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Histoire des salons de Paris. Tome 1

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À l'époque du mariage de Marmontel avec la nièce de l'abbé Morellet, les réunions cessèrent donc, ainsi que je l'ai dit. – Vous ne pouvez, me disait l'abbé Morellet, vous faire une idée fidèle de ce qu'étaient devenues nos matinées littéraires et musicales! Si l'on voulait chanter ou faire de la musique, alors madame Suard avait un air ennuyé, madame Saurin faisait comme elle. Ma sœur et ma nièce, naturellement bonnes et douces, et qui jamais n'avaient été d'humeur querelleuse, étaient devenues d'une aigreur qui les rendait méconnaissables… Quant à Marmontel, il était tellement hors de la question, à force d'y être, qu'il se tenait là immobile et silencieux. Enfin, le sujet de cette guerre civile, Piccini, ne venait plus que rarement… Aussi, dès que ma nièce fut mariée, je rompis entièrement et cessai mes réunions littéraires et musicales… mais cela me fut pénible.

J'ai aimé l'abbé Morellet depuis cette conversation: je ne puis dire à quel point je fus touchée de voir ce vieillard, entouré d'amis et d'hommes remarquables par leurs talents et leur esprit, qui lui apportaient le tribut de ces talents et de cet esprit pour embellir sa vie, renoncer entièrement à ses jouissances pour donner la paix à son intérieur. J'avoue que je trouve même cette bonté, non-seulement excessive, mais de nature à faire paraître Marmontel sous un jour presque désavantageux, comme égoïste et tellement personnel qu'il mettait en oubli non-seulement les goûts, mais encore le bonheur des autres.

L'abbé Morellet l'aimait beaucoup, parce qu'il avait fait le bonheur de sa nièce. Mais d'après ce que je sais de madame Suard, madame Marmontel était un ange dont on ne pouvait méconnaître l'âme adorable, et Marmontel avait su l'apprécier.

Avant que les réunions du matin n'eussent cessé chez l'abbé Morellet, il y avait quelquefois aussi des lectures de poésies et de prose. L'abbé Morellet, fort obligeant, et n'ayant pas perdu le souvenir du temps où il était malheureux, accueillait tous ceux qui arrivaient de sa province. Il suffisait qu'on dît à son domestique qu'on était de Lyon pour parvenir auprès de lui.

Un jour, c'était le matin d'une de ses réunions, on lui annonce un jeune homme qui veut lui remettre une lettre de la part de M. Phélippeaux. Ce M. Phélippeaux était de Lyon, et avait des relations avec la famille de l'abbé Morellet162. Il donne ordre d'introduire ce jeune homme dans sa bibliothèque, où il alla le rejoindre quelques moments après.

En entrant, il trouve un jeune homme de vingt ans à peu près; sa taille était d'une extrême grandeur, il avait plus de six pieds, et cette taille frêle et peu soutenue était comme un long roseau sans appui.

Il y avait toute une étude à faire en regardant ce jeune homme. C'était lui-même l'étude personnifiée, et l'étude avec ses veilles, ses jeûnes et toutes ses austérités! Il était pâle, ses yeux étaient caves, son regard fatigué, son sourire rare, presque pénible, et comme une chose contraire à sa nature… La vue de ce jeune homme, me dit Morellet, me causa une profonde émotion. Du reste, sa mise était décente, il était en noir et convenablement vêtu.

Au moment où l'abbé Morellet entra dans la bibliothèque, le jeune homme était dans une extase complète et comme abîmé dans une admiration profonde; il regardait les livres que contenaient les différents corps de bibliothèque qui entouraient la pièce où il se trouvait. Ses regards, naturellement atones et abaissés, s'étaient relevés vifs et brillants pour parcourir les rayons chargés de ces in-folios précieux qu'il dévorait en apparence.

En apercevant le maître de la maison, le jeune homme rougit légèrement, et, cherchant aussitôt dans sa poche, il voulut y prendre une lettre qu'il devait y trouver; mais le jeune homme était évidemment maladroit… il était timide; ses efforts, loin de lui faire trouver ce qu'il cherchait, l'en éloignaient encore… Enfin, dans sa détresse, il dit à l'abbé Morellet:

– Monsieur, je vous prie de croire que je ne suis point un intrigant… Je suis, monsieur, un protégé de M. Phélippeaux…

Et le pauvre jeune homme cherchait toujours et sans trouver… Enfin, une idée lumineuse lui fit voir qu'il avait oublié ce qu'il cherchait… et tout aussitôt mettant son chapeau sur le bureau:

– Je reviens à l'instant, monsieur… Je vois ce que c'est, la lettre sera restée avec Cha

Il s'arrêta, regarda M. Morellet avec anxiété et comme pour lui demander la permission de passer devant lui. Ce que l'abbé voyant, il se rangea et lui laissa le passage libre. Alors le jeune homme se lança comme un long boa, en rasant la terre, et alla dans l'antichambre pour y chercher sa lettre.

