Free

Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 3)

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 3)
Font:Smaller АаLarger Aa

Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 3)

CHAPITRE XXXIV

Après quelques oppositions, Maria céda aux prières de sa sœur et consentit à sortir un matin avec elle et avec madame Jennings pour une demi-heure. Elle y mit la condition de ne faire aucune visite et d'accompagner seulement sa sœur jusques chez le fameux bijoutier Grays, à

Pakeville-Street

, où Elinor voulait changer quelques vieux diamans de sa mère contre des bijoux plus à la mode.



Quand elles arrivèrent à la porte, madame Jennings se rappela qu'il y avait à l'autre bout de la rue une dame de sa connaissance qu'elle désirait de voir, et comme elle n'avait rien à faire chez le bijoutier, elle dit à ses jeunes amies d'entrer sans elle, et qu'elle viendrait les reprendre après avoir fait sa visite.



Elles montèrent, et comme ce magasin était à la mode, et qu'on ne pouvait pas décemment porter un bijou, s'il n'était pas monté par M. Grays, elles y trouvèrent une telle quantité de monde, qu'il ne leur fut pas même possible de parvenir jusqu'à lui et qu'il fallut attendre. Elles s'assirent au bout du comptoir, du côté où il y avait le moins de foule. Un seul homme, d'après l'attention qu'il exigeait de l'ouvrier à qui il parlait, commandait sans doute quelque chose de précieux. Elinor espéra cependant que voyant deux femmes attendre qu'il eût fini, il aurait la politesse de se hâter. Mais après les avoir lorgnées l'une après l'autre, avec une très-élégante lorgnette attachée à une chaîne d'or de Venise, et les avoir saluées légèrement, il recommença à parler au bijoutier, à lui expliquer dans le plus minutieux détail ce qu'il demandait: c'était une petite boîte à cure-dents pour lui; et jusqu'à ce que la grandeur, la forme, les ornemens fussent expliqués, il s'écoula au moins un quart d'heure. Il se fit ensuite montrer tous les étuis à cure-dents du magasin, les loua, les dénigra, en parla comme de la chose la plus essentielle, déclara qu'il n'y avait de bien dans ce genre que ce qui sortait de son imagination, et recommença son explication minutieuse. De temps en temps sa main très-blanche, ornée de quelques bagues de fantaisie, reprenait sa lorgnette et la dirigeait négligemment sur les deux sœurs. Il chercha ensuite au milieu de cent breloques qui pendaient à sa montre un cachet emblématique dont la monture était aussi de son imagination. Quoiqu'Elinor n'eût jamais vu un seul des merveilleux petits-maîtres qui viennent étaler leurs grâces dans les magasins, aux ventes, aux promenades, elle comprit que celui-ci en était un. Sa figure soignée avec toute la recherche et l'extravagance de la mode, aurait été belle s'il en avait été moins occupé; ses traits étaient réguliers, mais complètement insignifians; ses yeux grands et d'une belle couleur n'exprimaient que le contentement de lui-même; son sourire seul aurait paru assez agréable à Elinor, parce qu'il lui rappelait celui d'Edward, s'il n'avait pas souri continuellement avec affectation, et seulement pour montrer ses belles dents.



Après s'en être amusée un instant, elle le trouva insupportable et surtout très-malhonnête de faire attendre aussi long-temps des femmes pour un objet aussi peu important, et de les regarder comme un objet de curiosité. Maria ne savait pas seulement qu'il était là. Pensive, les yeux baissés, elle n'était pas dans le magasin de M. Grays, dont le nom qui avait un léger rapport avec celui de M. Willoughby, avait ramené toutes ses idées de ce côté, et elle ne se doutait non plus de ce qui se passait autour d'elle, que si elle avait été dans sa chambre.



Enfin l'importante affaire de l'étui à cure-dents fut décidée. L'ivoire, les perles, l'or, eurent chacun leur place assignée; et le jeune merveilleux ayant fixé le nombre de jours qu'il pourrait encore vivre, sans la possession de sa

délicieuse

 boîte, mit ses gants avec soin, fit sonner sa répétition, jeta encore un regard sur les dames plutôt pour captiver que pour exprimer l'admiration, et sortit avec cet air heureux que donne la persuasion de son mérite.



