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Poèmes de Walt Whitman

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DÉBORDANT DE VIE A CETTE HEURE

 
Débordant de vie à cette heure, dense et visible,
Dans ma quarantième année, l’an quatre-vingt-trois de ces Etats,
A quelqu’un qui vivra dans un siècle d’ici ou dans n’importe quel nombre de siècles,
A vous qui n’êtes pas encore né, j’adresse ces chants, m’efforçant de vous atteindre.
 
 
Quand vous lirez ceci, moi qui étais visible alors, serai devenu invisible;
Alors ce sera vous, dense et visible, qui vous rendrez compte de mes poèmes, qui vous efforcerez de m’atteindre,
Vous figurant combien vous seriez heureux si je pouvais être avec vous et devenir votre camarade;
Qu’il en soit alors comme si j’étais avec vous. (Ne soyez pas trop certain que je ne suis pas avec vous à cette heure.)
 

SUR LE BAC DE BROOKLYN

1
 
Marée montante au-dessous de moi! Je te vois face à face!
Nuages de l’ouest, soleil là-bas pour une demi-heure encore, je vous vois aussi face à face.
 
 
Foules d’hommes et de femmes vêtus de vos habits ordinaires, combien curieux vous êtes pour moi!
Ceux qui, par centaines et centaines, passent sur les bacs pour regagner leur logis sont plus curieux à mes yeux que vous ne le supposez,
Et vous qui passerez d’un rivage à l’autre dans des années d’ici, vous êtes davantage pour moi et davantage dans mes méditations que vous ne pourriez le supposer.
 
2
 
Je songe à l’impalpable aliment que je reçois de toutes choses à chaque heure du jour,
Au plan simple, compact, solidement assemblé, le plan dont moi-même je suis séparé, dont chacun est séparé, tout en en faisant partie,
Aux similitudes du passé et à celles du futur,
Aux gloires enfilées comme des perles aux moindres choses que je vois ou entends, lorsque je me promène dans la rue et que je traverse la Rivière,
Au courant qui si impétueusement se précipite et qui nage avec moi bien loin,
Aux autres qui doivent me suivre, aux liens entre eux et moi,
A la certitude qu’il en viendra d’autres, d’autres avec leur vie, leur amour, d’autres qui verront et qui entendront.
 
 
D’autres franchiront les portes du bac et traverseront d’une rive à l’autre,
D’autres observeront la course du flot montant,
D’autres verront les vaisseaux de Manhattan au nord et à l’ouest, et les hauteurs de Brooklyn au sud et à l’est,
D’autres verront les îles grandes et petites,
Dans cinquante ans d’ici, d’autres les verront en faisant le passage, le soleil pour une demi-heure encore là-bas,
Dans cent ans d’ici ou dans autant de siècles que ce soit, d’autres les verront,
Jouiront du coucher du soleil, de l’afflux de la marée montante, du reflux dévalant vers la mer.
 
3
 
Cela n’y fait rien, le temps ou le lieu—la distance n’y fait rien,
Je suis avec vous, hommes et femmes d’une génération ou d’autant de générations que ce soit après moi,
Tout comme vous, ce que vous ressentez lorsque vous contemplez la Rivière et le ciel, je l’ai ressenti,
Tout comme n’importe lequel d’entre vous fait partie d’une foule vivante, j’ai fait partie d’une foule,
Tout comme vous qui êtes rafraîchi par la joie de la Rivière et du flot clair, j’ai été rafraîchi,
Tout comme vous qui vous tenez debout appuyé contre la lisse et êtes cependant emporté avec le courant rapide, je me suis tenu à la même place et j’ai été cependant emporté,
Tout comme vous regardez les innombrables mâts des navires et les cheminées des vapeurs pressées comme des troncs,—j’ai regardé, moi aussi.
 