Au bout d'un moment, il revint avec la lettre de M. Phélippeaux, qui recommandait, en effet, ce jeune homme à la bienveillance de M. Morellet:

«Il est un peu timide, disait M. Phélippeaux, mais il a du talent. Je vous le recommande, M. l'abbé, avec toute l'insistance d'un vieil ami de votre père.»

Le jeune homme s'appelait Narcisse Prou. Tout devait être comique dans le pauvre garçon!

Tandis que Morellet lisait la lettre de l'ami Phélippeaux, M. Narcisse continuait son examen de la bibliothèque. L'abbé le suivait du coin de l'œil tout en lisant sa lettre, et il le voyait lever les mains au ciel comme pour témoigner son admiration d'une pareille richesse… Enfin, il se tourna vers M. Morellet, et lui dit:

– Ah! monsieur, dans quel paradis vous êtes ici!..

L'abbé se mit à rire, et pour démêler ce que pouvait lui vouloir cette étrange figure, il lui demanda en quoi il pouvait lui être utile.

M. Narcisse Prou était timide; mais, comme toutes les timidités véritables, la sienne disparaissait aussitôt qu'elle était mise à l'aise… Aussi, dès que l'abbé eut souri trois ou quatre fois à M. Narcisse, celui-ci fut aussi familier avec lui que s'il l'eût connu depuis vingt ans… Il rapprocha sa chaise du bureau, s'appuya sur ses coudes, en mettant sa petite tête dans ses mains longues et maigres, et dit à Morellet:

– Voici, monsieur: j'ai fait une tragédie… Je suis Suisse, monsieur, c'est-à-dire de la partie de la Savoie qu'on appelle ainsi…

Et il fit un signe d'intelligence à l'abbé comme pour lui dire que ceux qui arrangeaient la Suisse de cette manière n'y entendaient rien; et puis il poursuivit:

– J'ai donc fait une tragédie, et je l'ai faite sur un sujet patriotique… N'est-ce pas que j'ai bien fait, monsieur?

– Aussitôt, me dit Morellet, je frémis devant un Guillaume, numéro cent cinquante! Cependant je lui fis signe qu'il avait bien fait…

– Ah! je suis bien aise d'avoir votre approbation… M. le curé me soutenait que j'avais eu tort!.. Mais vous me faites bien plaisir!..

Dans le moment, Marmontel entrait dans la bibliothèque, suivi de Piccini, son satellite, et de l'abbé Delille… Morellet hésita un moment, puis il leur dit:

– Messieurs, M. Narcisse Prou, qui m'est recommandé par un ami de ma famille, et que j'ai l'honneur de vous présenter, apporte à Paris une tragédie qu'il a faite il y a quelques mois. Il demande les avis de gens de lettres éclairés; si vous pouvez disposer de quelques instants, je vous aurai une grande obligation de l'écouter.

M. de Chastellux entra dans le même moment; il venait de rencontrer le Narcisse allant chercher son manuscrit dans l'antichambre, et sa longue taille l'avait frappé.

– Avez-vous donc un télégraphe? dit-il à l'abbé.

Morellet mit un doigt sur sa bouche… Dans ce moment, M. Narcisse rentra dans la bibliothèque. On l'établit à une table, avec le verre d'eau sucrée; les femmes prirent leur ouvrage, comme toujours, lorsqu'il y avait une lecture; et M. Narcisse se mit, mais très-lentement, à dénouer le ruban qui entourait son manuscrit.

C'est qu'il avait peur; la physionomie moqueuse de M. de Chastellux, celle tout aussi railleuse de l'abbé Delille, dont le type était particulièrement celui de la moquerie… la figure toute prête à le devenir de Marmontel, qui était là, à côté de Piccini, disposé à railler le pauvre auteur s'il y trouvait matière… Ils ne s'attendaient guère tous à ce qu'ils allaient entendre!..

Tandis que d'une main tremblante le Narcisse arrangeait son manuscrit, le reste des habitués arrivait, l'abbé Arnaud, madame Pourah, madame Suard et madame Saurin… En voyant cette foule, comme il l'appelait, Narcisse se sentit défaillir…

– Je ne puis lire, dit-il à l'abbé Morellet… Je ne le puis!..

