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XII – Le premier repas du convalescent

Le messager que Léon avait envoyé à Moret ne pouvait pas y arriver avant sept heures. En supposant qu'il trouvât ces dames à table chez leurs hôtes, que la grande nouvelle abrégeât le dîner et qu'on mît aisément la main sur une voiture, Clémentine et sa tante seraient probablement à Fontainebleau entre dix et onze heures. Le fils de Mr Renault jouissait par avance du bonheur de sa fiancée. Quelle joie pour elle et pour lui, lorsqu'il lui présenterait l'homme miraculeux qu'elle avait défendu contre les horreurs de la tombe, et qu'il avait ressuscité à sa prière!

En attendant, Gothon, heureuse et fière autant qu'elle avait été inquiète et scandalisée, mettait un couvert de douze personnes. Son compagnon de chaîne, jeune rustaud de dix-huit ans, éclos dans la commune des Sablons, l'assistait de ses deux bras et l'amusait de sa conversation.

– Pour lors, mam'selle Gothon, disait-il en posant la pile d'assiettes creuses, c'est comme qui dirait un revenant qu'a sorti de sa boîte pour bousculer le commissaire et le souparfait!

– Revenant si on veut, Célestin; sûr et certain qu'il revient de loin, le pauvre jeune homme; mais revenant n'est peut-être pas un mot à dire en parlant des maîtres.

– C'est-il donc vrai qu'il va être notre maître aussi, celui-là? Il en arrive tous les jours de plusse. J'aimerais mieux qu'il arriverait des domestiques ed'renfort!

– Taisez-vous, lézard de paresse! Quand les messieurs donnent pourboire en s'en allant, vous ne vous plaignez pas de n'être que deux à partager.

– Ah ouiche! j'ai porté pus de cinquante siaux d'eau pour le faire mijoter, votre colonel, et je sais ben qu'il ne me donnera pas la pièce, n'ayant pas un liard dans ses poches! Faut croire que l'argent n'est pas en abondance dans le pays d'oùs qu'il revient!

– On dit qu'il a des testaments à hériter du côté de Strasbourg; un monsieur qui lui a fait tort de sa fortune.

– Dites donc, mam'selle Gothon, vous qui lisez tous les dimanches dans un petit livre, oùs qu'il pouvait être logé, not' colonel, du temps qu'il n'était pas de ce monde?

– Eh! en purgatoire, donc!

– Alors, pourquoi que vous ne lui demandez pas des nouvelles de ce fameux Baptiste, vot' amouroux de 1837, qui s'a laissé dévaler du haut d'un toit, dont vous lui faites dire tant et tant de messes? Ils ont dû se rencontrer par là.

– C'est peut-être bien possible.

– À moins que le Baptiste n'en soit sorti, depuis le temps que vous payez pour ça!

– Hé ben! j'irai ce soir dans la chambre du colonel, et comme il n'est pas fier, il me dira ce qu'il en sait… Mais, Célestin, vous n'en ferez donc, jamais d'autres? Voilà encore que vous m'avez frotté mes couteaux d'entremets en argent sur la pierre à repasser!

Les invités arrivaient au salon, où la famille Renault s'était transportée avec Mr Nibor et le colonel. On présenta successivement à Fougas le maire de la ville, le docteur Martout, maître Bonnivet, notaire, Mr Audret, et trois membres de la commission parisienne; les trois autres avaient été forcés de repartir avant le dîner. Les convives n'étaient pas des plus rassurés: leurs flancs meurtris par les premiers mouvements de Fougas leur permettaient de supposer qu'ils dîneraient peut-être avec un fou. Mais la curiosité fut plus forte que la peur. Le colonel les rassura bientôt par l'accueil le plus cordial. Il s'excusa de s'être conduit en homme qui revient de l'autre monde. Il causa beaucoup, un peu trop peut-être, mais on était si heureux de l'entendre, et ses paroles empruntaient tant de prix à la singularité des événements, qu'il obtint un succès sans mélange. On lui dit que le docteur Martout avait été un des principaux agents de sa résurrection, avec une autre personne qu'on promit de lui présenter plus tard. Il remercia chaudement Mr Martout, et demanda quand il pourrait témoigner sa reconnaissance à l'autre personne.

– J'espère, dit Léon, que vous la verrez ce soir.

