Free

Histoire des salons de Paris. Tome 1

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Histoire des salons de Paris. Tome 1
Font:Smaller АаLarger Aa

INTRODUCTION

C'est une matière grave à traiter dans les annales d'un pays comme la France, que l'Histoire des salons de Paris. Depuis une certaine époque, cette histoire se trouve étroitement liée à celle du pays, et surtout aux intrigues toujours attachées aux plans politiques qui si longtemps bouleversèrent le royaume. L'époque de la naissance de la société en France, dans l'acception positive de ce mot, remonte au règne du cardinal de Richelieu. En rappelant la noblesse autour du trône, en lui assignant des fonctions, créant pour elle des charges et des places, dont son orgueil devait jouir, Richelieu donna de la sécurité à la Couronne, sans cesse exposée par les caprices d'un grand seigneur, comme le duc de Bouillon, le duc de Longueville, le duc de Montbazon, et une foule d'autres qui, plus libres dans leurs châteaux, étaient conspirateurs par état et par goût. La réunion de tous ces grands noms autour du trône lui donna plus que de la sécurité, il en doubla la majesté; mais aussi le premier coup fut porté à la noblesse: elle n'eut plus dès-lors de ces grandes entreprises à conduire, qui mettaient en péril à la fois la tête des conspirateurs et le sort de l'État. Richelieu, avec cette justesse de coup d'œil qui lui fit voir le mal sous toutes ses faces, le conjura en appelant la noblesse au Louvre; mais il ne put l'empêcher de conserver ce qui était inhérent à sa nature, toujours portée à l'intrigue et au mouvement. C'est ainsi que, même sous le ministère de Richelieu, on conspirait dans Paris chez les femmes de haute importance, telles que la princesse Palatine, madame de Chevreuse, madame de Longueville, et une foule de femmes toutes-puissantes par leur position dans le monde, leur esprit ou leur beauté… Avides de pouvoir, ces mêmes femmes saisirent, aussitôt qu'elles le comprirent, le moyen que le cardinal lui-même leur avait laissé. Elles régnaient avant dans une ville éloignée, un château-fort habité par des hommes dont le meilleur et le plus agréable n'était souvent qu'un mal-appris; maintenant elles étaient au milieu de Paris, de ce lieu qui, même à cette époque, où il n'était pas embelli par tout le prestige de la Société Parisienne, de cette société qui si longtemps donna partout, en Europe, le modèle du goût et des façons parfaitement nobles et élégantes, formait déjà le parfait gentilhomme. Ce fut alors dans chaque maison particulière qu'il fallut chercher une reine donnant ses lois et dirigeant une opinion. C'est dans les Mémoires du cardinal de Retz, dans ce livre-modèle, qu'on peut reconnaître cette vérité, dans ceux de madame de Motteville. Voyez l'abbé de Gondy lui-même arrivant chez madame de Chevreuse. Suivez-le dans les détours qu'on lui fait parcourir une nuit, pour parvenir jusqu'à la duchesse, lorsqu'il est cependant l'ami de sa fille1. Vous le rencontrez ensuite dans les salons à peine organisés, avec M. de Beaufort, M. le duc de Nemours, M. de La Rochefoucauld, et vous êtes admis aux secrets importants de l'époque… Le salon de madame de Longueville, celui de Mademoiselle, de madame de Lafayette, deviennent comme des clubs à une époque révolutionnaire. Gaston, mannequin de l'abbé de Larivière, dirige tout du Palais-Royal, et la Cour elle-même n'est plus qu'un instrument.