– Allons! du courage, monsieur… lui dirent toutes les femmes, qui riaient à l'envi en voyant cet immense corps enfermé dans un habit noir comme dans une gaîne, et surtout en remarquant l'air effaré que le Narcisse conservait au milieu du cercle qui s'était formé autour de lui… Enfin, il prit tout-à-coup son parti… jeta un regard rapide autour de lui, et dépliant son manuscrit, il dit à haute voix:

– Chamouny et le Mont-Blanc!… tragédie en cinq actes et en vers…

À ce singulier titre, tout le monde, d'abord stupéfait, éclata si bruyamment que le pauvre Narcisse en fut étourdi. Le fait est que l'abbé Morellet lui-même avait donné l'exemple; il lui avait été impossible de se contenir plus longtemps… Lorsque l'hilarité générale fut un peu apaisée, l'abbé Morellet se leva de sa place et fut près de Narcisse pour lui demander s'il ne s'était pas trompé, et si ce n'était pas une pièce de vers sur la Vallée de Chamouny et le Mont-Blanc; mais non, c'était bien Chamouny et le Mont-Blanc! tragédie en cinq actes et en vers.

 

– Mais comment avez-vous eu cette pensée? lui demanda Marmontel.

– Comment! répondit avec aigreur Narcisse Prou, ah! vous me demandez comment Chamouny et le Mont-Blanc m'ont inspiré une tragédie!.. Si vous ne le comprenez pas je ne vous le ferai pas comprendre.

– Oh! oh! dit Marmontel à monsieur de Chastellux, il est méchant!..

– Monsieur, n'avez-vous pas peur que votre dénouement ne soit à la glace? lui dit le chevalier de Chastellux163, qui ne pouvait, pour sa part, dire deux paroles sans qu'il y eût un jeu de mots ou bien un calembour… Il me semble que votre scène sera toujours bien froide et le dénouement à la glace, je le répète.

– Je le crois bien, monsieur: mon héros meurt gelé!..

Ici, les rires recommencèrent avec si peu de retenue que M. Narcisse fut contraint de voir qu'on se moquait de lui… Alors il prit tout-à-coup une indignation profonde!.. il roula ses yeux avec une sorte d'égarement, s'arrêtant sur chacun des hommes qui l'entouraient, comme pour désigner celui à qui il jetterait le gant… Mais l'abbé Morellet ne voulant pas que la raillerie allât plus loin l'engagea à lire…

– Votre titre est un peu bizarre, lui dit-il; mais en écoutant la pièce, peut-être trouverons-nous que vous avez raison.

– Et voilà un véritable savant! un vrai Mécène! s'écria le Narcisse; ah! monsieur, que ne vous devrai-je pas?

Et le voilà dépliant pour la quatrième fois son manuscrit et faisant l'exposé de sa pièce… Ce que c'était que cette pièce, on ne le peut dire… Narcisse avait pris pour sujet la mort d'un jeune Florentin qui périt dans les neiges en voulant passer par Valorsine. Cet horrible événement eut lieu en 1770; mais le jeune homme ayant fait de cela une tragédie, c'était la bouffonnerie la plus complète, sur un sujet des plus tristes.

Mais Narcisse ne le voulut pas voir ainsi, et lorsque les rires étouffés éclatèrent bruyamment, il se leva, roula des yeux égarés par la fureur sur le cercle qui l'entourait, et rassemblant d'une main convulsive Chamouny et le mont Blanc, il dit à l'abbé Morellet:

– Je vous remercie, monsieur, de la bonne réception que vous m'avez faite… et surtout de l'accueil que le roi des glaciers a reçu chez vous…; quant à moi, je…

Il était si fort en colère qu'il ne put continuer, ou peut-être bien ne savait-il que dire, et saisissant son manuscrit, il s'élança hors de la chambre avant que l'abbé Morellet pût se lever pour le retenir, et sans écouter M. de Chastellux qui lui criait que le roi des glaciers était Velouti164.

En me racontant cette histoire, l'abbé Morellet avait encore cette expression maligne et voltairienne qui dominait sur toute autre lorsqu'il racontait une histoire plaisante. Il ressemblait au reste fort à Voltaire, non-seulement pour ses opinions philosophiques et pyrrhoniennes, mais aussi par la forme du visage, et par ce sourire caustique et plus que malin qui révélait chez tous deux une absence complète de cour et d'affection.

