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Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

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XXX
Une lettre d'Éva

Jacques Mérey n'avait pas perdu un instant: à dix heures du matin, des chevaux de poste étaient attelés à une solide calèche de voyage; et lui, attendait sa mission en costume de voyageur.

À onze heures du matin, Danton lui remettait l'ordre signé Garat, les deux amis s'embrassaient, et à onze heures cinq minutes, après avoir recommandé à Danton de veiller sur la santé de sa femme, Jacques Mérey criait au postillon:

– Route d'Allemagne!

C'était celle qu'il venait de faire à son retour avec Dumouriez.

Il revit Château-Thierry, Châlons. Il salua en passant le champ de bataille de Valmy, encore tout bosselé de tombes. Il trouva Verdun occupé, par une trop grande rigueur peut-être, à faire oublier sa trop grande faiblesse. Les représailles commençaient: les malheureuses jeunes filles, dont la plupart, sans comprendre la grandeur d'un pareil crime, avaient été ouvrir les portes au roi de Prusse, étaient arrêtées, et l'on instruisait leur procès. On sait que plus tard elles furent exécutées.

Il entra dans le Palatinat par Kaiserslautern et arriva à Mayence le troisième jour après son départ; il avait fait deux cents lieues en soixante heures. Mais le général Custine avait continué sa marche, et il était déjà à Francfort-sur-le-Mein.

Jacques Mérey s'informa auprès des officiers restés en garnison à Mayence, s'il n'était pas à leur connaissance que les émigrés pris les armes à la main eussent été fusillés.

Le fait était exact, et la chose avait même fait une profonde sensation dans la ville; le décret était du 9, et c'était la première fois qu'il était appliqué.

Il l'avait été dans toute sa rigueur. Aucun des sept accusés n'avait échappé à la peine capitale.

Il demanda les noms de ces malheureux: on les avait oubliés.

Enfin on lui dit qu'un des officiers qui avaient fait partie du conseil de guerre était encore à Mayence, et on lui donna son nom et son adresse.

Jacques Mérey alla le trouver.

L'officier, qui était un capitaine, se rappelait parfaitement que le chef des six cavaliers émigrés avait déclaré se nommer Charles-Louis-Ferdinand de Chazelay; mais, en tout cas, il trouverait le dossier dans les mains du rapporteur, qui était le plus jeune membre du conseil, et qui appartenait comme officier d'ordonnance à la maison militaire du général Custine.

Or, nous l'avons dit, le général était à Francfort.

Jacques Mérey s'était muni des noms du jeune officier, il se nommait Charles André.

Le lendemain, au point du jour, Jacques Mérey se présenta chez le général; il était déjà levé et s'apprêtait à passer une revue de son corps d'armée.

Son titre de représentant du peuple effraya d'abord quelque peu Custine. Custine appartenait comme Dumouriez, par ses antécédents, au parti royaliste, et si son bras avait loyalement combattu, peut-être sa conscience n'avait-elle pas toujours été de l'avis de son bras.

La lettre de Dumouriez le rassura. Ce fut donc avec un grand allégement du cœur qu'il fit appeler l'officier d'ordonnance Charles André, et lui donna l'ordre de mettre à la disposition de Jacques Mérey tous les documents qu'il pouvait avoir sur le ci-devant seigneur de Chazelay.

Le jeune officier promit d'être à l'Hôtel d'Angleterre dans une demi-heure, avec le dossier du mort et les papiers qui avaient été trouvés sur lui et qui constataient son identité.

Il tint parole.

Ces papiers consistaient dans son interrogatoire, dans le procès-verbal d'exécution, et dans trois lettres à lui écrites par sa sœur, ex-chanoinesse à Bourges.

L'interrogatoire était conçu en ces termes:

«Le 21 octobre, à huit heures du soir, a comparu devant le Conseil de guerre établi dans la ville de Mayence pour juger les émigrés pris les armes à la main, le ci-devant seigneur de Chazelay, lequel a répondu de la façon suivante aux questions qui lui ont été faites:

»D. Vos noms, prénoms et qualités?