Elinor le remplaça auprès du bijoutier à la mode, dit ce qu'elle voulait, montra son écrin, et elle était près de conclure son marché lorsqu'un autre gentilhomme entre, s'approche. Elle jette les yeux sur lui; c'était son frère M. John Dashwood.



Leur reconnaissance et le plaisir qu'ils eurent à se retrouver, firent évènement dans le magasin de M. Grays. John Dashwood assez bon homme quand il ne lui en coûtait rien et que sa femme n'était pas là, fut réellement bien aise de rencontrer ses sœurs. Il leur témoigna beaucoup d'amitié, et s'informa de leur mère et d'Emma avec respect et tendresse. Elle lui demanda de son côté des nouvelles de Fanny et de son fils. Toute la famille était à la ville depuis deux jours.



– Je désirais beaucoup d'aller hier vous faire une visite, dit-il; mais c'était impossible, mon petit Henri avait envie de voir les bêtes sauvages, la ménagerie; il fallut bien lui obéir, et le reste du jour se passa avec madame Ferrars. Ce matin décidément, je voulais aller en Berkeley-Street pour vous voir, si je pouvais en trouver le moment; mais ici on n'en trouve point pour faire ce qu'on veut. Je suis venu ici acheter un collier à Fanny; elle ne peut sortir avec celui de l'année passée. Mais demain bien certainement, rien ne m'empêchera de me présenter chez votre amie madame Jennings. On m'assure que c'est une femme assez riche et qui a une jolie maison. Et son gendre le chevalier Middleton, et milady Middleton? cela sonne très-bien, en vérité. C'est votre cousin, n'est-ce pas? Vous m'y présenterez comme cousin de ma belle-mère. Je dois des respects à un homme de ce rang. Ce sont de bons voisins pour vous, m'a-t-on dit.



– Excellens en vérité! Leur attention pour notre bien-être en général, leur obligeance en chaque occasion, vont plus loin qu'il n'est possible de l'exprimer.



– Je suis charmé de savoir cela, excessivement charmé sur ma parole! mais cela doit être ainsi; ils sont vos parens, et très-riches. Il va sans dire que vous devez vous attendre à tout ce qu'ils peuvent faire pour rendre votre situation plus agréable. Ainsi vous êtes commodément établies dans votre hermitage, et vous n'y manquez de rien. Edward nous en a parlé avec enthousiasme; c'est, assure-t-il, ce qu'il a vu de plus charmant dans ce genre; et vous avez à tout égard, au-delà de ce qu'il faut. Ç'a été une grande satisfaction pour nous, je vous assure, d'apprendre que des parens qui ne vous connaissaient point, se conduisaient si bien avec vous, et que vous ne manquiez de rien.



Elinor était honteuse, non pas pour elle, mais pour son frère, et ne fut pas fâchée d'être dispensée de lui répondre par l'arrivée du domestique de madame Jennings, qui vint avertir ces dames que sa maîtresse les attendait à la porte. M. Dashwood les accompagna et fut présenté à madame Jennings à la portière du carosse. Elle l'invita cordialement à venir souvent voir ses sœurs. Il promit qu'il y viendrait sans manquer le lendemain, et les quitta; il vint en effet. Madame Jennings s'attendait aussi que madame John Dashwood viendrait voir ses belles-sœurs; Elinor en doutait, et Maria plus encore. Celle-ci la connaissait trop bien pour rien attendre d'elle. En effet, leur frère vint seul; il apportait pour excuse qu'elle était toujours avec sa mère et n'avait pas un instant de libre. Madame Jennings trop bonne femme pour être exigeante, lui assura qu'entre amis on était sans cérémonie, que l'amie de ses belles-sœurs devait être aussi celle de sa femme, et qu'elles iraient la voir les premières. M. Dashwood fut amical avec ses sœurs, excessivement poli avec madame Jennings, et un peu en peine de savoir comment il fallait être avec le colonel Brandon qui vint quelques momens après lui. Il lui fut présenté sous son nom et sous son titre. Madame Jennings y joignit celui d'

ami

 de la maison; mais cela ne suffisait pas à M. John Dashwood pour régler le degré de politesse. Il fallait savoir au juste combien il avait de revenu: aussi se contenta-t-il de le regarder avec curiosité, et d'être honnête de manière à pouvoir ensuite l'être plus ou moins, suivant

sa valeur

 et ses rentes.