Mais l'âme la plus déshéritée renferme toujours en elle une partie vulnérable par laquelle le malheur sait l'atteindre. L'abbé Morellet, avec son incrédulité, son scepticisme, fut contraint de reconnaître une vérité éternelle: c'est que la prière est notre seul refuge quand le malheur nous frappe. Il reçut la punition la plus terrible que Dieu puisse envoyer à l'homme!.. l'isolement!.. Cependant, il avait toujours été bon, et les lois de la société n'avaient pas été blessées par lui… Voilà comment les philosophes du XIXe siècle entendaient leur philosophie… Quant au reste de la morale et surtout de la religion, ils n'en parlaient pas, et tout devait aller ainsi. Hélas! il vint un moment où cet ami, ce père que nous avons dans les cieux, fut le seul qui demeura fidèle au malheureux!.. et l'abbé Morellet fut contraint de reconnaître que là seulement était la véritable espérance.

Je fus frappée du changement subit de sa physionomie, un soir que je causais avec lui chez madame de Souza. On jouait, et comme je ne touche jamais une carte, je cherche toujours de préférence une causerie amusante; l'abbé Morellet et M. Suard, ainsi que M. de Vaisnes, étaient les hommes les plus agréables que l'on pût trouver alors… Quelquefois l'on faisait de la musique chez madame de Souza, lorsque Charles de Flahaut, son fils, était chez elle, et disposé à faire entendre sa voix, qui était vraiment ravissante avec le parti qu'il en tirait au moyen d'une excellente méthode. Mais ces bonnes fortunes-là étaient rares; et le plus souvent, les mercredis au soir, chez madame de Souza, on jouait et on causait. Lorsque je serai à l'article qui la concerne je montrerai comment elle était la plus charmante maîtresse de maison de cette époque; comment elle donnait une âme à une conversation, qu'elle savait rendre intime lorsque souvent son cercle était composé de gens qui se voyaient pour la seconde fois. Madame de Montesson avait encore cet art. Un des talents, pour rendre son salon agréable, qu'avait encore madame de Souza, était d'y laisser, en apparence, une entière liberté, mais de n'y permettre aucune licence. On y causait donc en petit comité et l'on se mettait quatre ou cinq personnes ensemble pour raconter des histoires et en entendre, et lorsqu'on était deux on n'en présumait rien, surtout lorsqu'on avait vingt ans comme moi et quatre-vingts comme l'abbé Morellet. N'allez pas croire pour cela que nous vivions dans l'âge d'or. Non pas, vraiment; on glosait tout comme aujourd'hui, on médisait comme aujourd'hui, car enfin on péchait comme aujourd'hui; seulement on y mettait plus de pudeur, et le monde, qui, après tout, est plus juste qu'on ne le dit, vous savait gré de ne le pas braver avec autant d'impudence que cela se fait maintenant165; et quand on parlait d'une femme pour raconter une aventure, c'était au moins à demi-voix.

Mais pour en revenir à l'abbé Morellet, je dirai qu'il me fit une impression très-profonde un soir, chez madame de Souza: il me parlait de l'agrément d'un intérieur de famille et du charme qu'on trouve à former une société choisie dans laquelle on admet des artistes et des gens de lettres… du temps qu'il avait mis à former cette société, et de l'influence qu'elle avait dans le monde littéraire; il me racontait ce qu'il avait vu de ces hommes de la Révolution, tels que Condorcet, Sièyes, Talleyrand, et beaucoup d'autres plus influents encore, comme Mirabeau, et des hommes qui, ainsi que ceux que je viens de nommer, avaient causé bien du mal en répandant leur doctrine perverse… Je le regardai plus attentivement que je ne le voulais probablement, car il me dit en me fixant à son tour, avec des yeux qui cherchaient ma pensée:

– Vous m'accusez dans votre opinion, n'est-ce pas?

– Je suis trop jeune pour avoir une opinion; mais… j'avoue que je croyais que, ami de d'Alembert, de Diderot et de toute la secte philosophique, vous aviez contribué pour le moins autant qu'eux à promulguer ces lois qui ont formé le code révolutionnaire qui nous a fait tant de mal.

L'abbé Morellet sourit tristement en m'écoutant:

– On vous a trompée, me dit-il, et je tiens à vous le prouver. Je veux causer avec vous devant votre oncle, l'abbé de Comnène; c'est un homme instruit et un homme de bien… je veux qu'il m'écoute… quant à vous qui êtes jeune et encore toute primitive, laissez-moi vous montrer que mes erreurs, car j'en ai eu de grandes et j'en ai commis dont le résultat me fait aujourd'hui la réputation d'un esprit corrupteur, laissez-moi vous montrer combien j'ai été puni par le Ciel de ces mêmes erreurs: hélas! la punition fut plus grande que la faute!..

