Je te le dis, tu passes à côté d'une gloire immortelle comme un aveugle près d'un trésor. Jacques Mérey, la France pouvait t'honorer, elle te méprisera; elle pouvait te bénir, elle te maudira.

– Et qui donc es-tu pour t'obstiner à forcer ainsi ma volonté?

– Je suis ton collège Hardouin, élu aujourd'hui en même temps que toi à Châteauroux, et je me faisais une gloire de m'asseoir là-bas près de toi, d'appuyer ta parole, de la combattre peut-être.

– Eh bien, Hardouin, pardonne-moi le premier et implore mon pardon de ceux qui nous écoutent; mais une cause secrète, une cause que je dois taire, une cause plus importante que toutes celles que je viens de dire, m'enchaîne ici.

Hardouin monta les quelques marches qui le séparaient de Jacques Mérey.

– Cette cause, je la connais, dit-il à voix basse et en s'approchant de son oreille; tu aimes, lâche cœur, et tu sacrifies tes concitoyens, ton pays, ton honneur à un amour insensé; prends garde, ton amour est ta faute: Dieu te punira par ton amour.

Mais Jacques Mérey ne l'écoutait plus. L'œil fixé sur une espèce de ruelle qui communiquait directement du centre de la ville à sa maison, il regardait venir avec inquiétude un groupe composé de quatre personnes, si toutefois on peut appeler un groupe quatre personnes marchant deux à deux et à une certaine distance les uns des autres.

 

Les deux personnes qui marchaient en tête étaient le seigneur de Chazelay, que l'on commençait à appeler le ci-devant seigneur, et le commissaire de la ville, ceint de son écharpe.

Les deux autres étaient Joseph le braconnier et sa mère. Il faut dire que ceux-ci avaient plutôt l'air de se faire traîner que de suivre de bonne volonté.

Ils semblaient venir droit à la maison de Jacques Mérey, que le commissaire désignait du doigt au seigneur de Chazelay.

Le docteur, de son côté, semblait les voir venir avec une angoisse croissante. Il éprouvait ce qu'éprouvent instinctivement les animaux quand un orage, s'amassant au ciel, charge l'air d'électricité et suspend le tonnerre au-dessus de leur tête.

La foule s'écarta devant le commissaire de police, tout en grondant à la vue du seigneur de Chazelay.

Le commissaire de police marcha droit au docteur.

– Citoyen Jacques Mérey, lui dit-il, je te somme, si tu ne veux encourir les peines portées par la loi contre les coupables de séquestration de mineur, de remettre à l'instant même entre les mains du citoyen Félix-Adrien-Prosper de Chazelay sa fille Hélène de Chazelay, que tu retiens depuis six ans enfermée dans ta maison, et qui t'a été confiée par Joseph Blangy et sa mère, qui n'en étaient que dépositaires, pour lui donner comme médecin les soins que nécessitait son état.

Un cri déchirant éclata derrière le docteur. Ce cri, c'était Éva qui l'avait poussé: elle venait d'entrouvrir la porte et avait entendu la sommation du commissaire de police.

Elle serait tombée évanouie si le docteur ne l'eût soutenue entre ses bras.

– Est-ce là la jeune fille que vous avez remise il y a sept ans entre les mains du DrMérey? demanda le commissaire en s'adressant à Joseph Blangy, ainsi qu'à sa mère, et en désignant Éva.

– Oui, monsieur, répondit le braconnier; quoiqu'il y ait une grande différence entre l'idiote sans forme humaine et sans intelligence que le docteur a reçue de nos mains, et ce qu'est aujourd'hui mademoiselle Éva.

– Elle ne s'appelle pas Éva, mais Hélène, dit le seigneur de Chazelay.

– Ah! s'écria le docteur, il ne lui restera rien de moi; pas même le nom que je lui avais donné.

– Allons, du courage, sois homme! dit Hardouin en lui serrant la main.

– Ah! c'est toi qui m'as porté malheur! s'écria Jacques Mérey.