 
Moi aussi, maintes et maintes fois, j’ai traversé la Rivière jadis,
J’ai observé les mouettes en décembre, je les ai vues planer haut dans l’air sur leurs ailes immobiles en balançant leur corps,
J’ai vu comment le jaune étincelant éclairait des parties de leur corps et laissait le reste dans l’ombre opaque,
Je les ai vues décrire des cercles lents et s’éloigner graduellement vers le midi,
J’ai vu la réflexion dans l’eau du ciel d’été,
J’ai eu les yeux éblouis par la traînée scintillante des rayons,
J’ai regardé les beaux rais centrifuges de lumière autour de l’image de ma tête ensoleillée,
Contemplé la brume enveloppant les collines du côté du sud et du sud-ouest,
Contemplé les vapeurs qui s’envolaient en flocons teintés de violet,
Dirigé mes regards vers la baie inférieure pour observer l’arrivée des vaisseaux,
Je les ai vus approcher, j’ai vu ce qui se faisait à bord de ceux qui passaient près de moi,
J’ai vu les voiles blanches des goélettes et des sloops, j’ai vu les navires à l’ancre,
Les matelots à l’œuvre dans les haubans ou à califourchon sur les vergues,
Les mâts ronds, le balancement des coques, les minces flammes serpentines,
Les grands et les petits vapeurs en marche, les pilotes dans leur cabine,
Le sillage blanc laissé par leur passage, le tournoiement rapide et frémissant des aubes,
Les pavillons de toutes les nations, qu’on amène au coucher du soleil,
Les vagues dentelées dans le crépuscule, les calices qui se creusent, les gambades des crêtes et leur chatoiement,
L’étendue au loin devenant de plus en plus sombre, les murs gris des entrepôts de granit aux docks,
Sur la Rivière un groupe formant tache d’ombre, le grand remorqueur flanqué de gabares collées à lui de chaque côté, le bateau à foin, l’allège attardée,
Sur la rive voisine les flammes vomies par les cheminées des fonderies brûlant hautes et coruscantes dans la nuit,
Projetant leurs vacillements noirs contrastés de furieuses lueurs rouges et jaunes sur le sommet des maisons et jusque dans les rues en crevasses.
 
4
 
Tout cela et bien d’autres spectacles ont été pour moi la même chose qu’ils sont pour vous,
J’ai adoré ces villes, j’ai adoré la majestueuse et rapide Rivière,
Les hommes et les femmes que je voyais ont tous été proches de moi,
Les autres de même—les autres qui tournent leurs regards en arrière vers moi parce que j’ai regardé en avant vers eux,
(Le temps viendra, quoique je m’arrête ici aujourd’hui et ce soir.)
 
5
 
Qu’y a-t-il donc entre nous?
Quel est le compte des vingtaines ou des centaines d’années qui entre nous s’étendent?
Quel qu’il soit, cela ne fait rien—la distance ne fait rien et le lieu ne fait rien,
Moi aussi j’ai vécu et Brooklyn aux amples collines a été mien,
Moi aussi je me suis promené dans les rues de l’île Manhattan, et baigné dans les eaux qui l’entourent,
Moi aussi j’ai senti s’agiter en moi de brusques, d’étranges doutes,
Le jour parmi la foule des gens parfois ils m’ont assailli,
Quand je rentrais à pied chez moi tard dans la soirée ou quand j’étais couché dans mon lit, ils m’ont assailli,
Moi aussi j’étais un fragment solidifié de cette fonte éternellement en fusion qu’est le flot mouvant des choses,
Moi aussi j’avais reçu l’identité par mon corps,
Ce que j’étais, j’ai su que je l’étais par mon corps, et ce que je serais, j’ai su que je le serais par mon corps.
 