On n'attendait plus que le colonel du 23ème de ligne, Mr Rollon. Il arriva, non sans peine, à travers les flots de peuple qui remplissaient la rue de la Faisanderie. C'était un homme de quarante-cinq ans, voix brève, figure ouverte. Ses cheveux grisonnaient vaguement, mais la moustache brune, épaisse et relevée, se portait bien. Il parlait peu, disait juste, savait beaucoup et ne se vantait pas: somme toute, un beau type de colonel. Il vint droit à Fougas et lui tendit la main comme à une vieille connaissance.

– Mon cher camarade, lui dit-il, j'ai pris grand intérêt à votre résurrection, tant en mon propre nom qu'au nom du régiment. Le 23ème, que j'ai l'honneur de commander, vous révérait hier comme un ancêtre. À dater de ce jour, il vous chérira comme un ami.

Pas la moindre allusion à la scène du matin, où Mr Rollon avait été foulé aussi bien que les autres.

Fougas répondit convenablement, mais avec une nuance de froideur:

– Mon cher camarade, dit-il, je vous remercie de vos bons sentiments. Il est singulier que le destin me mette en présence de mon successeur, le jour même où je rouvre les yeux à la lumière; car enfin je ne suis ni mort ni général, je n'ai pas permuté, on ne m'a pas mis à la retraite, et pourtant je vois un autre officier, plus digne sans doute, à la tête de mon beau 23ème. Mais si vous avez pour devise «Honneur et courage» comme j'en suis d'ailleurs persuadé, je n'ai pas le droit de me plaindre et le régiment est en bonnes mains.

Le dîner était servi. Mme Renault prit le bras de Fougas. Elle le fit asseoir à sa droite et Mr Nibor à sa gauche. Le colonel et le maire prirent leurs places aux côtés de Mr Renault; les autres convives au hasard et sans étiquette.

Fougas engloutit le potage et les entrées, reprenant de tous les plats et buvant en proportion. Un appétit de l'autre monde!

– Estimable amphitryon, dit-il à Mr Renault, ne vous effrayez pas de me voir tomber sur les vivres. J'ai toujours mangé de même; excepté dans la retraite de Russie. Considérez d'ailleurs que je me suis couché hier sans souper, à Liebenfeld.

Il pria Mr Nibor de lui raconter par quelle série de circonstances il était venu de Liebenfeld à Fontainebleau.

– Vous rappelez-vous, dit le docteur, un vieil Allemand qui vous a servi d'interprète devant le conseil de guerre?

– Parfaitement. Un brave homme qui avait une perruque violette. Je m'en souviendrai toute ma vie, car il n'y a pas deux perruques de cette couleur-là.

– Eh bien! c'est l'homme à la perruque violette, autrement dit le célèbre docteur Meiser, qui vous a conservé la vie.

– Où est-il? je veux le voir, tomber dans ses bras, lui dire…

– Il avait soixante-huit ans passés lorsqu'il vous rendit ce petit service: il serait donc aujourd'hui dans sa cent quinzième année s'il avait attendu vos remerciements.

– Ainsi donc il n'est plus! La mort l'a dérobé à ma reconnaissance!

– Vous ne savez pas encore tout ce que vous lui devez. Il vous a légué, en 1824, une fortune de trois cent soixante-quinze mille francs, dont vous êtes le légitime propriétaire. Or comme un capital placé à cinq pour cent se double en quatorze ans, grâce aux intérêts composés, vous possédiez, en 1838, une bagatelle de sept cent cinquante mille francs; en 1852, un million et demi. Enfin, s'il vous plaît de laisser vos fonds entre les mains de Mr Nicolas Meiser, de Dantzig, cet honnête homme vous devra trois millions au commencement de 1866, ou dans sept ans. Nous vous donnerons ce soir une copie du testament de votre bienfaiteur; c'est une pièce très instructive que vous pourrez méditer en vous mettant au lit.

– Je la lirai volontiers, dit le colonel Fougas. Mais l'or est sans prestige à mes yeux. L'opulence engendre la mollesse. Moi! languir dans la lâche oisiveté de Sybaris! Efféminer mes sens sur une couche de rosés, jamais! L'odeur de la poudre m'est plus chère que tous les parfums de l'Arabie. La vie n'aurait pour moi ni charmes ni saveur s'il me fallait renoncer au tumulte enivrant des armes. Et le jour où l'on vous dira que Fougas ne marche plus dans les rangs de l'armée, vous pourrez répondre hardiment: C'est que Fougas n'est plus!