Il était agité, et son visage osseux prit une pâleur effrayante.

– Laissez ce sujet ce soir, mon cher abbé, lui dis-je… vous me raconterez ce que vous voulez me dire un autre jour…

– Non, non; il est de bonne heure… appelez madame de Souza, elle ne joue pas à présent (ce qui était rare), pour qu'elle vienne me prêter secours si j'oubliais quelque chose.

Madame de Souza venait alors de publier Charles et Marie, charmant petit volume qui n'est pas assez remarqué parmi ses autres ouvrages… Lorsqu'elle fut assise entre nous, l'abbé Morellet commença son histoire si intéressante des jours révolutionnaires; il me dit comment, après avoir été l'homme le plus heureux par la fortune, et doublement heureux puisqu'il ne devait la sienne qu'à lui-même, par le bonheur intérieur que lui donnait une famille adorée et nombreuse166, comment après avoir épuisé tous les genres de félicité comme homme, comme littérateur et comme l'un des chefs d'une secte qui avait la noble pensée de régénérer l'humanité, comment, après ce bonheur infini, il avait été frappé du malheur comme de la foudre à l'âge de soixante-dix ans!..

– Et comment encore ai-je senti le malheur?.. sous toutes les formes!.. et la dernière enfin, la plus terrible est venue m'annoncer toutes les souffrances au milieu des cris de la France agonisante!.. J'étais SEUL!.. c'était l'isolement… et l'isolement d'un vieillard!.. un isolement entier!..

 

Ce souvenir était toujours odieux pour lui… Je l'ai vu depuis bien souvent, et toujours cette même pâleur se répandait sur ses traits.

– J'avoue que je ne comprenais pas bien comment l'abbé Morellet se trouvait isolé comme il me le disait, et entièrement isolé! C'était cependant encore plus complet qu'il ne le pouvait rendre par ce mot d'isolement; et lorsqu'il me donna les détails suivants, il me fit frémir aussi.

Il avait une maison très-vaste dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré dans laquelle logeaient M. et madame d'Houdetot… mais ils étaient à la campagne ainsi que tous leurs domestiques. L'abbé Morellet n'en avait aucun, pas même de femme pour le service intérieur de sa chambre… Un homme de peine venait le matin pour frotter son appartement, cirer ses souliers, et puis cet homme s'en allait jusqu'au lendemain, et laissait l'abbé entièrement seul, occupé à écrire… livré à une humeur sombre qui produisait les plus étranges résultats… À ce souvenir, je l'ai vu quelquefois prêt à retomber dans l'égarement où il a été pendant toute l'année 1794… Madame de Souza, qui connaissait l'amertume des souvenirs de cette époque, le regardait en suppliante, pour qu'il ne poursuivît pas!..

– Non, non, dit-il, je dois raconter quelles étaient mes occupations. Hélas! ce n'étaient plus les chants suaves de Piccini!.. ce n'était plus la lyre poétique de l'abbé Delille, qui charmaient mes oreilles; c'était un glas de mort qui tintait toujours autour de moi… J'étais seul, et il me semblait voir mille fantômes vêtus de linceuls autour de moi… J'étais FOU enfin! et je le sentais, ce qui était horrible… Eh bien! j'écrivais cependant!.. et savez-vous sur quoi?.. quel était le sujet de mes travaux?..

Il tremblait…

J'ai fait un livre dans lequel je proposais au gouvernement de la terreur d'utiliser les exécutions et de manger la chair de leurs victimes!.. La disette couvrait la France!.. C'était bien alors le moment où le cheval pâle de l'Apocalypse parcourait notre triste patrie et que la prostituée buvait le sang des saints167!..

Il était haletant… Madame de Souza le força de s'arrêter et de prendre un verre d'eau sucrée avec de la fleur d'orange…

– Je proposais dans mon ouvrage, poursuivit-il, d'établir une boucherie nationale… On aurait été contraint de s'y pourvoir et d'y aller trois fois la semaine sous peine d'être pendu soi-même au charnier populaire… Je voulais aussi que, dans ces repas spartiates que nous étions obligés de prendre au milieu de la rue, il y eût toujours un plat de cette affreuse chair!.. Les monstres n'ont-ils pas fait boire du sang à mademoiselle de Sombreuil pour lui faire payer la vie de son père!..