6
 
Ce n’est pas sur vous seuls que tombent les lambeaux d’ombre,
L’ombre a jeté ses lambeaux également sur moi,
Le meilleur de ce que j’avais fait me semblait alors vide et douteux,
Mes grandes pensées, que du moins je supposais telles, ne se prouvaient-elles pas mesquines en réalité?
Et ce n’est pas vous seul qui savez ce que c’est que d’être mauvais,
Je suis celui qui a su ce que c’était que d’être mauvais,
Moi aussi j’ai noué l’antique nœud des contradictions,
J’ai bavardé, rougi de honte, conçu de l’irritation, menti, volé, porté de l’envie,
J’ai eu de la ruse, de la colère, de la concupiscence, des ardeurs de désir dont je n’osais pas parler,
J’ai été entêté, vain, avide, borné, sournois, lâche, méchant,
Le loup, le serpent, le pourceau n’étaient pas absents de moi,
Le regard fourbe, le mot léger, le désir adultère ne manquaient pas non plus,
Refus, haines, atermoiements, bassesse, fainéantise, rien de tout cela n’était absent,
J’ai été comme les autres, me suis mêlé aux jours et aux fortunes des autres,
J’ai été appelé par mon plus petit nom par des jeunes gens aux voix claires et fortes, lorsqu’ils me voyaient approcher ou passer,
J’ai senti le contact de leurs bras autour de mon cou quand j’étais debout ou de leur chair négligemment appuyée contre moi quand j’étais assis,
J’ai vu nombre de gens que j’aimais dans la rue, sur le bac ou dans la réunion publique, et cependant ne leur ai jamais adressé la parole,
J’ai vécu la même vie que les autres, la même éternelle vie de rire, de grignotage et de sommeil,
J’ai joué le rôle qui marque toujours sur l’acteur ou l’actrice,
Le même vieux rôle, le rôle qui est ce que nous le faisons, aussi grand que nous le voulons,
Ou aussi petit que nous le voulons, ou tout à la fois grand et petit.
 
7
 
Je viens plus près de vous encore,
Quoi que vous pensiez de moi, en ce moment, je l’ai également pensé de vous, j’ai amassé mes provisions d’avance,
J’ai réfléchi longtemps et sérieusement à vous avant que vous ne veniez au monde.
 
 
Qui pouvait savoir ce qui devait me toucher?
Qui sait si en ce moment même je ne jouis pas de tout cela?
Qui sait si, en dépit de toute la distance, je ne suis pas maintenant comme si je vous regardais, malgré que vous ne puissiez me voir?
 
8
 
Ah! qu’est-ce qui pourrait jamais être plus imposant et plus admirable pour moi que Manhattan à la ceinture de mâts?
Que la Rivière, le soleil couchant et les vagues dentelées de la marée montante?
Que les mouettes balançant leur corps, le bateau à foin dans le crépuscule, et l’allège attardée?
Quels dieux peuvent dépasser ceux-là qui m’étreignent la main et qui, d’une voix que j’adore, s’empressent de m’appeler tout haut par mon plus petit nom lorsque j’approche?
Quoi de plus subtil que cela qui m’attache à la femme ou à l’homme qui me regarde au visage?
Que cela qui me transfuse en vous à cette minute et verse en votre être mon intention?
 
 
Alors nous nous comprenons, n’est-ce pas?
Ce que je vous ai promis sans le nommer, ne l’avez-vous pas accepté?
Ce que l’étude ne pourrait enseigner—ce que le prêche ne pourrait accomplir, est donc accompli, n’est-ce pas?
 