Il se tourna vers le nouveau colonel du 23ème et lui dit:

– Ô vous, mon cher camarade, dites-leur que le faste insolent de la richesse est mille fois moins doux que l'austère simplicité du soldat! Du colonel, surtout! Les colonels sont les rois de l'armée. Un colonel est moins qu'un général, et pourtant il a quelque chose de plus. Il vit plus avec le soldat, il pénètre plus avant dans l'intimité de la troupe. Il est le père, le juge, l'ami de son régiment. L'avenir de chacun de ses hommes est dans ses mains; le drapeau est déposé sous sa tente ou dans sa chambre. Le colonel et le drapeau ne sont pas deux, l'un est l'âme, l'autre est le corps!

Il demanda à Mr Rollon la permission d'aller revoir et embrasser le drapeau du 23ème.

– Vous le verrez demain matin, répondit le nouveau colonel, si vous me faites l'honneur de déjeuner chez moi avec quelques-uns de mes officiers.

Il accepta l'invitation avec enthousiasme et se jeta dans mille questions sur la solde, la masse, l'avancement, le cadre de réserve, l'uniforme, le grand et petit équipement, l'armement, la théorie. Il comprit sans difficulté les avantages du fusil à piston, mais on essaya vainement de lui expliquer le canon rayé. L'artillerie n'était pas son fort; il avouait pourtant que Napoléon avait dû plus d'une victoire à sa belle artillerie.

Tandis que les innombrables rôtis de Mme Renault se succédaient sur la table, Fougas demanda, mais sans perdre un coup de dent, quelles étaient les principales guerres de l'année, combien de nations la France avait sur les bras, si l'on ne pensait pas enfin à recommencer la conquête du monde? Les renseignements qu'on lui donna, sans le satisfaire complètement, ne lui ôtèrent pas toute espérance.

– J'ai bien fait d'arriver, dit-il, il y a de l'ouvrage.

Les guerres d'Afrique ne le séduisaient pas beaucoup, quoique le 23ème eût conquis là-bas un bel accroissement de gloire.

– Comme école, c'est bon, disait-il. Le soldat doit s'y former autrement que dans les jardins de Tivoli, derrière les jupons des nourrices. Mais pourquoi diable ne flanque-t-on pas cinq cent mille hommes sur le dos de l'Angleterre? L'Angleterre est l'âme de la coalition, je ne vous dis que ça!

Que de raisonnements il fallut pour lui faire comprendre la campagne de Crimée, où les Anglais avaient combattu à nos côtés!

– Je comprends, disait-il, qu'on tape sur les Russes: ils m'ont fait manger mon meilleur cheval. Mais les Anglais sont mille fois pires! Si ce jeune homme (L'empereur Napoléon III) ne le sait pas, je le lui dirai. Il n'y a pas de quartier possible après ce qu'ils viennent de faire à Sainte-Hélène! Si j'avais été en Crimée, commandant en chef, j'aurais commencé par rouler proprement les Russes; après quoi je me serais retourné contre les Anglais, et je les aurais flanqués dans la mer, qui est leur élément!

On lui donna quelques détails sur la campagne d'Italie et il fut charmé d'apprendre que le 23ème avait pris une redoute sous les yeux du maréchal duc de Solferino.

– C'est la tradition du régiment, dit-il en pleurant dans sa serviette. Ce brigand de 23ème n'en fera jamais d'autres! La déesse des Victoires l'a touché de son aile.

Ce qui l'étonna beaucoup, par exemple, c'est qu'une guerre de cette importance se fût terminée en si peu de temps. Il fallut lui apprendre que depuis quelques années on avait trouvé le secret de transporter cent mille hommes, en quatre jours, d'un bout à l'autre de l'Europe.

– Bon! disait-il, j'admets la chose. Ce qui m'étonne, c'est que l'empereur ne l'ait pas inventée en 1810, car il avait le génie des transports, le génie des intendances, le génie des bureaux, le génie de tout! Mais enfin les Autrichiens se sont défendus, et il n'est pas possible qu'en moins de trois mois vous soyez arrivés à Vienne.

– Nous ne sommes pas allés si loin, en effet.

– Vous n'avez pas poussé jusqu'à Vienne?

– Non.

– Eh bien, alors, où avez-vous donc signé la paix?

– À Villafranca.

– À Villafranca? C'est donc la capitale de l'Autriche!

– Non, c'est un village d'Italie.

– Monsieur, je n'admets pas qu'on signe la paix ailleurs que dans les capitales. C'était notre principe, notre ABC, le paragraphe premier de la Théorie. Il paraît que le monde a bien changé depuis que je ne suis plus là. Mais patience!

