Free

Othello

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Othello
Audio
Othello
Audiobook
Is reading Mark Bowen
$ 1,17
Details
Audio
Othello
Audiobook
$ 7,36
Details
Font:Smaller АаLarger Aa

OTHELLO. – Oh! mille, mille fois plus! – Et puis, de si bonne naissance!

JAGO. – Oui, trop bonne!

OTHELLO. – Oui, cela est certain: mais vois, Jago, quelle pitié! – Oh! Jago! quelle pitié, Jago!

JAGO. – Si vous êtes si épris même de sa perfidie, donnez-lui pleine licence de vous outrager; car si l'injure ne vous touche point, elle n'offense personne.

OTHELLO. – Je veux la mettre en pièces. – Me déshonorer!

JAGO. – Oh! cela est infâme de sa part.

OTHELLO. – Avec mon officier!

JAGO. – Cela est plus infâme encore.

OTHELLO. – Procure-moi du poison, Jago, pour cette nuit; je ne veux point entrer en explication avec elle, de peur que ses grâces et sa beauté ne désarment encore mon âme. – Cette nuit, Jago.

JAGO. – Ne vous servez pas de poison: étranglez-la plutôt dans son lit; dans ce lit même qu'elle a souillé.

OTHELLO. – Bon, bon! cette justice me plaît. – Excellente idée.

JAGO. – Et pour Cassio, laissez-moi faire, je me charge de lui: vers minuit vous en saurez davantage.

(Une trompette se fait entendre au dehors.)

OTHELLO. – Excellente idée. Qu'annonce cette trompette?

JAGO. – Sûrement quelque nouvelle de Venise. Ah! c'est Lodovico envoyé par le duc: et voyez, votre femme l'accompagne.

(Entrent Lodovico, Desdémona et leur suite.)

LODOVICO. – Salut, brave général.

OTHELLO. – De tout mon coeur, seigneur.

LODOVICO. – Le duc et le sénat de Venise vous saluent.

(Il remet une dépêche à Othello.)

OTHELLO. – Je baise cet écrit, interprète de leur bon plaisir.

(Othello ouvre et lit la dépêche.)

DESDÉMONA. – Et quelles nouvelles, cher cousin Lodovico?

JAGO. – Je suis ravi de vous voir, seigneur: soyez le bienvenu en Chypre.

LODOVICO. – Je vous remercie; comment se porte le lieutenant Cassio?

JAGO. – Il vit, seigneur.

DESDÉMONA. – Mon cousin, il est survenu entre lui et mon seigneur une mésintelligence fâcheuse: mais vous saurez tout arranger.

OTHELLO, à demi-voix.– En êtes-vous bien sûre?

DESDÉMONA. – Mon seigneur?

OTHELLO, continuant de lire. – «Ne manquez pas de vous y conformer! Si vous voulez…

LODOVICO, à Desdémona. – Il ne s'adressait à personne; c'est de la lettre qu'il est occupé. – Est-ce qu'il y a de la division entre le général et Cassio?

DESDÉMONA. – Une division tout à fait malheureuse; je ferais beaucoup pour les réconcilier, à cause de l'amitié que je porte à Cassio.

OTHELLO, d'une voix étouffée. – Feux et soufre!

DESDÉMONA. – Seigneur?

OTHELLO. – Avez-vous votre bon sens?

DESDÉMONA. – Quoi, est-il en colère?

LODOVICO. – Il se peut que la lettre lui cause cette émotion; car le sénat, je crois, le rappelle à Venise, et donne à Cassio son gouvernement.

DESDÉMONA. – En vérité, j'en suis bien aise.

OTHELLO. – En vérité?

DESDÉMONA. – Mon seigneur?

OTHELLO. – Je suis bien aise, moi, de vous voir folle.

DESDÉMONA. – Pourquoi, cher Othello?

OTHELLO. – Démon!

(Il la frappe.)

DESDÉMONA. – Je n'ai pas mérité ceci.