9
 
Coule toujours, Rivière! Monte avec le flux et dévale avec le reflux!
Gambadez encore, vagues, avec vos dentelures et vos crêtes!
Glorieux nuages du couchant! Inondez-moi de votre splendeur, moi ou les hommes et les femmes de générations après moi!
Passez d’une rive à l’autre, foules innombrables de passagers!
Dressez-vous, mâts élancés de Manhattan! Dressez-vous, collines admirables de Brooklyn!
Palpite, cerveau curieux et frustré! Darde des questions et des réponses!
Arrête-toi ici et partout, éternel flot des choses en fusion!
Rassasiez-vous, yeux aimants et assoiffés, dans les demeures, les rues ou les assemblées!
Retentissez, voix des jeunes hommes! Sonores et musicales, appelez-moi par mon plus petit nom!
Vis, vieille vie! Joue le rôle qui marque sur l’acteur ou l’actrice!
Joue l’éternel rôle, le rôle qui est grand ou petit selon ce que nous le faisons!
Examinez, vous qui me lisez, s’il ne se peut pas que je sois en train de vous regarder par des voies inconnues;
Sois solide, lisse qui surplombe la Rivière, pour soutenir ceux qui s’appuient nonchalamment et qui cependant sont emportés avec le courant rapide;
Volez encore, oiseaux de mer! Volez de côté ou tournoyez en larges cercles hauts dans l’air;
Reflète le ciel d’été, eau, et retiens-le fidèlement jusqu’à ce que tous les regards penchés vers toi aient eu le temps de te le prendre!
Divergez, beaux rais de lumière, de l’image de ma tête ou de la tête de quiconque, dans l’eau ensoleillée!
Avancez-vous encore, navires venus de la baie inférieure!
Passez et repassez, goélettes aux voiles blanches, sloops, allèges!
Flottez au vent, pavillons de toutes les nations! Soyez amenés ponctuellement au coucher du soleil!
Lancez haut vos flammes, cheminées des fonderies!
Projetez vos lueurs jaunes et rouges sur le faîte des maisons!
Apparences, maintenant aussi bien que désormais, indiquez ce que vous êtes,
Et toi, membrane nécessaire, continue d’envelopper l’âme,
Qu’à mon corps, pour ce qui est de moi, et qu’au vôtre, pour ce qui est de vous, soient attachés nos plus divins arômes,
Prospérez, villes—amenez vos marchandises, déroulez vos spectacles, amples et suffisantes Rivières,
Epands-toi, chose qu’aucune autre peut-être ne dépasse en spiritualité,
Conservez vos places, objets que nuls autres ne dépassent en solidité.
 
 
Vous avez attendu, vous attendez toujours, vous autres, ministres admirables et muets,
Nous vous recevons enfin dans un libre sentiment et sommes désormais insatiables,
Vous ne pourrez plus nous frustrer ni vous dérober à nous,
Nous vous employons et nous ne vous rejetons pas—nous vous plantons en nous-mêmes pour y rester,
Nous ne vous sondons pas—nous vous chérissons—il y a de la perfection en vous aussi,
Vous apportez votre contribution en vue de l’éternité,
Grande ou petite, vous apportez votre contribution en vue de l’âme.
 

UN CHANT DE JOIES

 
Oh faire le chant le plus gonflé d’allégresse!
Rempli de musique—rempli de tout ce qui est l’homme, la femme, l’enfant!
Rempli d’occupations communes—rempli de grains et d’arbres.
 
 
Oh faire une place aux cris des animaux—Oh à la promptitude et l’équilibre des poissons, si je pouvais!
Oh faire entrer dans un chant les gouttes de pluie qui tombent!
Oh faire entrer le soleil et le mouvement des vagues dans un chant!
 
 
O la joie de mon esprit—il s’est envolé de sa cage—il fend l’espace comme l’éclair!
Il ne me suffit pas d’avoir à ma disposition ce globe ou une certaine portion du temps,
Je veux avoir des milliers de globes et le temps tout entier.
O les joies du mécanicien! Etre emporté sur une locomotive!
Entendre le chuintement de la vapeur, le cri perçant et joyeux, le sifflet, le rire de la locomotive!
Foncer avec un élan irrésistible et s’élancer à toute vitesse dans les lointains.
 
 
O la flânerie enchanteresse par les champs et les coteaux!
Les feuilles et les fleurs des herbes les plus communes, le frais silence moite des bois,
L’odeur délicieuse de la terre à l’aurore et durant toute la matinée.
 
 
O les joies du cavalier et de l’écuyère!
Etre en selle, galoper ferme sur les arçons, sentir l’air frais en murmurant vous frapper les oreilles et les cheveux.
 
 
O les joies du pompier!
J’entends sonner l’alarme au fort de la nuit,
J’entends des cloches, des cris! Je dépasse la foule, je me précipite!
La vue des flammes me rend fou de plaisir.
 
 
O la joie du lutteur aux muscles solides qui s’érige dans l’arène, parfaitement en forme, conscient de sa puissance, avide de se mesurer avec son adversaire.
 
 
O la joie de cette vaste sympathie élémentaire que seule l’âme humaine est capable d’engendrer et d’émettre à flots ininterrompus et sans limites.
 
 
O les joies de la mère!
Les veilles, la patience, l’amour précieux, l’angoisse, l’existence calmement donnée.
 