Après être resté une demi-heure, il se leva et pria Elinor de venir avec lui à Conduit-Street, pour l'introduire chez sir Georges et lady Middleton. Le temps était beau; elle y consentit, et prit le bras de son frère. A peine furent-ils dehors de la maison, qu'il lui demanda: Qui est donc ce colonel Brandon, Elinor, a-t-il de la fortune?



– Oui, il a une belle terre en Dorsetshire.



– J'en suis charmé, reprit M. Dashwood. Il a très-bon ton cet homme-là. Je lui crois un très-bon caractère, et, d'après la manière dont il vous a saluée, je pense que je puis vous féliciter sur l'espoir d'un bon établissement.



– Moi! mon frère, que voulez-vous dire?



– Il vous aime; cela n'est pas douteux. Je l'ai bien observé, et j'en suis convaincu. A combien monte sa fortune?



– On dit qu'il a deux mille pièces de revenu.



– Deux mille pièces! Je voudrais de tout mon cœur, ma chère Elinor, dit-il avec un air de générosité, comme si son souhait était un présent, je voudrais qu'il en eût le double.



– Je vous en remercie pour lui, dit Elinor en riant; mais pour moi cela m'est assez égal. Je suis très-sûre que le colonel Brandon n'a pas la moindre idée de m'épouser.



– Vous vous trompez, Elinor, vous vous trompez beaucoup; avec un peu de soins et de peine de votre côté vous vous assurez cette conquête. Peut-être n'est-il pas encore décidé; votre peu de fortune peut le faire balancer. Sans doute sa famille est contre vous; c'est tout simple, et cela doit-être ainsi. Mais quelques-uns de ces petits encouragemens que les jolies femmes savent si bien donner, le décideront en dépit de lui-même; et je ne vois aucune raison qui puisse vous en empêcher. Je n'imagine pas qu'un premier attachement de votre côté puisse influer. Vous n'êtes pas romanesque, vous Elinor… et en un mot vous savez fort bien qu'un attachement de cette nature est hors de la question… Vous avez assez d'esprit pour me comprendre et assez de raison pour sentir qu'il y a des obstacles insurmontables. Non, non, le colonel Brandon, voilà celui sur lequel vous devez jeter vos vues; et de ma part aucune politesse, aucune attention, ne sera épargnée pour qu'il se plaise avec vous et votre famille. Je l'inviterai à dîner au premier jour, je vous le promets. C'est une affaire qui nous donnerait à tous une vraie satisfaction. Vous devez sentir, dit-il en baissant la voix d'un air important, que cela ferait plaisir à tout le monde… Toute ma famille désire excessivement, Elinor, de vous voir bien établie. Fanny particulièrement a votre intérêt à cœur, je vous assure, et sa mère aussi, madame Ferrars, qui ne vous connaît pas encore, mais qui a souvent entendu parler de vous, et qui est une très-bonne femme. Elle disait l'autre jour qu'elle donnerait tout au monde pour vous voir bien mariée. – A tout autre qu'à son fils, pensa Elinor sans le dire. Pauvre dame. Ferrars! ce n'est pas moi qui vous donnerai du chagrin!

 



– Vous ne répondez pas, reprit M. Dashwood; vous êtes convaincue, je le vois; et l'affaire ira. Ce serait une chose très remarquable et très plaisante d'avoir deux noces en même temps dans la famille et que Fanny mariât son frère et moi ma sœur; cela n'est pas impossible.



– Est-ce que M. Ferrars doit se marier? demanda Elinor avec fermeté.