»R. Charles-Louis-Ferdinand, seigneur de Chazelay.

»D. Votre âge?

»R. Quarante-cinq ans.

»D. Le lieu de votre naissance?

»R. Le château de Chazelay, près Argenton.

»D. Pourquoi avez-vous quitté la France?

»R. Pour ne pas être complice des crimes qui s'y commettaient.

»D. Où avez-vous été en quittant la France?

»R. Me joindre au corps des émigrés qui servait en Champagne sous le prince de Ligne.

»D. Quand avez-vous quitté la Champagne?

»R. Huit jours après la bataille de Valmy, quand j'ai su de la bouche même de M. de Calonne que la retraite était décidée.

»D. Pourquoi quittiez-vous la Champagne?

»R. Parce qu'il n'y avait plus rien à y faire.

»D. Et vous êtes venu à Mayence pour y prendre de nouveau du service contre la France?

»R. Non pas contre la France, mais contre le gouvernement qui la déshonore.

»D. Vous connaissez le décret de la Convention du 9 octobre, qui condamne à la peine de mort tout émigré pris les armes à la main?

»R. Je le connais mais ne le reconnais pas.

»D. Vous n'avez rien à dire pour votre défense?

»R. Né royaliste et catholique, je meurs royaliste et catholique, c'est-à-dire dans la foi de mes pères.

»Le prévenu éloigné, le conseil a délibéré; mais comme Charles-Louis-Ferdinand, ci-devant seigneur de Chazelay, n'a rien dit qui pût appuyer sa défense, et qu'au contraire il a été pour ainsi dire au-devant du châtiment qu'il avait mérité, il a été condamné à l'unanimité à la peine de mort.

»Le condamné, rappelé devant le conseil, a entendu tranquillement la lecture de son arrêt et a répondu par le cri de "Vive le roi!" à la demande à lui faite s'il n'avait rien à ajouter ou à réclamer.

»Le lendemain, au point du jour, il a été fusillé et enterré dans les fossés de la citadelle.»

Jacques Mérey resta quelque temps absorbé en lui-même par cette lecture.

La conduite du seigneur de Chazelay en face du tribunal qui le jugeait était celle d'un mauvais patriote, c'est vrai, mais d'un gentilhomme brave et loyal qui, ayant engagé son serment au roi, tient son serment à la rigueur.

Comment cette foi politique se trouvait-elle dans le même homme qui, vis-à-vis de lui, avait manqué à toutes les lois de la délicatesse?

C'est que la plupart du temps, chez l'homme, la conscience n'est qu'une affaire d'éducation; l'éducation de la noblesse en général lui traçait des devoirs pour ce qui était au-dessus d'elle, mais laissait la plus grande latitude pour ce qui était au-dessous.

Or, dans l'esprit du seigneur de Chazelay, un médecin de village était tellement au-dessous de lui, que sa conscience, qui lui avait si courageusement fait affronter la mort pour un principe politique, ne lui avait rien inspiré en faveur du grand principe moral qu'il avait violé.

Le droit divin n'était pas seulement pour les rois, il était aussi pour la noblesse, et, de même que le roi régnait de droit divin sur la noblesse, la noblesse régnait de droit divin sur ce qu'elle appelait le peuple.

– Pardon, lieutenant, dit le docteur, après avoir roulé pendant un instant ces pensées dans son cerveau et en avoir tiré les déductions que nous en avons tirées nous-même, mais ne m'avez-vous pas dit que trois lettres étaient jointes au dossier de M. de Chazelay?

– En effet, les voici, dit le jeune officier.

– Est-ce une indiscrétion que de demander à en prendre connaissance?

– Aucunement; j'ai ordre de vous communiquer les pièces, et même de vous en laisser prendre les copies.

– Ces lettres, disiez-vous, étaient de Mlle de Chazelay, ex-chanoinesse aux Augustines de Bourges.