Ici, la vérité m'oblige à dire que Fougas se grisa au dessert. Il avait bu et mangé comme un héros d'Homère et parlé plus copieusement que Cicéron dans ses bons jours. Les fumées du vin, de la viande et de l'éloquence lui montèrent au cerveau. Il devint familier, tutoya les uns, rudoya les autres et lâcha un torrent d'absurdités à faire tourner quarante moulins. Son ivresse n'avait rien de brutal et surtout rien d'ignoble; ce n'était que le débordement d'un esprit jeune, aimant, vaniteux et déréglé. Il porta cinq ou six toasts: à la gloire, à l'extension de nos frontières, à la destruction du dernier des Anglais, à Mlle Mars, espoir de la scène française, à la sensibilité, lien fragile, mais cher, qui unit l'amant à son objet, le père à son fils, le colonel à son régiment!

Son style, singulier mélange de familiarité et d'emphase, provoqua plus d'un sourire dans l'auditoire. Il s'en aperçut, et un reste de défiance s'éveilla au fond de son coeur. De temps à autre, il se demandait tout haut si ces gens-là n'abusaient point de sa naïveté.

– Malheur! s'écriait-il, malheur à ceux qui voudraient me faire prendre des vessies pour des lanternes! La lanterne éclaterait comme une bombe et porterait le deuil aux environs!

Après de tels discours, il ne lui restait plus qu'à rouler sous la table, et ce dénouement était assez prévu. Mais le colonel appartenait à une génération d'hommes robustes, accoutumés à plus d'un genre d'excès, aussi forts contre le plaisir que contre les dangers, les privations et les fatigues. Lorsque Mme Renault remua sa chaise pour indiquer que le repas était fini, Fougas se leva sans effort, arrondit son bras avec grâce et conduisit sa voisine au salon. Sa démarche était un peu roide, et tout d'une pièce, mais il allait droit devant lui, et ne trébuchait point. Il prit deux tasses de café et passablement de liqueurs alcooliques, après quoi il se mit à causer le plus raisonnablement du monde. Vers dix heures, Mr Martout ayant exprimé le désir d'entendre son histoire, il se plaça lui-même sur la sellette, se recueillit un instant et demanda un verre d'eau sucrée. On s'assit en cercle autour de lui et il commença le discours suivant, dont le style un peu suranné se recommande à votre indulgence.

XIII – Histoire du colonel Fougas, racontée par lui-même

«N'espérez pas que j'émaille mon récit de ces fleurs plus agréables que solides, dont l'imagination se pare quelquefois pour farder la vérité. Français et soldat, j'ignore doublement la feinte. C'est l'amitié qui m'interroge, c'est la franchise qui répondra.

«Je suis né de parents pauvres, mais honnêtes, au seuil de cette année féconde et glorieuse qui éclaira le Jeu de Paume d'une aurore de liberté. Le Midi fut ma patrie; la langue aimée des troubadours fut celle que je bégayai au berceau. Ma naissance coûta le jour à ma mère. L'auteur des miens, modeste possesseur d'un champ, trempait son pain dans la sueur du travail. Mes premiers jeux ne furent pas ceux de l'opulence. Les cailloux bigarrés qu'on ramasse sur la rive et cet insecte bien connu que l'enfance fait voltiger libre et captif au bout d'un fil, me tinrent lieu d'autres joujoux.

«Un vieux ministre des autels, affranchi des liens ténébreux du fanatisme et réconcilié avec les institutions nouvelles de la France, fut mon Chiron et mon Mentor. Il me nourrit de la forte moelle des lions de Rome et d'Athènes; ses lèvres distillaient à mes oreilles le miel embaumé de la sagesse. Honneur à toi, docte et respectable vieillard, qui m'a donné les premières leçons de la science et les premiers exemples de la vertu!

«Mais déjà cette atmosphère de gloire que le génie d'un homme et la vaillance d'un peuple firent flotter sur la patrie, enivrait tous mes sens et faisait palpiter ma jeune âme. La France, au lendemain du volcan de la guerre civile, avait réuni ses forces en faisceau pour les lancer contre l'Europe, et le monde étonné, sinon soumis, cédait à l'essor du torrent déchaîné. Quel homme, quel Français aurait pu voir avec indifférence cet écho de la victoire répercuté par des millions de coeurs?