– Cela n'est pas encore conclu, répondit-il; mais il en est fort question. Il a une si excellente mère! Madame Ferrars avec une libéralité que l'on voit rarement chez une femme aussi riche, lui donne mille livres sterling par année en faveur de ce mariage. Aussi est-ce un parti qu'il ne faut pas laisser échapper: c'est mademoiselle Morton, la fille unique de feu lord Morton, qui aura le jour de son mariage trente mille pièces. Edward, comme vous le savez, est très-aimable; il a un bon caractère, tout ce qu'il faut pour rendre une femme très-heureuse. Ainsi c'est un mariage très-sortable des deux côtés, et qui se fera sûrement. Edward doit à sa mère de n'y mettre aucun obstacle. Une mère qui se prive pour son fils d'un revenu de mille pièces; c'est superbe! Il lui en reste encore deux mille; mais elle a deux autres enfans, Fanny et Robert. Elle ne les oublie pas non plus; elle est si généreuse, si noble! L'autre jour quand nous arrivâmes à la ville, pensant qu'un peu d'argent nous ferait plaisir, elle glissa dans la main de Fanny un billet de banque de deux cents pièces. Jugez comme cela venait à propos!



– Est-ce que vous auriez fait quelque perte d'argent, dit Elinor, essuyé quelque banqueroute?



– Non, non rassurez-vous; je ne place mon argent qu'en lieu sûr: il n'y a rien à craindre. Mais mon Dieu! dans ces temps-ci on a tant de dépenses à faire, et qui s'augmentent quand on vient à Londres. Voyez il faut un collier neuf à Fanny. Elle donnera bien le vieux en paiement; mais il y a toujours la façon. Je veux aussi vous donner, mes chères sœurs, à chacune une petite paire de boucles d'oreilles. Quand nous retournerons chez Grays vous choisirez. Vous n'en achetiez pas ce matin, j'espère? Il serait piquant que vous m'eussiez prévenu.



– Non, non, mon frère, rassurez-vous; nous n'en avons pas besoin du tout. Notre bonne maman a voulu absolument nous donner quelques-uns de ses bijoux, plus que nous n'en voulions, et je les faisais remonter. – Bien, fort bien, j'en suis charmé; c'est très-bien fait. Quel besoin en a-t-elle à la campagne? Enfin vous avez vu ma bonne volonté. J'ai promis à mon père, à ses derniers momens, d'avoir soin de vous. On ne manque pas à une parole de cette espèce; et vous auriez eu déja quelques petits présens de ma part, si je n'avais pas eu de grandes dépenses à faire à Norland.



– A Norland! avez-vous fait des changemens?



– Oui, quelques uns; d'abord des emplètes considérables de linge, de porcelaines, de meubles, pour remplacer ceux que notre respectable père a légués à votre mère. Je ne m'en plains pas; il avait bien le droit de les donner à qui il voulait. Mais enfin il a fallu beaucoup d'argent pour ces emplètes; et pour y suppléer j'ai coupé l'avenue des grand ormes et beaucoup éclairci le bois de chêne; j'ai fait ôter tous ces vieux arbres que Maria trouvait si beaux. Vous ne sauriez croire comme c'est plus joli à présent que tout est découvert. J'ai vendu tous ces bois; n'ai-je pas bien fait, Elinor, qu'en dites-vous?



Elinor ne répondait pas; elle était en idée sous ces beaux ombrages qui n'existaient plus. Pauvre Maria, pensait-elle, tu perds à-la-fois tout ce que ton cœur aimait! Il trouvera encore des soupirs, ce pauvre cœur, pour les vieux arbres de Norland.



– Vous avez aussi agi très-prudemment, continua John Dashwood, en vous liant avec cette madame Jennings. Sa maison est très-bien meublée; son équipage, annonce qu'elle est très-bien dans ses affaires; et c'est une connaissance qui peut vous être très-utile pour le présent et pour l'avenir. Son invitation prouve combien elle vous aime: car enfin deux personnes de plus dans un ménage sont quelque chose. Mais, à la manière dont elle parle de vous, je parie qu'elle ne s'en tiendra pas là, et qu'à sa mort vous ne serez pas oubliées. Elle laissera sûrement quelque bonne somme; et j'en suis charmé pour vous.



– Je crois, dit Elinor, qu'elle ne laissera que ce qui doit revenir à ses enfans.



– Bon! bon! moi je suis sûr qu'elle fait des épargnes et qu'elles seront pour vous. Ne m'a-t-elle pas dit:

vos sœurs remplacent mes filles

; n'était-ce pas clair? Qu'avez-vous à dire à cela?