LODOVICO. – Seigneur, on ne croirait pas cela à Venise, quand je jurerais que je l'ai vu de mes yeux. C'est beaucoup trop. Consolez-la, elle pleure.

OTHELLO. – Oh! démon, démon! Si les pleurs d'une femme pouvaient féconder la terre, chaque larme qu'elle laisse tomber deviendrait un crocodile. – (A Desdémona.) Hors de ma vue!

DESDÉMONA. – Je ne veux pas rester, puisque je vous offense.

(Elle fait quelques pas pour sortir.)

LODOVICO. – En vérité, voilà une femme bien soumise. Je vous en conjure, seigneur, rappelez-la.

OTHELLO. – Madame?

DESDÉMONA. – Mon seigneur?

OTHELLO, à Lodovico. – Que lui voulez-vous?

LODOVICO. – Qui! moi, seigneur?

OTHELLO. – Oui, vous; vous avez désiré que je la fisse revenir: seigneur, elle peut revenir et s'en aller, et revenir encore: et elle peut pleurer, seigneur, pleurer; et elle est soumise, comme vous dites, soumise, oh! très-soumise. – (A Desdémona.) Continuez, pleurez, pleurez. (A Lodovico.) Quant à cette lettre, seigneur… – (A Desdémona.) Oh! passion bien jouée! – (A lui-même.) On me rappelle à Venise. – (A Desdémona.) Sortez; je vous enverrai chercher tout à l'heure. – (A Lodovico.) Seigneur, j'obéis aux ordres; et je vais me rendre à Venise. – (A Desdémona.) Hors d'ici, sortez! (Desdémona sort.) Cassio prendra ma place: et (à Lodovico) seigneur, je vous invite à souper chez moi ce soir. Vous êtes le bienvenu à Chypre. – (En s'en allant.) Chèvres et guenons19!!

(Il sort.)

LODOVICO. – Est-ce là ce noble More que tout notre sénat regarde comme suffisant à tout et pour tout? – Est-ce là ce grand caractère que la passion ne peut ébranler, et ce ferme courage qu'aucun accident, ni aucun coup du sort ne peut troubler ni abattre?

JAGO. – Il est bien changé.

LODOVICO. – Sa tête est-elle saine? son cerveau n'est-il pas dérangé?

JAGO. – Il est ce qu'il est: je ne puis me permettre de dire ce que je pense de lui, ce qu'il pourrait être… – S'il n'est pas tout ce qu'il pourrait être, je prie le ciel qu'il le soit.

LODOVICO. – Comment! frapper sa femme!

JAGO. – En effet cela n'était pas trop bien; et cependant je voudrais être sûr que ce coup-là sera le plus violent.

LODOVICO. – Est-ce son habitude? ou les lettres du sénat lui auraient-elles allumé le sang, et l'ont-elles jeté pour la première fois dans cet emportement?

JAGO. – Hélas! hélas! il ne serait pas honnête à moi de dire ce que j'ai vu et su. Vous l'observerez, et ses propres démarches le feront assez connaître pour me dispenser de parler. Suivez-le seulement, et voyez comment il agit.

LODOVICO. – Je suis fâché de m'être trompé sur son compte.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

Une chambre dans le château
Entrent OTHELLO, ÉMILIA

OTHELLO. – Vous n'avez donc rien vu?

ÉMILIA. – Ni rien entendu, ni jamais rien soupçonné.

OTHELLO. – Mais vous les avez vus elle et Cassio ensemble.

ÉMILIA. – Mais alors je n'ai rien vu de mal; et cependant j'entendais chaque syllabe qui était prononcée entre eux.

OTHELLO. – Quoi! ils ne se sont jamais parlé bas?

ÉMILIA. – Jamais, mon seigneur.

OTHELLO. – Ils ne vous ont jamais renvoyée?

ÉMILIA. – Jamais.

OTHELLO. – Pour aller lui chercher son éventail, ses gants, son masque, ou quoi que ce soit?

ÉMILIA. – Jamais, mon seigneur.

OTHELLO. – Cela est étrange.