– Voulez-vous me permettre de vous les passer par rang de date?

Jacques Mérey fit un signe affirmatif.

La première était du 16 août; elle disait:

Mon très cher et très honoré frère,

Je suis revenue à Bourges avec le précieux dépôt dont vous m'avez chargée.

Mais jusqu'à présent je ne puis, en vérité, l'apprécier que du côté physique; quant au côté moral, je n'ai reçu de vous qu'une belle créature sans initiative et sans volonté, ne répondant pas à son nom d'Hélène et ne donnant signe d'intelligence qu'à celui d'Éva.

Au nom d'Éva, en effet, son œil brille un instant; elle l'arrête sur la personne qui l'a prononcé; mais comme cette personne n 'est pas celle qu'elle cherche, son œil se referme aussitôt et elle retombe dans sa somnolence habituelle.

Je vous demande donc la permission de continuer à l'appeler Éva, puisque c'est le seul nom auquel elle réponde.

Vous me dites, dans votre lettre reçue ce matin, que vous êtes décidé à quitter la France et à aller prendre du service à l'étranger, et vous voulez bien, sur cette grande résolution, prendre l'avis d'une pauvre servante du Seigneur.

Mon avis est qu'un Chazelay, dont les ancêtres ont participé à deux croisades, et qui porte d'azur à la croix pattée d'argent, cantonnée d'une fleur de lys d'or, ne doit point pactiser, même par sa présence, avec les choses qui se passent aujourd'hui.

Partez donc, et quand vous trouverez à propos que nous allions vous rejoindre, écrivez-moi; vos ordres seront ponctuellement exécutés.

Votre sœur obéissante et qui vous aime,

Marie DE CHAZELAY,
En religion SŒUR ROSALIE.

Cette lettre était déjà de la plus haute importance pour Jacques Mérey. Il savait quelle profonde douleur avait ressentie Éva de leur séparation. L'amour est égoïste jusqu'à la cruauté. La douleur d'Éva mettait un baume sur la sienne.

Le jeune officier lui passa la seconde.

C'est avec un grand bonheur que j'ai appris que vous étiez arrivé à Verdun, où vous êtes du moins en sûreté. J'ai été enchantée de l'accueil que S. M. le roi de Prusse vous a fait, et ne puis qu'applaudir à la résolution que vous avez prise d'entrer dans les volontaires du prince de Ligne; c'est un noble seigneur de vieille souche, un vrai prince du saint-empire; ce doit être, d'après son âge et le portrait que vous m'en faites, le fils de Charles-Joseph, le petit-fils de Claude de l'Amoral second; son père, Charles-Joseph, était un des plus braves et des plus spirituels gentilshommes qui aient existé. Un Chazelay peut servir sans déroger sous un l'Amoral.

 

Hélène va un peu mieux, quoiqu'elle s'obstine à ne pas répondre à ce nom qu'elle semble ne pas connaître. Au reste, depuis le jour où je l'ai emmenée du château de Chazelay, pas un mot n'est sorti de sa bouche. Elle a commencé à prendre quelques cuillerées de potage, qui, avec un ou deux verres de sirop qu'elle avale par jour, suffisent à la soutenir. Hier, au lieu de la faire asseoir à la fenêtre donnant sur la cour, je l'ai fait asseoir à celle donnant sur le jardin. À la vue de la verdure et du petit cours d'eau qui l'arrose, elle a jeté un faible cri, s'est soulevée sur son fauteuil et est retombée en disant d'une voix désespérée: «Non! non! non!» Je ne sais ce qu'elle voulait dire, mais au moins elle a parlé.

Comme je crois qu'il y a beaucoup de mauvaise volonté dans ce mutisme et d'entêtement dans cette prostration, ayant entendu du bruit dans la chambre de votre fille avant-hier, après que Jeanne l'eût mise au lit, hier soir, je me ménageai, à l'aide d'un trou pratiqué dans la boiserie, la facilité de voir ce qu'elle faisait lorsque Jeanne fut sortie de sa chambre.