– Nous les remplaçons dans leurs chambres, et rien de plus. Elle aime beaucoup ses filles et ses petits-enfans, et ne leur préférera pas des étrangères; cela ne serait ni juste ni naturel.



– Ses filles sont très-bien mariées; et je ne vois pas la nécessité de leur donner plus qu'il ne leur revient de droit. Ses bontés inouïes pour vous vous donnent lieu de prétendre à un bon legs après elle; ce serait vous tromper que d'en agir autrement.



– Nous ne demandons que son amitié, dit Elinor; et pardonnez, mon frère, si je vous avoue que votre intérêt pour notre prospérité va beaucoup trop loin.



– Non, non, pas du tout. J'ai promis à notre bon père de m'intéresser à vous dans toutes les occasions, et rien n'est plus juste. Mais, ma chère Elinor, parlons d'autre chose. Qu'est-ce qu'il y a avec Maria? Elle n'est plus la même; elle a perdu ses belles couleurs; elle a maigri; ses yeux sont battus; elle n'a plus de gaîté, de vivacité; est-elle malade?



– Elle n'est pas bien; elle a depuis quelques semaines des maux de nerfs et de tête.



– J'en suis fâché, très fâché! Dans la jeunesse il suffit d'une maladie pour détruire la fleur de la beauté; et voyez en combien peu de temps! En septembre passé quand elle quitta Norland, c'était la plus belle fille qu'on pût voir. Elle avait précisément ce genre de beauté qui plaît aux hommes et les attire. Je pensais aussi qu'elle trouverait bientôt un bon parti. Je me rappelle que Fanny disait souvent que quoiqu'elle fût votre cadette, elle se marierait plutôt et mieux que vous. Elle s'est trompée cependant: c'est tout au plus à présent, si Maria trouve un parti de cinq ou six cents pièces de rente; et vous, Elinor, vous allez en avoir un de deux mille… en Dorsetshire… dites-vous… Je connais peu le Dorsetshire, mais je me réjouis beaucoup de voir votre belle terre. Dès que vous y serez établie, vous pouvez compter sur la visite de nous deux Fanny et moi. Nous serons charmés de passer là quelque temps avec vous et le bon colonel.



Elinor s'efforça très-sérieusement de lui ôter l'idée que le colonel songeât à l'épouser; mais ce fut en vain. Ce projet lui plaisait trop pour qu'il y renonçât. Il persista à dire qu'il ferait tout ce qui dépendait de lui pour décider la chose qui était déja bien commencée, et que dès le lendemain il irait voir le colonel, et lui ferait un bel éloge d'Elinor. Ce pauvre John Dashwood! il avait justement assez de conscience pour sentir qu'il n'avait point rempli ses promesses à son père relativement à ses sœurs, et pour désirer que le colonel Brandon et madame Jennings voulussent bien les dédommager de sa négligence.



Ils eurent le bonheur de trouver lady Middleton chez elle; et sir Georges rentra bientôt après. Elinor présenta son frère; et des deux côtés l'on se fit beaucoup de civilités. Sir Georges était toujours prêt à aimer tout le monde; et quoique M. Dashwood ne s'entendît ni en chevaux ni en chiens, il promettait d'être un assez bon convive. Lady Middleton trouva sa tournure élégante et son ton parfait, parce qu'il avait admiré son salon; et M. Dashwood fut enchanté de tous les deux.



– Quel charmant récit j'aurai à faire à Fanny de ma matinée, dit-il à sa sœur en la ramenant chez madame Jennings; et comme elle en sera contente! Il n'y a que la santé de la pauvre Maria; mais elle se remettra. Lady Middleton est une femme charmante, tout-à-fait dans le genre de Fanny. Elles se conviendront à merveille, j'en suis sûr! et sir Georges est très-aimable. Il donne souvent à manger, n'est-ce pas, et des assemblées et des fêtes? Il m'a invité à tout ce qu'il y aurait chez lui. C'est une bonne connaissance à faire; et je vous en remercie, Elinor. Votre madame Jennings aussi est une excellente femme, quoique moins élégante que sa fille; mais aussi n'est-elle pas lady. J'espère bien cependant que votre belle-sœur n'aura plus aucun scrupule de la voir: car je vous confesse à présent que c'est pour cela qu'elle n'est pas venue avec moi ce matin. Nous savions qu'elle est veuve d'un homme qui s'était enrichi dans le commerce; et ni madame Dashwood ni madame Ferrars ne se souciaient de voir cette famille. Mais cela changera quand je leur dirai comme elle a l'air opulente. Le salon de lady Middleton est plus orné que le nôtre; et je crains seulement un peu que Fanny ne veuille l'imiter. Mais enfin ils sont riches, très-aimables; et j'espère que nous nous verrons souvent. Ils étaient devant la maison de madame Jennings, et ils se séparèrent.