ÉMILIA. – J'ose vous répondre, seigneur, qu'elle est fidèle: j'y engage mon âme. Si vous pensez autre chose, bannissez cette pensée, elle abuse votre coeur. Si quelque misérable vous a mis des soupçons en tête, que le ciel lui envoie pour salaire la malédiction du serpent; car si elle n'est pas vertueuse, chaste et sincère, il n'y a point de mari heureux; la plus pure des femmes est impure comme la calomnie.

OTHELLO. – Dites-lui de venir, allez. (Émilia sort.) Elle en dit assez; mais ce n'est qu'une entremetteuse qui n'en peut dire davantage. – L'autre est une adroite coquine qui tient enfermés sous le verrou et la clef d'infâmes secrets, et cependant elle se met à genoux, et elle prie!.. Je le lui ai vu faire.

(Entre Desdémona avec Émilia.)

DESDÉMONA. – Mon seigneur, que voulez-vous de moi?

OTHELLO. – Je vous prie, ma poule, venez ici.

DESDÉMONA. – Où vous plaît-il?

OTHELLO. – Que je voie dans vos yeux. Regardez-moi en face.

DESDÉMONA. – Quelle horrible fantaisie vous saisit?

OTHELLO, à Émilia. – Les femmes de votre métier, madame, laissent les amants tête-à-tête et ferment la porte; puis elles toussent ou crient hem! hem! si quelqu'un survient. A votre office, à votre office. – Allons, dépêchez-vous. (Émilia sort.)

DESDÉMONA tombe à genoux. – Je vous le demande à genoux, mon seigneur, que signifie votre discours? J'entends votre fureur dans vos paroles, mais je ne comprends pas vos paroles.

OTHELLO. – Qu'es-tu?

DESDÉMONA. – Votre femme, monseigneur, votre fidèle et loyale femme.

OTHELLO. – Viens, jure-le, damne-toi, de peur, comme tu ressembles aux êtres célestes, que les démons eux-mêmes n'osent s'emparer de toi. Damne-toi donc par un double crime; jure que tu m'es fidèle.

DESDÉMONA. – Le ciel sait que cela est vrai!

OTHELLO. – Le ciel sait que tu es perfide comme l'enfer.

DESDÉMONA. – Envers qui, mon seigneur? avec qui? Comment suis-je perfide?

OTHELLO. – Ah! Desdémona! va-t'en, va-t'en, va-t'en!

DESDÉMONA. – Hélas! jour fatal! pourquoi pleurez-vous? Suis-je la cause de ces larmes, mon seigneur? Si vous soupçonnez mon père d'être l'auteur de votre rappel, n'en rejetez pas le reproche sur moi: si vous l'avez perdu, moi aussi je l'ai perdu.

OTHELLO. – S'il avait plu au ciel de m'éprouver par le malheur, s'il avait fait pleuvoir sur ma tête nue tous les maux et toutes les humiliations, s'il m'avait plongé jusqu'au cou dans la pauvreté, s'il avait livré aux fers moi et mes plus belles espérances, j'aurais trouvé dans quelque coin de mon âme un reste de patience: mais, hélas! faire de moi un objet en butte au mépris qui dirigera vers moi son doigt immobile… Oh! oh!.. Eh bien! cela même, j'aurais pu le supporter. – Oui, oui, je l'aurais pu. – Mais l'asile où j'avais enfermé tous les trésors de mon coeur, là où je dois vivre ou perdre la vie, la source où je puise mon existence, qui autrement se tarit, en être chassé, ou ne la garder que comme une citerne où d'impurs crapauds viennent s'unir! – Toi-même, ô patience, jeune chérubin aux lèvres de rose, voilà de quoi décolorer ton teint et rendre ta face aussi sombre que l'enfer!

 

DESDÉMONA. – J'espère que mon noble seigneur me tient pour vertueuse.

OTHELLO. – Oui, comme les mouches d'été, dans les boucheries, qui s'animent en battant des ailes20. – O toi, fleur des bois qui es si belle et exhales un parfum si doux que tu enivres les sens!.. – Je voudrais que tu ne fusses jamais née!