Et se levant, il marcha dans la chambre avec une sorte d'égarement. Quant à moi, je ne lui demandais plus de se taire… il m'intéressait au plus haut degré…

– Cet ouvrage, me dit-il en se rasseyant, s'appelait le Préjugé vaincu!.. ou Nouveau moyen de subsistance pour la nation, proposé au Comité de salut public, en messidor de l'an II168 de la République française, une et indivisible.

– J'ai voulu le faire imprimer deux fois depuis le 9 thermidor… Suard, homme de bon goût et de bon esprit s'il en fut jamais, m'en détourna, en me disant que je serais universellement blâmé… La seconde fois, ce fut une amie dont l'esprit juste et fin ne donne que de bons avis.

Et il prit la main de madame de Souza, qu'il baisa avec une tendresse respectueuse.

– Mais, dit madame de Souza, je n'avais à cela aucun mérite; je lui ai dit ce que je pensais, et toutes les femmes auraient dit de même… J'ai été tellement frappée de dégoût à la première parole que l'abbé me dit de cet ouvrage, que je ne pus retenir l'expression, un peu franche peut-être, qui m'est échappée. Mais toutes les femmes penseraient comme moi, et soyez certain, l'abbé, que si vous aviez publié votre livre, pas un œil de femme ne se serait reposé sur une de ses pages.

L'abbé Morellet sourit ici avec une malignité diabolique. – Peut-être! dit-il… peut-être!.. À la vérité, quelques années d'intervalle font beaucoup… Mais croyez bien que ces mêmes femmes dont les journaux vantaient à l'envi l'héroïsme et la grandeur d'âme, et qui, après le 9 thermidor, devenues des solliciteuses effrontées, mettaient en oubli toute pudeur comme elles avaient repoussé le danger, montrant par-là que la légèreté avait eu plus de part à leur héroïsme que l'élévation de leur âme169, ces mêmes femmes auraient lu mon livre, ma bien chère amie, je vous le proteste.

– Quel mal vous me faites! lui dis-je… Eh quoi! ces femmes pour lesquelles je voudrais un Plutarque… ces femmes sont ainsi jugées par vous!

– Ne l'écoutez pas, dit madame de Souza, avec un ton plus sévère que sa voix harmonieuse ne le lui permettait ordinairement. Je lui ai dit mille fois qu'il ne pense pas ce qu'il dit… C'est un fanfaron de méchanceté!.. Monsieur l'abbé, racontez plutôt à madame Junot comment vous faisiez la cabriole sur votre lit… ce sera la petite pièce de votre horrible drame.

C'était donc ainsi qu'il passait sa vie, entièrement seul et écrivant de pareilles choses. Quelquefois il sortait pour prendre l'air, pour respirer, pour voir le ciel… mais toujours il se rencontrait avec une scène plus ou moins tragique… il en était venu au point de ne plus oser sortir!

Un jour, me dit-il, je souffrais beaucoup des suites d'une migraine qui m'avait tenu couché pendant trois jours… n'ayant pour me servir que mon homme de peine, dont j'entendais avec plaisir les pas retentir le matin sur le carreau des vastes corridors de cette maison inhabitée où le moindre son se répercutait… Je sortis vers le soir, au moment où le soleil se couchait sur Paris dans toute la pompe d'une belle journée de juillet, et je dirigeai mes pas vers les Champs-Élysées… Comme j'approchais de la barrière de l'Étoile, j'entendis des cris affreux et de ces vociférations de cannibales qui annonçaient quelque grande joie; les femmes surtout étaient en foule sur le bord du chemin, et regardaient vers Neuilly… Je vins machinalement me placer à côté d'elles, et, regardant au loin dans le nuage de poussière que le soleil couchant traversait de ses rayons, je ne distinguai d'abord que plusieurs voitures et des charrettes… bientôt elles furent devant moi… et je vis!.. Dieu puissant! comment ai-je pu résister à ce spectacle affreux!.. je vis défiler devant moi onze chariots découverts, remplis de femmes, d'enfants, d'hommes, de vieillards… Enfin c'étaient tous les nobles bannis de Paris par le décret du 17 germinal (avril), et réfugiés à Neuilly et à Fontainebleau!.. Les malheureux avaient été parqués pour ainsi dire; mais la houlette pastorale de Fouquier-Tinville avait été dirigée sur eux, et le troupeau avait été ramené à Paris pour être égorgé et servi au peuple-roi!.. Plusieurs hommes avaient les mains liées! – Ils ont eu l'audace de se défendre! s'écriaient les furies qui m'entouraient. – Au moment où le triste cortége défila devant moi, je levai les yeux, et mes regards rencontrèrent ceux de plusieurs amis!.. Dieu bon! Dieu puissant! et vous ne tonniez pas sur les monstres!!!..