CHAPITRE XXXV

Madame Fanny Dashwood avait une telle confiance dans le jugement de son mari, que dès le jour suivant elle vint en personne faire visite à madame Jennings et à lady Middleton; et cette confiance ne fut pas trompée. La vieille amie de ses belles-sœurs, quoiqu'un peu commune, lui plut assez par ses prévenances; et lady Middleton l'enchanta complètement par son bon ton et son élégance. Cet enchantement fut réciproque. Il y avait entre ces deux femmes une sympathie de froideur de cœur et de petitesse d'esprit, qui devait nécessairement les attirer l'une vers l'autre. Elles avaient la même insipidité dans la conversation, la même nullité d'idées. Seulement Fanny avait un fond d'avarice et d'envie qui se manifestait en toute occasion, et lady Middleton une indifférence parfaite pour tout le monde, excepté pour ses enfans. Madame Dashwood lui plut mieux qu'une autre femme sans qu'elle eût pu dire pourquoi. Mais ce n'était pas de l'amitié, elle en était incapable. Fanny ne réussit pas aussi bien auprès de madame Jennings qui lui trouva l'air fier, impertinent, et qui vit qu'elle ne faisait aucun frais pour plaire, qu'elle n'avait rien d'aimable ni d'affectueux même avec ses charmantes belles-sœurs à qui elle parlait à peine, et qu'elle ne s'informait point de la santé de Maria qu'elle devait trouver changée. En effet elle ne disait rien à Elinor, ne témoignait aucun intérêt pour leurs plaisirs, leur demandait à peine des nouvelles de leur mère d'un air glacé, et sans écouter la réponse. Elle ne fut avec elles qu'un quart-d'heure, et resta au moins sept minutes en silence. La bonne et vive madame Jennings en fut indignée, et ne se gêna pas de le dire lorsque Fanny fut partie. Elinor aurait fort désiré d'apprendre d'elle si Edward était à Londres. Mais Fanny n'avait garde de prononcer devant elle le nom de son frère, jusqu'à ce que le mariage de l'un avec miss Morton, et de l'autre avec le colonel Brandon, les eût séparés à jamais. Elle les croyait encore trop attachés l'un à l'autre pour ne pas trembler tant qu'ils seraient libres; et son étude continuelle était de chercher à les éloigner de toutes manières. Elle ne parla donc point de son frère. Mais Elinor apprit d'un autre côté ce qu'elle voulait savoir. Lucy vint réclamer sa compassion sur le malheur qu'elle éprouvait de n'avoir point encore vu son cher Edward, quoiqu'il fût venu à Londres avec M. et madame Dashwood pour se rapprocher d'elle. Mais il n'osait pas venir la voir chez ses parens d'Holborn qui ne le connaissaient point; et malgré leur mutuelle impatience, tout ce qu'ils pouvaient faire pour le moment, c'était de s'écrire tous les jours.

 



Elinor, qui ne pouvait se fier tout-à-fait à la véracité de Lucy, et qui voyait le but de ses confidences, doutait encore; mais elle ne tarda pas d'avoir la conviction qu'Edward était véritablement à la ville. Deux fois en rentrant à la maison elle apprit qu'il était venu et trouva sa carte. Par une contrariété naturelle au cœur humain, elle fut bien aise qu'il eût pensé à venir, et plus aise encore de n'y avoir pas été.