 
O la joie de s’accroître, de pousser, de se rétablir,
La joie de calmer et de verser la paix, la joie de la concorde et de l’harmonie.
 
 
Oh retourner aux lieux où je suis né,
Pour entendre encore les oiseaux chanter,
Pour rôder encore autour de la maison et de l’étable, pour courir encore par les champs,
Pour faire encore le tour du verger, pour suivre encore les vieux chemins.
 
 
Oh avoir été élevé au bord des baies, des lagunes et des criques, ou le long de la côte,
Continuer d’y être employé toute ma vie,
Les relents humides et salins, la grève, les herbes marines découvertes à marée basse,
Les pêcheurs à l’œuvre, le pêcheur d’anguilles, et le pêcheur de clams à l’œuvre;
Je viens avec mon râteau et ma bêche pour les clams, je viens avec ma fouine pour les anguilles,
La mer est-elle retirée? Je me joins au groupe des chercheurs de coquillages sur les plaines de sable,
Je ris et besogne avec eux, je plaisante à l’ouvrage comme un jeune homme ardent;
En hiver je prends mon panier à anguilles et ma fouine et je me mets en route à pied sur la glace—j’emporte une hachette pour tailler des trous dans la glace,
Regardez-moi partir gaîment ou revenir dans l’après-midi, chaudement vêtu, accompagné de ma bande de gars endurcis,
Ma bande de grands gars et de gamins, qui n’aiment être avec nul autre autant qu’avec moi,
Le jour pour travailler avec moi, la nuit pour dormir avec moi.
 
 
Une autre fois, à la saison chaude, je pars en bateau pour lever les paniers à homards, immergés et retenus au fond par de larges pierres (je reconnais les flotteurs),
O les délices d’une matinée de mai sur l’eau où je rame juste avant l’aube dans la direction des flotteurs,
Je lève les paniers d’osier en les tirant de biais, les homards vert foncé se débattent désespérément avec leurs pattes pointues lorsque je les retire, j’introduis des chevilles de bois dans l’ouverture de leurs pinces,
Je vais à toutes les places l’une après l’autre, et je rame ensuite vers le rivage,
Là dans une vaste marmite pleine d’eau bouillante les homards seront cuits jusqu’à ce qu’ils deviennent de nuance écarlate.
 
 
Une autre fois, j’attrape des maquereaux,
Voraces, ils se jettent comme des fous sur l’amorce, et se tenant près de la surface, ils semblent remplir l’eau sur des milles d’étendue;
Une autre fois je pêche des bars rayés dans la baie de Chesapeake et je suis un des hommes du bord au visage hâlé;
Une autre fois, pêchant à la traîne des temnodons sauteurs au large de Paumanok, je suis debout le corps tendu,
Mon pied gauche est posé sur le plat-bord, de mon bras droit je lance très loin la mince corde enroulée,
Autour de moi sont en vue cinquante embarcations, mes compagnes, qui virent et s’éloignent rapidement.
 
 
Oh aller en bateau sur les fleuves,
La descente du Saint-Laurent, le superbe paysage, les vapeurs,
Les navires qui passent, les Mille Iles, les trains de bois rencontrés de temps à autre et les flotteurs avec leurs immenses rames,
Les petites cabanes sur leurs radeaux et le panache de fumée qui s’élève quand ils font cuire leur dîner, le soir.
 
 
(Oh donnez-moi quelque chose de pernicieux et de terrible!
Quelque chose qui soit bien loin d’une vie mesquine et dévote!
Quelque chose d’inéprouvé! Quelque chose dans une extase!
Quelque chose qui se soit arraché du mouillage et qui flotte librement.)
 
 
Oh travailler dans les mines ou forger le fer,
Le coulage de la fonte, la fonderie elle-même, sa haute toiture grossière, le large espace abrité,
La fournaise, le liquide bouillant que l’on verse et qui court.
 