Richelieu ne vécut pas assez pour voir l'effet de ce qu'il avait amené; mais Mazarin en comprit à la fois l'utilité et le danger, et devint plus surveillant que sévère: c'était ce qu'il fallait… Plus tard l'intrigue changea de forme et se réfugia dans des coteries littéraires et de société, lorsqu'après la Fronde, la France respira sous le règne de Louis XIV. Les bouquets de paille et les nœuds de ruban bleu2 ne se firent plus dans les salons les plus à la mode de Paris… Louis XIV devenait lui-même élégant et homme du monde… en même temps qu'il était le Roi le plus somptueux de l'Europe; la politique régnante fut l'amour et les intrigues de cour. Le roi, uniquement occupé de ses favorites, donnait ainsi le premier l'exemple de ce qu'il fallait faire, et les salons de Paris devinrent alors le théâtre de ce qui occupait le plus la génération de cette époque. Mais comme l'intrigue était essentiellement attachée à la haute société de Paris, on vit les salons ne s'occuper que des horreurs de la Brinvilliers et de la Voisin. La sorcellerie elle-même s'introduisit dans les sociétés intimes, et lorsque la Chambre des poisons fut instituée, on vit comparaître à la barre d'une chambre ardente les premiers noms de France3.

Plus tard, cette société toujours plus puissante prit une force que le temps lui avait préparée et qui parfois se trouva être à l'unisson du pouvoir royal… Louis XIV vit souvent, malgré son absolutisme, dominer sa volonté par celle d'une femme, comme madame des Ursins, la princesse Palatine4, ou par toute autre unie par le cœur ou par l'intrigue à la force contre l'autorité royale… Et plus près de lui, madame de Lafayette, madame de la Suze, madame Scarron, madame de Sévigné, exerçaient un pouvoir souverain qui balançait le sien… À mesure que le temps s'écoulait, cette société élargissait sa base, et prenait une attitude plus imposante et plus formidable. L'hôtel de Rambouillet rendait des arrêts… et le salon de madame de Sévigné était redouté de ceux qu'on y jugeait.

La fin du règne de Louis XIV fut une autre époque où la société de Paris prit un nouvel accroissement. Les femmes, vraiment souveraines, par de nouveaux arrangements, maintinrent le plus longtemps possible ce pouvoir qui leur était donné par cette réunion d'individus autour d'une même personne. Le Régent vint ensuite… Ce fut alors que ce qu'on nommait la Société, et ce dont on a complètement perdu le souvenir, se forma sous de nouvelles formes… L'amour occupait toutes les têtes et remplissait d'ailleurs la vie de chaque personne ayant quelque importance. L'amour était tout alors… Les grands seigneurs, les grandes dames, les princes du sang, le Roi lui-même, tous ne songeaient qu'à l'amour, et s'il se trouvait quelque noble pensée au travers de ce code amoureux, elle était étouffée sous le poids de tout le reste; l'esprit était lui-même subordonné à cette manie amoureuse… Si un peintre faisait un tableau d'histoire, c'était Diane de Poitiers et Henri III, Henri IV et Gabrielle; c'était Hercule aux pieds d'Omphale, et à tout cela la figure de Louis XV5. Si on faisait un poëme, c'était l'art d'aimer!.. et d'autres platitudes semblables; mais insensiblement on arriva à une époque de transition, et cette époque était le triomphe philosophique… Mais encore dans cette nouvelle régénération, bien que les travaux de plusieurs siècles eussent préparé l'esprit humain à recevoir ce baptême de lumière, il dut subir l'influence de l'esprit du moment. L'institution des Académies avait été un autre bienfait de Richelieu, car avant lui, l'instruction publique se composait d'études scolastiques. L'établissement des Académies fut une époque lumineuse dans l'histoire de l'esprit humain, et devint sensible à ce code des beaux-arts… Le dix-septième siècle fut même l'âge héroïque de la monarchie française; et ce fut dans les sociétés intimes, les salons les plus renommés par l'esprit de celle qui les présidait, que se formèrent de beaux esprits et que de beaux génies donnaient leur première lumière.

 

À dater de la moitié du dix-septième siècle, les passions séditieuses furent assoupies; le commerce des femmes réunies en un même lieu avait donné une tout autre physionomie à ces mêmes hommes qui, quelques années plus tôt, eussent été des hommes de fer, ne parlant qu'avec une épée à la main et n'invoquant que leur droit. Ce temps était passé: les fêtes, les plaisirs de la représentation, les passe-temps agréables, les bals, les comédies de société surtout, devinrent les amusements dominants et les plaisirs exclusifs… On trouvait dans ces distractions tout ce que l'amour pouvait donner de ses joies; on les demandait à ces réunions que nous avons nommées Société, et qui formèrent celle que, depuis, l'Europe s'honora si longtemps de suivre comme modèle.