DESDÉMONA. – Hélas! quel crime ai-je commis, sans le savoir?

OTHELLO. – Ce beau visage, ce livre admirable était-il donc fait pour écrire dessus prostituée? – Ce que tu as, ce que tu as commis? – O fille publique, si je disais ce que tu as fait, un feu ardent embraserait mes joues et toute pudeur serait réduite en cendres21! Ce que tu as commis? le ciel s'en bouche le nez et la lune ferme les yeux; le souffle lascif du vent qui baise tout ce qu'il rencontre se tait dans le sein de la terre, pour ne pas l'entendre. Ce que tu as commis? Indigne effrontée!

DESDÉMONA. – Au nom du ciel, vous me faites injure.

OTHELLO. – N'êtes-vous pas une prostituée?

DESDÉMONA. – Non, comme il est vrai que je suis chrétienne. Si me conserver à mon époux pure de tout attouchement illégitime, c'est n'être pas une impudique; non, je ne suis pas une…

OTHELLO. – Quoi! tu n'es pas une prostituée?

DESDÉMONA. – Non, sur mon salut.

OTHELLO. – Est-il possible?

DESDÉMONA. – Oh! Dieu, aie pitié de nous!

OTHELLO. – En ce cas je vous demande grâce. Je vous prenais pour cette rusée courtisane de Venise qui a épousé Othello. (Rentre Émilia.) – Vous, madame, qui remplissez l'office opposé à celui de saint Pierre, et qui ouvrez les portes de l'enfer: vous! vous! oui, vous! nous avons fini. – Voilà de l'argent pour votre peine: je vous prie, tournez la clef et gardez-nous le secret.

(Il sort.)

ÉMILIA. – Hélas! que rêve donc cet homme? comment êtes-vous, madame? ma chère maîtresse, comment êtes-vous?

DESDÉMONA. – A moitié endormie, je crois.

ÉMILIA. – Chère maîtresse, qu'est-il arrivé à mon seigneur?

DESDÉMONA. – A qui?

ÉMILIA. – Hé! à mon seigneur, madame.

DESDÉMONA. – Qui est ton seigneur?

ÉMILIA. – Celui qui est aussi le vôtre, chère maîtresse.

DESDÉMONA. – Je n'en ai point: ne me parle pas, Émilia. Je ne puis pas pleurer, et je ne pourrais te répondre que par mes larmes. – Je t'en prie, place ce soir sur mon lit les draps du jour de mes noces; – ne l'oublie pas; et va cherches ton mari.

ÉMILIA. – Dieu! quel changement!

(Elle sort.)

DESDÉMONA. – Il était juste que je fusse ainsi traitée. Oui, bien juste. – Comment me suis-je conduite pour qu'il ait pu concevoir sur moi le moindre soupçon du plus grand des crimes?

(Rentrent Jago et Émilia.)

JAGO. – Quel est votre bon plaisir, madame? comment vous trouvez-vous?

DESDÉMONA. – Je ne saurais le dire. Ceux qui instruisent de jeunes enfants s'y prennent avec douceur et en leur imposant des tâches légères. Il aurait dû me gronder ainsi; car en vérité je suis une enfant quand on me gronde.

JAGO. – Qu'y a-t-il donc, madame?

ÉMILIA. – Hélas! Jago, mon seigneur l'a traitée d'infâme; il l'a accablée de tant de mépris et d'outrages qu'un coeur fidèle ne peut le supporter.

DESDÉMONA. – Suis-je ce qu'il m'a nommée, Jago?

JAGO. – Quel nom, belle dame?

DESDÉMONA. – Celui qu'elle a dit que mon mari m'avait donné.

ÉMILIA. – Il l'a appelée prostituée. Un mendiant dans son ivresse n'eût pas vomi de semblables injures sur la compagne de sa misère.

JAGO. – Pourquoi s'est-il emporté de la sorte?