Elle se leva et en s'appuyant aux meubles elle alla s'agenouiller sur le prie-Dieu placé au-dessous du crucifix qui est entre les deux fenêtres, et là, je ne sais si ce fut des lèvres ou du cœur, car je n'entendis rien, là elle fit ou parut faire une longue prière.

Il paraît que cet homme près duquel elle est restée trop longtemps, pour son malheur, n'était pas dénué de tout sentiment chrétien, puisque la pauvre enfant cherche un refuge en Dieu et prie.

Voilà pour le moment tout ce que j'ai à vous dire. J'espère que cette lettre, que j'adresse à Verdun avec ordre de faire suivre, vous arrivera.

Marie DE CHAZELAY,
En religion SŒUR ROSALIE.

Jacques Mérey tendit vivement la main pour avoir la troisième lettre. Voici ce qu'elle contenait:

Très cher et très honoré frère,

D'après ce que vous me dites de la victoire des Prussiens à Grand-Pré et de la déroute de l'armée française, ce n'est pas nous qui irons vous rejoindre en Allemagne, mais vous qui, dans quelques jours, serez à Paris.

Hélas! vous y arriverez trop tard pour empêcher les crimes abominables qui ont été commis, mais à temps du moins pour les venger.

Notre pauvre roi et la famille royale sont, comme vous le savez, prisonniers au Temple. On parle de mettre l'élu du Seigneur en jugement; mais le Seigneur pressera votre marche pour que ce crime atroce, le plus odieux de tous, ne s'accomplisse pas.

Il n'y aurait rien d'étonnant que ce fût cet homme que vous avez cru reconnaître à la lueur d'un coup de pistolet qui fût en effet dans les rangs des républicains. Il a été nommé, comme vous le savez, membre de la Convention, et j'ai lu sur un journal qu'il était parti pour l'armée de l'Est avec une mission pour Dumouriez.

Hélène a essayé de mettre une lettre à la poste; mais elle a si peu de jugement que, sans penser que Jeanne, au lieu de la porter à la poste, me la remettrait, elle l'a confiée à Jeanne.

Jeanne me l'a apportée comme une honnête fille qu'elle est. C'est le fruit d'une tête en délire. Je vous l'envoie pour que vous puissiez juger par vous-même de la folle passion de cette enfant et de la nécessité de lui faire quitter la France le plus tôt possible, si, contre notre attente, vous n'étiez pas dans quelques jours à Paris.

Inutile de vous dire que j'ai recommandé à Jeanne d'assurer Hélène que sa lettre avait été mise à la poste; il en sera de même de toutes celles qu'elle continuera de lui écrire.

Jacques Mérey jeta un cri; il venait de reconnaître entre les deux pages de la lettre de Mlle de Chazelay l'écriture d'Éva.

Il jeta de côté la lettre de Mlle de Chazelay et dévora les lignes suivantes:

Mon ami, mon maître, mon roi – je dirais mon Dieu si je ne devais pas garder Dieu pour le supplier de te réunir à moi.

J'ai voulu mourir quand j'ai compris que nous étions séparés et que l'on m'a dit que c'était pour toujours.

Mon père ou a eu peur de ma résolution ou s'est lassé de mes plaintes. À tout ce que l'on me disait je répondais par ton nom adoré, ou par ces mots: Je l'aime!

Il a fait venir ma tante, la chanoinesse de Bourges, et il m'a donnée à elle pour qu'on veille sur moi.

On me croit folle. Peu s'en faut que je ne le sois, et j'ai mes idées bien troubles. Si ce n'est que je te vois sans cesse devant mes yeux et que je sais que tu vis, je me croirais morte et déjà dans le pays des ombres, tant tout me paraît gris, terne, impalpable. Cela doit être ainsi quand le cœur est mort et qu'on est enfermé dans le tombeau.