Vers le milieu du dix-huitième siècle, la littérature devint donc plus intime avec la société particulière de ce qu'on appelait le beau monde. La littérature prit un autre caractère; mais, par un singulier effet, ce fut la haute classe qui reçut l'impression et la garda… La poésie et la littérature furent négligées, et la philosophie fut l'étude des plus fortes comme des plus jolies têtes: car les femmes se mêlèrent aussi de science et de philosophie… La littérature, la noblesse et la richesse se trouvèrent unies et formèrent une association que nous avons toujours vu prospérer, quoique la science abstraite ne se plaise guère dans les palais.

On peut, je crois, établir cette différence dans les deux siècles (le XVIIme et le XVIIIme): c'est que la littérature n'a eu aucune influence sur le gouvernement du règne de Louis XIV… L'indépendance du Gouvernement était positive quant aux opinions littéraires, et les grands écrivains du dix-septième siècle n'eussent-ils pas écrit, la monarchie n'en aurait aucunement souffert, et l'autorité serait demeurée intacte et respectée… La littérature ne corrigea que des ridicules, même dans un roi; tandis que la république des lettres, sous Louis XV et déjà sous le Régent, fut d'une telle influence, que si l'on retranchait à ce siècle, en faisant un tableau, les écrits de J. – J. Rousseau, de Voltaire, de Raynal, d'Helvétius, de Mably, Diderot, Necker, etc., etc., vous ôteriez au siècle son génie, son caractère particulier, à la génération qui lui a succédé, ses nouvelles doctrines et ses opinions actives puissantes; et ces opinions qui ont tant influé sur la France et tout changé dans sa vieille organisation. La grande influence et surtout l'influence rapide qui se communiqua à la nation entière, eut pour cause première les réunions sociales entre soi, et notamment celles qui eurent lieu sous le règne de Louis XVI, depuis la fin de Louis XV… Le salon de madame Geoffrin, celui de madame du Deffant, de la duchesse de Choiseul, de la maréchale de Luxembourg surtout, tout le monde élégant de la Cour, se trouvait réuni sur le pied de l'égalité avec les gens de lettres qui dominaient alors la société de France. Cette époque est remarquable, et remarquable à constater… Un fait qui l'est plus encore est le moment où la Reine, abandonnant son souper royal et l'étiquette la plus ordinairement suivie, se rendait chez la duchesse Jules de Polignac pour y souper sans cérémonie, et y faire de la musique, en étant accompagnée par Gluck… n'étant enfin qu'une personne du monde, et ne voulant compter dans le cercle de madame la duchesse de Polignac que comme une personne de plus dans la société. Avec l'étiquette s'en est allé le respect. Ces changements ont été d'une haute importance dans les affaires de la France… C'est des salons de Paris que les discours de l'Assemblée Constituante allaient à la tribune, c'était dans les salons de Paris qu'on minutait les attaques et les répliques de ces adversaires de si grand talent qui ont combattu dans cette arène mémorable!..

Voilà ce que je me propose de reproduire, ou tout au moins de rappeler; voilà le tableau que je mettrai sous les yeux. Je le ferai d'une main et d'un esprit impartial. Il faut du courage pour peindre des temps aussi près de nous; mais la vérité contribue tellement à mieux faire ce qu'on entreprend, que, par intérêt pour soi-même, il faut la prendre pour règle.

Le moment de la plus grande influence des lettres sur la nation fut celui où la littérature déserta les écoles, pour faire ses cours dans les salons. Cette époque est celle du règne de Louis XVI et la fin de Louis XV.