DESDÉMONA. – Je n'en sais rien: je suis certaine que je ne suis pas ce qu'il dit.

JAGO. – Ne pleurez pas, ne pleurez pas: hélas! funeste jour!

ÉMILIA. – A-t-elle renoncé à tant de nobles alliances, à son père et à son pays, et à ses amis, pour s'entendre appeler prostituée? Cela ne ferait-il pas pleurer?

DESDÉMONA. – C'est ma misérable destinée.

JAGO. – Que le ciel le punisse de son emportement! D'où lui vient cette fantaisie?

DESDÉMONA. – Ah! Dieu le sait.

ÉMILIA. – Je veux être pendue si ce n'est pas quelque infatigable coquin, quelque drôle actif et adroit, quelque esclave perfide et flagorneur, qui, pour surprendre quelque emploi, aura forgé cette calomnie: je veux être pendue, si cela n'est pas!

JAGO. – Fi! cela est impossible; il n'y a point d'homme semblable.

DESDÉMONA. – S'il y en a un, que le ciel lui pardonne!

ÉMILIA. – Que le gibet lui pardonne, et que l'enfer dévore ses os! – Pourquoi l'appellerait-il prostituée? Qui lui fait la cour? en quel lieu? dans quel temps? de quelle manière? avec quelle apparence? Le More est trompé par quelque indigne misérable, quelque grossier coquin, quelque méchant fourbe. O ciel! que ne démasques-tu de pareils scélérats? Que ne mets-tu à la main de chaque honnête homme un fouet pour flageller le drôle tout nu, d'un bout du monde à l'autre, depuis l'orient jusqu'au couchant!

JAGO. – Parlez plus bas.

ÉMILIA. – O fi! fi! de cet homme. C'était aussi quelque compagnon de cette trempe qui vous mit l'esprit sens dessus dessous, quand vous me soupçonnâtes d'une intrigue avec le More.

JAGO. – Allez, vous êtes une écervelée.

DESDÉMONA. – O bon Jago, que ferai-je pour ramener le coeur de mon mari? Bon ami, va le trouver; par cette lumière du ciel, j'ignore comment j'ai pu le perdre. Je tombe ici à genoux; si jamais ma volonté eut quelque tort envers son amour, en pensée, en parole ou en action; si jamais mes yeux, mes oreilles, aucun de mes sens, ont pu se complaire en quelque autre objet que lui; et s'il n'est pas vrai que je l'aime encore, que je l'ai toujours aimé, et que je l'aimerai toujours tendrement quand il me rejetterait loin de lui dans la misère par un divorce… que toute consolation m'abandonne! La dureté peut beaucoup, et sa dureté peut détruire ma vie, mais jamais altérer mon amour. Je ne peux pas dire prostituée: – ce mot me fait horreur maintenant que je le prononce; mais tous les vains trésors du monde ne me feraient pas commettre l'action qui pourrait mériter ce titre.

JAGO. – Calmez-vous, je vous prie; ce n'est qu'un moment d'humeur. Les affaires d'État l'irritent, et c'est vous qu'il gronde.

DESDÉMONA. – S'il n'y avait pas d'autre cause…

JAGO. – Ce n'est que cela, je le garantis. (Des trompettes.) Écoutez: ces trompettes annoncent le souper. Les grands messagers de Venise vous attendent. Entrez et ne pleurez plus; tout ira bien. (Sortent Desdémona et Émilia.)(Entre Roderigo.) Eh bien! Roderigo?

RODERIGO. – Je ne trouve pas que tu agisses franchement avec moi.

JAGO. – Quelle preuve du contraire?

RODERIGO. – Chaque jour tu me trompes par quelque nouvelle ruse, et à ce qu'il me semble, tu m'éloignes de toutes les occasions, bien plutôt que tu ne me procures quelque espérance. Je ne veux pas le supporter plus longtemps; et même je ne suis pas encore décidé à digérer en silence ce que j'ai déjà follement souffert.

JAGO. – Voulez-vous m'écouter, Roderigo?