Quitter le château de Chazelay a été pour moi une nouvelle douleur. Là je n'étais qu'à trois ou quatre lieues de toi, mon bien-aimé, et à chaque porte qui s'ouvrait je croyais que c'était toi qui allais paraître.

En montant dans la voiture, ou plutôt quand on m'a portée dans la voiture, je me suis évanouie; depuis lors je n'ai jamais bien complètement repris mes sens.

Le second jour de mon arrivée à Bourges, on m'a fait asseoir à la fenêtre du jardin au lieu de me faire asseoir à celle de la rue. Là j'ai jeté un cri de joie et il m'a semblé qu'un rayon de lumière m'inondait et que je me trouvais en face de notre Éden. Il y avait une pelouse comme la nôtre, pas de tonnelle de tilleul, pas d'arbre de la science, et surtout pas de Jacques Mérey.

Ô mon bien-aimé, je n'ai qu'une pensée, je n'ai qu'une espérance, je ne fais à Dieu qu'une prière: Te revoir!

Si je ne te revois, je mourrai. Mais, sois tranquille, auparavant je ferai tout au monde pour te rejoindre.

Je procède de toi, j'allais à toi, sans toi il n'y a plus de moi.

ÉVA.

– Oh! monsieur, s'écria Jacques Mérey, vous avez dit, n'est-ce pas, que je puis copier les pièces dont je désirerais avoir le double?

– Faites mieux, interrompit le jeune officier qui comprenait le désir du docteur, laissez-nous copie de cette lettre, que vous certifierez conforme, et gardez l'original.

Jacques Mérey jeta les bras au cou du jeune officier, voulut lui répondre pour le remercier, mais les larmes étouffèrent sa voix.

Il baisa vingt fois la lettre d'Éva, puis, d'une main tremblante, il commença à la copier.

La lettre copiée, il l'appuya sur son cœur.

– Monsieur, dit-il au jeune officier, je n'oublierai jamais ce que vous venez de faire pour moi.

L'officier paraissait avoir quelque chose à lui dire. Mais il hésitait.

Jacques vit son hésitation et la comprit.

– Monsieur, lui dit-il, je n'ai pas besoin de vous dire que j'aime la fille de M. de Chazelay et que c'est moi qu'elle aime. Cette lettre que la mort de son père fait passer dans mes mains d'une si douloureuse façon m'était adressée, comme mon nom deux fois répété dans la lettre en fait foi. Je vais rentrer en France et faire tout au monde pour revoir la pauvre enfant qui sans moi est perdue. Savez-vous quelque chose de plus que ce que vous m'avez dit?

– Monsieur, répondit le jeune officier, je me compromets en vous avouant tout cela; mais je suis sûr que vous me garderez le secret. C'est moi qui ai commandé le feu le matin de l'exécution, et, sur le terrain même où elle allait avoir lieu, M. de Chazelay m'a remis une lettre pour sa sœur, en me priant de la lui faire passer comme sa volonté dernière. Je lui ai promis de mettre la lettre à la poste, et je lui ai tenu ma parole.

– Et, demanda Jacques Mérey, en recevant votre promesse, il n'a rien dit?

– Il a murmuré ces mots: «Peut-être arrivera-t-elle à temps.»

Jacques Mérey sonna, baisa une dernière fois la lettre d'Éva, la mit sur son cœur, embrassa le jeune officier, fit mettre des chevaux de poste à sa voiture, passa au quartier général pour remercier Custine et lui serrer la main; puis, avec le même laconisme que, trois jours auparavant, il avait dit: Route d'Allemagne, il dit: Route de France.

Et la voiture partit avec une égale rapidité.

XXXI
Recherches inutiles

Jacques Mérey, à son retour, traversa la France avec la même vitesse qu'à son départ. Seulement, à Kaiserslautern, au lieu de prendre la route de la Champagne par Sainte-Menehould, il prit celle de la Lorraine par Nancy.

Il allait droit à Bourges.

En arrivant à l'Hôtel de la Poste, il s'informa si l'on connaissait à Bourges une demoiselle de Chazelay, ex-chanoinesse.