M. John Dashwood ne perdait pas de vue le mariage supposé de sa sœur aînée avec le colonel Brandon; ainsi qu'il l'avait dit, il voulut l'inviter à dîner chez lui. Il ne fallait pas moins qu'un motif de cette importance pour les décider lui et sa femme à cette dépense. Fanny y consentit cette fois, et par l'espoir qu'Elinor en épouserait un autre que son frère, et par celui d'être invitée à son tour aux fréquentes fêtes de sir Georges et à ses dîners qui étaient en grande réputation, tant pour le talent de son cuisinier, que par l'élégance du service: c'était donc semer pour recueillir. En effet peu de jours après que la connaissance fut faite, on reçut une invitation en forme pour dîner le jeudi suivant chez madame John Dashwood à Harley-Street, où ils avaient loué pour trois mois une jolie maison. Ses deux belles-sœurs, madame Jennings, les Middleton et M. Palmer acceptèrent. Charlotte sur le point d'accoucher ne sortait plus. Le colonel Brandon fut surpris d'être du nombre des convives, ne connaissant pas du tout madame Dashwood et n'ayant vu qu'un instant son mari, qui ne lui avait fait qu'un accueil demi poli; mais il aimait trop à être avec mesdemoiselles Dashwood pour en refuser l'occasion. Madame Ferrars devait aussi en être. Mais on ne nomma point ses fils; et Elinor n'osa pas s'informer s'ils y seraient. Quelques mois auparavant elle aurait été vivement émue de la seule pensée de se rencontrer avec la mère d'Edward, et de lui être présentée, actuellement elle pouvait la voir relativement à elle-même avec une complète indifférence; elle le croyait du moins, et rejeta entièrement sur la curiosité, l'intérêt qu'elle mettait à la connaître. Cet intérêt, mais non pas son plaisir, acquit un degré de plus en apprenant que Lucy Stéeles serait aussi de la partie. D'après ce qu'elle savait de la hauteur de madame Ferrars, la bonne Elinor, sans aimer Lucy, ne pouvait s'empêcher de la plaindre d'avance de la manière dont elle en serait traitée, ce qui lui serait d'autant plus sensible qu'elle s'y était volontairement exposée. Dès que celle-ci apprit ce dîner, elle se hâta de rappeler une invitation assez vague que lady Middleton avait faite aux deux sœurs Stéeles lorsqu'elles se séparèrent à Barton, de passer une quinzaine de jours chez elle à Londres. Lady Middleton l'avait oubliée; mais l'adroite Lucy porta à la petite Sélina un joli panier plein de bonbons, et lui souffla de demander à sa maman que ses bonnes amies Stéeles vinssent demeurer avec elle. Les demandes de Sélina n'étaient jamais refusées; une heure après la voiture de lady Middleton arriva à Holborn, avec une prière instante aux demoiselles Stéeles de se rendre sans délai aux désirs de Sélina, avant que la charmante petite pleurât, ce qui lui faisait un mal affreux. Une fois établies chez leurs nobles parens, elles devaient être invitées avec eux, et elles avaient un droit de plus de l'être chez madame Dashwood à qui elles n'étaient pas entièrement inconnues, au moins de nom, puisque leur oncle avait été instituteur de son frère. Mais il suffisait qu'elles fussent logées chez lady Middleton, et qu'elle les protégeât pour être bien reçues. Lucy était au comble de la joie; elle allait enfin être introduite dans cette famille qui devait être un jour la sienne. Elle pourrait satisfaire sa curiosité, les examiner, juger des difficultés qu'elle aurait à surmonter, avoir une occasion de leur plaire. Elle n'avait pas encore eu dans sa vie un aussi grand plaisir qu'en recevant la carte de madame Dashwood. Mais ce plaisir aurait été diminué de moitié si elle n'avait pu y joindre le chagrin de sa rivale: elle se hâta d'aller lui faire part de son bonheur. Elinor eut beaucoup de peine à lui cacher ce qu'elle ressentait, et n'y réussit peut-être pas, car la joie de Lucy augmenta en voyant un nuage sur le front d'Elinor, lorsqu'elle lui dit qu'Edward y serait sûrement: à moins, ajouta-t-elle, qu'il ne craigne de se trahir. Il lui était impossible lorsque nous étions ensemble de cacher l'excès de son affection; et cette raison l'empêchera peut-être d'y venir. Quelque cruel que fût ce motif pour la pauvre Elinor, elle en désirait au moins l'effet. Voir Edward pour la première fois depuis leur séparation, et le voir avec Lucy! Elle croyait à peine pouvoir le supporter.