RODERIGO. – Bah! je n'ai que trop écouté. Vos paroles et vos actions ne sont pas cousines.

JAGO. – Vous m'accusez très-injustement.

RODERIGO. – De rien qui ne soit vrai. Je me suis dépouillé de toutes mes ressources. Les bijoux que vous avez reçus de moi pour les offrir à Desdémona auraient à demi corrompu une religieuse. Vous m'avez dit qu'elle les avait acceptés; et en retour vous m'avez apporté l'espoir et la consolation d'égards prochains et d'un payement assuré; mais je ne vois rien.

JAGO. – Bon, poursuivez, fort bien.

RODERIGO. —Fort bien, poursuivez: je ne puis poursuivre, voyez-vous, et cela n'est pas fort bien; au contraire, je dis qu'il y a ici de la fraude, et je commence à croire que je suis dupe.

JAGO. – Fort bien.

RODERIGO. – Je vous répète que ce n'est pas fort bien. – Je veux me faire connaître à Desdémona. Si elle me rend mes bijoux, j'abandonnerai ma poursuite, et je me repentirai de mes recherches illégitimes. Sinon, soyez sûr que j'aurai raison de vous.

JAGO. – Vous avez tout dit?

RODERIGO. – Oui; et je n'ai rien dit que je ne sois bien résolu d'exécuter.

JAGO. – Eh bien! je vois maintenant que tu as du sang dans les veines, et je commence à prendre de toi meilleure opinion que par le passé. Donne-moi ta main, Roderigo; tu as conçu contre moi de très-justes soupçons; cependant je te jure que j'ai agi très-sincèrement dans ton intérêt.

RODERIGO. – Il n'y a pas paru.

JAGO. – Il n'y a pas paru, je l'avoue; et vos doutes ne sont point dénués de raison et de jugement. Mais, Roderigo, si tu as vraiment en toi ce que je suis maintenant plus disposé que jamais à y croire, je veux dire de la résolution, du courage et de la valeur, montre-le cette nuit; et si la nuit suivante tu ne possèdes pas Desdémona, fais-moi sortir traîtreusement de ce monde, et dresse des embûches contre ma vie.

RODERIGO. – Quoi! qu'est ceci? Y a-t-il en cela quelque lueur, quelque apparence de raison?

JAGO. – Seigneur, il est arrivé des ordres exprès de Venise pour mettre Cassio à la place d'Othello.

RODERIGO. – Est-il vrai? Othello et Desdémona vont donc retourner à Venise?

JAGO. – Non, non; il va en Mauritanie, et emmène avec lui la belle Desdémona, à moins que son séjour ici ne soit prolongé par quelque accident; et pour cela, il n'est point de plus sûr moyen que d'écarter ce Cassio.

RODERIGO. – Que voulez-vous dire? – L'écarter?

JAGO. – Quoi! en le mettant hors d'état de succéder à Othello, en lui faisant sauter la cervelle.

RODERIGO. – Et c'est là ce que vous voulez que je fasse?

JAGO. – Oui, si vous osez vous rendre service et justice vous-même. Ce soir il soupe chez une fille de mauvaise vie, et je dois aller l'y trouver. Il ne sait rien encore de sa brillante fortune. Si vous voulez l'épier au sortir de là (et je m'arrangerai pour que ce soit entre minuit et une heure), vous pourrez faire de lui tout ce qu'il vous plaira. Je serai à deux pas prêt à vous seconder; il tombera entre nous deux. Venez, ne restez pas ébahi du projet; mais suivez-moi. Je vous prouverai si bien la nécessité de sa mort, que vous vous sentirez obligé de la lui donner. Allons, il est grandement l'heure de souper, et la nuit s'avance vers son milieu. A l'oeuvre.

RODERIGO. – Je veux bien savoir auparavant la raison de tout ceci.

JAGO. – Vous serez satisfait.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Un appartement dans le château
Entrent OTHELLO, LODOVICO, DESDÉMONA, ÉMILIA et leur suite

LODOVICO. – Seigneur, je vous en conjure, ne venez pas plus loin.