À cette demande, le maître de poste s'approcha.

– Citoyen, dit-il (le 10 du même mois d'octobre, dont on gagnait la fin, un décret avait substitué les noms de citoyen et citoyenne aux appellations de monsieur et de madame), citoyen, nous connaissons parfaitement la personne dont vous vous informez, seulement elle n'est plus à Bourges.

– Depuis quand? demanda Jacques Mérey.

– Tenez-vous à le savoir d'une façon positive?

– Très positive. Je viens de faire plus de quatre cents lieues pour la voir.

– Je vais vous dire cela d'après mon registre.

Le maître de poste alla consulter son registre et cria de l'intérieur:

– Elle est partie le 23, à quatre heures de l'après-midi.

– Seule ou accompagnée?

– Accompagnée de sa nièce, que l'on disait très malade, et d'une femme de chambre.

– Vous êtes sûr qu'elles étaient trois?

– Parfaitement, car je leur ai fait observer qu'elles pouvaient ne mettre que deux chevaux à la voiture et payer le troisième en l'air2; ce à quoi la chanoinesse a dit: «Mettez-en trois, mettez-en quatre, s'il le faut, nous sommes pressées.» Alors je leur ai mis leurs trois chevaux et elles sont parties.

– Pour où sont-elles parties?

– Je n'en sais, ma foi! rien.

– Vous devez le savoir.

– Comment cela?

– Je présume que vous ne vous êtes pas exposé à donner des chevaux sans vous être fait présenter le passeport.

– Oh! pour un passeport, elles en avaient un, seulement pour quel pays? le diable m'emporte si je me le rappelle!

– Ce serait fâcheux, mon ami, dit gravement Jacques Mérey, si vous l'aviez oublié.

– Dans tous les cas, si vous y tenez absolument, vous pourrez le savoir à la préfecture qui l'a délivré.

– C'est vrai, dit Jacques Mérey.

Et, comme il n'avait pas de temps à perdre:

– À la préfecture! cria-t-il.

Le postillon monta le rue au galop, et au galop entra dans la cour.

Jacques Mérey sauta rapidement à terre; mais pensant qu'il fallait faire plus de façons avec un préfet qu'avec un maître de poste, il se munit de la lettre de Garat qui le chargeait de rechercher l'identité du seigneur de Chazelay, et, sa lettre à la main, il entra dans le cabinet du préfet.

– Citoyen préfet, dit-il, je suis chargé par le ministre de la Justice, dont voici l'ordre, de constater l'identité du ci-devant seigneur de Chazelay, qui a été fusillé le 20 du présent mois à Mayence. J'arrive de Mayence, où cette identité a été constatée; mais ma mission ne s'arrêtait point à lui; elle s'étendait aux autres membres de sa famille, à sa sœur et à sa fille, qui habitent Bourges.

– Mais qui ne l'habitent plus, monsieur; elles sont parties le 24 de ce mois-ci.

– Et où sont-elles allées?

– Je ne pourrais pas vous le dire précisément; leur passeport était pour l'Allemagne.

– Et quel est le médecin qui soignait la jeune fille?

– Un excellent médecin, très patriote, M. Dupin.

 

– Seriez-vous assez bon pour me dire où demeure M. Dupin?

– Tout près, rue de l'Archevêché.

Jacques Mérey salua le préfet, et se fit conduire chez M. Dupin.

Là, le même interrogatoire recommença et faillit amener les mêmes réponses; mais, pressé de questions, le médecin voulut bien se rappeler qu'il avait désigné les eaux de Baden ou de Wiesbaden, seulement il ne se rappelait plus lesquelles.

Restait à Jacques Mérey à s'assurer, chose par laquelle il eût dû commencer peut-être, si quelque âme vivante n'était point restée à la maison qui pût donner des nouvelles de celles qui l'habitaient.