À cette époque, la jeunesse de vingt-cinq ans, de trente ans, était toute faite, toute instruite, toute pénétrée des maximes philosophiques, et s'attendant aux plus grands mouvements politiques; la république des lettres avait précédé la Révolution, et lorsque l'abbé Raynal publia la cinquième édition de son histoire des Indes, il trouva la nation tout occupée de son livre et des troubles d'Amérique. Cependant je ne suis pas de l'avis de ceux qui attribuent aux philosophes les malheurs de la Révolution: elle fut sanglante parce qu'une telle commotion ne se peut faire sans douleur et sans quelques malheurs particuliers. L'abbé Raynal racontait lui-même que, lorsqu'il était prêtre, il prêchait et disait des choses pour nous qu'il ne croyait pas. Je crois donc avec raison que la philosophie a amené la Révolution, mais je nie qu'elle ait fait ses malheurs.

Au commencement du règne de Louis XVI et même depuis 68, il y avait à Paris des réunions périodiques dont l'histoire n'est point écrite et qui, cependant, tient à la nôtre essentiellement: les gens de lettres confondus avec la plus élégante société de Paris, la plus riche et la plus haute classe, professaient dans un salon meublé avec un luxe asiatique, après un dîner d'une exquise recherche, avec plus de contentement que dans une halle ouverte à tous les vents. Les hommes les plus éclairés étaient admis chez madame Geoffroy, madame du Deffant, le baron d'Holbach, Helvétius, Lavoisier, madame de Bourdic, madame de Genlis, madame Necker, madame Fanny de Beauharnais, la duchesse de Brancas, dont le salon était le rendez-vous d'hommes de la plus haute capacité, et une foule d'autres maisons où l'esprit du monde aidait au talent et même au génie à se faire comprendre de la foule. On y discutait les ouvrages qui paraissaient périodiquement ou chaque jour; les femmes, avides de s'instruire, demandaient des explications qu'elles ne comprenaient pas toujours, mais qui plus tard leur devinrent familières et leur font aujourd'hui prendre en pitié le temps où elles pouvaient être arrêtées par de semblables niaiseries.

Les salons de Paris étaient donc alors de vraies écoles, où l'on professait sans la pédanterie scolastique, et madame Necker et madame Rolland étaient les deux chefs dans ces nouvelles arènes où l'esprit comparaissait sous toutes les formes, madame Necker pour la défense des idées religieuses, madame Rolland pour celle des pensées libérales, qui, à cette époque, causaient déjà un mouvement prononcé, et toutes deux donnaient une impulsion à la machine. Les salons étaient aussi une arène où combattaient les philosophes et les économistes: ils avaient leurs disciples, leurs séides mêmes, et le fanatisme pour leur cause allait jusqu'au plus sérieux des engagements; ils étaient gens de bien en général, et leurs intentions étaient pures. Ils étudiaient l'homme: c'était lui, c'était la nature qu'ils étudiaient. Le seizième siècle avait vu les savants approfondir les études les plus abstraites. Les moralistes, les écrivains religieux, les traducteurs du grec et du latin, les commentateurs enfin, avaient rempli le seizième siècle; l'esprit fatigué se reposait, au dix-septième, dans la poésie, et l'imagination délassait la faculté savante; mais toutes les immenses portées fatiguent l'esprit humain: autour de lui, d'ailleurs, que voyait-il? une dégénération complète, une corruption de mœurs qui tendait à la chute, à l'écroulement de tout en ce monde. Le moyen de chanter une pareille époque! Alors, on s'attacha à connaître et à faire connaître l'homme, et la nature: c'est ainsi que le règne philosophique a commencé. Ce n'est pas que le siècle de Louis XIV n'ait produit de grands savants, et Pascal à lui seul répond pour tout un siècle6! et que celui de Louis XV n'ait donné des poëtes qui méritent ce nom; mais il faut reconnaître que le dix-septième siècle a été celui de l'imagination, et le suivant, celui de la vérité: après Racine, la lyre poétique se détendit et la muse de la France ne la remonta pas pour Dorat, et toute cette troupe qui n'avait de poétique que le nom; mais des hommes tels que Lavoisier, Darcet, Bailly, Buffon, Franklin, etc., méritent la reconnaissance nationale…