«À peine au sortir de l'enfance, je sentis que l'honneur est plus précieux que la vie. La mélodie guerrière des tambours arrachait à mes yeux des larmes mâles et courageuses. Et moi aussi, disais-je en suivant la musique des régiments dans les rues de Toulouse, je veux cueillir des lauriers, dussé-je les «arroser de mon sang!» Le pâle olivier de la paix n'obtenait que mes mépris. C'est en vain qu'on célébrait les triomphes pacifiques du barreau, les molles délices du commerce ou de la finance. À la toge de nos Cicérons, à la simarre de nos magistrats, au siège curule de nos législateurs, à l'opulence de nos Mondors, je préférais le glaive. On aurait dit que j'avais sucé le lait de Bellone. «Vaincre ou mourir» était déjà ma devise, et je n'avais pas seize ans!

«Avec quel noble mépris j'entendais raconter l'histoire de nos protées de la politique! De quel regard dédaigneux je bravais les Turcarets de la finance, vautrés sur les coussins d'un char magnifique, et conduits par un automédon galonné vers le boudoir de quelque Aspasie! Mais si j'entendais redire les prouesses des chevaliers de la Table ronde, ou célébrer en vers élégants la vaillance des croisés; si le hasard mettait sous ma main les hauts faits de nos modernes Rolands, retracés dans un bulletin de l'armée par l'héritier de Charlemagne, une flamme avant-courrière du feu des combats s'allumait dans mes yeux juvéniles.

«Ah! c'était trop languir, et mon frein rongé par l'impatience allait peut-être se rompre, quand la sagesse d'un père le délia.

«– Pars, me dit-il, en essayant, mais en vain, de retenir ses larmes. Ce n'est pas un tyran qui t'a engendré, et je n'empoisonnerai pas le jour que je t'ai donné moi-même. J'espérais que ta main resterait dans notre chaumière pour me fermer les yeux, mais lorsque le patriotisme a parlé, l'égoïsme doit se taire. Mes voeux te suivront désormais sur les champs où Mars moissonne les héros. Puisses-tu mériter la palme du courage et te montrer bon citoyen comme tu as été bon fils!

«Il dit et m'ouvrit ses bras. J'y tombai, nous confondîmes nos pleurs, et je promis de revenir au foyer dès que l'étoile de l'honneur se suspendrait à ma poitrine. Mais hélas! l'infortuné ne devait plus me revoir. La Parque, qui dorait déjà le fil de mes jours, trancha le sien sans pitié. La main d'un étranger lui ferma la paupière, tandis que je gagnais ma première épaulette à la bataille d'Iéna.

«Lieutenant à Eylau, capitaine à Wagram et décoré de la propre main de l'empereur sur le champ de bataille, chef de bataillon devant Almeida, lieutenant colonel à Badajoz, colonel à la Moskowa, j'ai savouré à pleins bords la coupe de la victoire. J'ai bu aussi le calice de l'adversité. Les plaines glacées de la Russie m'ont vu seul, avec un peloton de braves, dernier reste de mon régiment, dévorer la dépouille mortelle de celui qui m'avait porté tant de fois jusqu'au sein des bataillons ennemis. Tendre et fidèle compagnon de mes dangers, déferré par accident auprès de Smolensk, il dévoua ses mânes eux-mêmes au salut de son maître et fit un rempart de sa peau à mes pieds glacés et meurtris.

«Ma langue se refuse à retracer le récit de nos hasards dans cette funeste campagne. Je l'écrirai peut-être un jour avec une plume trempée dans les larmes… les larmes, tribut de la faible humanité. Surpris par la saison des frimas dans une zone glacée, sans feu, sans pain, sans souliers, sans moyens de transport, privés des secours de l'art d'Esculape, harcelés par les Cosaques, dépouillés par les paysans, véritables vampires, nous voyions nos foudres muets, tombés au pouvoir de l'ennemi, vomir la mort contre nous-mêmes. Que vous dirai-je encore? Le passage de la Bérésina, l'encombrement de Wilna, tout le tremblement de tonnerre de nom d'un chien… mais je sens que la douleur m'égare et que ma parole va s'empreindre de l'amertume de ces souvenirs.

«La nature et l'amour me réservaient de courtes mais précieuses consolations. Remis de mes fatigues, je coulai des jours heureux sur le sol de la patrie, dans les paisibles vallons de Nancy. Tandis que nos phalanges s'apprêtaient à de nouveaux combats, tandis que je rassemblais autour de mon drapeau trois mille jeunes mais valeureux guerriers, tous résolus de frayer à leurs neveux le chemin de l'honneur, un sentiment nouveau que j'ignorais encore se glissa furtivement dans mon âme.