Mais le postillon fit observer à Jacques Mérey que, s'il le tenait une heure encore ainsi, il arriverait à lui faire doubler sa poste, ce qui était défendu par les statuts de l'administration.

Jacques Mérey reconnut la vérité de l'observation et se fit ramener Hôtel de la Poste.

Là, le docteur s'informa de la demeure de Mlle de Chazelay.

Elle habitait la maison nº 23 de la rue du Prieuré.

Jacques prit un gamin qui était commissionnaire à l'hôtel et se fit conduire.

La maison nº 23 de la rue du Prieuré était hermétiquement close.

Le gamin frappa à toutes les portes et à toutes les fenêtres; fenêtres et portes restèrent fermées.

Une voisine sortit et répéta ce que Jacques Mérey savait déjà, c'est-à-dire que le 23, vers quatre heures de l'après-midi, ces dames étaient parties.

Elles avaient tout fermé, emporté toutes les clefs, et la chanoinesse, interrogée sur son retour probable, avait dit qu'elle allait rejoindre son frère en Allemagne et qu'elle ignorait si elle reviendrait jamais.

Par la date du départ, il était évident qu'elles ignoraient encore la mort de M. de Chazelay.

Maintenant, qu'était devenue la lettre qu'il avait écrite à l'heure de sa mort?

Le facteur passait.

Jacques Mérey l'appela.

– Mon ami, demanda Jacques Mérey, Mlle de Chazelay a-t-elle dit en partant où il fallait lui adresser ses lettres?

– Non, monsieur, répondit le facteur.

– Elles en ont reçu une cependant depuis leur départ.

– Elles ne l'ont pas reçue, dit le facteur, puisqu'elles n'y étaient pas.

– Je te remercie de m'avoir fait remarquer que j'étais encore plus bête que toi, mon ami, lui dit Jacques Mérey. Mais cette lettre, qu'en as-tu fait?

– Bon! comme elle était affranchie, je l'ai lancée par-dessous la porte; quand ces dames reviendront, elles la trouveront.

Jacques Mérey fit un geste d'impatience; le facteur le remarqua.

– Pourquoi donc aussi affranchissent-ils leurs lettres? dit-il. Du moment où les lettres sont affranchies, la poste ne s'en occupe plus.

Et le facteur passa son chemin, enchanté d'avoir laissé derrière lui cette maxime tout à la louange de l'administration des postes.

Le gamin approcha sa joue des pavés et regarda par-dessous la porte.

– Tiens, dit-il, on la voit, la lettre. Rien ne serait plus facile que de l'attirer avec une baguette.

– Mon ami, dit Jacques Mérey après avoir réfléchi un instant, cette lettre n'est point à moi, cette lettre n'est point pour moi, je n'ai pas le droit de la lire.

Et il lui donna six francs en remerciement de la peine qu'il avait prise de l'accompagner.

Puis il rentra et se fit servir à dîner.

Mais, tout en dînant, il lui vint une idée.

Comme le petit commissionnaire, pour les six francs qu'il avait reçus, croyait devoir rester pour toute la journée au service du voyageur, et qu'il se tenait à la porte de la salle à manger son chapeau à la main:

– Comment t'appelles-tu? lui demanda Jacques.

– Francis, monsieur, pour vous servir, répondit l'enfant.

– Va me chercher le postillon qui, le 23, a conduit Mlle de Chazelay.

– Je le connais, dit le gamin, c'est Pierrot.

– Tu en es sûr?

– Si j'en suis sûr! à preuve qu'il m'a donné un coup de fouet parce que j'avais ramassé et que je mangeais une prune qui était tombée du panier de provisions de mademoiselle Jeanne.

Et Jacques se rappela en effet que, dans une de ses trois lettres à son frère, Mlle de Chazelay désignait sa femme de chambre sous le nom de Jeanne.

– Eh bien! va me chercher Pierrot, garçon, dit Jacques au commissionnaire.

Pierrot accourut avec une promptitude qui annonçait que Francis lui avait parlé des façons libérales du voyageur.