Nous montrerons, en regard de ces savants estimables dans leurs travaux comme dans leur caractère privé, plusieurs hommes dont l'existence bizarre révèle plus d'intrigue que de vraie science… les Martinistes, Cagliostro, Bleton, Mesmer, Delon, les somnambules et tous leurs sectateurs, dont les fantastiques rêveries ont jeté parmi nous des semences de folie et de sinistres malheurs!.. La doctrine des attractions morales fit malheureusement trop de prosélytes; et dans une ville comme Paris, jusqu'où pouvait aller le fanatisme!.. jusqu'où pouvait aller l'esprit d'une génération blasée, à qui une voix mystérieuse promettait des moyens inusités et puissants pour exciter ou éprouver des sensations inconnues!.. Il y a dans l'histoire de cette époque des faits bien curieux à rapporter. J'en dirai quelques-uns en leur temps… Mais il y a toutefois une grande différence à établir entre le magnétisme et le mesmérisme. Mesmer, homme habile et spirituel, possédant de l'instruction pratique et de la science apprise, avait des déraisonnements spécieux à l'aide desquels il subjuguait les esprits même les plus incrédules… Je compte donner une description du salon de Mesmer, et d'une séance autour de son baquet magnétique, avec tous les détails de cette science pratiquée alors par des hommes qui faisaient du tort à une science positive que, moi-même, après l'avoir combattue, j'ai en partie reconnue. Le magnétisme peut donc exister, mais les jongleries du sauveur du genre humain, comme s'appelait Mesmer lui-même, voilà ce que je ne puis approuver… Ce n'est pas d'après la querelle de l'Académie royale de Médecine et de l'Académie des Sciences, qui toutes deux le proclamaient le plus adroit des charlatans, que je résume mon opinion; je l'appuie sur une base plus certaine: c'est sur le sentiment et l'avis de MM. Lavoisier, Bailly, Franklin, Guillotin, Darcet, Leroy, etc., etc., que je règle le mien.

Les salons de Paris, à l'époque dont je parle, étaient séparés en deux camps, comme quelques années avant, au temps des Gluckistes et des Piccinistes; il y avait alors des sujets d'intérêt bien autrement vifs, qui devaient absorber jusqu'à la volonté de ceux qui avaient une existence: les mesméristes et les académiciens se livrèrent à tout ce que cette lutte bruyante put inspirer des deux côtés. Toutefois Mesmer fut bien autrement en faveur auprès de ses partisans, que Gluck ne le fut jamais auprès des siens.

Le nouveau genre de littérature adopté dans le dix-huitième siècle était, comme toutes les littératures en France, favorable à la conversation ou plutôt à la discussion. Pour bien comprendre les différents personnages qui seront cités dans cet ouvrage, il faut suivre plusieurs d'entre eux, pour expliquer ensuite plus aisément l'intérieur de quelques-uns de ces salons, notamment à l'époque un peu obscure pour la dissemblance des opinions qui existaient déjà dans le monde, et surtout le monde de la haute classe, un peu avant la Révolution.

Aux querelles des économistes, à celles des mesméristes, des gluckistes, à celle plus sérieuse des philosophes et du parti religieux, s'étaient jointes d'autres querelles qui, elles-mêmes, n'en étaient que des subdivisions. Mais leur objet n'en était pas moins très-sérieux, et amenait de nouveaux sujets de discussion, aussitôt que vingt personnes étaient ensemble; les femmes elles-mêmes se mettaient sur les rangs pour combattre, et cela avec d'autant plus de raison que c'était presque toujours une querelle de famille7. Cette nouvelle discorde venait de la lutte éclatante entre les évêques pieux et les évêques philosophes; les gens sensés y voyaient un sujet d'alarme et de dissolution, et les autres au moins un sujet de scandale. M. de Juigné, archevêque de Paris, était le chef du parti pieux; son acolyte, plus hardi que lui, M. de Beauvais, évêque de Senez, tonnait courageusement du haut de la chaire de vérité devant le feu roi:

 

«Encore quarante jours, et Ninive sera détruite!» disait ce nouveau prophète…

Et quarante jours après, le Roi était sur la première marche de l'escalier mortuaire à Saint-Denis!..

Ce fut lui qui, dans l'oraison funèbre de Louis XV, disait encore: Le peuple n'a pas le droit de parler, mais il a sans doute celui de se taire!.. et son silence alors est la leçon des rois!