– Je t'aiderai à le supporter, répondit Hardouin.

Puis, comme des murmures se faisaient entendre dans la foule à la vue de cet homme foudroyé, et à celle d'Éva, qui, revenue à elle, se suspendait d'un bras à son cou en sanglotant:

– Je reconnais, dit le seigneur de Chazelay, que les soins que vous avez donnés à ma fille méritent rémunération, et je suis prêt à vous compter telle somme que vous demanderez pour cette cure qui vous fait le plus grand honneur.

– Oh! malheureux! dit Jacques Mérey, qui offre de l'argent en échange de la beauté, du talent, de l'intelligence! n'avez-vous pas compris qu'on ne fait pas ce que j'ai fait pour de l'argent, et que c'était elle seule qui pouvait me payer?

– Vous payer, et comment cela?

– Je l'aime, monsieur, s'écria Éva.

Et tout ce qu'il y avait d'âme, de cœur et de passion en elle, Éva le mit dans ce cri.

– Monsieur le commissaire, dit le seigneur de Chazelay, voilà qui tranche la question. Vous comprenez que la dernière et l'unique héritière d'une maison comme la nôtre ne peut pas épouser le premier venu.

Jacques, à cette insulte, frissonna de la tête aux pieds et releva son front plissé par la colère.

– Oh! mon ami, mon bien-aimé, murmura Éva, pardonne-lui; il ne connaît que la noblesse des hommes et ne sait pas ce que c'est que la noblesse de Dieu.

– Monsieur, dit Jacques redevenant homme, voici Mlle Hélène de Chazelay que, à la vue de tous, je remets entre vos mains. Belle, chaste et pure, digne, je ne dirai pas d'être l'épouse d'un roi, d'un prince ou d'un noble, mais digne d'être la femme d'un honnête homme.

– Oh! Jacques, Jacques, vous m'abandonnez! s'écria Éva.

– Je ne vous abandonne point. Je cède à la force; j'obéis à la loi; je me courbe devant la majesté de la famille: je vous rends à votre père.

– Vous savez, monsieur Mérey, ce que je vous ai dit relativement au payement?

– Assez, monsieur! la population tout entière d'Argenton s'est chargée d'acquitter votre dette: elle m'a nommé membre de la Convention.

– Faites avancer la voiture, Blangy.

Blangy fit un signe, une voiture en grande livrée s'avança; un laquais poudré ouvrit la portière. Jacques Mérey soutint Éva pour descendre les quatre ou cinq marches qui conduisaient à la rue; puis, après lui avoir donné devant la foule un baiser au front, il la remit entre les mains de son père.

Celui-ci l'emporta évanouie dans la voiture, qui partit au galop. Scipion jeta un regard douloureux sur le docteur et suivit la voiture.

– Lui aussi! murmura Jacques Mérey.

– Et maintenant, dit Hardouin, vous acceptez, n'est-ce pas?

Le feu du génie et la flamme de la colère brillèrent tout ensemble dans les yeux de Jacques Mérey.

– Oh! oui, dit-il, j'accepte. Et malheur à ces rois qui jurent et qui trahissent leur serment! malheur à ces princes qui reviennent avec l'étranger l'épée nue contre leur mère! malheur à ces seigneurs aux enfants desquels nous donnons notre science, notre vie, notre amour, que nous tirons des limbes pour en faire des créatures dignes de s'agenouiller devant Dieu un lis à la main, et qui, pour nous remercier nous appellent les premiers venus! malheur à eux! – Au revoir, Hardouin! – Merci, citoyens électeurs; vous entendrez parler de moi, je vous le promets, je vous le jure!

Et, d'un geste superbe, prenant le Ciel à témoin du serment qu'il venait de faire, il rentra chez lui, et là, loin de tous les yeux, sans témoins de sa faiblesse, il tomba étendu sur le tapis, sanglotant, s'enfonçant les mains dans les cheveux, et criant:

– Seul! seul! seul!