Ce jeudi si désiré, si redouté, qui devait mettre les deux jeunes rivales en présence de la future belle-mère arriva. Elinor avait acheté la veille une charmante toque en fleurs avec des plumes blanches dont elle voulait se parer ce jour-là. Lucy qui venait continuellement chez madame Jennings, pour y voir sa

chère

 amie, se trouva là quand on l'apporta. Elinor l'essaya. Elle lui séyait à ravir; et malgré toute sa raison, elle ne fut point fâchée de le trouver elle-même. Le jeudi matin Lucy arriva, plus caressante, plus tendre qu'à l'ordinaire. Elle avait honte, dit-elle, de ce qu'elle venait lui demander; mais sa chère Elinor était si fort au-dessus de ces bagatelles; elle avait si peu besoin de parure; elle était si indifférente sur ce moyen de plaire en ayant tant d'autres; et pour cette grande occasion il était si essentiel à Lucy de les tous employer. Elle devait à Edward de se faire aussi jolie qu'il lui serait possible la première fois qu'elle paraissait devant sa mère. Si Edward lui-même s'y trouvait, c'était un motif de plus qu'Elinor devait comprendre. Elle espérait donc de sa complaisance, de son amitié, qu'elle voudrait bien pour ce jour-là renoncer à la jolie toque qui la coiffait si élégamment, et la lui prêter. Elle avoua en rougissant qu'elle n'était pas assez en fonds dans ce moment pour s'en acheter une semblable, ce qu'elle aurait fait sûrement, eût-elle dû la prendre à crédit, si elle n'avait pas compté sur la bonté de sa

chère

 Elinor. Mademoiselle Dashwood frémit de penser qu'elle avait failli arriver au dîner coiffée exactement comme Lucy, et se trouva heureuse en comparaison de lui céder si jolie toque, qu'elle regrettait bien un peu… mais qu'elle pria Lucy d'accepter. Cette dernière s'en empara bien vîte, également enchantée qu'elle fût sur sa tête et non sur celle d'Elinor. Bon Dieu! ma chère, lui dit-elle, plaignez-moi, je vous en conjure! Vous êtes la seule personne qui saura ce que je souffre. A peine puis-je marcher tant je suis émue en pensant que dans quelques heures je verrai la personne dont tout mon bonheur dépend, celle qui doit être ma mère! Mettez-vous à ma place… mais c'est impossible; il faut aimer Edward comme je l'aime, pour comprendre l'état où je suis.



Elinor aurait pu diminuer cette émotion ou la faire changer de nature, en lui disant que vraisemblablement c'était la belle-mère de miss Morton plutôt que la sienne qu'elle allait voir. Elle ne le dit pas, mais elle lui assura avec tant de sincérité qu'elle la plaignait infiniment, que Lucy en fut presque piquée. Elle espérait être pour mademoiselle Dashwood un objet d'envie plutôt que de compassion.



Enfin elles arrivèrent chez madame John Dashwood. Sa mère au haut bout de la chambre étalait dans un grand fauteuil sa chétive personne, et saluait à peine avec un air de protection. Elle était petite, maigre, se tenait extrêmement droite, avait de la roideur dans tous ses mouvemens; sa physionomie était sombre ou du moins très sérieuse; elle ne se permettait de sourire que lorsqu'elle disait un sarcasme; son teint était brun tirant sur le jaune; ses traits assez petits, et sans beauté. Une contraction habituelle de ses sourcils empêchait sa physionomie d'être complètement insignifiante, mais lui donnait en échange une forte expression d'orgueil et même de méchanceté. Elle ne parlait pas beaucoup, contre la règle générale; elle proportionnait le nombre de ses paroles à celui de ses idées; et dans le peu de syllabes honnêtes qui lui échappèrent à l'arrivée des hôtes de sa fille qui lui furent présentés, il n'y en eut pas une seule adress