Madame de Souza et moi, nous baissions les yeux… Sans doute l'abbé Morellet n'avait pas prêché la révolution; mais ses excès n'étaient-ils pas le fruit de ces doctrines subversives de tout ordre?.. Il le sentit probablement; car, cessant tout-à-coup de parler sur ce ton, il reprit sa narration, et nous dépeignit le local de cette maison qui lui appartenait rue du Faubourg-Saint-Honoré, et qu'il occupait alors seul. Il y avait un très-beau jardin, dans lequel il se promenait, et qu'il cultivait pour faire de l'exercice. La maison était immense, et la description qu'il faisait de son isolement, du silence effrayant qui régnait dans ces chambres solitaires une fois que la nuit avait jeté son ombre sur les quartiers même les plus populeux… cette mystérieuse retraite habitée par un seul homme… les bruits les plus simples devenant des alarmes… tout cela était décrit admirablement par l'abbé Morellet, et même, je le crois, avec une recherche de romancier, alors que le danger avait fui.

La peur le dominait à un tel point, me disait-il, que sa raison s'égara. Il devint somnambule!.. Il se levait la nuit, courait dans sa chambre, croyait saisir un homme qui venait l'arrêter, le terrassait, l'assommait de coups donnés par son poignet, qui, malgré sa vieillesse, était plus à redouter que celui d'un jeune homme170… et puis il revenait à lui aux bruits de ses hurlements, de ses cris!.. et il se trouvait seul, luttant avec lui-même sur le carreau, et souvent blessé par sa propre main!..

Enfin ces attaques de somnambulisme l'inquiétèrent au point de mettre une corde ou une sangle, ou quoi que ce fût, pour le retenir, s'il avait la volonté de s'élancer de son lit pour aller lutter avec un être imaginaire; ce moyen lui réussit en effet, et au bout de six mois ses accès se calmèrent.

Il n'avait pas été arrêté, parce que sa section était une des bonnes de Paris, et qu'il y était bien noté. – Mais qui pouvait alors répondre deux jours de son repos et même de sa vie!

Il avait été se promener un soir sur le bord de la rivière, et puis il était revenu par le haut des Champs-Élysées; il rentrait fatigué, cependant il se hâtait, parce que l'orage grondait déjà fortement… Et il voulait éviter la pluie en rentrant chez lui, lorsqu'une femme du voisinage, qui faisait chez lui l'office de portière, lui remit un papier qu'on avait apporté pour lui: c'était une invitation de se rendre à sa section pour affaire qui le concernait.

En lisant cet écrit, il se sentit défaillir… Eh quoi! avait-il pris si longtemps soin de sa vie pour périr misérablement après tant de malheurs!.. Cependant il n'y avait pas à hésiter. La pluie tombait par torrents; mais cela ne l'arrêta pas un instant; et, malgré le temps qu'il faisait, il se mit en route pour aller à la section, tellement troublé qu'il oublia d'emporter un parapluie… Néanmoins ce qui est curieux, c'est qu'au travers de ce trouble il y avait du courage et du sang-froid; car l'abbé cacha plusieurs papiers, mais en en laissant qui pouvaient lui faire couper le cou, et en ayant le soin d'emporter quelque argent pour obvier aux premiers frais s'il était arrêté… Il était neuf heures du soir lorsqu'il sortit de chez lui.

Il était vieux, et, quoique vert encore, il ne marchait pas vite: aussi n'arriva-t-il au comité de sa section qu'à dix heures; il y avait séance. Les membres étaient tous des ouvriers que Morellet connaissait au moins de vue… Ils avaient tous le bonnet rouge, et fumaient en dissertant gravement, Dieu sait sur quoi… Morellet se fit connaître. Alors le président lui dit:

– Tu es accusé… on va t'interroger… tu peux t'asseoir, le comité te le permet.

– Comment te nommes-tu? – André Morellet. – Où es-tu né? – À Lyon.

Ici les membres du comité se regardèrent en fronçant le sourcil… et le président répéta sa question: «Où es-tu né?.. – Je vous l'ai dit, à Lyon. —À Commune-Affranchie171 dit le président d'une voix tonnante… – L'abbé s'empressa de répondre: À Commune-Affranchie. – De quoi vis-tu? Comment gagnes-tu ta vie? Quel est ton état enfin? – Je suis homme de lettres.» Les membres du comité se regardèrent; il était évident qu'ils ne savaient pas ce que c'était qu'un homme de lettres: aussi le président, pour arriver à son but, lui demanda de nouveau de quoi il vivait.