 
Oh revivre les joies du soldat!
Sentir la présence d’un officier brave qui commande—sentir sa sympathie!
Voir son calme—se réchauffer aux rayons de son sourire!
Marcher à la bataille—entendre les clairons jouer et les tambours battre!
Entendre le fracas de l’artillerie—voir les baïonnettes et les canons de fusils étinceler au soleil!
Voir les hommes tomber et mourir sans se plaindre!
Connaître le goût sauvage du sang—être tel qu’un démon!
Se repaître avidement des blessures et des morts de l’ennemi.
 
 
O les joies du baleinier! Oh voici que je refais ma vieille croisière!
Je sens le mouvement du navire sous moi, je sens les brises de l’Atlantique qui m’éventent,
J’entends de nouveau le cri jeté du haut du mât: Elle souffle là!
De nouveau j’escalade les haubans pour regarder avec les autres, nous descendons comme des fous,
Je saute dans l’embarcation qu’on a mise à la mer, nous ramons vers le point où s’étale notre proie,
Nous approchons furtivement et en silence, je vois la masse grosse comme une montagne, assoupie dans une torpeur léthargique,
Je vois le harponneur debout, je vois l’arme partir comme un trait de son bras robuste;
Oh voici que rapide, très loin sur l’océan, la baleine blessée, qui s’enfonce et nage du côté du vent, me remorque de nouveau,
Je la vois de nouveau émerger pour respirer, nos rames de nouveau nous rapprochent d’elle,
Je vois la lance qu’on lui plante au côté, qu’on enfonce, qu’on retourne dans la plaie,
De nouveau nous nous éloignons en hâte, je la vois qui replonge, rapidement la vie l’abandonne,
Elle jette du sang lorsqu’elle reparaît, je la vois nager en cercles de plus en plus étroits et couper l’eau vivement—je la vois qui meurt,
Elle fait un bond convulsif au centre du cercle, puis retombe, allongée et immobile, dans l’écume rougie de sang.
 
 
O ma vieillesse, de toutes ma plus noble joie!
Mes enfants et mes petits-enfants, ma barbe et mes cheveux blancs,
Mon ampleur, mon calme, ma majesté, aboutissement de ma longue vie.
 
 
O la joie de la maturité féminine! O ce bonheur enfin!
J’ai plus de quatre-vingts ans, je suis la plus vénérable des mères,
Comme mon cerveau est clair—comme tout le monde est attiré vers moi!
Quelle est cette force d’attraction supérieure à toutes celles auparavant éprouvées? Quelle est cette fleur de vieillesse qui est davantage que la fleur de jeunesse?
Quelle est donc cette beauté qui descend sur moi et s’élève de moi?
 
 
O les joies de l’orateur!
Enfler sa poitrine, faire jaillir d’entre ses côtes et sa gorge le tonnerre roulant de la voix,
Faire s’enflammer de fureur, pleurer, haïr, désirer, le peuple avec vous-même,
Conduire l’Amérique—dompter l’Amérique de sa langue puissante.
 
 
O la joie de mon âme en équilibre sur elle-même, recevant l’identité par le canal des choses matérielles et les chérissant, observant les types et les absorbant,
Mon âme, qui m’est retournée dans les vibrations qui vont d’eux à moi, par la vue, l’ouïe, le toucher, la raison, l’énonciation, la comparaison, la mémoire et le reste;
La vie réelle de mes sens et de ma chair dépasse mes sens et ma chair,
Mon corps ne veut plus entendre parler des matérialités, ni ma vue de mes yeux matériels,
En ce jour il m’est prouvé sans conteste que ce ne sont pas mes yeux matériels qui voient finalement,
Ni mon corps matériel qui, en fin de compte, aime, marche, rit, crie, embrasse, procrée.
 
 
O les joies du paysan!
Les joies du paysan de l’Ohio, de l’Illinois, du Wisconsin, du Canada, de l’Iowa, du Kansas, du Missouri, de l’Oregon!
Se lever à la pointe du jour et se mettre lestement à l’ouvrage,
Labourer la terre à l’automne pour semer les blés d’hiver,
Labourer la terre au printemps pour le maïs,
Soigner les vergers, greffer les arbres, cueillir les pommes à l’automne.
 
 
Oh se baigner dans le bassin de natation ou dans un bon endroit le long du rivage,
Eclabousser l’eau! Marcher, enfoncé jusqu’à la cheville, ou courir nu le long de la plage.
 