Belle et méditative parole prononcée sur la tombe encore ouverte d'un roi dont le règne corrompu n'inspira à ses sujets que mépris et colère! M. Dulau était aussi un des orateurs religieux les plus remarquables; il était archevêque d'Arles, et éminemment distingué, non-seulement dans les affaires ecclésiastiques, mais habile comme homme du monde en ce qu'il savait faire tourner à l'avantage de son parti les moindres circonstances qui naissaient devant lui au milieu d'un salon. Il était admirable lorsqu'il se mettait à réfuter l'abbé Raynal, ou M. de Malesherbes, ou M. Turgot. C'était en effet un sujet digne d'attention, que de voir ces hommes, dont l'âme et le cœur ne respiraient que la vertu et l'amour du bien, différer largement d'opinions sur plusieurs points. Ces partis se trouvaient en présence chez le cardinal de Luynes, prélat d'une simplicité apostolique avec les lumières et les profondes connaissances d'un membre de l'Académie des Sciences. On rencontrait chez lui, en même temps, et l'évêque de Senez et M. de Pompignan, prélat d'une haute piété, l'archevêque de Toulouse et l'abbé de Périgord, aujourd'hui monsieur de Talleyrand, avec M. de Beaumont.

C'est ce parti religieux, censuré d'abord pour la sévérité de ses principes, persécuté même ensuite, qui le 2 septembre disait à ses bourreaux:

«Vous nous égorgerez… mais vous n'obtiendrez pas le serment que vous voulez imposer à nos consciences!..»

Le salon de M. de Juigné était un des lieux les plus remarquables pour y entendre tonner la parole de vérité.

Cette querelle religieuse fut un des sujets les plus actifs de trouble et d'agitation.

Vinrent ensuite M. de Calonne et M. Necker… La Reine, qu'on a calomniée dans ses intentions, mais qu'il est difficile d'excuser dans ses actions à cette malheureuse époque, la Reine jouissait de la plus grande influence, et son crédit pouvait faire nommer un contrôleur-général des Finances, charge qui faisait alors reculer les plus intrépides. Dirigée par madame Jules de Polignac8, elle voulut remplacer M. d'Ormesson, dont les scrupules fatiguaient la Cour; le trésor était vide. Un homme éclairé, un homme intègre, n'eût pas osé se charger d'un tel fardeau: M. de Calonne, qui avait une réputation mal établie, ou plutôt qui n'avait rien à perdre, l'osa.

Ce moment fut celui où les agitations de société furent le plus excitées. M. de Calonne, très-hardi, très-spirituel, possédant le talent de préparer et faire des actions odieuses dans l'exercice du fisc, et de tenir en même temps un langage de folie et de légèreté bien analogue à la langue de ce pays de cour, qui alors n'agissait que pour le démolissement de la monarchie, M. de Calonne avait un parti nombreux parmi des noms qui pouvaient beaucoup. Mais comme le parti de M. de Maurepas, qui voulait M. Necker, était aussi très-puissant, il ne fut pas muet dans cette circonstance importante: les pamphlets, les chansons, les lettres anonymes, inondèrent la société de Paris et de Versailles; la finance et la Cour, complètement mêlées par les mariages, prirent parti suivant leurs affections et leurs alliances. Il suivit de tout ce tumulte que la société devint une arène, un forum où les causes se jugeaient, plaidées par des femmes, des hommes jeunes et vieux, des gens de tout état raisonnant sur toutes choses; la raison n'en était pas mieux servie, mais la conversation y gagnait et était des plus animées, car nous n'étions pas encore arrivés au point où nous nous voyons. Nous disputons aujourd'hui; alors on parlait, et tout au plus on discutait quand les avis différaient. La Révolution, qui vit éclore des opinions exagérées dans leurs expressions comme dans ce qu'elles inspiraient, nous donna, et nous a laissé ces paroles acerbes, ces mots injurieux, pour lesquels il faut une voix assez élevée pour l'emporter sur celle de son adversaire, qui, oubliant quelquefois le nom, le sexe et la qualité de la personne avec laquelle il se trouve en différence de sentiments, crie de manière à couvrir la voix la plus étendue. Voilà pour expliquer un des premiers changements qui ont eu lieu dans la bonne compagnie de Paris.