Ceci était le triomphe de Morellet. Son trouble ne l'avait heureusement pas empêché de prendre le brevet d'une pension qui lui avait été accordée par la Convention: il était de 1793, et motivé sur trente-cinq ans de travaux utiles. Le brevet portait ce titre:

Récompense nationale.

Je trouve que ce seul mot, articulé en 1793, prouve combien les hommes de la Révolution avaient ou du moins croyaient avoir d'obligation aux philosophes!

162L'abbé Morellet était fils d'un papetier de Lyon et l'aîné de quatorze enfants.
163Depuis marquis de Chastellux. Il avait l'esprit railleur.
164Celui qui précéda Garchi et Velloni avant que ceux-ci allassent s'établir au pavillon de Hanovre, et puis rue Richelieu, au coin du boulevard.
165Une femme jeune, jolie, ayant un grand nom, de la fortune, de l'agrément, tout ce qui peut faire remarquer dans le monde, a tout mis en oubli pour le sacrifier à un homme qu'elle aime plus que Tout, même ses enfants!.. Jusque-là tout est si grand, même le désespoir de l'infortunée, qui dut être immense comme ses joies délirantes et ses extases, dont les rêves lui ont tout fait oublier, qu'on reste sans voix pour la blâmer… on la suit par la pensée dans la retraite où l'amour passionné d'un homme de génie la dédommageait de tant de biens perdus, et on sourit devant cette puissance du cœur frappant de nullité toutes les voix du monde! Moi-même je suis demeurée sans force pour blâmer devant l'excès de ce bonheur assez grand pour avoir fait oublier à une femme qu'elle était épouse et mère… Enfin, je comprenais son délire tout en la plaignant… lorsque tout-à-coup cette femme sort de sa retraite enchantée, où l'amour ne lui suffit plus!.. Il lui faut le soleil du ciel; la lumière des yeux de son amant ne l'éclaire plus! Les voix du monde ont franchi le mur d'airain qu'elle-même avait élevé entre elle et lui… Elle a reparu tout-à-coup au milieu de ses fêtes!.. Oh! que j'ai souffert pour elle!.. Que de regards moqueurs!.. que de sourires de dédain!.. et l'amertume de ces blessures, redoublées encore par le peu de droit qu'avaient celles qui les faisaient!.. et cette souffrance que j'ai ressentie pour elle, victime volontaire, quelle a dû être sa violence!.. Elle est pourtant demeurée… Est-ce de la résignation? – Non. – Elle serait sans but, et la résignation en a toujours un… Serait-ce un sacrifice offert à l'homme qu'elle aime? – Non. – Il serait sans dignité et porterait même avec lui une teinte humiliante, qui, de tout ce qui est opposé au charme de l'amour, est sans doute le poison le plus mortel.. Une femme n'est adorée que parée d'une couronne de fleurs ou de laurier… La couronne d'épines ne fait incliner que sur la tête d'un Dieu!.. Quel est donc le motif qui fait ainsi franchir le seuil de sa retraite à cette femme?.. J'ai peur, pour elle et son bonheur, que ce ne soit au contraire aucun motif, mais l'entier oubli de tout respect humain.
166Sa nièce madame Marmontel, Marmontel, qui vivait encore, et ses enfants, d'autres neveux ou nièces. Il était le quatorzième enfant de sa famille nombreuse: qu'on juge des parents à tous les degrés.
167J'écrivis cette remarquable conversation, comme cela m'arrivait alors fort souvent, le soir en me couchant, et je n'en ai pas perdu un mot.
168Juillet 1794.
169Cette pensée de l'abbé Morellet fut entre lui et moi le sujet de beaucoup de vives querelles. Je soutenais le contraire parce que je le pense. Je terminerai cet article, relatif à la boucherie nationale, par une remarque bien triste: c'est que c'est sans aucun doute l'ouvrage le plus remarquablement bien écrit de l'abbé Morellet. Il m'en a lu plusieurs passages que j'ai admirés… Il y a une diction pure, une sorte d'élégance qui frappe même en opposition avec cet horrible sujet.
170L'abbé Morellet était d'une force de corps peu commune. Ceux qui l'ont connu peuvent se rappeler sa structure osseuse et sa forte charpente.
171Depuis le siége et les massacres on l'appelait ainsi.