«Ornée de tous les dons de la nature, enrichie des fruits d'une excellente éducation, la jeune et intéressante Clémentine sortait à peine des ténèbres de l'enfance pour entrer dans les douces illusions de la jeunesse. Dix-huit printemps formaient son âge; les auteurs de ses jours offraient à quelques chefs de l'armée une hospitalité qui, pour n'être pas gratuite, n'en était pas moins cordiale. Voir leur fille et l'aimer fut pour moi l'affaire d'un jour. Son coeur novice sourit à ma flamme: aux premiers aveux qui me furent dictés par la passion, je vis son front se colorer d'une aimable pudeur. Nous échangeâmes nos serments par une belle soirée de juin, sous une tonnelle où son heureux père versait quelquefois aux officiers altérés la brune liqueur du Nord. Je jurai qu'elle serait ma femme, elle promit de m'appartenir; elle fit plus encore. Notre bonheur ignoré de tous eut le calme d'un ruisseau dont l'onde pure n'est point troublée par l'orage, et qui, coulant doucement entre des rives fleuries, répand la fraîcheur dans le bocage qui protège son modeste cours.

«Un coup de foudre nous sépara l'un de l'autre, au moment où la loi et les autels s'apprêtaient à cimenter des noeuds si doux. Je partis avant d'avoir pu donner mon nom à celle qui m'avait donné son coeur. Je promis de revenir, elle promit de m'attendre, et je m'échappai de ses bras tout baigné de ses larmes, pour courir aux lauriers de Dresde et aux cyprès de Leipzig. Quelques lignes de sa main arrivèrent jusqu'à moi dans l'intervalle des deux batailles: «Tu seras père» me disait-elle. Le suis-je? Dieu le sait! M'a- t-elle attendu? Je le crois. L'attente a dû lui paraître longue auprès du berceau de cet enfant qui a quarante-six ans aujourd'hui et qui pourrait à son tour être mon père!

«Pardonnez-moi de vous entretenir si longtemps de l'infortune. Je voulais passer rapidement sur cette lamentable histoire, mais le malheur de la vertu a quelque chose de doux qui tempère l'amertume de la douleur!

«Quelques jours après le désastre de Leipzig, le géant de notre siècle me fit appeler dans sa tente et me dit:

«– Colonel, êtes-vous homme à traverser quatre armées?

«– Oui, sire.

«– Seul et sans escorte?

«– Oui, sire.

«– Il s'agit de porter une lettre à Dantzig.

«– Oui, sire.

«– Vous la remettrez au général Rapp, en main propre.

«– Oui, sire.

«– Il est probable que vous serez pris ou tué.

«– Oui, sire.

«– C'est pourquoi j'envoie deux autres officiers avec des copies de la même dépêche. Vous êtes trois, les ennemis en tueront deux, le troisième arrivera, et la France sera sauvée.

«– Oui, sire.

«– Celui qui reviendra sera général de brigade.

«– Oui, sire.

«Tous les détails de cet entretien, toutes les paroles de l'empereur, toutes les réponses que j'eus l'honneur de lui adresser sont encore gravés dans ma mémoire. Nous partîmes séparément tous les trois. Hélas! aucun de nous ne parvint au but de son courage, et j'ai appris aujourd'hui que la France n'avait pas été sauvée. Mais quand je vois des pékins d'historiens raconter que l'empereur oublia d'envoyer des ordres au général Rapp, j'éprouve une funeste démangeaison de leur couper… au moins la parole.

«Prisonnier des Russes dans un village allemand, j'eus la consolation d'y trouver un vieux savant qui me donna la preuve d'amitié la plus rare. Qui m'aurait dit, lorsque je cédai à l'engourdissement du froid dans la tour de Liebenfeld, que ce sommeil ne serait pas le dernier? Dieu m'est témoin qu'en adressant du fond du coeur un suprême adieu à Clémentine, je ne me flattais plus de la revoir jamais. Je te reverrai donc, ô douce et confiante Clémentine, toi la meilleure de toutes les épouses et probablement de toutes les mères! Que dis-je? Je la revois! Mes yeux ne me trompent pas! C'est bien elle! La voilà telle que je l'ai quittée! Clémentine! dans mes bras! sur mon coeur! Ah çà! qu'est-ce que vous me chantiez donc, vous autres? Napoléon n'est pas mort et le monde n'a pas vieilli de quarante-six ans, puisque Clémentine est toujours la même!

La fiancée de Léon Renault venait d'entrer dans le salon, et elle demeura pétrifiée en se voyant si bien accueillie par le colonel.