OTHELLO. – Excusez-moi, la promenade me fera du bien.

LODOVICO. – Madame, bonne nuit; je remercie humblement Votre Seigneurie.

DESDÉMONA. – Votre Honneur est le bienvenu.

OTHELLO. – Vous plaît-il de venir, seigneur? (A voix basse.) Oh! Desdémona!

DESDÉMONA. – Mon seigneur?

OTHELLO. – Allez à l'instant vous mettre au lit, je reviens tout à l'heure. Renvoyez votre suivante. N'y manquez pas.

 

DESDÉMONA. – Je le ferai, mon seigneur.

(Sortent Othello, Lodovico et la suite.)

ÉMILIA. – Comment cela va-t-il à présent? Il a l'air plus doux que tantôt.

DESDÉMONA. – Il dit qu'il va revenir tout à l'heure. Il m'a ordonné de me mettre au lit, et de te renvoyer.

ÉMILIA. – De me renvoyer?

DESDÉMONA. – C'est son ordre. Ainsi, bonne Émilia, donne-moi mes vêtements de nuit, et adieu. Il ne faut pas lui déplaire maintenant.

ÉMILIA. – Je voudrais que vous ne l'eussiez jamais vu!

DESDÉMONA. – Oh! moi, non. Mon amour le chérit tellement que même son humeur bourrue, ses dédains, ses brusqueries (je t'en prie, délace-moi) ont de la grâce et du charme pour moi.

ÉMILIA. – J'ai mis au lit les draps que vous m'avez demandés.

DESDÉMONA. – O mon père, que nos coeurs sont insensés! – (A Émilia.) Si je meurs avant toi, ensevelis-moi, je t'en prie, dans un de ces draps.

ÉMILIA. – Allons, allons, comme vous bavardez.

DESDÉMONA. – Ma mère avait auprès d'elle une jeune fille, elle s'appelait Barbara. Elle était amoureuse, et celui qu'elle aimait devint fou et l'abandonna. Elle avait une chanson du saule: c'était une vieille chanson, mais qui exprimait sa destinée, et elle mourut en la chantant. Ce soir, cette chanson ne veut pas me sortir de l'esprit: j'ai bien de la peine à m'empêcher de laisser tomber de côté ma tête, et de chanter la chanson comme la pauvre Barbara. – Je t'en prie, dépêche-toi.

ÉMILIA. – Irai-je chercher votre robe de nuit?

DESDÉMONA. – Non, détache cela. – Ce Lodovico est un homme agréable.

ÉMILIA. – Un très-bel homme.

DESDÉMONA. – Et il parle bien.

ÉMILIA. – J'ai connu à Venise une dame qui aurait fait pieds nus le pèlerinage de la Palestine, seulement pour toucher à ses lèvres.

DESDÉMONA.

La pauvre enfant était assise, en soupirant, auprès d'un sycomore.

Chantez tous le saule vert.

Sa main sur son coeur, sa tête sur ses genoux;

Chantez le saule, le saule, le saule.

Le frais ruisseau coulait près d'elle, et répétait en murmurant ses gémissements;

Chantez le saule, le saule, le saule.

Ses larmes amères coulaient de ses yeux et amollissaient les pierres;

(A Émilia.) Laisse ceci là:

Chantez le saule, le saule, le saule,

(A Émilia.) Je t'en prie, dépêche-toi; il va rentrer.

Chantez tous le saule vert; ses rameaux feront ma guirlande.

Que personne le blâme; j'approuve ses dédains:

Non; ce n'est pas là ce qui suit. – Écoute; qui frappe?

ÉMILIA. – C'est le vent.

DESDÉMONA.

J'appelais mon amour, amour trompeur; mais que me disait-il, alors?

Chantez le saule, le saule, le saule.

– Si je fais la cour à plus de femmes, plus d'hommes vous feront la cour22.

(A Émilia.) Va-t'en. Bonne nuit. Les yeux me font mal. Cela présage-t-il des pleurs?