Le postillon avait le visage souriant.

– C'est toi, lui demanda Jacques, qui as conduit la voiture de Mlle de Chazelay, le 24 octobre dernier, à trois heures de l'après-midi?

– Mlle de Chazelay? attendez donc, dit Pierrot, une vieille à mine de religieuse, avec une femme de chambre et une jeune fille qui avait l'air malade, n'est-ce pas?

– C'est cela, dit Jacques Mérey.

– Tu sais bien, Pierrot, que tu m'as donné un coup de fouet?

– Je ne m'en souviens plus, dit Pierrot.

– Ah! mais moi je m'en souviens, dit Francis.

– Ça devait être moi, ça devait être moi, dit le postillon en essuyant sa bouche avec la manche de sa veste, geste familier aux Berrichons.

– Alors tu te rappelles qu'elles ont pris la route de Dijon?

– Oh non! pas tout à fait.

– Alors celle d'Auxerre?

– Non plus, dit Pierrot en secouant la tête, oh! vous n'y êtes pas.

– Comment, je n'y suis pas?

– Je ne voudrais pas vous contrarier, mais vous me demandez la vérité, n'est-ce pas? faut que je vous la dise.

– Vous ne me contrariez pas, mon ami; au contraire, vous me rendrez service en m'indiquant la véritable route qu'elles ont prise. Il faut que je les rejoigne, comprenez-vous? pour une affaire de la plus haute importance.

– Ah bien! si vous voulez les rejoindre, ça n'est ni sur la route de Dijon, ni sur la route d'Auxerre qu'il faut courir.

– Mais sur laquelle alors?

– C'est tout l'opposé, sur celle de Châteauroux.

Un éclair passa dans l'esprit de Jacques.

– Ah! dit-il, elles sont allées au château de Chazelay. Les chevaux à ma voiture, mon ami, les chevaux tout de suite!

– Bon, dit Pierrot, c'est justement à mon tour de conduire.

Et il s'élança dans la cour. Francis disparut en même temps que lui.

Un quart d'heure après, les chevaux étaient à la voiture et Pierrot en selle.

Jacques Mérey paya sa dépense, chercha des yeux son petit commissionnaire pour lui donner le reste de la monnaie que lui avait rendue le maître de poste, mais il ne le vit nulle part.

La voiture partit au grand trot, ce qui était la preuve toujours que Francis n'avait pas gardé le secret sur son écu.

Mais, en sortant de la ville, Jacques Mérey vit son commissionnaire qui lui barrait la route.

Sur ses signes réitérés qu'il avait quelque chose à dire à son voyageur, Pierrot arrête sa voiture.

Le gamin sauta lestement sur le marchepied.

– Qu'y a-t-il encore? demanda Jacques Mérey.

– Il y a, répondit Francis, que, puisque vous allez courir après Mlle de Chazelay jusqu'à ce que vous la rejoigniez, il vaut mieux lui porter sa lettre que de la laisser sous la grand-porte. Elle a plus de chance pour arriver.

– Eh bien? demanda Jacques Mérey.

– Eh bien! la voilà, dit Francis en jetant la lettre dans la voiture, en sautant au bas du marchepied, et en criant à Pierrot: «Fouette, postillon.»

Jacques Mérey réfléchit que ce que venait de lui dire l'enfant était plein de logique; que la lettre que venait de lui remettre Francis contenait, selon toute probabilité, les dernières volontés du père d'Éva; qu'en la laissant où elle était, le vent et la pluie l'auraient bientôt rendue illisible; que mieux valait donc que, dépositaire fidèle, il la conservât intacte et inconnue jusqu'au moment où il la remettrait à l'une des deux personnes qui avaient le droit de l'ouvrir, à Éva ou à Mlle de Chazelay.

Il la mit en conséquence dans la poche secrète de son portefeuille.

2Terme de poste qui signifie qu'on peut ne pas mettre le troisième cheval, pourvu qu'on paye moitié de son prix.