 
Oh concevoir l’espace!
La surabondance de tout, qu’il n’y a pas de limites,
S’élever pour se mêler au firmament, au soleil, à la lune et aux nuages fuyants, comme si l’on faisait partie d’eux.
 
 
O la joie d’être soi virilement!
Ne ployer l’échine devant quiconque, n’avoir d’égard pour personne, pour nul tyran connu ou inconnu,
Marcher avec un maintien très droit, d’un pas souple et élastique,
Regarder avec un calme regard ou d’un coup d’œil en éclair,
Parler d’une voix pleine et sonore sortant d’un large coffre,
 
 
Confronter de votre personnalité toutes les autres personnalités de la terre.
Connais-tu les joies admirables du jeune homme?
La joie des compagnons chers et des paroles joyeuses et des faces rieuses?
La joie du jour rayonnant de bonheur et de lumière, la joie des jeux où l’on respire largement?
La joie de la musique ravissante, la joie de la salle de bal illuminée et des danseurs?
La joie du dîner plantureux, du festoiement solide et des beuveries?
 
 
Cependant, ô mon âme suprême!
Connais-tu les joies de la pensée et sa tristesse ardente?
Les joies du cœur libre et esseulé, du cœur tendre et assombri?
Les joies de la promenade solitaire, l’esprit courbé et cependant fier, la souffrance et le combat?
Les agonies de la lutte athlétique, les extases, les joies des solennelles méditations pendant les jours et les nuits?
Les joies de la pensée de la Mort, des grandes sphères du Temps et de l’Espace?
Les joies prophétiques en songeant à de meilleurs, à de plus hauts idéals d’amour, à l’épouse divine, au camarade pur, éternel et parfait?
Joies qui t’appartiennent, ô toi l’impérissable, joies dignes de toi, ô âme!
 
 
Oh tandis que j’existe, être celui qui commande à la vie, non un esclave,
Affronter la vie en puissant conquérant,
Pas d’irritations, pas de spleen, plus de plaintes ni de critiques dédaigneuses,
A ces hautaines lois de l’air, de l’eau et de la terre, prouvant que mon âme intérieure est imprenable,
Et que rien de l’en-dehors n’aura jamais pouvoir sur moi.
 
 
Et ce ne sont pas seulement les joies de la vie que je chante en les dénombrant—mais la joie de la mort!
Le toucher admirable de la Mort qui calme et engourdit quelques instants pour des raisons,
Je me débarrasse de mon corps excrémentiel qui sera brûlé, réduit en poudre ou enterré,
Mon corps réel m’est indubitablement laissé pour d’autres sphères,
Mon corps laissé vide n’est plus rien pour moi, il retourne aux purifications, aux usages ultérieurs, aux emplois éternels de la terre.
 
 
Oh attirer par quelque chose de plus que l’attractivité!
Comment cela se fait, je l’ignore,—mais voyez! Ce quelque chose qui n’obéit à rien d’autre,
Il est offensif, jamais défensif,—pourtant comme magnétiquement il attire.
 
 
Oh lutter contre des supériorités écrasantes, affronter les ennemis en indompté!
Etre absolument seul contre eux, pour mesurer combien on peut supporter!
Regarder conflit, torture, prison, haine populaire face à face,
Monter à l’échafaud, s’avancer vers le canon des fusils avec une parfaite nonchalance!
Etre en vérité un Dieu!
 
 
Oh s’en aller en mer sur un navire!
Quitter cette terre ferme intolérable,
Quitter les rues, les trottoirs et les maisons et leur assommante monotonie,
Te quitter, ô toi, terre immobile, et monter sur un navire,
Pour voguer, voguer, voguer toujours!
 
 
O faire de sa vie désormais un poème de neuves joies!
Danser, battre des mains, exulter, crier, bondir, sauter, se laisser rouler et flotter toujours,
Etre un marin du monde en partance pour tous les ports,
Etre le navire lui-même (voyez donc ces voiles que je déploie dans le soleil et l’air),
Un navire rapide et gonflé, lourd de mots riches, chargé de joies.