ÉMILIA. – Ce n'est ni ici ni là.

DESDÉMONA – Je l'avais ouï dire ainsi. Oh! ces hommes, ces hommes! – Dis-moi, Émilia: – crois-tu en conscience qu'il y ait des femmes qui trompent si indignement leurs maris?

ÉMILIA. – Il y en a; cela n'est pas douteux.

DESDÉMONA. – Voudrais-tu faire une pareille chose pour le monde entier?

ÉMILIA. – Et vous, madame, ne le voudriez-vous pas?

DESDÉMONA. – Non, par cette lumière du ciel.

ÉMILIA. – Ni moi non plus, par cette lumière du ciel. Je le ferais tout aussi bien dans l'obscurité.

DESDÉMONA. – Mais, voudrais-tu faire une pareille chose pour le monde entier?

ÉMILIA. – Le monde est bien grand; c'est un grand prix pour une petite faute!

DESDÉMONA. – Non, en vérité, je pense que tu ne le voudrais pas.

ÉMILIA. – En vérité, je crois le contraire, et que je voudrais le défaire après l'avoir fait. Certes, je ne ferais pas une pareille chose pour un anneau d'alliance, une pièce de linon, des robes, des jupons, des chapeaux, ni pour une médiocre récompense; mais pour le monde entier… Et qui refuserait d'être infidèle à son mari pour le faire roi? A ce prix je risquerais le purgatoire.

DESDÉMONA. – Que je sois maudite si je voudrais commettre un pareil crime pour le monde entier!

ÉMILIA. – Bah! Le crime n'est qu'un crime dans le monde, et si vous aviez le monde pour votre peine, votre crime serait dans votre monde, et vous en feriez sur-le-champ une vertu.

DESDÉMONA. – Et moi je ne crois pas qu'il y ait de pareilles femmes.

ÉMILIA. – Il y en a par douzaines, et encore autant par-dessus le marché qu'il en tiendrait dans ce monde entier qui serait le prix de leur faute: mais je pense que la faute en est aux maris si les femmes succombent; voyez-vous, ils négligent leurs devoirs, et versent nos trésors dans le sein des étrangères, ou ils éclatent en accès d'une insupportable jalousie, et nous accablent de contraintes, ou ils nous battent et diminuent pour nous faire enrager ce que nous avions à dépenser; eh bien! alors nous avons de la rancune, et en dépit de notre douceur, nous sommes capables de vengeance. Que les maris sachent que leurs femmes sont sensibles comme eux; elles voient, elles sentent, elles ont un palais qui sait distinguer ce qui est doux et ce qui est amer comme les maris. Que font-ils quand ils nous abandonnent pour d'autres? est-ce par plaisir? je le crois; est-ce par passion? je le crois encore; est-ce la légèreté qui les entraîne? c'est aussi cela. Et nous, donc, n'avons-nous pas des passions, et le goût du plaisir et de la légèreté comme les hommes? Qu'ils nous traitent donc bien; sinon qu'ils sachent que, nos torts envers eux, ce sont leurs torts envers nous qui les amènent.

DESDÉMONA. – Bonne nuit, bonne nuit. Que le ciel m'inspire l'habitude de ne pas apprendre le mal par le mal, et de me corriger au contraire par la vue du mal!

(Elles sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE
19Othello se rappelle ici les perfides comparaisons de Jago, lorsqu'il cherche pour la première fois à exciter la jalousie du More.
20O ay; as summer flies are in the shambles, That quicken even with blowing. Littéralement: Oui, comme sont, dans les boucheries, les mouches d'été qui s'accouplent en étendant leurs ailes.
21I should make very forges of my cheeks That would to cinders burn up modesty. Littéralement: Je ferais, de mes joues, des forges qui réduiraient en cendres la pudeur elle-même.
22Cette chanson est une ancienne ballade qui se trouve dans les Relicks of ancient Poetry. Le saule était alors, en Angleterre, l'arbre de l'amour malheureux.