Mais, avant cette époque, il était survenu, dans le monde sociable de la Cour et de Paris, des événements qui devaient avoir une grande influence sur la destinée du pays: je veux parler de la scission qu'amena la querelle des parlements mêlée à celle des jésuites. Les deux armées une fois en présence, le combat ne tarda pas à s'engager, et la Reine, qui était à la tête du parti des parlements anéantis et exilés, se vit ainsi en butte aux vives attaques du parti contraire, qui était celui du parlement Maupeou. Je rappelle ce fait comme très-important, parce qu'il explique les causes de la première secousse donnée à l'édifice de la société des gens du monde, qui se trouvèrent eux-mêmes mêlés dans ces querelles.

Ces deux partis étaient forts; mais celui dont l'opinion était contraire à celle de la Reine devait lui nuire grandement par la suite, quoique ce parti fût contre les idées philosophiques que le siècle accueillait. Voici la liste des principaux chefs de ces deux partis.

À la tête de celui des parlements exilés par Louis XV, étaient:

La Reine;

Le comte d'Artois;

Le duc d'Orléans;

Le duc de Chartres;

Le prince de Conti;

La majorité des pairs du royaume;

Le duc de Choiseul et sa faction;

Le comte de Maurepas;

La minorité du clergé janséniste et son parti;

Les évêques philosophes;

Une partie des gens de lettres.

Parti des parlements établis par M. de Maupeou.

Monsieur;

Les trois tantes de Louis XVI (madame Adélaïde, madame Victoire, et madame Louise, la religieuse carmélite);

Le duc de Penthièvre;

Le chancelier de France;

La minorité des pairs, spécialement le maréchal de Richelieu et le duc d'Aiguillon;

Tout le reste de l'ancien ministère de Louis XV, et ce qui tenait à lui et au Dauphin, père de Louis XVI;

La majorité du clergé, ayant à sa tête Christophe de Beaumont, archevêque de Paris;

Les jésuites et leur parti;

Les dévotes de la Cour, ayant à leur tête madame de Marsan.

C'était alors qu'il aurait fallu un homme à forte tête comme Napoléon. Ce système de fusion qu'il regardait, justement, comme seul susceptible de sauver la France, c'était dans cette circonstance qu'il le fallait établir; il fallait des deux parlements n'en faire qu'un: car il était évident qu'une dispute entre ces deux corps, voulant ressaisir et conserver le pouvoir, devait amener une catastrophe. Qu'on approfondisse les causes des combats que se livrèrent ces deux partis: c'était la liberté naissante se heurtant contre le despotisme; la religion contre la philosophie; l'autorité absolue contre l'autorité tempérée; mais il n'est pas donné à tous les esprits de comprendre et de connaître le prix des amalgames politiques. Une telle mesure effraie, et souvent elle aurait tout sauvé.

Si l'exemple était jamais de quelque utilité, on pourrait, en regardant autour de soi, juger de la vérité de la bonté du système de fusion, surtout après de longs malheurs dans une nation… lorsqu'elle a été frappée tour à tour et du glaive et du feu par tous les partis: alors elle en arrive d'elle-même à cette fusion nécessaire.

Voyez la Suisse: le résultat de sa guerre de liberté fut de lui donner tous les gouvernements; sa paix intérieure fut la conséquence de cette fusion.

Voyez l'Amérique: après sa lutte avec la mère patrie pour jouir du repos, elle créa un gouvernement mixte, qui tient de l'aristocratie, de la démocratie, et tout à la fois de la royauté et de la république.

Voyez l'Angleterre:… que de querelles ont précédé son système de grande fusion!.. Tour à tour gouvernée par des tyrans, de grands chefs, saccagée, pillée, épuisée par tous ces partis, le corps de la nation réunit ses enfants, et tout fut d'accord: c'est à cette transaction peut-être que l'Angleterre doit sa gloire.

Voyez la France elle-même; voyez Henri IV:… après avoir hésité… il appela dans son conseil des ligueurs et des royalistes, des huguenots et des catholiques; il donna l'édit de Nantes… Que fit Louis XIV en le révoquant?.. Mais à l'époque dont je parle ici, c'est-à-dire dans la première période du règne de Louis XVI, la fusion n'était peut-être possible que pour un homme plus fort que lui. Il fallait donc subir toutes les funestes conséquences du choc journalier de deux partis dont les combattants se trouvaient souvent dans l'intimité l'un de l'autre, quelquefois de la même famille!.. Cette querelle entre les deux partis jette un grand jour sur l'opposition qu'on voyait exister entre la Reine et ses tantes, ainsi que plusieurs autres personnes de la famille royale, et explique, quant à elle, l'inimitié qu'elle portait aux Maurepas et aux Vergennes… qui déjà lui étaient odieux comme ayant cherché à s'opposer à son mariage.

Quant aux conséquences funestes pour la Reine, les voici.

M. de Maupeou, qui était à la tête du parti contraire aux parlements exilés, comprit tout ce qu'il avait à craindre d'une association entre le frère du Roi et les premiers princes du sang: il fit aussitôt jouer une contre-mine. Ses moyens furent infâmes, mais efficaces: il fit circuler dans le monde que les rapports de la Reine avec le duc de Chartres n'étaient pas innocents… et cette infernale calomnie s'étendit jusqu'au comte d'Artois… Ce moyen tenté pour la détacher des deux princes ne servit qu'à la priver de la considération de la France!..

C'était donc avec la haine au cœur et le ressentiment des injures, que ces deux partis vivaient l'un près de l'autre et se voyaient chaque jour. Qu'on juge de l'effet de cette guerre sourde et intestine dans un pays où la société n'avait d'autre lieu de réunion que les salons de cinquante ou soixante maisons qui alors recevaient. Toutefois, on ne s'apercevait jamais d'aucune mésintelligence; le bon goût, les excellentes manières, dominaient encore, et pour longtemps du moins il y avait sécurité pour l'apparence. Par degrés tout s'est effacé; on s'est accoutumé à se dire en face des choses pénibles, et les disputes ont remplacé l'urbanité et la douceur des relations, et surtout cette douce paix, condition la plus positive pour que la vie habituelle puisse être heureuse et légère à porter!

1«Je la trouvai dans la chambre d'une de ses femmes; mademoiselle de Chevreuse et moi, nous nous assîmes sur une malle, et là nous parlâmes des affaires du moment, qui étaient bien alarmantes.»
2Signes de ralliement de la Fronde.
3La duchesse de Bouillon, la comtesse de Soissons, le maréchal de Luxembourg! et tant d'autres noms fameux parmi les plus respectés.
4Anne de Gonzague, fille de Charles de Gonzague, duc de Nevers, puis de Mantoue, femme d'Édouard, comte palatin du Rhin. Elle était la plus intrigante personne du monde, très-dévouée à Mazarin et à Anne d'Autriche. Bossuet, qui était homme de cour en même temps qu'orateur, parle d'elle avec beaucoup de finesse dans son oraison funèbre: «Toujours fidèle à la reine Anne, dit-il, elle eut le secret de cette princesse et celui de tous les partis, tant elle était pénétrante, tant elle savait gagner les cœurs.»
5Voir le compte-rendu de l'exposition de l'époque.
6Je sais que je m'attirerai des reproches en disant que Voltaire n'est pas poëte… On ne l'est pas cependant pour avoir fait des poésies légères, quelque parfaites qu'elles soient… Quel nom donnerez-vous à l'Arioste!.. au Tasse?..
7Voici à ce sujet un mot du prince de Conti le père. Son fils, le comte de la Marche, prit parti pour le parlement Maupeou; le vieux prince était pour l'ancienne magistrature, et pensait que la France était perdue si elle demeurait exilée. «Je savais bien, dit-il un jour devant cent personnes, que le comte de la Marche était mauvais fils, mauvais père et mauvais mari, mais je ne le croyais pas mauvais citoyen.»
8Il n'est que trop vrai que, dans l'origine, la Reine fut pour ce malheureux choix!..